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janvier 2022

Je ne suis pas d’accord avec vous…

Dominique Temple

La raison de mon désaccord est que vous critiquiez l’économie capitaliste en ajoutant que personne ne propose de solution. Vous n’en proposez aucune j’en conviens, mais que signifie que vous disiez que personne n’en propose ?

Prétendre qu’il n’y a pas de solution signifierait-il que l’on ne dissocie pas ou que l’on ne veut pas dissocier l’économie capitaliste de l’économie politique, ou que l’on ne souhaite pas remettre en cause le capitalisme ?

Pour nous, la question est tout autre : faut-il suggérer un autre système économique qui oblige à tout modifier, depuis la Constitution jusqu’aux mœurs et coutumes des citoyens parce qu’ils sont tous compromis malgré eux ou collaborateurs volontaires ou encore formatés et inconscients ? Ou bien, au contraire, doit-on supposer que la société civile construit spontanément, inconsciemment, empiriquement et quotidiennement les conditions favorables à l’économie politique, et que celle-ci l’emportera progressivement sur l’économie capitaliste ?

La catastrophe ou l’évolution ?

Selon la première hypothèse (la catastrophe), il faudrait attendre que le système s’effondre pour que de ses ruines naisse une autre société. Jamais un système économique ne change qu’il n’ait au préalable épuisé toutes ses forces, ses ressources, et actualisé ses potentialités, fussent-elles de nuisance pour la société. Dans les termes de Marx : jamais une société n’abandonne son idéologie avant que les forces productives n’aient par leur croissance disqualifié comme obsolètes ses rapports de production. Cela s’est vérifié encore récemment avec le collectivisme en Europe de l’Est. Le problème, avec le capitalisme, est que les forces productives appartiennent aux capitalistes, et que tout changement ne constitue qu’une crise dans son développement, qui se résout dialectiquement à leur avantage et non par une révolution. Faut-il attendre la dernière crise ? Ceux qui soutiennent cette thèse se comptent sur les doigts de la main. Toutefois, au fur et à mesure que la catastrophe s’approche, ils deviendront plus nombreux !

L’autre hypothèse (l’évolution) est qu’aujourd’hui les techniques évoluent si rapidement et deviennent si complexes qu’elles échappent chaque jour davantage à ceux qui prétendent les manipuler à leur profit. Libres, elles devraient permettent à de nouveaux acteurs de bénéficier de la rigueur qui est la leur pour imposer au capital des normes qui lui sont étrangères. L’évolution de la science conduirait donc inexorablement au changement du pouvoir en faveur de la communauté internationale.

Cette autonomie de la technologie a cependant eu pour premier effet de permettre aux spécialistes de l’information de s’imposer au pouvoir, mais ce faisant ils ont créé une sphère supranationale (purement fonctionnelle) de vampires financiers qui ont mis en péril des entreprises capitalistes familiales ou nationales et même étatiques, la Grèce par exemple. D’où la réaction des possédants qui se réfugient comme dans des forteresses (le repli américain, anglais et allemand-européen, et de façon plus générale des capitalistes sur le capital patrimonial). Mais ce repli libère un espace à une autre dynamique que celle de la spéculation financière, pour une technologie productive des conditions d’existence de la planète à laquelle concourt désormais une partie de la science. Autrement dit, la science se met au service de la démocratie. Elle libère l’économie politique de l’économie capitaliste, du moins répond-elle de façon de plus en plus attentive à l’indignation de la société inquiète des échéances.

En faveur de la première thèse (le grand soir ou l’apocalypse), chaque jour nous rapproche de la dernière crise ! Mais faut-il l’attendre ?

En faveur de la seconde (doit-on accompagner l’évolution ?), on éviterait le chaos. Mais au risque d’accélérer la croissance du capital au lieu de la maîtriser !

La réponse commune serait la préparation d’une autre Constitution qui fonde l’économie sur d’autres principes que la privatisation de la propriété, l’exploitation de l’homme par l’homme et la croissance du profit ; tout en acceptant une interface entre l’économie capitaliste et l’économie post-capitaliste. Et nombreux sont ceux qui y travaillent…

Les intellectuels et les empiristes

Nombreux sont les critiques qui se réfèrent à leur pratique du quotidien pour opposer leur recherche de la « vie bonne » au pouvoir qui leur fait obstacle, tandis que les autres, beaucoup moins nombreux, font appel à une réflexion théorique sur les fondements de l’économie. Mais les premiers récusent leur approche dite « intellectuelle ». Les seconds accusent les premiers de toujours recommencer les mêmes erreurs parce que prisonniers d’une expérience immédiate.

Le pessimisme vis-à-vis de la théorie (et surtout vis-à-vis des thèses marxistes) se justifie par une constatation indiscutable : les idéologies et en particulier les idéologies marxistes ont toutes échoué. Et il est juste évidemment de récuser les systèmes qui ont fait faillite. Alors chacun fait état de sa seule conscience censée dicter un comportement juste ou vrai, une vérité mise à l’épreuve avec succès dans une pratique quotidienne (les jardins partagés, les monnaies locales, les associations : chorales, sports, conférences-débats, etc.). Ces relations créent immédiatement les sentiments d’amitié, de confiance, de responsabilité voire de justice ; et l’espoir naît naturellement que en se coalisant ils puissent donner un visage humain à un système économique dont par ailleurs on ne souhaite pas perdre les acquis. Conclusion, il faut corriger ses dysfonctionnements et aménager l’environnement. Cet empirisme est limité au local et dès lors nul ne se sent plus responsable que la terre soit mise en péril d’asphyxie ou de mort biologique lorsque la question du profit est en jeu à l’échelon national ou international. Tout le monde se sent justifié par son impuissance.

