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février 2023

II. La Parole politique mapuche : 2. Éléments de la théorie mapuche

Dominique Temple

II. Aperçu historique de la réciprocité mapuche

1. La frontière du système de réciprocité inca/mapuche

Une évocation de l’histoire nous est à présent nécessaire pour apercevoir comment la réciprocité mapuche s’est adaptée à la colonisation. Au XVe siècle, sous l’autorité de Tupac Yupanqui, l’empire Inca s’étend sur le nord du Chili et repousse les Mapuche sur le fleuve Maule situé au centre géographique du pays. Les communautés indigènes du nord du Chili sont incorporées au système incaïque. Les Incas soumettent les statuts au tribut ou à des finalités qui échappent au contrôle des autochtones. Lorsque les Espagnols arrivent au Chili, venant du Pérou, les populations du nord n’offrent qu’une faible résistance. Peut-être même étaient-elles disposées à accueillir favorablement des étrangers qui les délivreraient de la domination inca.

« Vient ensuite une période de guerre sanglante et sans merci qui dura pas moins d’un siècle et demi, depuis l’arrivée de Valdivia sur le territoire jusqu’au traité de paix de Quilín, lorsque la couronne chercha un certain modus vivendi avec les Mapuche. Le fleuve Bíobío fut établi comme la frontière indigène et l’indépendance des territoires qu’ils occupaient fut reconnue [1]. »

2. La colonisation et les Réductions

Du XVIIe au XIXe siècle, les Mapuche ont adopté des technologies espagnoles avec succès et se sont naturellement convertis en agriculteurs qui commercialisaient surtout du bétail avec les espagnols. La relative abondance de leurs terres leur permettait encore de se déplacer selon les antiques coutumes est d’utiliser des systèmes d’exploitation à longues jachères. Ce fut une époque de richesse dont témoigne l’orfèvrerie de l’époque, mais la “pacification” devait bientôt plonger le peuple Mapuche dans la misère.

Au début du XIXe siècle, le Chili négocie l’immigration de colons allemands pour s’emparer des terres mapuche. Ceux-ci débarquent à Valdivia, place forte en territoire mapuche, conservée par la garnison chilienne malgré la reconquête indigène. Les Allemands créent Puerto Montt, à 1035 km au sud de la capitale, et s’emparent des meilleures terres d’Araucanie. Mais c’est seulement en 1884, à l’issue de la Guerre du Pacifique (1879-1884) que les armées chiliennes, victorieuses de la Bolivie et du Pérou, et retournées contre les Mapuche [2], permettent l’application d’une législation préparée en 1866 – la Loi Indigène [3] – à l’origine des Réductions [4].

Le territoire fut réparti en deux parts : 9 millions d’hectares furent fiscalisés et redistribués, soit aux militaires démobilisés, à raison de 40 hectares par homme, soit adjugés en “encomiendas” à des colons, à raison de 500 hectares, ceux-ci ayant en charge la “protection-civilisation” des communautés établies sur ces terres ; tandis que 475 422 hectares seulement étaient laissés aux Mapuches recensés, soit 77 841 familles, les autres étant ignorées. L’objectif de ces assignations était la sédentarisation des communautés indiennes car ne reconnaissant pas de domicile fixe et n’ayant pas acquis d’habitudes de propriété, ils ne peuvent ni libérer de terres au bénéfice des colons, ni libérer de main-d’œuvre pour le travail agricole de ces dernières.

L’octroi de Titres de Grâce communautaires n’a pas pour but de respecter une forme d’existence spécifiquement indienne mais bien au contraire de commencer sa dissolution.

« En définitive, entre 1884 et 1929, la “Propriété Australe” fut constituée de la manière suivante. Un peu plus d’un demi-million d’hectares ont été remis aux Mapuche sous la forme de réductions ou de réserves indigènes, de nature inaliénable. Le reste – plus de cinq millions d’hectares – a été vendu aux enchères par l’État entre des particuliers de deux types : les colons étrangers, principalement européens, et les soi-disant “colons nationaux” ; les premiers bénéficiaient d’une superficie foncière de 400 hectares en moyenne et des conditions de paiement avantageuses, plus une aide de l’État pour les outils, animaux de labours et d’élevage, les seconds obtenaient des parcelles de 40 hectares en moyenne et très peu de soutien de l’État. Parmi les colons nationaux figurait une partie du contingent militaire qui avait mené la campagne de la “pacification de l’Araucanie” [5]. »

Entre 1884 et 1929, l’État chilien distribue 3078 Titres de Grâce et la Loi n° 4169 du 29 août 1917 crée un tribunal pour diviser les territoires communautaires et instaurer la privatisation. La loi prévoit d’attribuer celles de ces terres qui auraient une vocation agricole à des paysans chiliens, et 100 000 hectares seront ainsi encore repris aux Mapuche.

En entrant dans le système des Réductions, les Mapuche doivent survivre sur des terres de plus en plus réduites où les pâturages sont rapidement épuisés, et où la rotation des cultures accélérée provoque la dégradation des sols ; aussi, sont-ils obligés de se transformer en petits agriculteurs rivés aux nécessités de leur autosubsistance.

« Le projet du gouvernement chilien envisage la progressive division des Réductions en terrains de propriété individuelle de familles qui au départ formaient un groupe [6]. »

Les communautés deviennent même des réserves de main-d’œuvre pour les haciendas (grandes fermes) alentour et les territoires de colonisation.

L’accès à la Terre est devenu le problème économique essentiel est c’est lui qu’en priorité la communauté mapuche doit contrôler par son système de réciprocité. Pour cela, les Mapuche utiliseront deux systèmes coloniaux qu’il réinterprèteront : l’héritage et l’exploitation du système dit à moitié (mediería).

3. La réciprocité et l’héritage

Nous avons vu que les titres communaux ont été accordés au nom du chef de la communauté, à tous les chefs de familles recensés considérés comme premiers occupants, et ceux-ci ont le droit de transmettre leurs participations à leurs descendants. Pour résumer le point de vue de Stuchlik, on peut dire que les Mapuche interprètent le droit ainsi : le fils travaille avec son père jusqu’à son mariage, puis il peut demeurer à la maison paternelle avec les siens ou obtenir un terrain pour construire sa maison et cultiver son jardin ; il poursuit sa collaboration avec son père dans une relation dite cette fois de moitié (il obtient la moitié de la récolte sur les terres qu’il met en valeur).

