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Réciprocité Mapuche : front de civilisation, front de génération

II. La Parole politique mapuche : 1. Les structures de réciprocité

Dominique Temple | 2022

I. Les structures de réciprocité de la société mapuche

1. Les communautés

Dans le n° 12 des Cahiers d’Information Agraire : “El pueblo mapuche : historia antigua e reciente” (1984) [1], on trouve un résumé concernant l’antique organisation de la société mapuche d’un point de vue économique où il est rappelé que celle-ci était constituée de familles étendues :

« Le lobche était l’unité économique chargée de cette production et aussi de sa consommation. Chaque lobche était composé d’un groupe plus ou moins grand de parents »
 
Une note précise : « Ces groupes de parents s’appellent aussi “famille élargie”. Famille élargie composée non seulement du père, de la mère et des enfants, mais aussi d’autres parents proches (oncles, grands-parents, cousins, beaux-frères, gendres, petits-enfants, etc.) [2]. »
 
Cette unité d’économie domestique est un modèle extrêmement répandu dans le monde. Il n’est autre par exemple que l’oikos sur lequel les Grecs fondèrent l’oikonomia d’où est tiré le terme moderne d’économie : c’est l’unité de production/consommation de la famille étendue dont la raison est la satisfaction des besoins de tous et où tout est commun. Cette forme de partage est dite aussi réciprocité collective (un pour tous, tous pour un), que l’on peut appeler peut être plus justement la communion. Et d’ores et déjà, la contradiction entre son principe – la réciprocité – et le principe de l’économie régie par l’accumulation capitaliste est une antinomie car c’est en effet le besoin de tous et sa satisfaction qui motive la production réciproque et non pas l’accumulation sans limite des richesses des uns dans le but de surpasser autrui et le dominer.
« Ces unités familiales ne s’occupaient que de la satisfaction des besoins du groupe. En d’autres termes, on ne produisait que ce qui était nécessaire pour maintenir, à un niveau acceptable, les individus qui formaient le lobche.
 
Ce système de production et de consommation a attiré l’attention des Espagnols qui étaient habitués au “gain” et au “profit”, fruit de l’exploitation de certains hommes par d’autres. Ils ne pouvaient pas comprendre le système de production mapuche. Un cacique l’explique ainsi à un Espagnol : “Nous n’avons aspiré ni à des royaumes, ni à des terres ou seigneuries. Pas d’hacienda [exploitation agricole], ni or, argent, luxe, ni apparat : que la vie humaine se contente avec peu quand elle n’est pas malheureuse ni ambitieuse. Ainsi nous n’avons jamais fait la guerre, ni cherché à amplifier notre seigneurie” [3]. »

Nous l’avons dit, la réciprocité implique de rompre toute relation égoïste ou retournée vers soi-même (dite incestueuse). Elle ne saurait donc s’enfermer non plus dans une “identité” sélective, comme la famille nucléaire par exemple. Claude Lévi-Strauss a bien formulé cette loi des organisations communautaires : l’identité constituée par une relation de face-à-face de réciprocité mais fermée sur elle-même serait condamnée à la même issue fatale que l’identité de l’individu qui prétendrait s’auto-suffire, si elle ne s’ouvrait pas de façon systémique sur autrui. C’est dans Les structures élémentaires de la parenté, au chapitre consacré à l’organisation dualiste, que Lévi-Strauss illustre la loi de la priorité de l’altérité sur l’identité, en se référant au travail de R. F. Fortune, Sorcerers of Dobu [4]. Cet auteur met en relief la coutume selon laquelle tous les membres d’une communauté s’associent entre eux lorsqu’il s’agit de célébrer un mariage de l’un des leurs avec une personne d’une autre communauté mais qui, lorsque le mariage a lieu à l’intérieur de leur groupe, doivent pour pouvoir le légitimer se diviser préalablement entre deux moitiés telles que chacune puisse considérer l’autre comme différente. La différenciation semble alors un préalable à la réciprocité. Ce n’est pas un préalable proprement dit mais une condition constitutive de la relation réciproque : elle veut dire que la réciprocité qui serait confondue avec une symétrie qui redoublerait l’identité sur elle-même ferait l’impasse sur ce qui définit la réciprocité anthropologique.