La question se pose toutefois : que signifie l’attitude hostile de tout le monde pour la théorie ? Est-ce seulement que la complexité et la puissance du système capitaliste soient hors de portée du contrôle démocratique ? Il y a une raison plus profonde encore qui nous est révélée aujourd’hui par les sciences cognitives. La réaction du sentiment précède toujours celle de l’argumentation, qui vient le plus souvent expliquer la décision prise au niveau de l’affect pour la soumettre à l’utilité que suggère l’idéologie ou la représentation que l’on se fait du monde, scientifique, critique ou autre. Du moment que la raison est inféodée à l’utilité des choses pour la croissance du capital et l’aliénation humaine, le sentiment des opprimés ou des démunis est révolutionnaire lorsqu’il s’élève spontanément contre ce qui fait injure à la dignité de l’homme. Mais voilà : l’idéologue propose une explication pour encadrer, assujettir, encastrer tout sentiment à un ordre des choses déjà donné ou préétabli. La récupération du sentiment par la raison utilitaire transforme le sentiment de celui qui perçoit cette trahison en colère ! On comprend alors le mépris des empiristes pour les doctrinaires. Mais pire, le pouvoir parvient par ses provocations à excéder la colère et à terroriser ses adversaires, les voue à la violence et les transforme en « terroristes ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, des Juifs ont été appelés terroristes, et des Résistants ont été appelés terroristes, puis des Vietnamiens, puis des Algériens et aujourd’hui des Peuls, des Kurdes, des Talibans. La stratégie de la terreur est celle de la fabrication des terroristes puis de leur élimination physique.

Et lorsque le crime prend la proportion qu’il a pris aujourd’hui, le cerveau ne peut pas en prendre la mesure : il n’est pas fait pour ça, de même que la génération de nos parents n’a pu concevoir que l’on puisse gazer industriellement et brûler des millions d’êtres humains. Devant l’effort qu’il faudrait accomplir pour prendre la mesure de la monstruosité, le cerveau affolé cherche désespérément une issue. Et aujourd’hui, les conseillers en communication offrent en moins d’une seconde une solution psychologique infaillible. Ils effacent l’image d’une réalité impensable par l’image d’une réalité pensable. Il faut une jeune fille comme Greta Thunberg pour avoir les paroles limpides, instantanées et justes qui les prennent de vitesse à la hauteur de la tragédie. Lorsque je cite Greta Thunberg, je pense aussi à Jean Palach et à Anas K. qui ont somatisé le crime du pouvoir dans leur suicide afin de le mettre à la portée immédiate de tout le monde. Greta Thunberg avec son cri à la limite de la folie et du génie, traduit une force affective incroyable pour toute une humanité meurtrie : le cri du silence qui dit la vérité nue : le grand cri

À cela, les raisonneurs répondent par un argument tout aussi décisif. Ils observent que tout sentiment est a priori absolu qu’il soit de plaisir ou de douleur, de joie ou de tristesse, fou ou de génie. Si le sentiment est le critère de vérité, la diversité des conditions d’existence et des sentiments qui leur correspondent conduit à leur affrontement. Il n’y a aucun espoir d’échapper à la violence de l’affectivité lorsqu’elle s’affronte avec une autre affectivité. Si l’on veut que l’affect des uns ne puisse interférer par la violence avec l’affect des autres, il faut convenir par la Loi d’une distance institutionnelle irréductible qui permette à chacun d’être à l’abri de la violence d’autrui – la démarcation de cette distance a justifié la privatisation de la propriété qui met l’absolu de chaque conscience affective hors de l’emprise de quiconque. Et tant pis si celle-ci conduit à la privation de la propriété des plus faibles : il suffira de les intégrer dans la production sociale, dont ils partageront les avantages moyennant l’aliénation de leur travail. L’économie capitaliste est ainsi un moindre mal…

On voit où le bât blesse : faute d’argumentation rationnelle, les partisans de la conscience affective qui voudraient donner valeur de vérité à leur expérience de l’amitié ou de la solidarité ou de la compassion sont conduits à l’impasse dès que l’expérience qu’ils ont choisie selon leurs capacités ou leurs dons ne correspond plus à celle des autres ou n’est plus compatible avec celle que d’autres ont choisie en sens contraire. L’incompatibilité des humeurs reconduit à la privatisation de la propriété et non pas à la propriété individuelle ordonnée par sa fonction sociale aux besoins de la communauté mais à la propriété privée qui permet à chacun (ou chaque collectif) de décider de son action en fonction de son intérêt propre. Combien d’expériences de solidarité se terminent par la lutte des égocentrismes. Cette difficulté est démultipliée lorsque les nouvelles générations qui profitent de la redistribution de la richesse acquise par la précédente n’entendent pas s’interroger sur la source de ce dont elles jouissent. Elles apprivoisent les nouvelles techniques et les tournent à leur avantage en réfutant les abus de leurs prédécesseurs ; mais si elles sont prêtes à tourner la page sans état d’âme en promouvant de nouvelles normes de travail, c’est à condition qu’elles pérennisent leurs avantages. La frontière entre la compromission et la collaboration avec le capitalisme est alors très floue, comme pendant la Seconde Guerre mondiale vis-à-vis du national-socialisme. (En fait, tout le monde est compromis pour être né dans l’économie capitaliste et pour avoir subi son conditionnement mais peu sont des collaborateurs déclarés : il n’empêche que l’hypocrisie camoufle bien des situations indécises). Dès lors, les théoriciens reprochent aux praticiens de reproduire les commencements du système avec d’autres moyens parce qu’ils en ignorent les principes.