Cette situation peut être modifiée suivant le nombre d’enfants qui doivent accéder à l’autonomie, le nombre de terres reçues de leurs femmes ou les possibilités d’alliances économiques de chacun deux ; le père distribue ses terres sans qu’aucune norme de partage ne vienne prévaloir sur le principe de constituer des unités de production viables.

La succession est patrilinéaire et matrilinéaire, mais le droit des femmes n’est actualisé que pour compléter le droit des hommes et parvenir à une répartition équilibrée des diverses ressources. L’homme reçoit donc théoriquement une terre de son père, une terre de sa mère et une terre de sa femme. En réalité, il ne dispose jamais des trois classes de terre, car deux d’entre elles (celles des femmes) n’interviennent que complémentairement à la troisième pour reconstituer des unités de production cohérentes. Mais pratiquement toutes les familles, en plus de leur terre dans leur propre Réduction, disposent aussi de terres dans d’autres Réductions [7].

On peut considérer que les Mapuche interprètent le droit à l’héritage imposé par la colonisation comme un système de réciprocité.

4. Le système de “moitié” (mediería)

Le système de moitié ou mediería permet de reconstituer des unités de production compatibles avec les statuts particuliers de chacune des familles mapuche et ce à partir de la parcellisation issue de la redistribution des terres.

Les Mapuche ont emprunté cette institution aux Chiliens, mais ils l’ont complètement transformée. À l’origine, il s’agit d’un contrat entre propriétaire d’un moyen de production et ouvriers disposant de la force de travail : la production est divisée en deux parts. Dans le système colonial, le propriétaire assume une position dominante sur celle de l’ouvrier. Dans le système mapuche, le “possesseur” et “l’utilisateur”, pour employer la terminologie chilienne, sont des associés dont la situation est “réciproque”. C’est-à-dire que le même individu est à la fois possesseur et utilisateur : il prête les moyens de production à un associé qui les utilise, mais il utilise lui-même les moyens de production d’un autre ou du même associé : la relation de réciprocité est évidente. Le système permet d’adapter les statuts particuliers aux divers moyens de production et de rééquilibrer des unités de production-consommation communautaires.

Milan Stuchlik donne l’exemple d’une famille de trois femmes qui donnent en moitié trois parts de terrain à trois partenaires distincts, deux bœufs à un quatrième, 18 brebis à deux autres et une terre héritée de leur mère à un septième, tandis qu’elles-mêmes cultivent une terre à blé qu’elles reçoivent en moitié d’une famille d’une autre communauté que la leur [8].

Le système a été considéré comme une forme de contrôle écologique, un mécanisme de régulation du cycle économique, un mécanisme d’assurance mutualiste pour chaque unité domestique (lobche). Mais il est plus que cela : il est une relation au tiers qui se ramifie grâce à la multiplication des relations de moitié pour chaque unité de production, qui engendre un réseau de relations économiques et sociales de réciprocité. Le système permet même à une famille d’exploiter sur sa Réduction les terres d’une famille située sur une autre Réduction et vice-versa comme s’il s’agissait d’une matérialisation géographique de relations dyadiques. On peut donc considérer le système de moitié mapuche comme une adaptation de la réciprocité traditionnelle aux conditions de privatisation imposées par la colonisation.

Ce système de réciprocité complémentaire enraye la privatisation prévue par l’État et enraye la réduction de l’économie indigène à celle d’un mode de production capitaliste. Elle permet de transcender à la fois le cadre collectif de la Réduction et le cadre de l’unité de production de la famille nucléaire, par une forme de relations interfamiliales qui maintient vivantes les caractéristiques du tissu social mapuche.

5. Les formes de solidarité mapuche

Outre l’interprétation du droit d’héritage et du système de moitié en termes de réciprocité, les Mapuche d’aujourd’hui utilisent des formes traditionnelles de réciprocité productive. Le mingaco (ou minga) était autrefois l’aide due par le groupe à chaque famille pour les travaux qui dépassaient ses capacités de force de travail (récoltes, construction des maisons, etc.) Aujourd’hui, cette aide est sollicitée par le chef de famille qui invite ses parents, amis ou voisins à une fête, une redistribution qui meut le travail collectif. C’est aussi cette relation qui est traduite par la tradition du keluwn, mais ce sont les travailleurs qui proposent leur participation : la redistribution est induite par la réciprocité productive.

La réciprocité peut enfin se réduire à des relations bilatérales (“Vuelta Mano” = l’entraide). La différence avec l’échange est que c’est l’avantage du demandeur qui est pris en compte dans l’évaluation des services complémentaires entre voisins immédiats. Les Mapuche utilisent enfin le troc, l’échange et les relations monétaires, mais pour l’essentiel réservés aux non Mapuche.

III. L’économie mapuche

1. La famille

Aujourd’hui, la base de la subsistance économique des Mapuche est l’agriculture extensive pratiquée en forme de culture rotative de deux à trois ans, avec un minimum de cinq ans de jachère.

Milan Stuchlik écrit :

« Puisque nous allons traiter des problèmes économiques, nous devons décrire, même brièvement, le caractère de subsistance. La base de la subsistance dans cette région est l’agriculture extensive, pratiquée sous la forme d’une culture alternée de 2-3 ans, avec un minimum de cinq ans en jachère, souvent beaucoup plus longtemps [9]. »

Les Mapuche produisent principalement du blé, alterné avec l’avoine destinée au fourrage. La deuxième occupation est l’élevage (le bœuf pour le trait, la vache pour le lait et le veau comme réserve financière ; le mouton pour la laine, l’agneau pour la viande et la vente, enfin, le cheval comme moyen de transport mais aussi comme expression du prestige social). Le jardin domestique ombragé de quelques fruitiers fournit surtout des pommes de terre, des haricots, des légumes. La basse-cour complète ce tableau rustique d’une vie paysanne autarcique. Les statuts de production sont répartis ainsi : le père à l’agriculture, la mère au jardinage et à l’artisanat, les enfants à la garde des troupeaux, les fils au travail salarié [10].

