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Réciprocité Mapuche : front de civilisation, front de génération

III. Réciprocité mapuche : front de civilisation et front de génération

Dominique Temple | 2022

L’interface entre la réciprocité créatrice des valeurs humaines et la non-réciprocité motrice du pouvoir de domination des uns sur les autres est une autre contradiction systémique que la contradiction dialectique du plus vivant vis-à-vis du moins vivant.

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En Amérique du sud, les colons ont bénéficié d’un immense crédit en se présentant comme les apôtres de la Raison ; Raison que les Européens asservissaient à la Logique qui leur était nécessaire pour comprendre et dominer les forces de la nature. Les communautés indiennes se sont, elles, largement acculturées pour s’approprier des avantages de cette science, mais se sont aperçues trop tard de l’antagonisme entre le principe fondateur de leur système économique, la réciprocité, et celui du système capitaliste, le libre-échange adossé à la privatisation de la propriété. Les colons ont bénéficié d’un quiproquo historique [1] pour s’emparer sans coup férir des richesses des sociétés indiennes.

D’autres antagonismes sont venus renforcer le front de civilisation entre la société occidentale et les autres sociétés du monde. Par exemple le racisme. Un mot seulement sur cette évidence aperçue très tard : l’achat et la vente des femmes lors de la colonisation. Dans le processus colonial, ce phénomène a été systématiquement occulté [2]. Les Espagnols comme tous les autres colons européens, français, italiens, allemands ou portugais ne se sont pas rués seulement sur l’or. On ne parle pas de cela dans les écrits de cette époque : le sujet est tabou. Mais les hommes se sont emparés des femmes comme de l’or. L’invasion coloniale fut motivée par la richesse que l’on pouvait tirer du pillage puis de l’exploitation du travail indigène, soit ! Mais à un moment donné, il fallut bien que les colons transmettent le capital à leurs descendants pour laisser une marque de leur gloire terrestre et se donner l’illusion qu’elle allait perdurer au-delà de la mort. Les colons nommèrent des héritiers et ils choisirent comme fils légitimes les enfants à leur ressemblance ; les autres, qui ressemblaient à leur mère, devenaient des contremaîtres. Ainsi s’est instaurée une “hiérarchie de la couleur”. Le racisme latino-américain s’est constitué sur l’appropriation du capital. Il n’en reste pas moins que le colonialisme est raciste. Or, c’était la femme autochtone qui élevait les enfants, les nourrissait, leur apprenait à parler, et tous les enfants d’Amérique ont une mère indienne par l’éducation, la tradition et l’amour.

En Europe, le racisme s’est voulu rationnel et fondé scientifiquement selon l’opinion fort répandue au début du XXe siècle que la vie suffisait à définir l’évolution de l’humanité. Et puisque la science découvrait que les caractères morphologiques des individus étaient déterminés génétiquement, les racistes en déduisirent que les caractères psychologiques devaient l’être aussi. Ils prétendirent que les compétences de l’Esprit étaient aussi déterminées génétiquement et soutinrent que la lutte pour la survie entrainait la guerre entre les races et l’élimination des plus faibles par les plus fortes. Mais cette idéologie devait surmonter le fait que la Conscience se dise elle-même révélation ou encore d’origine divine. L’idéologie raciste voulut prouver son postulat par une épreuve de force : si la race supérieure éliminait les êtres humains pour qui la conscience est révélation et que cette idée disparaisse avec eux, le déterminisme biologique serait prouvé par l’expérience. Cette preuve, on l’appela la Solution finale. La thèse de la révélation reposait sur la Tradition religieuse écrite par les Juifs. Et c’est pourquoi le national-socialisme inventa une race type qu’il appela sémite pour définir la communauté juive. Ainsi le racisme européen devint l’antisémitisme. Le scientisme raciste venait ainsi verrouiller l’antijudaïsme chrétien qui pendant deux mille ans, en accusant le peuple juif de déicide, avait inscrit dans les habitus sociaux le mépris des juifs. La conjonction de l’antijudaïsme et de l’antisémitisme, au XXe siècle conduisit les fascistes européens à livrer les populations juives à l’entreprise d’extermination hitlérienne. Des millions et des millions d’hommes, femmes et enfants furent acheminés pendant quatre années par les polices européennes vers les chambres à gaz. Le crime contre l’humanité, préparé par l’antisémitisme religieux et l’idéologie raciste, a pu se matérialiser grâce au matérialisme biologique au nom du scientisme.