L’impasse est donc la suivante : la raison est inféodée au pouvoir par nécessité d’affranchir la société du corps à corps meurtrier des affects. La légitimation du plus fort comme garant de la paix civile par la privatisation de la propriété soumet la raison à la force, et cette trahison est réfutée spontanément par le sentiment de dignité de tout être humain. Mais nous avons dit que ce sentiment humain d’abord universel dévie rapidement en égocentrisme.

Comment sortir de l’impasse ? Eh bien, nous disons d’abord que la théorie doit permettre en priorité à la recherche empirique et spontanée de parer à sa disgrâce annoncée. La théorie n’a plus la prétention de lui substituer une idéologie ou un imaginaire, mais de lui donner des armes pour se déployer sans risque de la déchéance dans le capitalisme ou le fascisme. La question peut alors être posée de façon à recevoir une réponse positive et pas seulement défensive : comment se construit le caractère universel d’un sentiment humain, qu’il soit d’amitié, de confiance, de liberté, de justice ou de responsabilité ? Si nous savions produire de tels sentiments, la raison ne serait plus au service de l’égotisme mais permettrait de subordonner toute activité économique aux besoins réels de l’humanité. C’est-à-dire que l’économie politique remplacerait naturellement et sans heurt l’économie capitaliste.

Roméo et Juliette ou le verbe réciproque

Comment donne-t-on une assise universelle aux sentiments que tous les hommes invoquent pour se justifier de leurs choix ? Pour rester empirique : le sentiment que j’éprouve vis-à-vis de quelque chose ou de quelqu’un est le produit d’une interaction entre moi et cet objet, entre le sentant donc, le sujet, et le senti, l’objet, ce pourquoi on la dit relation d’objet, et cette expérience est immédiatement traduite par un verbe transitif, par exemple j’aime la pomme, qui fait du ressenti la qualité de l’objet et la propriété du sujet (j’aime). L’observation suivante est capitale : si le sentiment en question naît d’une relation de réciprocité avec autrui, l’interaction est intersubjective (les deux objets sont en même temps les deux sujets) et le produit de leur interaction, leur ressenti, est la propriété commune des partenaires de la réciprocité. Heureusement, l’expérience est plus immédiate que ce petit théorème. Son expression est celui d’un verbe réciproque Romeo et Juliette s’aiment – ce qui est tout à fait différent que de dire Romeo aime Juliette comme une pomme. Mais la conclusion théorique est que tout sentiment né d’une relation de réciprocité est universel.

Cette approche est suffisante pour justifier la reproduction systématique de cette expérience créatrice de valeur d’amitié ou de confiance et lui éviter son évolution dans l’égoïsme et sa déchéance (confondre Juliette avec une pomme), autrement dit, pour éviter de confondre l’amour avec un transfert (j’aime ma pomme), ou encore un verbe réciproque avec un verbe transitif.

Mais une autre question se présente aussitôt : comment éviter que la valeur créée par les uns n’affronte la valeur créée par les autres puisqu’elles sont toutes absolues. L’empirisme lui-même donne la solution théorique !

Dans toute famille qui se constitue à partir de la relation d’un homme et d’une femme (et il a bien fallu que celle-ci se constitue pour que nous soyons nés quelque part sur cette terre), l’interaction intersubjective constituante (Adam et Eve) est une relation de face-à-face (que l’on appelle l’alliance matrimoniale), mais le fruit de cette alliance (ou de cet amour, en termes de conscience affective) est un enfant : nous qui parlons. Or, la mère est seule à porter un enfant, l’allaiter et, pour le début de sa vie, à lui prêter son attention comme l’a fait pour elle sa mère. D’où la reconnaissance sinon la dévotion de l’enfant pour sa mère. La maternité implique trois générations : la mère est la fille de sa mère et mère de sa fille, c’est-à-dire qu’elle est le terme moyen d’une réciprocité ternaire dite de filiation. La différence est évidente avec l’alliance : au lieu d’être binaire (on reçoit et on donne au même vis-à-vis), la mère reçoit d’un côté (l’attention de sa propre mère) et la donne de l’autre côté (à son enfant). Notons cette observations décisive : le visage dans lequel se reflétait l’amitié créée par la réciprocité de face-à-face (la beauté du visage transfiguré de l’aimé(e) (Juliette) n’est plus là pour refléter la joie de l’amour que l’on éprouve. La disparition de ce miroir (la structure de face-à-face) oblige la mère à reconnaître le sentiment qui l’habite dans son propre cœur : c’est ce que l’on peut dire l’individuation du sentiment d’humanité ou encore l’individuation du sujet. Or, cette individuation n’est pas possible si la réciprocité ternaire est rompue, menace qui contraint la mère à s’assurer qu’elle ne le soit pas, ce que l’on appelle le sentiment de responsabilité, unanimement reconnu dans toutes les communautés du monde comme celui de la mère pour la vie pour l’homme. Ici aussi encore le sentiment est universel.