La communauté familiale apprécie sa richesse à la possession de chevaux, puis du nombre de bœufs et de brebis, à l’équipement de la maisonnée. Sur ces apparences, on pourrait croire que les Mapuche sont de petits agriculteurs individualistes. Nous avons vu qu’en réalité l’économie mapuche reposait sur un réseau complexe de relations de réciprocité inter-familiales qui n’a que fort peu à voir avec des unités de production capitalistes.

Mais il est pourtant vrai que ces communautés établissent avec la société étrangère des relations de libre-échange qui à leur tour expliquent les théories d’intégration ou d’assimilation de l’État chilien.

2. Une interprétation occidentale de l’économie mapuche

Selon les plus récentes analyses chiliennes de la société mapuche, dès la création des Réductions, les Mapuche ont dû se transformer en exploitants, contraints d’épuiser rapidement les possibilités offertes par l’agriculture sur des territoires trop restreints. De l’état de richesse, la société mapuche est entrée dans l’état de pauvreté, et les communautés vont devenir, comme le prévoit le colonisateur, une réserve de main-d’œuvre à bon marché ; car ce processus de paupérisation de l’économie paysanne contraint les familles mapuche à compléter leurs ressources par le travail salarié dans les haciendas voisines. Il s’établit un relatif équilibre entre l’hacienda et la communauté. Le paysan mapuche est à la fois producteur indépendant et salarié, mais il n’a pratiquement pas accès au marché car toute sa production est consommée par sa famille.

La mécanisation de l’agriculture est un facteur de perturbation de cet équilibre qui coïncide avec l’urbanisation du pays ; aussi, le travail salarié se déplace-t-il de l’hacienda à l’industrie pour donner naissance à un sous-prolétariat mapuche urbain et surtout au phénomène de migration temporaire puis définitive.

La crise de l’agriculture chilienne, et particulièrement celle du blé à partir des années 1970, vient accélérer ces phénomènes car les colons convertissent leurs propriétés céréalières en propriétés d’élevage dont les besoins en main-d’œuvre sont moindres. L’épuisement des sols indigènes surexploités sous l’effet de la pression démographique renforce encore la migration. En 1980, un tiers de la population mapuche tente de trouver du travail à la ville ou en Argentine. Enfin, l’actuelle privatisation des terres des communautés réduit l’espace mapuche à n’être qu’un espace de reproduction de force de travail pour des activités productrices extrarégionales, un espace d’autosubsistance pour des familles génératrices de main-d’œuvre temporaire.

On peut observer aussi que l’économie rurale mapuche ne saurait se réduire à une économie isolée et autarcique qui se refuserait à la connaissance des lois du marché, car une part de la production agricole et de l’élevage (1/3 environ) est destinée au marché. José Bengoa note que 50% de la basse-cour est produit pour le marché monétaire et que le bétail, s’il représentent un capital de redistribution pour les grandes occasions, peut être aussi considéré comme un capital monétaire thésaurisé.

Cet auteur déduit de ces observations que si l’économie mapuche n’investit pas davantage dans les relations d’échange, c’est que devant l’insécurité du marché et la faiblesse des prix, enfin, le manque de terres, les paysans cherchent refuge dans l’autosubsistance, elle-même insuffisante, et sont alors contraints à la fuite, à l’émigration, à s’expatrier dans le sous-prolétariat.

Le procès capitaliste engendre ici l’autosubsistance, le salariat et l’émigration. L’auteur conclut :

« La “question mapuche” ne se résout pas à la pauvreté indigène (…). Pour nous, subsistance et migrations forment un tout cohérent avec le développement du capitalisme agraire en notre pays. C’est le cadre adéquat pour comprendre le phénomène indigène. Nous avons dit ailleurs que le développement capitaliste dans ses phases les plus avancées, “ordonne et hiérarchise” tous les secteurs du pays, tous les groupes sociaux et les fait fonctionner selon ses intérêts : c’est ce qui se passe dans ce cas [11]. »

Cette théorie, que j’appellerai de “la misère capitaliste”, a certes sa cohérence et sa part de vérité, mais elle suggère une perspective d’intégration : l’économie indigène est considérée comme une économie paysanne potentielle prête à s’adapter au marché et à la concurrence, serait paralysée par la surexploitation coloniale, en somme, une économie précapitaliste. L’économie de redistribution et réciprocité est ramenée à l’économie de subsistance ou à un mode de production domestique qui résulterait d’une réaction de repli de la population face à sa surexploitation. Enfin, le migrant, voire le salarié, est considéré comme en situation de rupture vis-à-vis de sa communauté, et, à partir de là, comme l’origine d’un sous prolétariat.

3. Une autre lecture

Il est vrai qu’un nombre important de Mapuche travaillent hors des Réductions comme ouvriers dans les propriétés chiliennes ou dans l’industrie où ils acquièrent les liquidités monétaires pour obtenir des valeurs d’usage étrangères. Mais, en réalité, et cela est important, ce ne sont pas les mêmes Mapuche qui sont producteurs et salariés. Certes, les Mapuche apprennent par le travail salarié à actualiser et maîtriser les processus de l’échange monétaire avec les colons et à améliorer les conditions de leurs échanges avec la société chilienne, mais de façon très générale, les salariés sont des jeunes gens célibataires, dont les revenus sont intégrés à l’économie familiale. Le statut de ces migrants temporaires est donc complémentaire des autres statuts de leur famille, et tributaire de leurs structures de réciprocité.

La situation de l’ouvrier industriel n’est différente que dans la mesure où du fait de l’éloignement il doit assumer sa propre subsistance. Il continue à dépendre de sa famille à laquelle il apporte des valeurs de prestige, en particulier des tissus étrangers ou une part monétaire. Il peut fonder à la ville une famille, centre économique mapuche urbain, dont les relations de réciprocité sont alors intrafamiliales. Nous ne préciserons pas ici les formes de réciprocité mapuche de cette colonisation mapuche urbaine, mais il faut souligner que celle-ci peut être considérée comme une extension de la société mapuche et peut avoir une autre détermination que celle proposée par la théorie capitaliste : le principe de la migration comme celui du salariat peut être dicté par l’extension des structures de réciprocité et l’acquisition de nouveaux statuts, car, pour les Mapuche, être migrant est une promotion sociale qui marque la réussite d’une famille capable d’établir des relations de réciprocité jusque sur le territoire étranger – et y compris au niveau culturel –, c’est-à-dire l’acquisition des formes de prestige social occidentales. C’est une des raisons qui permet de dire qu’il existe toute une élite mapuche actuellement masquée sous des dehors chiliens ou occidentaux, mais dont les principes de réciprocité sont toujours en vigueur.