Rappelons que la réciprocité anthropologique pose comme condition d’apparition d’une conscience commune la relativisation de sensations antagonistes telles que l’anxiété et le désir, motivées par l’opposition et l’union, l’attraction et la répulsion, la différence et l’identité, de sorte qu’apparaisse de leur relativisation mutuelle une résultante contradictoire. Cette résultante née dans une situation que Lévi-Strauss qualifie de contradictoire devient au sein de la réciprocité une conscience affective exactement la même pour l’un comme pour l’autre puisque produite autant par l’un que par l’autre. La réciprocité est l’occasion à la fois de cette relativisation et de cette réflexion sur elle-même de l’affectivité qui engendre la Conscience qui apparaît à l’homme comme une révélation, celle-là même que à mon avis les Mapuche appellent alors l’Esprit ou les Esprits (Ngünechen ou Pillán…) et qui relie donc à présent les lobche entre eux.

C’est dès l’appropriation de la terre et de la production des vivres que le travail, chez les Mapuche, reçoit une définition opposée à celle qui prévaut avec le colonialisme. Pour les Mapuche, le travail est directement associé à la production pour autrui, c’est-à-dire à la réciprocité.

À l’intérieur de la communauté, dans l’intimité du lobche, la réciprocité est immédiatement productrice et consommatrice : le travail est inséré dans la réciprocité, autrement dit la réciprocité est le mode de relation qui informe le mode de production économique et donne au travail forme et valeur. La valeur du travail est alors la valeur d’usage imprégnée du sentiment créé par la réciprocité et pas seulement définie par l’utilité : l’effort du travail est aussitôt justifié par le sentiment éthique qu’il produit. Dans les catégories de Karl Marx, la “consommation productive” est directement associée à la “production consommatrice”.

Rappelons que dans l’analyse de la production capitaliste Marx montre que la consommation productive se réfère à la dépense d’énergie productive du capital, c’est-à-dire au travail salarié dont le travailleur ne contrôle pas la valeur d’usage. L’ouvrier ne peut donc motiver son travail par l’effort qui se justifierait par sa participation à la création d’une œuvre commune susceptible de créer le bonheur. Cette consommation productive est limitée à la nécessité d’assurer la survie de chaque jour par le salaire, dont la quantité est déterminée par le prix de la reproduction de la force de travail.

Par production consommatrice, que Marx a aussi appelé vraie consommation, il entend la consommation de l’énergie nécessaire à la production de son bien-être, de son pouvoir spirituel, de ses sentiments, de ses valeurs éthiques, de sa culture ; une valeur dont le producteur est pleinement responsable, la valeur telle qu’elle est comprise par l’homme libre et souverain. Cette distinction, rarement précisée lorsqu’on parle de travail, est cruciale : d’une part, répétons-le, le travail est compris comme celui d’un homme responsable de ses actes. D’autre part, l’œuvre est séparée de la responsabilité de son auteur qui n’a aucun contrôle sur elle. Cette distinction est devenue cruciale parce que le système capitaliste est sans fin ou illimité et que les hommes qui y contribuent ont perdu toute chance d’arrêter leur croissance aveugle. Cette distinction semble sans intérêt pour les capitalistes qui n’ont pas encore compris que si personne ne contrôle la croissance d’un système basé sur le profit, leur passion, qui ne se justifie que dans un monde aux ressources infinies, conduit à la guerre, à l’implosion et au chaos lorsque les ressources de la planète sont limitées. Mais cette distinction semble également sans importance pour les prolétaires pour qui le travail, bien qu’asservi à la production du capital privatisé, leur assure par la croissance générale une amélioration substantielle de leurs conditions d’existence. C’est en effet l’augmentation du pouvoir d’achat des salariés qui assure la consommation de la production capitaliste, et leur consommation productrice qui en promouvant l’amélioration qualitative de ses conditions d’existence, qui assure l’innovation de nouvelles valeurs d’usage susceptibles de motiver l’investissement du capital en vue de sa croissance.

Mais la crise écologique signifie dans le fond que la science et la technologie permettent une exploitation quasi immédiate des ressources de la planète jusqu’à leur épuisement et que cette croissance qui mobilise aussi bien le capital que le travail arrive à un seuil critique.