Nous allons montrer que ces deux structures fondamentales de la réciprocité de parenté sont à l’origine de deux structures fondamentales de l’économie politique : le partage et le marché. La généralisation de la réciprocité de face-à-face est le partage, et la généralisation de la réciprocité ternaire est le marché. Mais auparavant, il faut compléter l’observation de l’atome de parenté car il est plus complexe qu’il y paraît. Nous avons vu comment s’engendrent l’amitié et la responsabilité à partir de l’alliance et de la filiation. Entre frères (ou entre sœurs), l’identité d’origine est très vite contredite par une différenciation les uns des autres jusqu’à une certaine distance. Cette distance s’impose comme la matrice d’un nouveau sentiment : le respect. En termes théoriques, on dira que la distance qui engendre le respect entre les frères est obtenue quand l’identité entre eux est égale à leur différenciation (la bonne distance s’appelle la mésotes = le juste milieu ; l’égalité entre la différenciation et l’identité = l’isotes).

Alliance, filiation, fraternité sont trois structures élémentaires de la réciprocité vécues empiriquement par tout le monde dans le système de réciprocité des origines. Mais alors pourquoi des termes théoriques puisque l’on peut s’en passer ? Pour les justifier, il faut seulement observer que la famille se construit sur un territoire donné et exige l’appropriation de ce territoire, d’où l’économie, du grec oikonomia parce que l’oikos est le mot grec qui définit la communauté familiale. Or, le même problème se pose pour ces communautés de base que pour l’individu : il s’agit de ne pas rester identique à soi-même et voué à la déchéance annoncée de l’égocentrisme de ceux qui dans une association veulent faire triompher leur conception du bonheur. Et pour vaincre les contradictions entre les communautés, qui aboutiraient à leur affrontement, les hommes ont reproduit entre les communautés familiales les relations de réciprocité en vigueur à l’intérieur de la communauté familiale. Ils ont de la sorte construit la cité (polis) par la reproduction des relations de réciprocité que nous venons de voir (alliance, filiation et fraternité) d’où le nom d’économie politique. Cette entreprise a été couronnée de succès : elle leur a permis de différencier leurs activités, les uns pour les autres (ainsi apparaissent le forgeron, le meunier, le médecin, le juge, etc.). L’économie politique doit assurer à tous les hommes ce que leur assurait la nature (satisfaire les besoins d’autrui) mais aussi ce que la différenciation du travail permet d’inventer pour autrui – ce qui est aujourd’hui mis en une évidence par les médecins et les infirmiers face à la pandémie du coronavirus. Ils soignent ceux qui en ont besoin. Le ressort du travail pour autrui est de créer les sentiments humains qui naissent lorsque cette attention est réciproque et qui font la dignité de l’être humain, ce pourquoi tous les jours les gens remercient les soignants.

Mais voici une observation capitale : que ce soit directement à partir du marché (le commerçant) ou que ce soit par la division du travail en devenant intermédiaire entre les uns et les autres (l’artisan), cet intermédiaire, qui dans une structure de réciprocité de face-à-face entre les producteurs n’était à l’origine qu’un salarié, devient par son savoir-faire, en créant les outils ou les services qui permettent de multiplier la productivité des uns et des autres, le maillon d’une chaîne de réciprocité de type ternaire. C’est lui qui est alors investi du sentiment de responsabilité qui naît de cette structure. Mais il en est un qui reçoit une dignité particulière : le commerçant. Chacun au sein de la relation dite de marché n’est pas seulement responsable de tous les autres en ce sens qu’il doit répondre du cycle de réciprocité mais parce qu’il lui incombe désormais d’être égal aussi bien vis-à-vis de celui dont il reçoit d’un côté, que de l’autre à qui il donne, puisqu’il reçoit de lui pour redonner au premier, il se doit d’équilibrer par l’égalité les deux prestations : cette obligation transforme son sentiment de responsabilité en sentiment de justice. C’est lui qui désormais définit le « prix juste »

Nous savons à présent que nos marchés dits libres, ouverts ou populaires, comme on voudra les nommer, sont la matrice du sentiment de justice qui fonde la société dite de marché [1]. Cette structure ternaire et bilatérale est une structure fondamentale à part entière que l’on nomme la réciprocité généralisée. Le partage ou la redistribution et la réciprocité de marché sont les deux fondements de l’économie politique. Mais alors pourquoi l’économie politique devient-elle l’économie capitaliste ?

La spéculation commerciale, la spéculation financière et la spéculation capitaliste

D’où vient qu’une part de l’économie politique soit devenue l’économie capitaliste, et pourquoi ?

Si l’on comprend cela, on comprendra aussi pourquoi toutes les tentatives d’économie empiriques en l’absence d’une théorie de l’économie politique sont condamnées à réanimer l’économie capitaliste dont elles espéraient (pour la plupart) s’affranchir.