Aussi étrange que cela puisse paraître, le matérialisme biologique est aujourd’hui encore influent sous les apparences du libéralisme économique. Il existe en effet au sein de la société capitaliste des gens qui soutiennent que la vie est le principe de l’économie. Leur foi prétend s’appuyer sur les lois de la nature : non seulement de la différenciation biologique mais de la compétition entre les vivants. L’erreur est évidente car l’économie est fondée sur les objectifs que se propose la conscience humaine. Aucun investissement ne peut se légitimer entre les hommes à partir d’un déterminisme biologique ou physique. L’idéologie qui asservit la raison à l’égoïsme biologique rencontre sa limite dans toutes les communautés de réciprocité où la dignité humaine est une fonction non pas du pouvoir des uns sur les autres, mais des valeurs éthiques créées entre les uns et les autres. Rappelons que les sentiments de l’éthique naissent de la réciprocité sur le modèle de la justice (“la mère de toutes les vertus”, selon le Philosophe) et que la justice a cette propriété extraordinaire de ne pas ignorer la nature mais au contraire de l’arrimer à la puissance de l’éthique, la conscience, par la raison. La justice se traduit en effet par l’égalité, et elle sait comment est créée l’égalité : par le partage. La Raison ne peut donc être inféodée à la vie (ou à sa logique) car elle est justifiée par la Conscience. L’idéologie qui prétend imposer à la Conscience des rapports de force que l’on déclare rationnels parce que vérifiés par la physique ou la biologie est une Trahison de la Raison.

L’affectivité n’est pas seulement éprouvée dans nos sensations, nos sentiments, nos réflexions, elle apparaît au cœur de la nature, diffuse dans le monde végétal, concentrée dans le mouvement de l’animalité, et sans doute assurant la cohérence que l’on attribue en propre à tout être singulier, fût-il aussi infime qu’un atome. Les chercheurs, les penseurs veulent aujourd’hui trouver dans la nature les conditions de la conscience et, à leur grande surprise, découvrent ses prémisses aussi bien dans les structures élémentaires de la matière psychique que dans les comportements sociaux des animaux. Si donc la conscience peut mourir en l’homme, cela ne signifie pas que sa source soit tarie et que l’affectivité meure à jamais dans la nature qui, bien au contraire, ne saurait que lui offrir d’autres moyens de s’accomplir [3].

Si les productions artificielles des hommes forcent l’admiration, elles s’accompagnent d’une inquiétude devant leur extrême fragilité, tandis que lorsque l’on contemple la nature, la sensation inverse s’impose : bien qu’elle apparaisse aujourd’hui démembrée, sa puissance de régénération transparaît sous sa défaite apparente : il ne faut qu’une année nouvelle pour que la végétation recouvre ses ruines d’un manteau de fleurs. La vie n’est pas en danger sur la planète du fait de la catastrophe de la pensée. La mort lui est au contraire utile. La mort fonctionne comme multiplicateur ou accélérateur de son dynamisme : elle précipite la fin des organismes qui se complaisent dans leur jouissance ou les obligent à se différencier davantage. La catastrophe déchaîne la naissance de tous les possibles. On doit même admettre que la vie ose précipiter la mort pour accélérer sa renaissance et se dépasser sans cesse. Si la mort est ainsi programmée par la vie, c’est parce que par définition la vie est immortelle. Ce n’est donc pas la vie qui est en danger sur la planète terre. Mais l’humanité.