Revenons à la situation des Mapuche, des « gens de la terre », et des paysans chiliens donc. Rappelons l’argument initial de Marx : en dehors de toute intégration dans une relation de réciprocité qui justifie son investissement, la force de travail qui n’a d’autre fonction que de maintenir sa reproduction pour un salaire, est déterminée par un rapport de force pour la soumettre à la production du capital. Cette relation de force s’instaure lorsque l’appropriation de la terre et sa distribution, ordonnée par la communauté parmi les lobche, est confisquée par les colons pour leur propre bénéfice. Ici, la disparition de la réciprocité à laquelle se substitue un échange entre salaire et main-d’œuvre implique immédiatement un changement dans la nature du produit du travail. Cette question de la privatisation de la propriété est donc décisive.

« Le lobche, quant à lui, n’était soumis à aucune domination et jouissait de son indépendance car il contrôlait ses ressources productives : la terre, les outils techniques et la main-d’œuvre. Ainsi l’explique un écrivain espagnol… Les terres “leur sont venues de leurs ancêtres, desquelles ils tirent, grâce à l’agriculture, leur subsistance… chaque famille a son territoire, qui n’est contesté par personne d’autre, de qui ne viendrait aucune parenté, et ils la possèdent en commun” [5]. »

Et chez les Mapuche, le travail ne peut être mutilé de sa fonction sociale.

« C’est par le lobche, que s’organisait aussi le travail et se décidait comment redistribuer les produits obtenus. Les travaux agricoles, effectués avec des outils manuels (huellos), étaient réalisés en communauté (mingaco) et entourés d’une ambiance de fête : “Ces jours sont de réjouissance et de divertissement entre eux… la campagne où ils travaillent est parsemée de cruches de chicha et divers foyers pour rôtir la viande, des marmites de pois, d’où les femmes leur apportent de quoi manger et boire à mesure [6]. »

Chacun reçoit de ses relations avec autrui les sentiments et les valeurs qui sont produits par la relation de réciprocité et si les Mapuche construisent l’allégresse commune comme les fondateurs de l’économie politique grecs l’eudaimonia (le bonheur) par l’effort dans le travail, il est par contre difficile aux Espagnols de ressentir de tels sentiments du moment qu’ils ne pratiquent plus la réciprocité. Fascinés par l’or et l’argent, mus par l’accumulation privatisée de capital, ils sont naturellement animés par les sentiments produits par la privatisation de la propriété et l’accumulation capitaliste. Mais ils ne peuvent plus interpréter ce qu’ils observent chez les Mapuche qu’en ignorant radicalement leurs valeurs. Dans l’aveuglement sur la finalité de la production-consommation du système mapuche, ils défendent l’idée qu’ils peuvent déduire de ce que produirait le travail mapuche s’il était intégré dans leur système de non-réciprocité et de privatisation de la propriété – c’est-à-dire comme si les Mapuche étaient leurs salariés potentiels autrement dit selon une représentation mutilante de toute dimension éthique et de toute conscience affective spécifique de la valeur.

« Les Espagnols, au contraire, avec une autre façon d’aborder la vie et de penser, trouvaient que ce système économique des Mapuche était typique des “paresseux qui n’ont pas d’autre occupation et dont le meilleur travail est de semer, et comme ils se contentent de peu, ils travaillent peu, et le reste de leur temps est consacré à manger, boire, danser et jouer” [7]. »

Il n’empêche que si cette économie pouvait être sobre mais suffisante pour créer l’abondance pour tous, elle était capable de produire les sentiments qu’expriment la joie de la danse, de la musique ou de toute autre forme d’art et d’amour.

« Les produits agricoles les plus importants étaient la pomme de terre (on dénombrait 30 variétés), le maïs, le piment, les haricots, la quinoa, la citrouille, le mago, le madi, la teca et les fraises. Un Espagnol de cette époque, se référant à la région de Concepción, écrivait : “Les naturels ont du maïs et des haricots et des pommes de terre et une herbe comme du sable qui est très bonne pour eux [8]. »
 
« Chaque lobche était abrité dans une ou plusieurs ruca (maison) : “Les maisons, que les naturels savent très bien faire et de façon solide, avec de grandes planches, et beaucoup de très grandes, et avec deux, quatre et huit portes. Elles sont remplies de toutes sortes de nourriture et de laine [9].” Les lobche vivaient de façon très dispersée à une bonne distance les uns des autres, il n’y avait pas de formation de villages [10]. »
 