Dès l’antiquité, Aristote a décrit comment se constitue l’accumulation capitaliste. Le Philosophe a pris acte de façon très empirique qu’entre les producteurs qui produisaient les uns pour les autres (l’un le blé et le pain, l’autre le vin), des intermédiaires pouvaient être appelés, moyennant une juste rétribution, pour faciliter les transactions sur le marché parce qu’il était difficile d’être à la fois dans les champs et sur la place en ville. Le marché aujourd’hui fonctionne toujours ainsi, du moins les marchés populaires dits ouverts ou libres. On y trouve en effet des producteurs qui font eux-mêmes le travail de production et celui de la vente sur le marché, grâce à leurs enfants, leurs parents ou amis, mais aussi des commerçants rétribués par les producteurs. Ces derniers, que l’on dit parfois « revendeurs », n’interviennent pas sur les prix déterminés d’un commun accord par les producteurs en fonction des aléas des récoltes ; ces prix sont des équivalences de réciprocité. Or, lorsque ce commerce a lieu à de grandes distances, le commerçant peut prendre son autonomie parce qu’il préfère prélever directement son bénéfice de la différence de la valeur d’un produit d’un lieu à un autre : si le blé se vend très bon marché en Égypte et très cher en Grèce et si le vin se vend très bon marché en Grèce et cher en Égypte, le commerçant pourra vendre un sac de blé et acheter deux amphores de vin en Grèce, puis vendre chacune de ces deux amphores en Égypte et acheter deux sacs de blé. S’il existait un contrat de réciprocité entre la Grèce et l’Égypte, il devrait partager la différence de son bénéfice entre les deux producteurs et ne garder qu’un salaire juste. Mais s’il échappe aux obligations de réciprocité entre la Grèce et l’Égypte, il mettra toute la différence dans sa poche : c’est la spéculation commerciale. Cette spéculation à grande échelle a fondé la fortune des bourgeois à la Renaissance. À cette époque, les bourgeois ne rêvaient encore que d’acquérir des titres de noblesse ou religieux. Mais lorsqu’ils purent être autonomes (Amsterdam !) ils ont rêvé de conquérir le pouvoir politique sous leur propre nom. Leur pouvoir s’est construit sur la spéculation commerciale, la traite des esclaves africains, puis le produit du travail des esclaves.

Comment se justifie néanmoins l’abandon de la réciprocité par toute la société, pas seulement la naissance mais la généralisation d’un commerce indépendant de la cité et de ses lois, et l’érection de nouvelles normes économiques fondées sur l’échange et la propriété privée ? Il se justifie au moins parce que les gardiens de la cité ou du temple exigèrent la soumission des uns et des autres aux obligations de réciprocité dans leur imaginaire et selon des procédures de réciprocité inégale à l’avantage de leur prestige, le « don infâme », et de leur pouvoir, le tribut ou le servage. Dès lors, ils excluaient beaucoup de monde, de plus en plus de monde, qui choisit de faire du commerce hors les murs, dans les bourgs et les faubourgs, et qui élabora une nouvelle économie sur la valeur d’échange et la raison utilitariste. L’économie de libre-échange suppose alors logiquement la privatisation de la propriété.

Pour revenir à l’origine de la spéculation qui fonde l’économie précapitaliste, Aristote observait une deuxième pratique qui jouait non plus sur la distance spatiale entre systèmes de production différents mais à l’intérieur d’un même système de production ; pour la dénoncer, le philosophe Thalès de Milet loua pendant l’été où ils étaient inactifs tous les moulins à l’huile de la région de Milet, et quand vint la saison de la cueillette, il demanda aux oléiculteurs qui voulaient faire presser leurs olives des prix exorbitants pour l’utilisation des moulins, et les oléiculteurs ne purent faire autrement que de s’incliner ou de renoncer à leur récolte. Thalès de Milet venait de mettre en évidence la spéculation, qui devait devenir plus tard la spéculation capitaliste sur la force de travail et le travail des hommes privés d’accès à leur outil ou moyen de production. Mais pour que cette opération sur le travail des hommes puisse se matérialiser, il a fallu attendre encore vingt siècles et le développement de l’industrie. Ce ne fut que lorsque les ressources naturelles, objet d’appropriation des hommes, furent confisquées par les plus forts, que les plus faibles se trouvèrent contraints de travailler sous la direction de ceux qui s’en étaient emparés. N’ayant plus les moyens de produire, ils ne purent survivre qu’au prix de l’aliénation de leur travail pour un salaire qui ne satisfaisait que la reproduction de leur force de travail (payée au plus bas prix évidemment par le propriétaire des moyens de production). La différence entre l’analyse d’Aristote et celle de Karl Marx est que la spéculation capitaliste porte sur la force de travail arbitrairement séparée de la valeur d’usage qu’elle créait dans le travail de l’artisan libre et qui est désormais arbitrairement définie et confisquée par le propriétaire des moyens de production. La contradiction entre le loueur des moulins à huile de la région de Milet et les oléiculteurs est devenue la contradiction entre le propriétaire des moyens de production et les salariés, qui se mesure par le profit des uns et le salaire des autres. Cette distance artificielle a été créée de toute pièce par la privatisation de la propriété. Ici, j’entends la protestation générale : nous ne sommes plus au XIXe siècle. Cette analyse marxiste est périmée. Nous n’avons plus besoin de ce genre de théorie intellectuelle sujette de surcroît à polémique. C’est vrai : cette analyse, et surtout l’idée d’une lutte de classes, des prolétaires qui veulent une plus juste rétribution de leur travail que celle qui leur est consentie par les propriétaires ou qui veulent abolir la privatisation de la propriété (les uns donc socialistes et les autres marxistes) est complètement dépassée. Néanmoins, si l’on comprend la base du système capitaliste, on peut en comprendre son évolution, et pourquoi la lutte de classes est dépassée ! Donc seulement pour mémoire, l’exploitation de l’homme par l’homme a meurtri pendant près d’un siècle la société sur toute la terre.