Post-face

Je voudrais ici reprendre la discussion entreprise avec les responsables d’AD-MAPU à Puerto Montt et Temuco en 1983 [4]. J’observe bien que pour Marx, la propriété est fondée sur l’appropriation de la nature, et que pour lui cette appropriation est synonyme de production économique. Marx reconnaît que cette production est, à l’origine, le fait soit du clan, soit des familles individualisées, et la qualifie pour cela de collective ou de privée. Il note donc que la propriété d’usage dépend du mode de relation entre les hommes, mais n’approfondit pas quels sont les divers modes de relation à leur disposition : l’anthropologie de son temps (l’anthropologie de Morgan) ne le permettait pas. Notamment, nul n’avait encore établi que toutes les sociétés du monde se sont constituées à partir du principe de réciprocité, et que celui-ci est le “seuil entre la nature et la culture”, reconnu sous le nom de la prohibition de l’inceste. Cependant, lorsque Marx annonce que les moyens de production échapperont à la privatisation des capitalistes, qu’ils libèreront le travail humain de ses contraintes et qu’ils permettront enfin à tout le monde de travailler librement pour autrui, il donne la clef de l’avenir. Son hymne au travail réciproque est le couronnement de ce qu’il propose comme objectif des luttes sociales [5].

Il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que soit démontré qu’à l’intérieur du clan règne la réciprocité de partage et qu’il n’existe pas de famille humaine qui ne soit constituée par l’alliance de deux familles, c’est-à-dire qui ne soit fondée sur le principe de réciprocité. La réflexion anthropologique confirma que l’appropriation de la nature, qu’elle soit collective ou familiale, est toujours sous contrôle du principe de réciprocité – c’est-à-dire du mode de relation qui fonde l’humanité entre les humains. La raison en est évidente : dès lors que l’on sait que la conscience ne peut donner un sens universel aux prestations économiques que par leur insertion dans des relations de réciprocité, l’appropriation de la terre ne peut être que réciproque entre les hommes.

L’équipe dirigeante d’AD-MAPU ayant écouté mes arguments pour envisager les communautés de réciprocité comme des postes avancés d’une société post-capitaliste dès qu’elles pourraient déployer une alternative économique fondée sur le partage et le marché de réciprocité, répondit que, pour elle, l’urgence était d’unir toutes les forces sociales dans la lutte, qui à cette époque recourait à la force armée [6]. Front de civilisation ou front de classe ?

L’alternative proposée à ce moment-là, l’ethno-développement, a beaucoup évoluée. La frontière de civilisation qui épousait les limites territoriales imposées par la colonisation est devenue interface de système entre des territorialités différentes mais enchevêtrées. Cependant ce dualisme ne tient pas compte de la situation où l’homme est à même de conjuguer les deux systèmes en les articulant l’un sur l’autre, parce que seule était reconnue l’articulation du système de réciprocité sur le système capitaliste. L’inverse, l’articulation du système capitaliste sur le système de réciprocité est jusqu’à aujourd’hui à peine entrevue – bien qu’elle apparaisse pourtant au Chili dans les analyses comme celles de Guillermo Bonfil Batalla ou de Bartomeu Melià publiées il y a quarante ans déjà par les Mapuche, ou encore dans celles de Milan Stuchlik [7]. La difficulté est aujourd’hui surmontée par l’idée d’une réforme constitutionnelle de l’État qui répudierait le profit comme critère de la croissance économique tout en protégeant le caractère privatif de la propriété, c’est-à-dire le droit de chacun de créer la valeur par son travail de façon responsable vis-à-vis de la société. Pour cela, il apparaît nécessaire de respecter intégralement le concept de propriété.