« Les mots précédents montrent l’importance de la parenté dans la vie sociale et culturelle du Mapuche. Les lobche sont l’unité de base de la société mapuche. Ces groupes de parents sont reliés à d’autres groupes de diverses manières, mais principalement par des liens matrimoniaux. Il semblerait qu’au seizième siècle, il y ait eu des groupes plus importants et permanents, constitués de plusieurs lobche apparentés. Le mot rehue ou regua semble l’indiquer ; “À certaines époques de l’année, ils se réunissent dans un lieu qu’ils ont désigné à cet effet, qui s’appelle regua, ce qui revient à dire “lieu où ils se réunissent”… Ce rassemblement permet de compter les crimes et les morts, et ils se marient et boivent longtemps” (…) [11]. »

Les limites de la parenté sont surmontées par une forme de réciprocité élargie, que nous avons commentée dans une perspective religieuse (le Ngillatun). Il est question maintenant de l’assemblée qui constitue la communauté à partir du même principe qui organise la communauté de base, la communauté de parenté dans la famille étendue, le lobche. Cette assemblée périodique constitue déjà l’ébauche d’une communauté politique où les deux dynamiques de bienveillance et de malveillance sont maîtrisées par le principe de réciprocité.

De cette façon, l’indépendance du lobche était quelque peu limitée par ce grand rassemblement ou rehue, où la justice était administrée et les relations entre les groupes étaient ordonnées. Cette parenté ou groupe de lobche avait un cacique, également appelé lonco par les Mapuche [12]. Cela signifie qu’il y avait beaucoup de caciques. Mais parmi tous, l’un d’entre eux était reconnu comme un Cacique général, comme “plus ancien ou plus noble en lignée [13]” (…).
 
Ainsi : “L’organisation politique de la société mapuche se caractérisait par l’absence d’un pouvoir central. Comme l’écrit un espagnol : “Non seulement ils ont résisté à l’empire Inca, mais ils n’ont jamais voulu admettre de roi, de gouverneur, ni justice de leur propre nation… de fait chacun a suivi son propre chemin, ou chaque famille et parentèle par le sien, choisissant chacune parmi tous le plus digne et le plus âgé pour qu’il les gouverne, auquel les autres se soumettaient, sans empire, ou pression ni vassalité… sans le rémunérer, ni lui donner plus d’obéissance que celle du respect des parents” [14]. »

La vision qui se dégage de ces commentaires est celle d’une organisation politique et non pas religieuse. Or, nous avions vu combien celle-ci était d’une importance prégnante sinon décisive lorsque les observateurs étaient surtout missionnaires. Les deux Paroles coexistent évidemment dans toute société humaine.

Quoi qu’il en soit pour notre réflexion, l’important est de montrer la discordance pour ne pas dire l’antinomie de la civilisation mapuche et de la civilisation occidentale : cette contradiction n’est pas due à ce que l’une disposerait de la Parole politique et l’autre de la Parole religieuse, qui s’ignoreraient l’une l’autre parce qu’antagonistes, mais parce que les deux modalités de la fonction symbolique sont dans la civilisation mapuche rituellement ressourcées en permanence à la matrice des origines, le principe de réciprocité, tandis que les deux Paroles religieuse et politique des Occidentaux ont délibérément rompu avec le principe de réciprocité pour adopter le principe de non-réciprocité, c’est-à-dire la dynamique du Pouvoir. Ce choix condamna ses partisans à se donner une autre origine que l’assemblée constituante, qui puisse leur servir de commune référence : celle-ci est la jouissance que médiatise le fétichisme de la valeur dans la valeur d’échange (l’or à cette époque) et que leur assure aujourd’hui le libre-échange d’une part et d’autre part un monothéisme proclamé “mission” universelle. La concurrence sans limite pour la domination du monde conduit actuellement à l’arme nucléaire et à l’arme monétaire, les seules formes de supériorité dont peut se prévaloir la civilisation occidentale pour maintenir sa domination sur le monde mais qui met en jeu désormais la vie sur la terre, et cela à brève échéance.

Il apparaît donc que les différents groupes mapuche issus d’une même origine restaient en communication par leurs relations de réciprocité de parenté et des relations de réciprocité économiques. Ils formaient des congrégations qui s’alliaient à leur tour entre elles des communautés voisines. Les membres de ces congrégations procédaient à des fêtes périodique dont les rites témoignent de la structure de réciprocité spécifique des Mapuche – les plus importants sont le ngillatun et le palin dont nous allons essayer de résumer la compétence politique.