La transition

L’évolution de la confrontation entre prolétaires « privés » des moyens de production et propriétaires « privés » des moyens de production se présente aujourd’hui sous un tout autre jour. L’intégration du génie humain des salariés à la croissance du capital conduit à l’amélioration des conditions d’existence de la société en général, c’est-à-dire y compris les salariés, ce pourquoi ces mêmes salariés choisissent de participer à la croissance de l’économie capitaliste depuis qu’elle promeut le pouvoir d’achat du prolétariat. La science accepte ce pari de la collaboration avec le capital car elle y trouve une rémunération suffisamment importante pour doper sa recherche et se projeter dans des objectifs novateurs. L’accumulation du capital est désormais illimitée parce que la force de travail de l’homme est multipliée par son énergie psychique et l’invention de conditions d’existence toujours nouvelles (l’électricité, la machine à vapeur, l’atome, le numérique…). Le prolétariat s’est transformé en techniciens qui contribuent au progrès économique en conscience dès lors qu’à l’intérieur de la production industrielle ses activités sont reconnues en fonction des capacités de chacun. Il est même conseillé de pratiquer la réciprocité pour se donner du cœur à l’ouvrage et forger son sentiment de responsabilité au service de l’entreprise. On crée des départements de psychologie, de thérapie du stress, d’accompagnement à l’épanouissement de la personnalité individuelle et collective, d’éveil critique et artistique, qui deviennent des multiplicateurs de la productivité de l’entreprise. Une question demeure : la finalité de l’entreprise. Elle n’est pas décidée par le développement harmonieux de la cité, elle est déterminée par l’accumulation du capital, non par l’économie politique mais par l’économie capitaliste. Dit de façon plus claire encore, l’économie capitaliste répond au verbe transitif (j’aime ma pomme). L’économie politique vise le bonheur des citoyens sous la tutelle de la réciprocité ; l’économie capitaliste, la croissance du capital sous la contrainte de l’égoïsme.

Marx (encore lui, désolé !) prévoyait néanmoins que cette force psychique du prolétariat scientifique s’émanciperait et finirait par poser la question du « pour quoi faire ? », et il espérait qu’elle ferait naturellement sauter le verrou de l’idéologie (selon ses termes, les rapports de production). La soumission de la raison au capitalisme serait alors comprise de plus en plus comme ce que supposait déjà Hegel : une « ruse de la raison ». C’est au nom de cette ruse de la raison que le prolétariat accepte de collaborer avec le patronat aujourd’hui. En attendant l’évolution de cette économie capitaliste à visage humain et sa transformation en économie politique qui reste problématique, le principe de réciprocité est mis de côté (pour un siècle, disait Keynes en 1930) ou plus précisément préservé dans l’économie domestique et non plus politique : nous retrouvons la famille (l’oikos sous le terme latin domus) et les associations de la société civile qui produisent les sentiments de base à partir desquels il sera toujours possible pour une nouvelle génération de tourner la page.

Peut-on renverser la situation sans casse ? C’est la question qui taraude la société nantie. Je voudrais envisager cette question en restant aussi proche que possible de l’observation « empirique ». Tous les professeurs en France, comme tous les fonctionnaires de l’administration, tous les fonctionnaires de l’armée et d’autres encore reçoivent un équivalent pour leur service, équivalent que l’on confond parfois avec un salaire parce qu’il est redistribué sous la même appellation que le salaire des ouvriers, mais il présente une forte dissemblance : l’équivalent des fonctionnaires ne dépend pas de l’offre et de la demande. Quelle est la contrepartie de cette redistribution ? En théorie, elle est cadrée par des objectifs à atteindre : un certain niveau de connaissance dans les écoles, une certaine régulation des procédures administratives ou l’évaluation des résultats, etc. Chacun répond à la redistribution dont le montant est décidé a priori par le maximum d’attention et de dévouement de toutes ses compétences au service d’autrui : personne ne calcule entre ce qu’il donne aux autres et ce qu’il reçoit de l’État. Le professeur distribue son enseignement et le médecin des hôpitaux soigne tout patient le mieux possible et en fonction du besoin d’autrui (la chreia) et non en fonction de son intérêt comme le ferait un spéculateur. Eh bien, les médecins comme les professeurs témoignent de ce que l’on appelle l’économie politique et non de l’économie capitaliste. Est-il si difficile dès lors de comprendre que l’économie politique est ordonnée au besoin d’autrui, et l’économie capitaliste à l’intérêt de celui qui possède à titre privé le capital ?

