Dans une récente étude consacrée au ngillatun, Erich Bohme Bello [1] écrit :
« En ce qui concerne la pratique même du rituel, lorsque les invocations ont été effectuées conformément à ce qui a été établi par la tradition, apparaissent, comme caractéristiques, une série de phénomènes qui retiennent notre attention. Non seulement les participants aux danses apportent avec eux de la nourriture (beignets, viande d’agneau et de cheval, [baie de] maqui et mudai [boisson fermentée]) qu’ils échangent indistinctement – et qu’ils consomment pendant la phase de prière – mais, dès que le Lonco donne le signal, commence un étonnant banquet de dons appelé Katrünelëmn, qui est ce qu’on appelle dans ce contexte l’acte de distribution ou partage réciproque de nourriture et de boisson (Augusta, 1991 : 4), celui-là même que Pascual Coña appelle “ripailles” (P. Coña, 1995 : 389). À cet égard, les pratiques documentées par Fray F. J. de Augusta présentent un intérêt particulier. Dans ses Lectures Araucanes, ce religieux commente que “le Konchotún est le don mutuel de la viande d’agneau de la manière suivante ; dont la conséquence est que les deux personnes qui l’ont manipulée, sont désormais unis par une sorte d’amitié, appelée konchowen, et ils se saluent mutuellement pour toujours elmi koncho, tú koncho [ton ami]” (Augusta, 1991 : 3). Ainsi nous notons l’un des objectifs immédiats de l’échange de dons qui s’articule dans le Nguillatún [2]. »
Ce riche commentaire présente la réciprocité comme un “échange de dons” reproduisant la double erreur de Mauss et de Lévi-Strauss, qui tous deux font du don un concept opératoire, et de l’échange l’articulation qui permet au don de l’un et au don de l’autre d’engager une dialectique de l’imaginaire du don (le prestige) et une croissance économique motivée par l’intérêt de chacun des partenaires. Le don est envisagé comme une prestation unilatérale, et pour établir sa relation avec le contre-don, ces auteurs supposent une interaction “d’échanges réciproques” motivée, selon Mauss, par un impératif de nature affective, le mana, impératif que Lévi-Strauss considère aussi comme de nature affective mais qu’il rapporte à l’intérêt du moi de chaque protagoniste de l’échange présumé. Le mana, pour Mauss, finit par s’individualiser dans le moi sous forme d’une valeur éthique : en donnant quelque chose, le donateur témoigne de son affectivité : en donnant, il donne du soi, dit il, et comme il est impossible au donateur d’aliéner son affectivité, il est impossible qu’il renonce à ce qui en témoigne, que ce soit de son autorité ou de sa compétence. Pour revenir à son foyer d’origine, le moi en question exige le retour d’autres biens identiques ou équivalents à ceux qui ont été donnés. Mauss parle alors “d’échange symbolique”, mais en définitive c’est bien en ressources matérielles que se traduit cet échange symbolique.
Lévi-Strauss parle aussi d’échange symbolique après avoir reconnu que le don établit une emprise sur autrui au point de l’assujettir à son donateur. L’échange lui paraît cependant séparer les donateurs selon leur intérêt propre et afin de leur permettre de conserver leur unité affective, d’où l’idée que leurs échanges sont cachés sous l’apparence des dons mais qu’ils seraient mus par l’intérêt bien compris de chacun. L’une des deux thèses imagine l’affectivité comme une force d’union (le mana) et l’autre comme une force qui oppose l’intérêt de l’un à celui de l’autre. Pour Lévi-Strauss, le rapport de force des protagonistes est finalement équilibré par le souci d’éviter la guerre et tend donc à la symétrie des valeurs constituées : cette symétrie, il l’appelle “réciprocité”. Sous-jacents à ces deux visions, on devine le principe d’opposition, que Lévi-Strauss considère comme la modalité essentielle de la fonction symbolique, et la Parole d’union que Mauss ne parvient pas à préciser et laisse prisonnier d’une affectivité indistincte, le mana – que Lévy-Bruhl a ensuite théorisée sous le nom de “catégorie affective du surnaturel”.