2. Le Ngillatun

Lisons la description qu’en fait Milan Stuchlik :

« Le ngillatun, la plus grande cérémonie religieuse mapuche, est un rite de fertilité ou de renforcement, qui a lieu toutes les quelques années pour chacune d’une série de Réductions appartenant à une congrégation de ngillatun donnée. Une congrégation de ngillatun se compose de plusieurs Réductions contiguës, dont les membres partagent des liens de parenté et de géographie. Lorsqu’une congrégation définie effectue un ngillatun, elle invite ses voisines à participer, mais pas en tant que groupes organisés, les membres de chaque rassemblement sont invités à y assister en tant qu’invités individuels des membres individuels du rassemblement parrainant. Les membres de ces congrégations rendront réciproquement l’invitation quand leur tour viendra d’organiser la cérémonie, mais de nouveau les invitations seront établies par les membres individuels de la congrégation aux individus qui ont parrainé les cérémonies précédentes [15]. »

Cette précision indique que le dynamisme qui anime l’organisation politique communautaire est la réciprocité et non la collectivisation. La communion d’origine propre au lobche où il semble que tout est à tous et où tout un chacun participe à une production consommée collectivement ne peut justifier une interprétation d’une appropriation collectiviste telle que l’imagine Marx au commencement de l’appropriation de la nature par l’homme. Chez les Mapuche, la forme collective du travail ou de la consommation est une union de relations qui sont en réalité des relations de réciprocité et qui demeurent fondées non par une identité commune mais au contraire par un rapport à l’autre qui fait droit à sa différence. L’espace amplifié par le partage à l’intérieur du ngillatun révèle alors cette dynamique de la réciprocité comme le principe commun de toute organisation singulière ou collective du travail pour autrui et le caractère fondamental de la réciprocité qui est d’être productrice avant que d’être consommatrice. C’est bien le travail pour autrui qui instrumente l’offrande réciproque et qui est la matrice de l’amitié, qui peut être multipliée par le nombre de partenaires dans une cérémonie commune grâce à la Parole d’union où l’amitié devient un sentiment de confiance qui n’appartient plus a personne mais se confond avec un sentiment indivis figuré par un totem. Et si nous insistons sur ces remarques de Stuchlik c’est parce que la communion des origines ne doit pas être écrasée dans un collectivisme identitaire – une erreur qui a été souvent faite sous le nom de communisme primitif et notamment par le marxisme historique pour justifier le collectivisme qui fut l’impasse de la révolution bolchévique.

« Le ngillatun ne se présente donc pas tant comme un rite de solidarité congrégationnelle, mais plutôt comme un rite dont la fonction est de reconfirmer les relations dyadiques d’amitié personnelle, celles qui peuvent ou non être fondées sur des liens de parenté avec les membres d’autres rassemblements [16]. »

Cette autonomie du choix des alliances ne peut cependant remettre en question l’extension de la réciprocité à l’ensemble de la communauté d’alliance entre les familles, car une famille ne peut proposer un ngillatun sans que toutes les familles de sa communauté ne réagissent aussitôt et ne réponde à cette initiative en reproduisant cette invitation, chacune à ses alliés. On peut dire que le pouvoir de la réciprocité verticale de la congrégation relaie le pouvoir des relations de réciprocité horizontale des familles de mais aussi que ces réseaux d’intérêts familiaux rendent difficiles les affrontements des communautés en tant que totalités rivales.

« Il est probable que l’esprit festif intra-congrégationnel se développait plutôt pendant les préparatifs de la cérémonie que pendant la célébration elle-même. Une série de communications ritualisées sont effectuées entre les familles participantes après avoir pris la décision de tenir un ngillatún [17]. »

D’autre part, à l’occasion du ngillatun, chaque lobche tente de s’allier de nouveaux partenaires, c’est-à-dire qu’elle cherche à multiplier les dyades. Ces relations bilatérales sont donc engagées comme éléments d’une chaîne ou d’un réseau de réciprocité productive qui crée un commencement de réciprocité généralisée et non pas pour se fondre dans une structure collectiviste. La dyade est un fait de réciprocité vivant On sait que la reproduction du don par les donataires équivaut à une surenchère sur le don du donateur. Cette surenchère est tout le don du contre-don. C’est bien ce que suggère Milan Stuchlik lorsqu’il dit :