S’il ne semble pas faire de doute que la réduction des terres et la baisse des prix agricoles favorisent le choix d’un travail salarié urbain, ce n’est pas pour autant que l’on doive conclure que la contrainte de la misère soit le seul principe de l’émigration – l’hypothèse d’une extension du système de réciprocité, hypothèse moins conjoncturelle, permet aussi de considérer que l’économie mapuche est non pas orientée vers le marché monétaire capitaliste, comme le serait une économie précapitaliste, mais, au contraire, que cette orientation n’est qu’un statut acquis par une économie de réciprocité pour s’adapter à la nature du système occidental et faciliter l’acquisition de ses valeurs d’usage ; un statut rapporté d’ailleurs à la frontière de l’économie de réciprocité : les échanges monétaires sont en effet essentiellement réservés aux non Mapuche. Ainsi, salariat et migration apparaissent comme des extensions du système mapuche.

Les Mapuche interrogés reconnaissent volontiers qu’actuellement la contrainte est telle que certains des leurs s’expatrient pour survivre, mais ils ajoutent que ce n’est pas leur principale motivation. Ils précisent que si les conditions devenaient plus saines, elles ne modifieraient pas la tendance qui au contraire s’amplifierait, quoique alors, ce ne serait pas nécessairement pour les mêmes raisons ni les mêmes personnes qui seraient concernées.

IV. La question de la terre

1. Sous la Démocratie chrétienne et l’Unité populaire

Les protestations des Mapuche à la division des terres trouveront un écho en 1961 où la loi prohibera l’aliénation du territoire indigène si celle-ci n’est pas demandée par au moins 30% des paysans.

Sous le gouvernement du président Allende, les représentants des communautés, groupées en associations régionales mapuches, se réunissent en congrès à Temuco pour discuter d’une nouvelle loi qui sera promulguée le 26 septembre 1972 (n° 17729) ; elle porte la limite du pourcentage de pétitions à partir duquel les terres communales peuvent être privatisées à 50%. La loi, cependant, incite les paysans à la privatisation, car elle précise que si la division des terres aboutit à des lots insuffisants pour que chaque propriétaire dispose d’une superficie égale à l’unité agricole familiale, telle que celle-ci est définie par l’article 1 de la Loi 16610 de la réforme agraire, l’Institut de Développement Indigène assignera aux intéressés les terres complémentaires les plus proches. Elle prévoit la restitution des terres aux Mapuche provenant du fond d’exploitation des grands propriétaires. L’Institut de Développement Indigène proposera de constituer des entreprises de coopérative sociale, des entreprises collectives agricoles sur la base des Réductions [12].

Le gouvernement du Front Populaire n’eut pas le temps de mettre en œuvre cette dynamique. Certes, lors de la colonisation, la guérilla avait renforcé le rôle des chefs de communauté, au point que ceux-ci jouèrent un rôle dans la redistribution des terres des Réductions mais dès lors que celles-ci furent toutes occupées et que l’accès à la terre n’eut d’autre recours que l’héritage, ce sont les règles traditionnelles de réciprocité interfamiliales qui reprirent leur rôle dominant, et pas plus les Réductions que les unités domestiques nucléaires ne paraissent donc des bases solides pour fonder un mode de production en terre mapuche [13].

Milan Stuchlik suggérait en 1971 :

« En conséquence du processus de changement que nous venons de décrire, les Mapuche d’aujourd’hui montrent, du point de vue de l’économie, de nombreuses caractéristiques des petits agriculteurs individualistes ; les propositions, parfois faites, sur le maintien du système communautaire des réductions ou sur la possibilité de tirer parti de ce système communautaire comme véritable point de départ pour le développement économique, sans réintégration préalable, ne reposent pas sur une connaissance concrète de la réalité contemporaine. Les formes traditionnelles ou adaptées de collaboration qui pourraient être exploitées pour un changement dirigé peuvent être observées non pas au sein de la famille ou dans la réduction, mais dans les relations de collaboration économique entre deux ou plusieurs groupes familiaux [14]. »

Mais peut-être que la reconnaissance du principe, des formes structures et niveaux de la réciprocité pourrait faciliter le changement.

2. Sous la dictature militaire

En 1978, le gouvernement du Général Pinochet décide, après avoir abrogé la loi d’Allende et remplacé l’Institut par des juges, de poursuivre l’intégration mapuche au prolétariat et au paysannat chilien. La nouvelle législation en effet (n° 2568) déclare dès l’article 1 du chapitre 1 : « qu’à partir de l’inscription au registre de propriété, les parcelles résultant de la division des réserves cesseront d’être considérées comme terres indigènes et que les adjudicataires cesseront d’être considérés comme indigènes ».

Le chapitre II, dans son paragraphe 2, article 10, précise que : « le procès de division des réserves commencera (…) à la demande écrite de n’importe quel occupant de celle-ci » ;

Et l’article 23 ajoute : « le juge ordonnera la décision et la répartition des parcelles avec l’aide de la force publique ».

Fustigeant les progressistes de gauche, le ministre de l’Agriculture de l’époque écrit :

« Cela paraît une plaisanterie que l’on puisse prétendre défendre des mesures collectivistes au nom d’un peuple dont le superbe individualisme écrivit une des pages les plus héroïques de l’humanité (…) c’est un fait que les Mapuche qui vivent et travaillent dans les réserves se sont divisés entre eux, ce qui prouve qu’ils aspirent à la propriété privée ».

L’auteur n’a pas tort de contester que les Mapuche ne sont pas prédisposés à des structures de production collectivistes.