Est-il si difficile d’imaginer la transition d’une économie dans l’autre ? On sait que l’axe du capitalisme est le profit, et son pivot la privatisation de la propriété des moyens de production. La solution semble aller de soi mais alors pourquoi les nationalisations déjà tentées ont elles échoué. Ne serait-ce pas que l’on confond nationalisation et collectivisation ? Et pourquoi la solution n’est-elle pas la collectivisation ? La collectivisation ignore l’individuation du sujet, qu’instaure seule la réciprocité ternaire, et par suite la responsabilité. C’est une chose que tout le monde sait y compris les socialistes et les communistes depuis qu’ils ont dénoncé eux-mêmes le collectivisme comme la cause de la disparition de la responsabilité (Gorbatchev). C’est la réciprocité ternaire généralisée de réciprocité, le marché, qui crée le sentiment de responsabilité et le sentiment de justice. À condition toutefois d’entendre le marché comme le marché libre et non pas le marché fermé par la privatisation de la propriété. Et nous sommes alors conduit au pivot sur lequel est articulé l’axe du profit : la privatisation de la propriété.

La propriété privée

Est-il possible de parvenir à l’économie politique à partir de l’économie capitaliste sans trop de casse ? Beaucoup craignent que le changement ne provoque le chaos et d’autres craignent que cela se fasse aux dépens de leurs privilèges : la peur des uns et la peur des autres empêchent une issue pourtant à la portée de tous. Nous voulons contribuer ici à diminuer la peur et à relativiser l’égoïsme. Et d’abord en dissipant de fausses objections qui entravent le débat.

La propriété privée est défendue à juste titre par un grand nombre sur la base de deux argumentations (l’une marxiste, l’autre libérale).

Marx appelle « propriété privée » l’appropriation de la nature par tout citoyen ou famille. L’appropriation est mise en production des ressources de la terre pour satisfaire une nécessité (à l’origine se nourrir ou se protéger). Propriété et mise en production sont pour lui synonymes. Il n’imagine pas que la production puisse ne pas être pour autrui ; si la propriété est individuelle, son usage est collectif car en principe si les hommes se rassemblent c’est pour s’entraider. La propriété se définit donc par deux termes, par l’usus l’usage, et le fructus la jouissance du fruit du travail. Ces deux attributs définissent la propriété. Le mot privé est alors rivé à celui de individuel pour s’opposer à celui de collectif.

Marx oppose cette propriété privée individuelle à la propriété privée bourgeoise ou capitaliste à laquelle il donne un sens inverse. La propriété privée capitaliste réserve la propriété à ceux qui la destinent à leur usage exclusif. C’est Marx lui-même qui introduit donc une confusion terminologique : ici le mot privé veut dire expropriation et, que ce soit sous une forme individuelle ou sous une forme collective, la privatisation de la propriété interdit à autrui d’accéder à la propriété à laquelle il a droit du simple fait d’être membre de la communauté. L’usage défini par la fonction sociale de la propriété et sa finalité politique sont remplacés par l’intérêt, la passion ou la fantaisie de ceux qui s’attribuent les titres de propriété privée. Le mot privé n’est alors plus synonyme d’individuel puisqu’un collectif, une société anonyme peut aussi se l’attribuer pour dire qu’il rompt son lien avec la communauté et prive celle-ci de son usage. De ce coup de force, il s’ensuit un nouvel attribut à la propriété : l’abusus. La privatisation de la propriété privée signifie son retrait de l’usus qui avait un sens politique (ab veut dire hors de). Autrement dit, l’usus n’est plus ordonné à sa fonction sociale, et la consommation d’autrui à laquelle il était destiné est remplacée par celle exclusive du propriétaire. L’abusus est le pouvoir d’user de la propriété hors de toute raison, y compris de la consumer au mépris du besoin d’autrui [2].

Selon l’économie politique, il existe plusieurs « propriétés » selon leur fonction sociale, et chacune doit être précisée par une interface qui décide de son inaliénabilité dans une territorialité définie (individuelle ou patrimoniale, communale, régionale, nationale, mondiale).

La propriété privée capitaliste apparaît pour la première fois dans un texte constitutionnel en France en 1796, après le coup d’état du 18 Brumaire qui mit fin à la République, et elle est consacrée institutionnellement en 1804 par Napoléon dans le Code civil [3]. Dès lors, la bourgeoisie impose sa loi selon son idéologie dite paradoxalement « libérale ». Depuis Aristote, « libéral » voulait dire généreux dans une économie politique où celui qui produisait individuellement produisait pour satisfaire le besoin d’autrui socialement et distribuait à bon escient, c’est-à-dire dans le respect du principe de réciprocité. À partir de Napoléon Bonaparte, libéral veut dire égoïste.