Rien d’étonnant à ces théories compliquées : l’une et l’autre proviennent de chercheurs immergés dans leur société où l’individualisme, le libre-échange et la propriété privée atteignent un tel degré de développement que la réciprocité disparaît et que toutes les affectivités communes engendrées par la réciprocité sont oubliées ou effacées. Faute de pouvoir les éprouver, et contraints de ne ressentir à leur place que celle de leur moi (l’affectivité est toujours une), ces auteurs projettent la représentation de leur intérêt sur les sentiments des autres sociétés que la leur. D’où l’interprétation occidentale de la réciprocité mapuche comme seulement une redistribution de biens matériels.
Erich Bohme Bello s’étonne alors d’un paradoxe :
« Ainsi, s’articule dans le banquet un processus étendu de réciprocité généralisée. Bien sûr, et comme nous l’avons déjà établi, chaque famille située dans l’un des nombreux foyers situés sur le pourtour du Lepun a porté à la célébration du Nguillatún la totalité des biens de consommation qu’ils possèdent. Pour cette raison, le volume de nourriture disponible impliqué dépasse toujours la capacité de consommation des participants, y compris les invités et les spectateurs du Nguillatún. Cela implique que, bien qu’une partie des mets échangés finissent jetés dans le Lepun, les gens mangent en quantités inhabituelles des agneaux, pignons, sopaipillas, mote et pommes de terre, en plus de boire le mudai qu’ils portent dans les metahues, ou cruches sacrées.Il est intéressant également – et paradoxal – que la tradition oblige ces personnes à dépenser tout ce qu’elles ont, alors que la prière qu’ils sont en train d’adresser a essentiellement pour motif d’assurer par médiation divine la subsistance ou le bien-être matériel, c’est-à-dire en termes significatifs pour ces sociétés : la nourriture [3]. »
Pourquoi éliminer que la contribution matérielle des participants a pour objectif de créer entre les hommes une valeur spirituelle l’amitié ? C’est comme si l’on prétextait que le miracle de la multiplication des pains et des poissons dans la tradition biblique signifiait un mode de production de la richesse au lieu de comprendre que le partage est le lieu de la création de la vie surnaturelle, la conscience de l’amour ou de l’amitié entre les hommes (le pain du ciel), et que l’on veuille lui substituer l’idéal inverse qui peut être effectivement celui de tout observateur quand il se présente au nom de la société capitaliste et comme son témoin autorisé. Il est clair que lorsque chacun apporte non seulement pour sa propre subsistance mais aussi pour celle des autres, le nombre des biens rassemblés soit un multiple du nombre de personnes participant à cette offrande et que la surabondance paraisse prodigieuse au point de fasciner qui ne s’intéresse qu’à l’accumulation des richesses. Et si l’on s’en tient à cette vision prosaïque du miracle, on peut alors être surpris que les Mapuche soient assez désinvoltes pour abandonner l’excédent de ce qu’ils ont offert et consommé. Pourquoi abandonner tous ces biens ? Erich Bohme Bello s’étonne :
« Or, si l’usage conditionne les Mapuche à gaspiller sous forme de partage leur stock alimentaire avec leurs pairs et à élever une part pas nécessairement moindre en offrandes aux divinités, il apparaît, à titre d’interdiction, quelque chose peut-être encore plus surprenant. Une fois la cérémonie terminée (ce qui suppose l’extinction de tous les foyers), les participants ne peuvent rien ramener à la maison (c’est moi qui souligne), ou du moins – comme on nous l’a dit – rien qui leur ait appartenu auparavant (S. Coña, 2006 ; Linconao, 2006) [4]. »
Cela ne prouve-t-il pas que l’objectif de l’offrande réciproque est de constituer un sentiment spirituel et non pas de s’approprier des biens matériels – et que les participants au ngillatun entendent que cela soit bien clair ? Mais Erich B. Bello propose une autre explication :