La propriété universelle est inaliénable et ne peut être mutilée de sa fonction d’usage. La propriété des conditions d’existence, que l’on symbolise par les quatre éléments (l’eau, l’air, le feu et la terre), est un droit universel. La propriété de son toit pour une famille est un droit inaliénable, la propriété commune aux familles alliées dans un même village est un droit inaliénable, la propriété territoriale d’une communauté ethnique, les ressources que requiert l’État pour la société tout entière sont des droits inaliénables. Ces droits sont ceux de la vie, et ils sont imprescriptibles pas seulement pour les hommes mais pour tous les êtres vivants. Or, si la réciprocité est la condition de la genèse de la conscience commune entre les hommes, alors le droit à la réciprocité est le premier et le plus fondamental des droits de la vie humaine. Dès lors que la notion d’usage réhabilite le droit de propriété au niveau de la famille, de la commune, de l’ethnie ou de l’État, le terme de propriété privée, si l’on veut le conserver, doit être défini au sens de propriété privative, c’est-à-dire ordonnée à sa fonction sociale, et non au sens de privatrice du droit d’autrui ; et le travail doit être protégé par des lois qui excluent que son usage puisse être aliéné aux conditions imposées par autrui. Mais cela suffit-il ?

Nous devons approfondir la critique révolutionnaire qui se contente d’appeler les hommes à s’unir pour affronter le système capitaliste sur son propre terrain. Je ne nie pas que la lutte armée puisse libérer des territoires de l’emprise capitaliste, mais quelle alternative offre-t-elle pour ces territoires libérés ? La seule qui ait été imaginée (la collectivisation des moyens de production) s’est avérée une erreur : la confusion du collectif et du communautaire. Le collectivisme nie le principe fondamental de toutes les communautés sur lequel Marx lui-même fondait l’avenir : le travail réciproque (dont le ngillatun est la célébration rituelle chez les Mapuche). Mais le collectivisme s’est effondré de lui-même.

Sa disparition a désemparé les luttes anticapitalistes. L’idéologie libérale qui s’est efforcée de lutter contre l’idéologie fasciste et national-socialiste et en même temps contre le collectivisme au nom de la responsabilité et de la liberté individuelle règne seule aujourd’hui, mais elle occulte la question de fond car elle dénature la structure de réciprocité qui engendre la responsabilité de chacun vis-à-vis d’autrui, en substituant à la notion de valeur celle de prix et à la notion de réciprocité celle du libre-échange.

Il ne manque pas d’arguments pour justifier cette option, rappelons-les plus solides :

1°) le libéralisme a été le rempart de la liberté et de la responsabilité lorsqu’elles furent refoulées par le collectivisme soviétique, annihilation confirmée par l’autocritique des communistes eux-mêmes (cf. la Perestroïka de Mickaël Gorbatchev).

2°) Chez de nombreux peuples de commerçants aussi bien en Afrique qu’en Asie, le profit est la règle de l’ascension sociale parce que soumise à une éthique engendrée par la réciprocité de parenté ou religieuse. Il paraît alors possible de soumettre, dans un régime démocratique, la Raison au pouvoir du plus fort au nom d’une éthique personnelle (l’éthique chrétienne, par exemple, qui ordonne d’investir le capital au service de la société…)

3°) Le profit a été le seul moyen de conquérir un espace de liberté pour ceux qui fuyaient leurs conditions d’esclaves ou de serfs dans les systèmes de réciprocité inégale, et donc leur condition de survie.

4°) Enfin le principe même de la démocratie autorise de choisir l’égoïsme comme idéal tant qu’autrui peut émigrer ailleurs s’il choisit un autre idéal, et sans prétendre donc à son élimination. Certains, par exemple, adoptent la concurrence vitale comme le ressort de leur progrès individuel à la manière du sportif qui veut se prouver qu’il est capable de se dépasser par un record.

5°) Le système capitaliste peut autoriser et même encourager les ouvriers à s’entraider mutuellement pourvu que cette collaboration profite au capital. Bien que beaucoup prennent conscience qu’il s’agit là d’un marché de dupes, le cynisme et l’hypocrisie peuvent aussi intervenir avec l’égoïsme pour le rendre plus efficace. On doit se rappeler ici que les idéologies racistes, fascistes, national-socialistes et antisémites se sont parées des vertus les plus hautes : le fascisme n’exaltait-il pas le courage au nom de la solidarité rivée à une identité collective, et le national-socialisme ne prêchait-il pas des qualités intellectuelles idéales (du surhomme) rivées à une identité génétique ? Le capitalisme à son tour se pare de la liberté d’entreprise et des valeurs individuelles qu’elle exige.