À ceux qui prétendraient que la propriété collective sur la base des Réductions serait plus productive qu’en termes de propriété privée, il faut faire observer que les structures de réciprocité mapuche ne sont pas dominées par une triadisation verticale mais au contraire par une triadisation horizontale, c’est-à-dire que le cadre de la Réduction ou tout autre cadre collectif reste une base qui, comme le soulignait Milan Stuchlik, est impropre au développement de la réalité mapuche contemporaine.

Mais c’est une erreur encore plus grave que de considérer l’autonomie des familles mapuche comme une aspiration à la privatisation de la propriété. Une privatisation des moyens de production les placerait en position de concurrence les uns vis-à-vis des autres alors que le principe de réciprocité subordonnant la production individuelle à la consommation communautaire oblige à l’émulation de la production de tous les membres de la communauté et interdit l’accaparement des moyens de production par les uns au détriment des autres.

La privatisation apparaît comme anti-économique de la réciprocité productrice, de la production elle-même ; de même que la collectivisation apparaît comme une dépossession du droit à la réciprocité de chacun.

V. La fondation des Centres Culturels Mapuche

1. Les conditions

Lorsque le projet du gouvernement est connu, un groupe “informel et pluraliste” de responsables mapuche, d’ethnologues et de techniciens d’ONG, décide de sensibiliser les autorités morales du Chili au problème mapuche.

Il parvient à convaincre les autorités religieuses d’offrir une protection à la résistance mapuche.

Le Conseil Mondial des Églises [15] proposera à l’Église catholique une concertation commune en vue d’une défense unitaire des communautés indiennes. Mais le plan sera refusé par le Conseil diocésain de Temuco, qui n’expliquera pas ses motifs… Cependant, le Conseil mondial des églises contraindra l’Église catholique à l’unité, en proposant de soumettre toute action concrète de son initiative en faveur des communautés, à l’autorité de l’évêché de Temuco.

L’Église catholique accepte le principe mais aussitôt demande aux techniciens et ethnologues de son obédience de renoncer à leur autonomie. Elle accepte d’étudier leurs suggestions à la condition qu’ils deviennent les assesseurs officiels de l’Institut Indigène Catholique et que les dites suggestions soient placées sous la caution des « Droits de l’Homme » pour « enrayer toute infiltration d’idées marxistes » [16]. Ces techniciens acceptent et fonderont le CAPIDE (Centro Asesor y Planificador De Investigación y Desarrollo [17]), tandis qu’une assemblée mapuche est convoquée sous le couvert de l’Église catholique pour connaître leur projet de loi : « Tout ce que demande l’Église, déclare alors l’évêché, est que dans l’élaboration de la nouvelle loi, l’opinion des Mapuche soit prise en compte ».

Le 12 septembre 1978, 115 Mapuche de 90 communautés de la VIIIe et IXe région analysent le projet du gouvernement et, au soir de cette assemblée, décident la création des Centres Culturels Mapuche.

2. Un fait de conscience politique national

Le Pouvoir tente d’interdire les Centres culturels mapuche et arrête 9 de leurs dirigeants, détenus à Panguipulli au sud du Chili, puis, devant la menace d’un soulèvement populaire impossible à définir et à réprimer légalement, les libère, mais crée aussitôt les “Conseils Régionaux mapuche” pour doubler les Centres culturels d’une organisation officielle.

Entre le 15 et le 18 décembre 1980, les secondes journées nationales des Centres culturels mapuche établissent un programme d’action. Le Congrès (Aukinko n°1) n’obtiendra d’existence légale que sous la déclaration notariée de l’Association Générale des Petits Agriculteurs et Artisans (Asociación Gremial de Pequeños Agricultores y Artesanos) qui prend le nom de AD-MAPU.

Les partis politiques posent la question mapuche en des termes neufs et la presse offre une résonance publique au fait ethnique car elle ne peut en effet traduire aucune idéologie de gauche et se trouve, par la force des choses, intéressée par les caractéristiques d’AD-MAPU.

Pour la conscience politique chilienne, la question mapuche devient un fait national. Grâce aux immigrés, notamment à Santiago, elle devient aussi un fait populaire et une réelle prise de conscience de l’identité mapuche par les Chiliens eux-mêmes.

Enfin, l’analyse de la réalité paysanne laisse apercevoir, au travers de ses irréductibilités écartées ou ignorées par le sectarisme des idéologies classiques, les symptômes d’une réalité qui, sous couvert des structures formelles imposées par la colonisation, trahit que le paysannat chilien est aussi d’origine indigène [18].

VI. AD-MAPU

1. Expression politique mapuche

Il n’est pas possible ici de retracer, même brièvement, l’histoire des missions religieuses en territoire mapuche. Leur implantation est certainement importante. Il existe même des prêtres mapuche. Les évangélistes sont bien représentés et on assiste actuellement à un déferlement de missions d’églises messianiques nord-américaines.

Officiellement, l’Église catholique parraine les Centres Culturels, mais l’unité d’action imposée par les Évangélistes oblige à une certaine objectivité ; c’est ainsi que les invitations à la réunion d’information du 12 septembre 1978 sont adressées non seulement aux responsables chrétiens des communautés, mais à des responsables laïcs tels que les professeurs mapuche. À ces journées participeront des hommes comme Melillan Painemal, dont le “détour” par le front de classe marxiste a été très accusé puisque nombre d’entre eux furent à plusieurs reprises pressentis par les partis marxistes pour les représenter dans les institutions chiliennes.

Dans le prologue du projet des statuts, l’influence des responsables chrétiens est encore manifeste : « … inspirés par la foi chrétienne et son évangile : aimez-vous les uns les autres et demandant à Dieu qu’il nous aide et nous illumine… »

Mais en 1980, lorsque les statuts de AD-MAPU sont déposés, ce prologue a disparu, et très vite AD-MAPU est perçu par les communautés mapuche comme la force politique de la société mapuche. Le principe des quotas financiers permet à la nouvelle Direction de transformer l’organisation des Centres culturels en parti politique.

Pour les Mapuche, qui se reconnaissent Mapuche parce qu’ils vivent en communautés, le principe des quota signifie que AD-MAPU devient le bras politique des communautés vis-à-vis du monde extérieur, mais que cette force est celle de ceux qui répondent favorablement aux prescriptions de ses statuts et pas forcément aux obligations traditionnelles, ni à celle des autorités qui leur correspondent.