« La description ci-dessus du Nguillatún nous oblige à considérer un aspect fondamental : que ce rite est, au fond, une célébration efficace en ce qui concerne la mentalité et l’esprit du groupe et que, surtout, “il se matérialise dans l’abondance de la nourriture partagée” (Foerster, 1993 : 97). C’est pourquoi la notion du Fait social total de Marcel Mauss nous est présentée comme une première instance théorique pour mieux comprendre ce qu’est le Nguillatún en termes symboliques, en particulier son implication matérielle, c’est-à-dire dans ce qui touche à la manière dont ces groupes ont soutenu leur existence au cours du temps.L’un des phénomènes étonnants dans le Nguillatún est de constater comment le sacrifice (d’espèces, d’animaux ou même d’humains) se caractérise par le fait que ce qui est “sacrifié” subit un processus de sacralisation (c’est moi qui souligne) qui le sépare irrémédiablement de la sphère du profane. Par cela, nous comprenons que ce pour quoi la prière est élevée, est payé ou rendu par la communauté à Nguenechen dans l’acte du sacrifice proprement dit. Si nous l’observons encore une fois sous l’angle théorique de Mauss, nous remarquons qu’il y a un Don qui est (et doit être) rendu dans un Contre-don et que cela représente un élément fondamental dans l’articulation de l’économie des Mapuche. En d’autres termes, les Mapuche font un sacrifice en se défaisant de leurs moyens de subsistance pour, soulignons le paradoxe, assurer leur subsistance, qui retourne dans la bienveillance du créateur qui retourne son don en permettant des conditions climatiques favorables qui, au bout du chemin, leur assure de bonnes récoltes.Ces caractéristiques sociales immergées dans le rite nous permettent de comprendre que le Nguillatún est, au fond, un évènement qui donne sens à la vie sociale des communautés mapuches parce que, dévoilé, il nous réfère à un problème qui est essentiellement économique. Et cela non seulement parce que les prières sont normalement en relation avec le climat et les récoltes, comme nous l’avons indiqué précédemment, mais surtout parce que, en tant que pratique, il se limite – cela dit dans les termes ethnocentristes pertinents – à marquer des étapes productives [5]. »
Laissons de côté la boîte noire de Marcel Mauss (le “fait social total”). Lévi-Strauss est plus précis : à partir du moment où la réciprocité mobilise les choses, celles-ci reçoivent un sens indistinct qui se confond avec leur valeur. C’est la Parole d’opposition qui permet ensuite d’assigner à chacune d’entre elles en particulier sa part de sens, sa signification par rapport aux autres. Nous ajouterons que la Parole d’union leur reconnaît à toutes une valeur commune. Il n’a pas échappé à Erich Bohme Bello que l’analyse en termes précapitalistes des sociétés amérindiennes se heurtait à des évidences contradictoires et, en particulier, que la réciprocité productive engendrait une forme d’abondance matérielle du moment qu’elle avait pour conséquence immédiate de satisfaire les besoins de tous au lieu de produire la richesse incommensurable des uns et la misère absolue ou relative des autres.
Aussi fait-il une brève allusion aux observations de Malinowski selon qui l’économie des Trobriandais est l’inverse de celle des Anglais ; pour conclure :
« L’un des nombreux phénomènes qui pourraient attirer l’attention de quelqu’un d’étranger aux coutumes de ces communautés est le fait que dans la pratique même du Nguillatún, les biens de subsistance sont consommés dans une abondance grossière et gaspillés sans discernement. Cela se produit selon l’idée qu’il est possible de comptabiliser tout l’excédent (ou la richesse aux yeux d’un occidental moyen) accumulé par ces communautés pour que, une fois perdu, elles puissent activer un nouveau cycle de production. Un économiste formel dirait que cette pratique est, au fond, un moyen artificiel de créer une pénurie pour inciter le groupe à entreprendre un processus de production nouveau et plus efficace [6]. » (C’est moi qui souligne)
C’est un des mérites de Sahlins, que l’auteur cite, d’avoir cependant montré que l’économie politique assurait l’abondance aux communautés amérindiennes alors que l’économie capitaliste la réservait à ceux qui s’appropriaient les moyens de production. Nous avons discuté cette thèse de Sahlins dans La dialectique du don (1983) [7] et n’y reviendrons pas.