Ainsi toutes ces bonnes raisons peuvent justifier la croissance indéfinie de la production capitaliste tant qu’elle se développe en milieu ouvert et que les ressources exploitées n’ont pas de limites. Et si la liberté n’est que l’expression la plus haute de la vie, la corrélation entre les individus peut prétendre assurer la croissance générale de la société.

Il reste que tous les peuples de la terre qui ont pourtant été fascinés par la Raison selon la définition de la société occidentale se sont estimés trahis par l’usage qu’en fit l’exploitation coloniale. Le ressentiment des peuples trompés et ruinés souleva des armées. Le communisme leur proposa une alternative. Il l’enraya dans le collectivisme. Le capitalisme triompha.

Mais les temps changent. Beaucoup d’hommes n’ont plus la possibilité d’émigrer ni de construire les conditions de leur existence, ou bien les moyens leur en sont refusés parce que le système de la croissance illimitée du capital sous l’aiguillon du profit a rencontré ses limites avec celles de la planète. Un système fondé sur le principe de la vie n’est possible que dans un monde ouvert où les ressources sont illimitées. En milieu fermé, il est condamné. Ce n’est pas seulement la Conscience qui se rebelle contre le système capitaliste, c’est la Nature qui met fin à sa croissance.

Le front de génération

L’homme primitif (l’homme nu) n’était pas séparé de la nature et ne s’appropriait pas la terre ; il faisait corps avec elle et, au mieux, ouvrait une clairière dans la forêt avec une hache de pierre. Il mit bientôt la terre à contribution et lui aliéna sa force de travail tandis que la terre produisait plus qu’elle ne recevait : un épi de maïs pour un grain de maïs. Elle devint l’auxiliaire d’une relation de réciprocité entre le travail de l’homme et celui de la vie. La mise en production de la terre permet de définir la propriété par son usage et la jouissance de son produit (l’usus et le fructus).

La réciprocité et la complémentarité entre productions diversifiées conduisent au partage et au marché, à la vente et à l’achat d’équivalents de réciprocité. Et l’échange démultiplie le marché aux frontières de la communauté de réciprocité. Ainsi les communautés peuvent-elles commercer avec l’étranger. Le mercantilisme cependant n’oblitère pas l’économie naturelle. Il la relaie. Si le paysan traditionnel utilise à la place de la hache de pierre la tronçonneuse pour ouvrir sa clairière dans la forêt, il consacre encore une partie de son travail au cycle économique naturel, mais l’accumulation monétaire lui permet de disposer d’une plus grande liberté de choix dans ses acquisitions. Il cesse d’être dans la situation primitive de donner sa force de travail à la nature pour qu’elle lui rende le centuple parce qu’il investit dans le capital monétaire auquel il demande de produire des bénéfices comme il le demandait à la terre. Il s’approprie le capital monétaire comme il s’appropriait le capital terre. Il s’intègre dans un système bancaire qui démultiplie son économie monétaire : l’économie monétaire implique cependant encore la réciprocité au sein de la société, même si elle suscite aussi la concurrence entre ses membres pour le pouvoir par l’accumulation de valeur d’échange. Mais si l’homme primitif faisait corps avec la nature et si l’homme historique s’en est partiellement détaché, l’homme moderne ne compte plus que sur la connaissance (la technologie) dans le but d’une croissance indéfinie du capital où le lien avec la nature est devenu insignifiant.

Que s’est-il passé ? Où se situe la trahison de la raison ?

Avant la révolution bourgeoise, la revendication de la propriété s’entendait comme celle de la propriété individuelle pour se défaire de la domination du seigneur à laquelle elle était précédemment asservie. La lutte contre le servage fut en effet motivée par cette réappropriation de la terre par celui qui la travaille, par la conquête de la propriété, par la libération de l’usus de l’abusus du dominus, (le maître) ; mais lorsque la bourgeoisie prit le pouvoir, elle s’arrogea l’abusus. Elle changea le sens du mot privé qui voulait dire individuel pour les paysans et les ouvriers, et la propriété devint privatisée par la société anonyme de la bourgeoisie. La bourgeoisie capitaliste définit comme droit universel non la propriété mais la privatisation de la propriété. Dès lors, elle redistribua le droit d’abus des privilégiés à tous ceux qui dans la lutte généralisée entre les uns et les autres s’avéraient les plus habiles pour accumuler la nouvelle forme du pouvoir, la valeur d’échange fétichisée dans le prix des marchandises.