« Une ambiance de fête et de mutuel sacrifice, bien qu’envieux, se répand dans toute la congrégation dès qu’est divulguée la nouvelle du nombre d’animaux et de quelle espèce chaque famille a l’intention de sacrifier pour célébrer ses invités particuliers [18]. »

3. Le jeu de Palin

« Le palin est une célébration ritualisée du jeu mapuche de chueca, une sorte de hockey champêtre. Le jeu est une rencontre entre deux communautés avec des liens importants d’amitié, souvent basés sur la parenté, mais parfois non. Ces jeux sont accompagnés de prières, de danses et d’un banquet. Souvent dans le passé récent, le jeu servait à résoudre des différends importants entre deux communautés afin d’éviter la possibilité d’un conflit armé (Coña 1973 : 29), ce qui indique qu’il y avait une certaine forme d’intégration idéologique [19]. »

Le palin est donc un jeu qui serait comparable au hockey mais ordonné à la fête et surtout à de grands festins. Le processus de la réciprocité sous-jacent de ces jeux et festivités rituelles est à peu près le même que celui du ngillatun. L’organisateur invite personnellement un joueur d’une communauté voisine et par des fêtes ou invitations s’assure de la solidarité de ses proches ou alliés jusqu’à ce que huit d’entre eux aient établi des relations bilatérales dans la communauté défiée.

« Chaque joueur de l’équipe engageante doit inviter personnellement un joueur de l’autre équipe à être son adversaire et à participer à un banquet après le match. Le banquet est obligatoirement rendu lorsque le jeu est réengagé au bout d’un an, et cela ne dépend pas de laquelle des deux équipes a gagné [20]. »

Chaque membre de l’équipe invitante assume seul la réciprocité de la fête à laquelle il convie son kon (“ami”), et celui-ci devra reproduire l’invitation un an plus tard et faire preuve à son tour de la même générosité, quelle que soit l’issue de la partie de palin. Le jeu n’est donc pas une compétition dont le vainqueur pourrait attendre un avantage mais la représentation d’une structure de réciprocité de face-à-face, d’alliance.

Si pour la formation des paires de joueurs, le jeu ne peut se dérouler que si l’organisateur a motivé huit de ses compagnons jusqu’à constituer les neuf dyades nécessaires, il n’est pas possible d’inviter plusieurs communautés au tournoi, et chaque partenaire est tenu à une seule relation de réciprocité avec son partenaire kon, de sorte que le processus de réciprocité est ici arrêté par une dualité et une égalité (de joueurs).

Comment s’expliquent cette dualité et cette égalité ? Il semble que le jeu transcende l’état de guerre lorsque celui-ci est menaçant mais au niveau des sous-ensembles lorsque cela est difficile au niveau des ensembles. C’est ce que corroborerait l’observation du lonko Pascual Coña (1973 : 29) cité par Milan Stuchlik :

« Très souvent, dans un passé récent, le jeu de palin servait à résoudre des différents importants entre deux communautés pour ainsi éviter la possibilité d’un conflit armé [21]. »

C’est l’état de guerre entre totalités communautaires, qui peut être ici dépassé par des relations de réciprocité entre les sous-ensembles des communautés en question, c’est-à-dire les familles elles-mêmes. On a ici une démonstration que la réciprocité productive n’est pas destinée à l’accumulation de richesse matérielles : ce qui importe est l’égalité du face-à-face et ceci de façon à ce que l’amitié soit délivrée de toute mesure par un imaginaire particulier, autrement dit de sorte qu’il ne puisse dépendre des avantages des uns sur les autres selon la nature et engendrer la rivalité et la guerre. En ce sens les interprètes qui réduisent la réciprocité à un échange selon les modalités de leur propre système économique sont devant une nouvelle impasse qui les amène à conclure que la réciprocité est improductive, parce que dans le palin strictement égale. En réalité, elle est au contraire productrice mais de valeur pure mesurée par un signifiant matériel : l’égalité des partenaires produit un sentiment pur qui n’a pas de limite et qui s’impose donc à l’inimitié qui résulterait de l’inégalité produite par la concurrence ou la violence.

La conscience affective produite par le palin est d’une telle précision quant à sa finalité éthique qu’il n’est pas possible de suppléer par un cadeau à la difficulté de l’un de ses membres d’assurer le banquet de réception de son partenaire.