Erich B. Bello ajoute :
« Or, nonobstant ce qui précède, et bien que la finalité matérielle du rite ait cette particularité, sa qualité de dispositif culturel nous rappelle que, comme acte, celui-ci est toujours inconscient ; en ce sens, n’oublions pas que “la culture ne dérive pas de l’activité rationnelle des individus” (Sahlins, 1997 : 9). »
(Et c’est pour cela qu’il est urgent d’éclairer par la raison ce que les hommes vivent de façon empirique, ce qui est le but de la Théorie de la réciprocité…).
« Une autre particularité immergée dans le Nguillatun est que, au-delà du fait de gouverner (et de stimuler) le début d’une nouvelle phase de production, le fait que dans cette cérémonie les biens de la communauté sont dépensés dans un festin, implique que les différences sociales et les émotions antagonistes basées sur la possession d’excédents et l’accumulation soient résolues avec succès dans la pratique même de ce rituel. En ce sens, un rôle qui n’a pas été reconnu dans le Nguillatun des Mapuche est celui de la particularité qu’il a de devenir une sorte d’égaliseur ou, plutôt, un facteur qui perpétue l’ordre social traditionnel, en assurant une cohabitation moins encline aux conflits interpersonnels ou entre les unités domestiques. Ceci parce que leur célébration tend à égaler les familles en termes de leurs possessions matérielles de sorte que les différentes chances de chacun ne deviennent pas permanentes ni plus profondes. Tout le monde dépense pendant le banquet tout ce qu’il a, sans qu’il importe que des foyers aient plus de nourriture ou d’autres biens de consommation à perdre. En ce sens, il est un égalisateur social, mais, plus que cela, ce que le Nguillatun fait est de perpétuer la structure et la forme sociale en vigueur. Ainsi, en évitant la richesse des uns au détriment des autres, il réaffirme le statut supérieur du Lonco et de la Machi [8]. » (C’est moi qui souligne)
Or, il est acquis que dans toutes les communautés du monde régies par l’autorité spirituelle engendrée entre les hommes par la réciprocité, cette autorité ne recherche pas un pouvoir temporel mais spirituel. Il serait bien étonnant que les Mapuche dérogent à la règle.
Revenons à l’idée que poursuit Erich Bohme Bello. Il met en évidence un fait important : si la nature n’est pas séparée du spirituel, si donc le sacrifice humain est prohibé au bénéfice de l’alliance du spirituel et du matériel, alors le principe de l’offrande réciproque est aussi celui de l’économie politique même réduite à la production et à la consommation la plus prosaïque qui soit, car le commandement est bel et bien celui de reproduire la réciprocité de bienveillance – ce qui veut dire que l’on ne peut considérer autrui comme un pur esprit et que l’on doit lui offrir immédiatement les conditions d’existence qu’il requiert : l’hospitalité est le principe de l’économie qui oblige à produire pour autrui. Voilà le ressort de la production économique que reconnaît l’auteur : l’hospitalité est due à tout humain qui se présente en face de soi : le toit, la nourriture, la protection, l’attention sans lesquels il est perdu (orphelin). La production économique est ici impérieusement recommandée comme devant obéir à celle qui dès l’origine a permis la relation de réciprocité positive entre les hommes, la réciprocité productive qui conduit au partage.