Le fétichisme de la valeur s’explique par la réification de la valeur dans un signifiant objectif. Le travail humain fut lui-même représenté dans la force de travail que l’on pouvait se procurer au prix de sa reproduction biologique (le salaire). Et l’on justifia l’exploitation de l’homme par l’homme. Lorsque la propriété fut mutilée de son usage social par sa privatisation, la liberté fut assujettie à l’arbitraire du plus fort. L’usus fut remplacé par l’abusus, et le fructus par le profit. Sous couvert de liberté (arbitraire) et de démocratie (capitaliste), la bourgeoisie institua une hiérarchie du pouvoir sur l’accumulation de la valeur d’échange, le capital. Un seuil fut donc franchi par ceux qui s’approprièrent la propriété des moyens de production et de la force de travail d’autrui. Ils constituèrent une société dans la société, la société capitaliste. La fraternité fut réduite à la solidarité de classe, et la conscience révolutionnaire contrainte à la lutte des classes.

Mais la compétition entre capitalistes (la baisse tendancielle du taux de profit) contraignit à l’élargissement du marché, à la concentration des entreprises, à la baisse des coûts de production parmi lesquels était désormais compté le coût de la force de travail. Un tel système devait s’effondrer, faute de consommateurs solvables, par la surproduction induite par la compétition. Ce fut la Première guerre mondiale, immédiatement suivie de la révolution d’Octobre (1918) et ensuite la “Grande crise” (1929). Le capitalisme dut concéder au prolétariat une part de bénéfice pour que la croissance du capital se poursuive : le “pouvoir d’achat”. L’abusus fut relativisé au bénéfice de l’usus et du fructus. Ce fut l’heure du capitalisme à visage humain dit des Trente glorieuses au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. Mais il n’en demeure pas moins que la consommation demeura sous contrôle du profit capitaliste dont la croissance est toujours aveuglée par la lutte pour le pouvoir.

Serrons de plus près cette idéologie ultralibérale : si l’on considère que la conscience, la raison et la pensée sont des attributs de la vie (le matérialisme biologique de Lévi-Strauss par exemple), l’économie capitaliste devient logiquement l’économie du vivant. L’énergie psychique est considérée comme une force productive au service de la vie de la société. Mais c’est cela qui pose question : la vie permet de transformer l’énergie en matière vivante et la subordination de la pensée à la vie a pour conséquence une surdétermination sans limite de cette transformation de l’énergie en rapports de force entre les vivants. Or, pour que la vie puisse continuer à puiser dans la nature les ressources qui lui sont nécessaires, le système d’exploitation de celle-ci doit nécessairement rester ouvert : l’énergie transformée en matière vivante doit être sans limite sinon le vivant est contraint de se dévorer lui-même, de détruire ses formes les plus primitives pour nourrir ses formes les plus évoluées. Et nous observons cela sous nos yeux mettant en question la subordination de la pensée à la vie : au siècle dernier, la combustion des concentrés fossiles de la matière organique (le charbon et le pétrole) n’était certes qu’un signe du processus qui aujourd’hui s’accélère. La destruction des formes essentielles de la vie, telles que la forêt sur la terre ou le plancton dans la mer, n’est plus seulement un signe mais un symptôme. La disparition accélérée de la biodiversité est plus qu’un symptôme : elle contraint à un diagnostic. Ainsi l’idéologie libérale doit affronter les limites de la terre qui mettent un terme à toute croissance biologique aveugle à moins de conduire à la guerre. Le capitalisme n’est plus soutenu que par des gens pour qui le destin de la planète n’importe pas, et qui peuvent dire : que ceux qui s’intéressent à l’humanité s’en occupent, car pour notre part, notre objectif est de jouir de la vie autant qu’il est en notre pouvoir. Ils acceptent l’idée que pour survivre l’humanité puisse s’autodétruire (la guerre biologique ou physique leur apparaît possible). C’est le phantasme des gens qui subordonnent la pensée à la vie et utilisent la vie comme pouvoir ; c’est le phantasme des héritiers du racisme et de l’antisémitisme. L’imaginaire du capitalisme est la lutte d’une forme de vie plus performante contre une forme de vie moins performante. L’erreur est ici dans la confusion de la vie spirituelle et de la biologie. L’interface entre la réciprocité créatrice des valeurs humaines et la non réciprocité du pouvoir de domination des uns sur les autres est une contradiction systémique autre que la contradiction dialectique du plus vivant vis-à-vis du moins vivant, mais elle est plus fondamentale.