Or, les Mapuche ont une très longue et riche histoire du dialogue avec les institutions chiliennes qui peut difficilement être ainsi réduite aux dispositions de statuts politiques chiliens.

Il semble que la référence la plus importante à laquelle se réfère la société mapuche, soit la Confédération Nationale des Associations Régionales Mapuche. Mais, cette organisation territoriale n’avait été envisagée par le Gouvernement de la Démocratie Chrétienne que pour promouvoir une structure de production agricole de type coopérative.

En 1971, ses principaux représentants avaient rejoint les rangs de la gauche chilienne et les leaders mapuche avaient adhéré au front de la lutte des classes, soit avec les syndicats, soit avec les partis politiques.

Le “détour historique” du “front de classe” permit aux responsables mapuches de maîtriser les analyses marxistes et de connaître les ressorts de l’économie occidentale.

Il ne fait pas de doute que les Mapuche ont fait ainsi une expérience décisive des partis, des syndicats, des organisations économiques et politiques occidentaux. Mais ce serait illusoire de conclure que cette participation mapuche ait été une intégration aux structures chiliennes.

Cette participation paraît plutôt une alliance conjoncturelle. Les Mapuche ne sont pas engagés en tant que membres de leur communauté dans le débat politique chilien. Leur communauté demeura autonome de l’État et ne s’allie aux institutions occidentales que pour en tirer bénéfice. On connaît des Mapuche de cette époque, inscrits indifféremment à quatre partis politiques. En 1980, la nouveauté est que cette alliance n’est plus nécessaire, car AD-MAPU devient le parti politique des Mapuche, une organisation de défense du pouvoir des communautés plus que le pouvoir des communautés elles-mêmes, car les chef des grandes familles, ne participent pas à AD-MAPU. En effet, leur pouvoir est territorial et non pas idéologique, et s’il devait à nouveau s’exprimer ce serait sans doute au travers de la constitution de Conseils communautaires, de leur association régionale et de la confédération de ces associations.

Alejandro Lipschutz [19] proposait déjà en 1971 :

« Nous devons garder à l’esprit la nécessité imprescriptible de la création d’un Conseil du Peuple Mapuche, c’est-à-dire d’une assemblée représentative mapuche avec des ramifications régionales et locales. Pour cela, on conseillera la convocation d’une assemblée constituante des Mapuche pour discuter et élaborer le projet du Conseil du Peuple Mapuche. Ce projet devra être approuvé par un Plébiscite Mapuche… ».

AD-MAPU, l’expression politique du pouvoir mapuche vis-à-vis de la société chilienne, devient non seulement le porte-parole privilégié de l’Indianité Mapuche vis-à-vis du monde extérieur, mais également le centre de la conscience politique mapuche qui maîtrise à la fois le langage de l’une des deux sociétés présentes et le langage de l’autre. Aussi a-t-il conscience de l’impérieuse nécessité d’exprimer la volonté mapuche dans un discours qui puisse être compris de ses interlocuteurs : la nécessité d’une expression théorique spécifique.

AD-MAPU a eu raison de dire qu’il n’ y avait que deux systèmes. Il concevait parfaitement l’un, le système capitaliste mais sur le second il se trompait lorsqu’il l’interprétait selon la vision occidentale comme un pouvoir le collectivisme et ignorait que Karl Marx lui-même avait proposé une dialectique selon laquelle c’est par le travail réciproque et donc la communauté organisée selon le principe de la société originelle elle-même qu’il appelait communisme primitif) qui prévaudrait lorsque la science lui permettrait de le reconnaître rationnellement comme créateur des valeurs humaines.

Le système capitaliste ne mourra pas de lui-même parce que c’est un être vivant et qu’il n’y a pas d’être vivant qui veuille mourir de lui-même mais il mourra parce qu’il sera parvenu au terme de son évolution ou parce que la conscience humaine le maîtrisera. La réflexion par soi et pour soi est déjà la conscience des mammifères, parce que les animaux homéothermes sentent qu’ils sentent ce qui leur permet de réagir aux variations de leurs sensations immédiates et de produire de la chaleur où elle manque ou de la refroidir où elle est excessive. L’homéothermie est un mécanisme élémentaire de réflexion « biologique ». Celui qui vit par lui-même et pour lui-même crée des sensations d’une certaine sorte (tous frappés du sceau de l’égoïsme) qui sont justifiés par la vie. Et l’égoïsme est la référence du libéralisme et du capitalisme (la concurrence vitale, le libre échange) au nom de l’être vivant.

L’homme a cependant ce privilège qui lui permet de prendre du recul par rapport au sentiment égoïste et de différer ses sensations immédiates en fonction d’autrui. Ceux qui vivent selon la réciprocité créent donc des sentiments d’une autre sorte que ceux de l’égoïste. Il faut préciser ici que les personnes qui ne pratiquent pas les différentes relations de réciprocité avec autrui ne peuvent acquérir ces sentiments.

Les divers sentiments humains que l’homme réciproque peut alors éprouver sont les sentiments réfléchis par la réciprocité – pour l’essentiel, l’amitié, la justice, la responsabilité, la confiance, la solidarité… – mais encore faut-il savoir quelle relation de réciprocité engendre l’amitié, la justice, la confiance, la solidarité, la responsabilité… !

VII. Éléments de la théorie mapuche

1. L’identité culturelle et l’autodétermination

« Prenant en compte que le peuple Mapuche existe […] Déclare : qu’il existe un vide de direction d’authentique représentativité pour guider, orienter, défendre, planifier le développement et la prospérité des Mapuche dans leurs plus diverses activités, tout en conservant tout ce qui signifie leur patrimoine culturel et social d’aborigène qui spécialement et en premier lieu est et sera la possession de la Terre et la vie en communauté [20]. »

2. L’écodéveloppement

Ce point de vue est bientôt suivi d’une analyse plus économique où les conditions de développement mapuche sont exprimées en termes déco-développement.

« Une des constantes de l’histoire de l’humanité est l’étroite relation de l’homme et de son milieu.
 