Mais Erich Bohme Bello noie cette dynamique dans une forme générale (un fait social total) dont on ne sait rien d’autre qu’elle soutient son existence dans le temps… Cette image renvoie à l’idée défendue par Karl Polanyi que les avantages économiques sont “embedded” (immergés, enveloppés, incorporés) dans des liens affectifs et symboliques comme le noyau d’une pêche dans la pulpe du fruit. Et donc ce ne sont pas les conditions d’existence qui sont mises en jeu par le sacrifice pour produire l’essence de ce qui est en dehors de l’existence et qui s’appelle surnaturel, mais au contraire, le surnaturel qui serait le garant des conditions de vie…
Le contresens s’instaure lorsque pour satisfaire la théorie libérale de la société capitaliste les commentateurs refusent de prendre en considération que cette économie de biens existentiels est indissociablement liée à la production du sentiment d’humanité qui la justifie. Le contresens s’instaure lorsqu’ils mutilent le rapport des hommes entre eux, lorsqu’ils le réduisent à un troc ou un échange. Ils dévalorisent leurs prestations en les privant de leur dimension symbolique et dénaturent la joie dans le plaisir de la concupiscence ou pire de la soif du pouvoir accumulé dans la valeur d’échange : ici ce qui est en jeu est l’inversion de la valeur dans le rapport de force des capitalistes, qu’ils mesurent par le prix. La défiguration de la valeur dans le prix des choses que détermine leur rapport de force selon les intérêts de chacun conduit à l’implosion de la société humaine par le vide de toute éthique dans la conscience de ses protagonistes. Et c’est pourquoi on observe comme un très violent raidissement intellectuel des auteurs lorsque l’on touche à cette question de la valeur. Les capitalistes ne peuvent pas supporter que l’éthique participe de la définition de la valeur. Ils se justifient en disant qu’elle est une entrave à la représentation des choses et à la mesure de leurs rapports de force. Ils définissent l’utilité par la valeur d’échange marginale de leur production, et cette valeur marginale par le profit minimum en proportion du capital investi. Autrement dit, dans un système de non réciprocité, toute production de sentiment commun et toute dimension de la valeur de responsabilité, de confiance ou de solidarité et même de justice est éliminée.
Revenons plutôt à la question de fond. Pourquoi les hommes ne se contenteraient-ils pas d’appréhender leurs valeurs spirituelles à partir de leur expérience et ne se communiqueraient-ils pas entre eux selon leur imaginaire indépendamment de ceux qui choisissent la non-réciprocité ?
Je connais deux raisons qui font obstacle à cette solution : la première met en cause la nature de l’affectivité. Nous avons dit que l’affectivité est absolue et la conscience qui en procède également. Il n’y aurait donc aucun obstacle à ce que la Loi s’impose à tous ; mais plusieurs structures sociales de base différentes répondent au principe de réciprocité et créent chacune une conscience affective spécifique qui entre en compétition avec les autres. Nous en avons un exemple dans le ngillatun – la réciprocité généralisée –, pour reprendre l’expression de Erich Bello, mais aussi le lieu où s’articulent des réciprocités individualisées comme le koncholuwën. La réciprocité de partage produit la conscience collective ; et la réciprocité individualisée, l’amitié singulière entre deux hommes. Entre les consciences engendrées par ces deux formes de réciprocité, qui l’emportera en cas d’obligations différentes ? La loi de la communauté ou l’amitié des particuliers ?
C’est la question dont traite la tragédie de Sophocle : Antigone. La confrontation des deux héros Créon et Antigone oppose deux systèmes de réciprocité. Créon est devenu le prince de la cité et doit faire régner la Justice qui interdit d’attribuer une sépulture aux frères d’Antigone qui se sont entre-tués. Mais Antigone, leur sœur, est liée par une amitié indéfectible qui doit la sépulture à ses frères. La tragédie montre l’irréductibilité de la contradiction entre l’affectivité de la conscience issue de la réciprocité généralisée (la Justice) lorsqu’elle est prisonnière de l’imaginaire de la cité, et l’affectivité de la conscience née d’une relation de réciprocité simple lorsqu’elle est prisonnière de l’imaginaire de la parenté : la justice d’un côté et l’amitié de l’autre.
Le raisonnement est le même pour la conscience affective créée à partir d’un système de réciprocité complexe et pour la conscience affective issue de structures de réciprocité élémentaires : une structure ou un système de réciprocité engendrant une conscience affective (toujours absolue) peut conduire par son exclusive à l’annihilation des structures de réciprocité qui lui opposent une conscience affective différente. Par exemple, le souverain pontife de l’Église chrétienne (Pierre) témoigne de l’absolu de sa loi par le meurtre d’Ananie et de Saphire [9]. Selon lui, la réciprocité collective de la communion chrétienne crispée autour d’un Dieu unique engendre la foi, qui s’actualise dans un commandement qui ne tolère pas d’être défié par la valeur engendrée par une autre structure de réciprocité, fût-elle celle de l’amour, ici représentée par la relation matrimoniale d’Ananie et de Saphire, l’amour mutuel. Le meurtre d’Ananie et de Saphire est le symbole du sacrifice de l’amour à la foi. On répondra que ce double meurtre est symbolique et qu’il signifie que hors de la réciprocité il n’y a pas de salut puisque chacun perd tout accès à la vie spirituelle.