La science est désormais formelle sur ce point : l’énergie psychique est distincte de celle de la biologie. La vie de l’Esprit est la capacité de la conscience de s’affranchir de tout déterminisme y compris de la différenciation biologique. Elle se caractérise par une autonomie (la liberté) que certains disent encore surnaturelle car ils réservent l’adjectif naturel aux forces physiques et biologiques mais qui est en réalité intrinsèquement constitutive de la nature au même titre que l’énergie physique et que l’énergie biologique. La relation des hommes entre eux qui fonde la société n’est pas une interaction physique ou une interaction biologique mais toute relation qui se fonde sur le principe de réciprocité. Et c’est bien cela que dit la résistance des Mapuche à la colonisation lors de la célébration de leur rite fondateur : le Ngillatun.

La génération qui vient ne pourra éviter la catastrophe annoncée si elle ne tourne pas la page du capitalisme comme les précédentes ont tourné la page du racisme et du fascisme. La propriété des moyens de production n’est pas seulement l’enjeu de la lutte des classes ni du système de production fondé sur la privatisation de la propriété, mais du système de production fondé sur le mode de relation des hommes entre eux qui permet à la Conscience d’émerger dans la nature humaine comme libre et souveraine. Sur cette ligne de front, tout le monde peut se reconnaître au signe de la réciprocité généralisée que toutes les communautés du monde appellent la fraternité. Et cela doit être inscrit dans la Constitution.

***

Superior


Notas

[1] D. Temple, Le Quiproquo historique (1992), réédition révisée et augmentée dans la Collection « Réciprocité », n°12, 2018.

[2] Voir par exemple : Macarena Perusset (Universidad de Buenos Aires, Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas), « Guaraníes y españoles. Primeros momentos del encuentro en las tierras del antiguo Paraguay », Anuario del Centro de Estudios Históricos, Córdoba (Argentina), año 8, n° 8, 2008, pp. 245-264. Bartomeu Melià précise : « Según el mecanismo colonial, la amistad y “cuñadazgo” no podía sino derivar hacia el abuso y la violencia. La mujer guaraní es convertida en “pieza” económica, criada, brazo agrícola y procreadora de nuevos brazos (note 3 : Cf. Branislava Súsnik, 1965, El indio colonial del Paraguay, I. El guaraní colonial, Asunción : 10 ; y también Silvio Zavala, 1977, Orígenes de la colonización en el Río de la Plata, México : 144-46.). Dejaron de ser ofrecidas a los “cuñados” y entonces fueron cautivadas y sacadas de sus aldeas y casas en expediciones que llamaban “rancheadas”. Refiriéndose al Paraguay, decía Juan Matienzo : “y el que iba tomaba por fuera la mujer y las hijas del cacique o de otros principales, las más hermosas que hallaba, y si estaban criando algunas criaturas las dejaban sin haber quien les diese leche…” (note 4 : Juan Matienzo, Gobierno del Perú. París-Lima 1967 : 292. Cit. por Zavala 1977 : 136). La mujer “pieza” pasó a ser vendida, comprada, trocada o jugada en una mesa de naipes. La documentación al respecto, sobre todo a partir de 1545, es abrumadora y continua. Bartomeu Melià, “Las Identidades que vienen del Colonialismo”, Diálogo Indígena Misionero, Coordinación Nacional de Pastoral Indígena (CONAPI)-CEP. Noviembre 2016/ N° 73/ Año XXIV. Asunción Paraguay. Pagina 18