Pour nous les Mapuche, la nature est un ordre en constante évolution, l’homme est partie prenante de cette nature et la participation qui lui incombe est de maintenir son équilibre.
 
Les transformations qui se sont produites pour notre peuple nous poussent de jour en jour à rechercher de nouvelles alternatives de solutions à nos inquiétudes et à trouver l’équilibre nécessaire à notre survie. C’est pour cela que nos actions en tant qu’organisation dynamisent l’unité, en renforçant, ranimant, orientant ou programmant les activités culturelles communautaires : mingako, ngillatun, palin, créant dans la mesure où les ressources le permettent des programmes de santé, d’éducation et d’économie. (…)
 
Chaque groupe ethnique possède ses idées sur le monde qui l’entoure […]. Nous les autochtones avons une vision particulière du milieu dans lequel nous vivons. La preuve en est que jusqu’à aujourd’hui différents groupes survivent dans distinctes régions de la terre, avec leurs propres caractères culturels, en dépit de l’écrasant procès de colonisation et d’assimilation programmé par les sociétés dominantes. (…)
 
Nos principes idéologiques ont pour fondement l’harmonie écologique […] et c’est sur la base de ce principe que nous voulons élaborer nos normes d’action qui aident à conserver notre mode de vie comme sociétés indigènes. (…)
 
En tant qu’êtres humains, nous sommes des êtres doués de raison qui avons le droit de faire valoir nos principes, lesquels, cela est clair, sont différents de ceux des sociétés colonisatrices.
 
Ce que nous voulons aujourd’hui, c’est être les sujets de notre propre destin en évitant l’assimilation mais en cherchant une intégration véritable qui fasse valoir notre participation aux changements comme acteur ou agent du changement avec pour base notre patrimoine culturel.
 
Ce patrimoine culturel a une relation avec la Terre qui est la base de notre organisation traditionnelle. C’est pour cela que notre lutte est ordonnée au maintien et la récupération de notre souveraineté sur la terre, utilisant pour cela nos propres forces parmi lesquelles, sans aucun doute, l’organisation communautaire et notre pilier principal pour la revendication de nos droits.
 
L’organisation est l’outil pour réussir les transformations que tout peuple réclame et dont le programme ne doit oublier aucune des activités de l’être humain (…).
 
L’expérience nous a démontré que toutes les organisations et institutions étrangères qui ont eu accès aux communautés indigènes, ont essayé de trouver des solutions aux problèmes de la réalité sociale de façon fragmentaire, c’est-à-dire avec des programmes spécifiques de santé, agricoles, éducatifs, d’organisations de partis politiques, etc., qui imposaient des systèmes différents dans la conception du monde, avec des méthodes ou des techniques également différentes de notre approche culturelle (…) [21]. »

Manifestement, le discours mapuche tente de trouver sa voie dans les systèmes philosophiques qui ont cours parmi les cercles d’appui, mais il affirme de plus en plus avec force le lien de l’organisation communautaire et de la spécificité autochtone.

3. L’ethnodéveloppement

Enfin, la réciprocité est considérée comme le fondement de la structure économique et sociale et principe d’organisation de la société elle-même :

« Nous les Mapuche, nous constituons un peuple, avec une culture, avec une histoire propre, qui nous fait nous différencier du reste de la société chilienne ; situé sous une systématique et permanente politique de “domination” appliquée tout au long de l’histoire de notre pays par les différents régimes, mais à laquelle notre peuple a su résister héroïquement, aujourd’hui toujours disposé à continuer la lutte pour ses légitimes aspirations de peuple ethnique. (…)
 
Pour les Mapuche, comme pour la majorité des groupes ethniques, la terre est un bien d’usage, un bien social sur lequel est fondée et est structurée la base productive sur les principes de coopération et réciprocité, déterminant la collaboration mutuelle et la participation des différents groupes qui forment et déterminent la base sociale de notre existence en tant que groupe ethnique [22]. »

Ce texte, adressé au Général-Président Augusto Pinochet en août 1982, sera complété par une offre d’alliance aux paysans et ouvriers chiliens qui se présente comme un choix de société.

4. Crise politique et choix de société

« Projet alternatif du peuple mapuche (1983) [23] : Considérant :

– Que, les droits du peuple mapuche sont continuellement sous-estimés par les autorités de la société dominante,

– Que, nos valeurs culturelles et notre droit à la possession digne de notre territoire sont méconnus,

– Que, la Constitution Politique de l’État ne nous considère pas comme un peuple distinct de la société globale,

– Que, on nous impose des modèles économiques étrangers à notre système de vie (…)

Nous nous prononçons :

– Pour une nouvelle société juste et démocratique, où notre peuple participera à égalité de droits avec les autres secteurs sociaux du pays. Nous croyons qu’une nouvelle démocratie sans la participation du peuple mapuche ne peut être une démocratie.

– Nous sommes favorables au développement et au progrès de la société en participant à une union de fer entre paysans et ouvriers de notre patrie. Notre lieu historique est d’être unis à eux en participant activement au procès de transformation sociale, économique et politique de la société.

– Pour l’autonomie et l’autodétermination de notre peuple quant au fait que nous devons être gestionnaires et protagonistes de notre propre procès de développement.

– Finalement, et conjointement à ce qui précède, nous exigeons la participation à la rédaction d’une nouvelle Constitution Politique qui protège et garantisse nos droits et notre patrimoine culturel en accord avec notre identité ethnique ».

Résolutions de la IIIème Journée Nationale de AD-MAPU. Temuco, le 27 janvier 1983.

CONCLUSION

La solidarité entre les divers secteurs sociaux du pays selon la politique de réciprocité proposée comme une alliance “de fer” entre indigènes paysans et ouvriers peut conduire à une nouvelle Constitution qui protège l’acquis d’un peuple et lui donne une base économique autonome dans l’avenir.

Les responsables mapuche ont raison de dire qu’il faut donc reconstruire l’autorité de l’État sur de nouvelles structures économiques qui tiennent compte de leur point de vue, mais cela peut aller loin. Les Chiliens eux-mêmes peuvent repenser les structures économiques pour d’autres objectifs que ceux de l’économie capitaliste.