Cependant, chez les Mapuche, la philia, le koncholuwën est primordial. Ces observations sont décisives : elle permettent de comprendre pourquoi chaque civilisation tente de coordonner entre elles les différentes structures de réciprocité en aménageant leurs interfaces pour permettre à chacune d’elle d’être productrice de la valeur dont elle est spécifiquement la matrice, en précisant pour chacune un espace qui lui soit propre. Ainsi, par exemple, le souci de maîtriser la violence par la réciprocité négative est réservé au guerrier, et celui d’assurer la justice au magistrat.
Au cours de leur histoire, les sociétés ont tenté d’articuler les différentes structures de réciprocité entre elles pour construire des systèmes complexes générateurs d’une affectivité commune qui donne au titre de citoyen une dignité égale. Mais chacune de ces références est tributaire de l’absolu de l’affectivité du système de réciprocité qui la soutient (rappelons que l’affectivité est toujours une) et dès lors le choc des cultures peut être terrible : nous avons analysé la rencontre des colons et des sociétés de l’Amérique comme un choc de civilisation qui du point de vue économique s’est traduit par un quiproquo historique et la ruine matérielle des empires précolombiens au profit de l’accumulation précapitaliste occidentale [10]. Et l’on pourrait montrer que dans bien d’autres dimensions (religieuse, éthique, artistique…) l’affrontement des deux Mondes s’est soldé par des pertes incommensurables et irréparables.
Nous l’avons dit : le sacrifice qui permettrait de fonder la conscience affective comme un absolu est aboli dès le commencement. Chez les Hébreux comme chez les Mapuche, la Loi qui dit la primauté de la Parole de Dieu sur l’amour humain est dénoncée par l’interdit du meurtre et l’interdit de séparer le corps de l’esprit. Les machi mapuche témoignent que la fonction symbolique remplace le sacrifice par une relation d’alliance de la nature et de l’esprit. Mais est interdit également la profession de foi inverse c’est-à-dire l’élimination de l’éthique au profit du rapport des choses entre elles. Si l’on transforme la réciprocité en un rapport de forces, l’on restreint la conscience à la connaissance de ces forces et l’on change la liberté créatrice en pouvoir de domination et d’exploitation de l’homme par l’homme. Dans la Genèse hébraïque, cet interdit est même dit le premier : il est interdit à la conscience humaine de manger du fruit de l’arbre de la connaissance. Comme on l’a vu dans les rites mapuche et chrétiens manger signifie s’approprier et s’identifier à. Or, il est interdit de s’identifier au fruit de l’arbre de la connaissance c’est-à-dire aux représentations des choses pour elles-mêmes indépendamment de leur participation à la réciprocité qui leur donne sens (leur valeur). Ce n’est donc pas la science qui est proscrite mais le fétichisme de ses connaissances, par exemple le fétichisme raciste, dont nous parlerons par ailleurs, et le fétichisme capitaliste de la valeur d’échange.
La seconde cause de la catastrophe annoncée intéresse alors la Raison. Il faut ici être précis : la logique utilisée par la Raison est la logique décrite depuis l’antiquité comme un organon adéquat à la communication des connaissances, la logique dite de non-contradiction et plus précisément la logique d’identité qui définit les conditions d’une représentation objective de l’univers physique, et cela pour le plus grand bonheur de l’être vivant parce qu’il peut dès lors le maîtriser à son profit. C’est bien en tant que vivant que l’homme prend connaissance des rapports de force de la nature grâce à cette logique de non-contradiction qui souscrit au principe d’identité, de sorte que l’identité devient le fondement ontologique de l’existence telle qu’il la conçoit. Homère avait bien observé que “Hector mourant avait d’autres pensées” ; mais les Anciens constataient que c’est en tant que vivant que l’homme prend du monde une perception régie par les lois de la physique. Les Occidentaux se disent toujours les plus vivants des vivants, au point de prétendre à une différenciation telle que tout individu aurait le droit de faire valoir son intérêt propre sur celui de tous les autres du moment que par son intelligence et sa science il dominerait la situation et pourrait l’exploiter à son profit.