« Une telle célébration est l’occasion de nombreuses visites parmi les participants avant que le jeu lui-même ne se produise. Nul n’est autorisé à aider un autre participant à couvrir ses frais de banquet personnel. Un prêt pourrait aider, comme en toute autre occasion, mais il n’est pas permis de faire un cadeau pour faciliter la participation d’un membre relativement pauvre. On dit qu’une telle action réduirait la rigueur entre les deux “amis” kon [22]. »

4. Triadisation verticale et horizontale

Si la réciprocité est d’abord productrice et si elle crée l’abondance, elle peut produire un déséquilibre qui aboutirait à la compétition entre les producteurs pour être “le plus grand”. L’interprétation occidentale ne peut la comprendre que dans ses catégories d’accumulation du capital selon l’intérêt privé des partenaires de l’échange et doit imaginer que c’est dans leur intérêt respectif que les producteurs-consommateurs propriétaires de leurs moyens de production multiplient les relations dyadiques puisque chacune d’entre elle est productrice d’excédents. Et elle peut aussi considérer qu’elles créent une entité supérieure qui réalise les conditions de paix les plus propices à la production de la richesse. Mais selon Stuchlik :

« Le ngillatun et le palin sont des célébrations entre plusieurs communautés. Elles sont significatives par leur dépendance aux contacts dyadiques horizontaux dans lesquels se parle le langage d’une amitié personnelle, plutôt que dans les relations hiérarchiquement structurées, auxquelles les concepts de moralité et de légitimité sont ceux qui unissent et cimentent [23]. »

C’est à la lumière de cette perspective que l’on doit comprendre alors ce que Siegfried Nadel [24]appelle “triadisation” et “intégration”.

« Nadel parle de triadisation des relations dyadiques (1957:86). Avec ce concept, Nadel indique que ces relations sont d’une grande importance pour des tiers. Ceux-ci portent des jugements sur ces relations selon qu’elles correspondent ou non à leurs propres valeurs, ou s’ils voient aussi leurs propres intérêts améliorés ou lésés par ces relations. Une telle triadisation contribue à intégrer les participants à ces contrats dans une entité plus large, et chaque institution, même la plus complexe, peut être réduite à une série de ces contrats dyadiques et triadisés. En mettant l’accent sur les relations dyadiques, qui sont au cœur de leurs institutions sociales, les Mapuche ne perdent jamais de vue les liens et les divisions qui existent entre eux, et les implications que les uns et les autres ont pour tous [25]. »

Si les Mapuche ne perdent jamais de vue les relations qui existent entre eux, les implications que chacune d’elles peut avoir sur toutes les autres et la multiplication des relations dyadiques peuvent-elles se justifier par un bénéfice matériel ? Ou sont-elles, comme le propose de son côté Fredrik Barth [26], des relations “d’incorporation” à une totalité qui serait ainsi un “tiers collectif” qui imposerait une réciprocité de type vertical aux relations de réciprocité horizontale ? Milan Stuchlik répond que :

« Mais comme l’implique le concept même de réciprocité, il y a des limites à l’inégalité des profits que les individus sont prêts à tolérer comme prix d’une telle incorporation, que cette incorporation soit au sein de la famille, de la communauté ou une nation [27]. »

Il constate que ces limites se “dramatisent” dans nombre de célébrations ou travaux communautaires de la société mapuche. Les Mapuche, en effet, n’acceptent pas que l’identité individuelle soit submergée par celle du groupe et récusent même les redistributions des organisations unitaires et collectives afin de préserver leur autonomie familiale.

Ces auteurs considèrent cette résistance des Mapuche à l’organisation collective comme le résultat d’un choix parce que l’organisation unitaire et hiérarchique se traduirait par des contraintes, tandis que les relations symétriques égalitaires se traduiraient par la confiance et l’amitié d’hommes libres.

« Au cours de la même cérémonie, l’ensemble des invitants et leurs invités dansent. La danse est suivie d’une chevauchée rituelle de cavaliers de la congrégation et de leurs invités. Cependant, il y a peu de communication entre les participants. Toute l’attention est concentrée sur la réception appropriée aux hôtes extra-congregationnels de chaque branche en leur donnant à manger et à boire. Le ngillatun, alors, se présente non pas tant comme un rite de solidarité congrégationnelle, mais plutôt comme un rite dont la fonction est de reconfirmer les relations dyadiques d’amitié personnelle, celles qui peuvent ou non être fondées sur des liens de parenté avec les membres d’autres congrégations [28]. »

Dans la réciprocité intercommunautaire de la société mapuche, telle du moins qu’elle se représente dans le ngillatun, il n’apparaît pas que ce soit l’unité communautaire qui impose ses critères d’existence plus que la propension de la société à s’engendrer par le don et la reproduction du don – par la réciprocité positive égalitaire, une “triadisation” plus “horizontale” que “verticale”.