[3] Et si, comme nous l’avons soutenu dans cet essai, la réciprocité révèle que l’affectivité, présente au cœur de tout phénomène de la nature, est l’origine de la Conscience, cette matrice peut se reproduire en d’autres occasions. Dès lors, la société humaine n’est plus qu’une opportunité qui aura permis à la conscience d’éprouver ses compétences et de reconnaître ses limites, les imperfections qui l’accompagnent ou la détériorent, bref ses impasses.

[4] Contributions de Dominique Temple publiées par les Mapuche :

• (1986) “Todo indica que el aymara sea capaz de traducir una lógica del Tercero incluido”, Huerrquen-Ad Mapu, edición al cuidado de Rosa Zurita, Comité Exterior Mapuche, mayo de 1986, pp. 11-15.

• (1986) “Estructura comunitaria y reciprocidad” (primera parte), Huerrquen-Ad Mapu, Comité Exterior Mapuche, mayo de 1986, pp. 26-31.

• (1986) “Estructura comunitaria y reciprocidad” (secunda parte), Huerrquen-Ad Mapu, Comité Exterior Mapuche, junio-diciembre de 1986, pp. 12-17 (Ponencia expuesta en Temuco-Chile, enero de 1986).

[5] « Supposons que nous produisions comme des êtres humains, chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité, j’éprouverais en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j’aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d’un autre l’objet de sa nécessité. J’aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d’être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même, d’être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. J’aurais dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c’est-à-dire de réaliser et d’affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. Dans cette réciprocité, ce qui serait fait de mon côté le serait aussi du tien. » Karl Marx, “Manuscrits de 44”, Œuvres, vol. II, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 33-34. Lire à ce sujet D. Temple, Marx aujourd’hui, Collection « Réciprocité », n° 8, 2017.

[6] D. Temple, « Aperçu rétrospectif sur les luttes indiennes d’Amazonie dans les années 1970 » (juin 1999).

[7] Et d’autres encore… La question n’est pas simple. L’histoire récente des Comores peut nous servir d’exemple. Voici une société qui s’est constituée à partir d’immigrants venus de différentes communautés de réciprocité (indiennes, malgaches, africaines) où le principe de réciprocité fleurit partout. L’archipel s’est cependant divisé en une île, Mayotte, qui a choisi de s’intégrer à la France, et les autres îles, les Comores, qui ont choisi l’indépendance. L’Organisation des Nations Unies a reconnu que Mayotte appartenait à l’archipel des Comores. Mais la France s’appuie sur la volonté des mahorais rivée aux intérêts acquis par leur intégration à la société française, car le droit français leur accorde des avantages et leur donne de surcroît accès à des relations de réciprocité choisie pourvu qu’elles contribuent au développement du système capitaliste lui-même. En devenant français, le mahorais peut bénéficier des structures de réciprocité conquises par les luttes sociales en France telles que la retraite, l’allocation vieillesse, la sécurité sociale ou l’indemnisation du chômage. Cette offre d’émancipation par l’acculturation et qui articule la réciprocité sur l’échange exerce un pouvoir de séduction considérable. En face, les Comoriens qui ont choisi la liberté responsable relevant de relations de réciprocité indépendantes, doivent accepter la pauvreté voire le dénuement matériel provoqué par leur isolement. Cette impasse est aussi celle des Kanaks en Nouvelle Calédonie. Entre l’intégration et l’indépendance, la contradiction entre la fidélité aux idéaux de la Révolution française (liberté-égalité-fraternité) et la compromission avec la soumission au capitalisme a provoqué la mort de millions d’hommes : c’est le sacrifice que se sont offert les puissances coloniales pour s’amnistier de la trahison de la Raison.