Or, le rituel mapuche comme ceux de nombreuses sociétés révèle que la réciprocité a pour objectif la genèse de la conscience indépendamment et de la physique et de la vie. Le Verbe est dit aussitôt au commencement puisqu’il paraît naître de rien, et à l’origine de l’humanité lorsqu’il se nomme lui-même. Le rite commande de reproduire les conditions de sa naissance, mais aussi, comme le disent les Guarani, celles de sa propre évolution.
C’est pourquoi la raison et la science sont aujourd’hui convoquées par les communautés autochtones qui gardent dans leur rituel et de façon empirique le secret de la genèse de la conscience et de la raison éthique. Mais quelle raison et quelle science ? Une raison légitimée par la reconnaissance d’une logique généralisée qui rende compte certes de la physique (grâce au principe d’identité) mais aussi de la vie (grâce au principe de contradiction), et qui reconnaisse enfin le Tiers inclus comme troisième polarité du devenir logique – ce qui revient à relativiser le principe de non contradiction et renoncer au principe du Tiers exclu de la logique de non-contradiction. Il s’agit de mettre fin à la mutilation de la Raison par la logique occidentale, du moins à l’utilisation abusive de l’“organon” logique de la Physique hors de son domaine de prédilection du moment qu’il est inadéquat pour rendre compte de la genèse et des propriétés de la Conscience. Il s’agit de respecter l’intégrité de la Raison. Or, la Physique elle-même nous y invite à présent ainsi que la Mathématique !
L’addiction au Pouvoir et le refus de reconnaître la réciprocité comme le premier des droits de l’humanité et le refus de reconnaître à la Raison de relativiser l’absolu de la conscience affective contraignent les uns à la trahison de la Raison, les autres à l’impuissance de la conscience affective.
L’émancipation de la Raison de sa logique unidimensionnelle permettra de libérer de l’empirisme les structures de production de la valeur et de développer les structures communautaires.
Nous conclurons que l’absolu de la conscience affective et la logique d’identité sont les deux obstacles que doivent franchir les sociétés modernes.
– II. La Parole politique mapuche : 1. Les structures de réciprocité
– II. La Parole politique mapuche : 2. Éléments de la théorie mapuche
– III. Réciprocité mapuche : front de civilisation et front de génération
[1] Erich Bohme Bello : « El Nguillatún de los mapuches : Antropología económica de un hecho social total », Revista de Historia y Geografía, n°30, 2014, pp. 37-56.
[2] Erich B. Bello op. cit., p. 49 (traduction D. Temple).
[3] Ibid., p. 49.
[4] Ibid., p. 50.
[5] Ibid., p. 51.
[6] Ibid., pp. 51-52.
[7] D. Temple, La dialectique du don, Paris, Diffusion Inti, 1983. Publiée en espagnol : La dialéctica del don, Hisbol, La Paz, (1986), réed. 1995, 3ème édition dans Teoría de la reciprocidad, vol. II (2003)
[8] Erich B. Bello, op. cit., p. 52.
[9] L’apôtre Pierre, devenu le chef de l’Église chrétienne, exigea que tous les Chrétiens donnent tous leurs biens à la communauté. Ananie et Saphire mirent de côté une partie de leurs biens comme assurance mutuelle de leur alliance matrimoniale. Dénoncés, l’apôtre Pierre les condamna à mort.
[10] D. Temple, Le Quiproquo Historique, (1992). Trad. en espagnol : El Quid pro quo Histórico. El malentendido recíproco entre dos civilizaciones antagónicas, Aruwiyiri, La Paz, 1997 ; rééd. dans Teoría de la reciprocidad, vol. III (2003) ; version française revue et augmentée dans la Collection “Réciprocité”, n° 12, 2018.