Le palin suggère que la tendance des totalités à imposer une triadisation verticale est nettement contrôlée, dès le moment où cette tendance conduirait à la guerre, par l’autre tendance de la triadisation horizontale, celle des familles individuelles qui impose la paix. Pourtant, lorsque la société toute entière est menacée, ces relations de paix interethniques servent à leur tour de relai à une intégration d’ordre supérieur et de type vertical afin de permettre l’unité de commandement pour la guerre. Mais celui-ci est éphémère. Il disparaît avec la fin des hostilités.

La société mapuche articule donc la réciprocité horizontale sur la réciprocité verticale, puis celle-ci sur celle-là en une structure spécifique qui confère une grande souplesse à son tissu social ethnique.

Lire la suite :

II. La Parole politique mapuche : 2. Éléments de la théorie mapuche

III. Réciprocité mapuche : front de civilisation et front de génération

Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "II. La Parole politique mapuche : 1. Les structures de réciprocité", Réciprocité Mapuche : front de civilisation, front de génération, 2022, http://dominique.temple.free.fr/spip.php, (consulté le 22 mai 2025).

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Notes

[1] Cuadernillo de Información Agraria, n°12 “El pueblo mapuche : historia antigua e reciente”, Grupo de Investigaciones Agrarias”, Academia de humanismo cristiano, Santiago - Chile (marzo 1984).

[2] Ibid., p. 11, et note 14 p. 73.

[3] Ibid., p. 11 (cf. Diego de Rosales, Historia General del Reyno de Chile, 1877, Imprenta de El Mercurio, Santiago, Chile).

[4] Cf. Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton & Co- La Haye, 1951, pp. 96-97.

[5] Cuadernillo de Información Agraria, op. cit., p. 12 (cf. Felipe Gómez de Vidaurre, Historia geográfica natural y civil del Reino de Chile, 1889. En Colección de Historiadores de Chile, XIV y XV, Santiago Chile).

[6] Ibid., pp. 12-13 (cf. Francisco Núñez de Pineda y Bascuñán, Cautiverio feliz y razón de las guerras dilatadas de Chile, 1863, en Colección de Historiadores de Chile, III, Santiago, Chile).

[7] Ibid., pp. 11-12 (cf. Diego de Rosales, op. cit.).

[8] Ibid., p. 9 (cf. Jerónimo Bibar, Crónica y Relación Copiosa de los Reynos de Chile, Fondo Histórico y Bibliográfico José Toribio Medina, Santiago, Chile, 1966).

[9] Ibid., p. 13 (cf. Pedro de Valdivia, Cartas de relación de la consulta de Chile, Editorial Universitaria, Santiago, Chile, 1970).

[10] Ibid., p. 13.

[11] Ibid., p. 14 (cf. Jerónimo Bibar, op. cit.).

[12] Ibid., en note 22 p. 15 : “Les espagnols appelèrent toqui tous les caciques. Cependant, pour les Mapuche, les toqui n’étaient des chefs qu’en temps de guerre seulement.”

[13] Ibid., p. 15 (cf. Diego de Rosales, op. cit.).

[14] Ibid., pp. 13-14 (cf. Diego de Rosales, op. cit.).

[15] Milan Stuchlik, dans Tom D. Dillehay (dir.), Estudios antropológicos sobre los Mapuches de Chile sur-central, Temuco, Pontificia Universidad Católica de Chile, 1976, p. 126.

[16] Ibid., p. 127.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 127.

[19] Ibid., pp. 128-129.

[20] Ibid., p. 129.

[21] Ibid., pp. 128-129.

[22] Ibid., p. 130.

[23] Ibid., p. 132.

[24] Siegfried F. Nadel, The Theory of Social Structure (1957).

[25] Stuchlik, op. cit., p. 132.

[26] Fredrik Barth, Models of Social Organization, (1966).

[27] Stuchlik, op. cit., p. 138.

[28] Ibid., p. 127.