Les occidentaux ont certainement pris conscience que l’indépendance politique des pays du Tiers-Monde constituait une frontière dynamique pour de nouveaux systèmes de valeurs, et en conséquence procèdent souvent par liquidation de leurs avoirs coloniaux plutôt que d’imaginer leur reconversion sur place.

On peut aussi constater que les théories monétaires de l’économie occidentale s’appuient aujourd’hui davantage sur la spéculation et les effets de la désorganisation de ce qu’il est convenu d’appeler les systèmes périphériques que sur l’investissement dans leur croissance capitaliste.

Les principales puissances capitalistes ont pour ressources les conflits qui paralysent l’organisation économique du monde, plus directement encore, leur politique organise militairement le hold-up international et ruinent les états du Tiers-Monde pour des décennies, ou bien les contraignent à s’intégrer dans une économie capitaliste de façon misérable ou honteuse. Pourquoi ne pas prévoir le développement d’une économie post-capitaliste qui s’inspire des principes de réciprocité ?

On reproche à l’économie politique, aux technologies appropriées, aux structures d’écodéveloppement, au principe de la valeur et à celui de l’extension des relations de réciprocité, de promouvoir un développement limité et lent. Mais il pourrait avoir au contraire des conséquences rapides : une politique d’extension des relations de réciprocité n’est pas seulement orientée sur l’autodéfense mais sur le contrôle immédiat de territorialités considérables libérées de la menace qui s’accroît tous les jours sur l’humanité.

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III. Réciprocité mapuche : front de civilisation et front de génération

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Notes

[1] José Bengoa et Eduardo Valenzuela, Economía mapuche. Pobreza y subsistencia en la sociedad mapuche contemporánea, editado por PAS, Santiago, Chile, 1980, p. 15.

[2] La conquête et la soumission de l’Araucanie ne s’achèvent qu’après la Guerre du Pacifique, à la suite d’un dernier soulèvement indien en 1881 et 1882.

[3] La loi du 4 décembre 1866 fait de l’État l’unique acquéreur de terres indigènes, fixe les grandes lignes de la politique des Réductions indigènes, nomme un Protector de Indígenas, et décide de la vente aux enchères des terres acquises par l’État en lots de cinq cents hectares. Cf. Álvaro Jara, Legislación indigenista de Chile, México, 1956, 126 p.

[4] En 1884, après l’étouffement du dernier grand soulèvement mapuche, la colonisation s’est concrétisée par l’application de la Loi indigène votée en 1866 : la totalité du territoire mapuche fut déclarée « propriété fiscale » dont des portions furent attribuées à des groupes individualisés en qualité de « réserves » : les autres terres furent cédées à la colonisation chilienne. Les réserves étaient décernées par un Titre de Grâce (Título de Merced) établi au nom du chef d’un groupe d’indigènes, dans lequel figuraient, en plus des limites topographiques, les noms de tous les membres du groupe. Cf. Milan Stuchlik, Sistema de terratenencia de los Mapuches contemporáneos. Conferencia presentada en el XXXIX Congreso de Americanistas de Lima, 1970.

[5] Bengoa et Valenzuela, op. cit., p. 39.

[6] Stuchlik (1970), op. cit., p. 4.

[7] Ce phénomène est étudié par Milan Stuchlik : Life on a Half Share : Mechanisms of Social Recruitment Among the Mapuche of Southern Chile (1976). Lire aussi Stuchlik (1970), op. cit., pp. 5-10.

[8] Milan Stuchlik, Organización de la producción entre los mapuches contemporáneos, formas de colaboración y relaciones económicas. Corporación de la Reforma Agraria. Temuco, marzo de 1971.

[9] Milan Stuchlik, Sistema de terratenencia de los mapuches contemporáneos (1970), op. cit., p. 2.

[10] Cf. José Bengoa, Las economías campesinas mapuches, serie documentos de trabajo n° 6, Grupo de Investigaciones Agrarias, Academia de Humanismo Cristiano, Santiago de Chile, octubre de 1981 pp. 1-40. Voir aussi Milan Stuchlik (1970), op. cit.

[11] José Bengoa, op. cit., p. 3 (c’est l’auteur qui souligne).

[12] José Bengoa, La división de las tierras mapuches, serie documentos de trabajo n° 2, Grupo de Investigaciones Agrarias, Academia de Humanismo Cristiano, Santiago de Chile, julio de 1980.

[13] Gonzalo Bulnes A., Los Mapuches y la Tierra, Pequeñas ediciones INC, Rotterdam, 1980.

[14] Stuchlik, Organización de la producción entre los mapuches contemporáneos (1971), op. cit., p 4.

[15] Le Conseil Œcuménique des Églises (COE, en anglais World Council of Churches) est une organisation non gouvernementale à intérêt social et à caractère confessionnel, fondée en 1948 et qui siège à Genève (Suisse). L’objectif du COE est l’harmonie entre les chrétiens au travers de réalisations concrètes communes. En 2018, le COE compte 350 membres de presque toutes les traditions chrétiennes. L’Église catholique n’en est pas membre.

[16] Cf. José Bengoa, Trayectoria del campesinado chileno, Grupo de Investigaciones Agrarias, Academia de Humanismo Cristiano, Santiago de Chile, julio de 1982.

[17] Centre Assesseur et Planificateur De Recherche et Développement.

[18] Cf. José Bengoa, Trayectoria del campesinado chileno, op. cit.

[19] Médecin et scientifique chilien d’origine lettone, Alejandro Lipschutz Friedman (1883-1980) a fortement plaidé en faveur de l’autonomie des peuples autochtones.

[20] « Déclaration de Principes », Titre Préliminaire, Centro Cultural Mapuche, Chile, 1982 (ce sont les auteurs qui soulignent).

[21] AD-MAPU, Documentos sobre ideología, filosofía y política de la indianidad, julio de 1982.

[22] Carta al Señor Presidente de la República (Lettre au Président de la République), AD-MAPU, Santiago, 6 de agosto de 1982.

[23] Resoluciones de la III Jornada nacional de la Asociación Gremial de Pequeños Agricultores y Artesanos (Résolutions de la IIIe journée nationale de l’Association syndicale des petites agriculteurs et artisans), AD-MAPU, Temuco, 27 de enero 1983.


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