La défense de la propriété privée prend des allures rocambolesques et paradoxales lorsque les deux concepts de la propriété privée selon l’économie politique et selon l’économie capitaliste sont confondus. Par exemple, l’un des plus ardents défenseurs des populations opprimées des bidonvilles du monde entier (Inde, Mexique, Brésil, Afrique…) l’économiste Hernando de Soto utilise le terme de « propriété privée » pour définir la propriété issue de l’appropriation du lopin de terre à partir duquel les exclus produisent leur subsistance, et pour dire la propriété privée capitaliste [4]. Lorsqu’il présente son projet de convertir en titres de propriété privée les occupations de l’espace que les plus démunis se sont appropriés pour survivre dans les favelas, barriadas et autres faubourgs des grandes villes, dans l’idée de créer une légalité qui permettrait à tous ces producteurs en puissance de s’intégrer dans la production économique libérale, il oublie que le droit privé de cette société libérale les obligera à la première occasion à revendre leurs titres à ceux qui pourront construire à leur place des immeubles locatifs et lucratifs [5]. Confondre propriété privée au sens de propriété individuelle et propriété privée au sens capitaliste oblige Hernando de Soto à espérer un métadroit (qu’il appelle le « droit des gens », empruntant l’expression à un économiste indien) au lieu de supprimer le coup de force qui fonde le droit bourgeois. Il est évident que le droit des gens au toit, à l’eau, à la terre, aux conditions imprescriptibles de l’existence de l’individu ou de la famille doit être déclarée inaliénable. De la même façon, les ressources qui appartiennent à une communauté villageoise ou régionale, comme les forêts, les landes, les rivières, les sources ou les lacs, et les ouvrages d’art, de communication, d’irrigation etc., doivent être déclarés propriétés inaliénables de ces communes, de sorte qu’elles ne puissent être capturées et confisquées par une privatisation ou une collectivisation quelconque, et à plus forte raison les biens qui sont à tous et qui se définissent comme le commun pour l’humanité : le soleil, la mer, la terre, l’eau, l’air, les animaux, les arbres, les glaciers, les sources… Mais pour cela, l’abusus comme la spéculation doivent être récusés. Bref, le droit bourgeois doit être remplacé par un droit universel qui concilie le partage (la réciprocité binaire collective sur le commun qui fonde le sentiment d’amitié fraternelle entre tous) avec le marché (la réciprocité ternaire généralisée qui fonde la responsabilité individuelle et le sentiment de justice).

La deuxième raison pour laquelle les gens tiennent à la privatisation de la propriété est, comme nous l’avons dit, l’absence d’une interface entre ceux qui au nom de leurs valeurs idéologiques ou religieuses exploitent, asservissent, méprisent, excluent ou tuent les autres.

Puisque la valeur est la représentation d’un sentiment par définition absolu et incommunicable, il faut dissiper toute confusion entre vie privée et propriété privée. C’est cette confusion qui empêcha le leader Bolivien Simon Yampara [6] d’ouvrir le débat de la Constituante de Bolivie, en 2005, sur la question de la propriété sociale : il avait confondu vie privée et propriété privée et, pour ne pas attenter à la vie privée, se refusa à condamner la propriété privée – sans se rendre compte que privé voulait aussi dire propriété des trusts et des compagnies qui spolient son pays. On doit sortir de cette confusion en déclarant la propriété non pas privée mais individuelle qui satisfait une fonction sociale et garantit son outil de travail à l’activité de chacun : au médecin, au chirurgien, à l’architecte ou au forgeron, à l’agriculteur ou au maçon et au commerçant, comme inaliénable.

On répondra qu’il y a longtemps que le législateur s’y emploie, mais il s’y emploie de façon empirique, de sorte qu’il laisse des domaines du droit importants en friche, comme le droit d’abus. L’empirisme ne fait pas le poids contre la rationalité de la doctrine libérale. Lorsque les capitalistes se mettent en ordre de marche et prennent le pouvoir, ils n’autorisent de débat démocratique que lorsque les questions sont posées dans les catégories de leur économie, et ne reconnaissent que des interlocuteurs qui acceptent de discuter les questions posées par eux-mêmes. Ils respectent une démocratie limitée à la société capitaliste : la démocratie capitaliste. Et faute que l’économie politique puisse être représentée dans le débat politique et dans les institutions, la société est rivée à la pensée unique et condamnée à une catastrophe annoncée. Que le débat mette en jeu ce qui revient au partage, à la redistribution, au marché libre et même au libre-échange de façon éclairée requiert le moyen de pouvoir maîtriser et ordonner les valeurs des uns et celles des autres par la raison (éthique, cette fois). Si l’on maîtrise les structures de production des valeurs, il est possible de préciser entre elles des interfaces et le territoire où elles peuvent légitimement prétendre dominer.

Changer d’un système à l’autre devient alors un problème de Constitution, car seule la Constitution peut supprimer l’abusus comme un droit ou comme un attribut de la propriété, seule elle peut déclarer inaliénable la propriété universelle ou commune et définir toute forme de propriété nationale, communale, familiale ou individuelle, par sa fonction sociale. Seule la Constitution peut reconnaître que la justification de l’économie est une appropriation de la nature pour produire selon le besoin d’autrui et dire que la réciprocité permet de construire des valeurs humaines qui donnent leur sens aux valeurs d’usage. Pour cela, une nouvelle Constitution est aujourd’hui devenue un impératif catégorique.

Le serment d’Hippocrate

C’est à très grande vitesse que le capitalisme court à l’abîme entraînant avec lui toute la société, à commencer par les plus pauvres qui n’ont pas de recours pour se mettre à l’abri, mais aussi ses protégés y compris les nantis. Mais c’est à plus grande vitesse encore que la société se libère de ses chaînes par l’information libre et engendre la communauté universelle. Je voudrais devant cette échéance éclairer un point fondamental : face au pouvoir des privilégiés qui entendent faire perdurer le système et contrôler le pouvoir, la démocratie est justifiée de croire que le sentiment de la justice est immédiat et bien plus efficace que l’argumentation procédurale, bien que jusqu’à ce jour la raison ait toujours été subordonnée au plus fort. Mais c’est de la technologie et du développement des forces productives qu’elle reçoit un appui décisif. C’est un changement de camp de la raison qui donne la victoire au cœur humain.

Nous sommes habitués, il est vrai, à ce qu’un nombre impressionnant d’analystes disent à chaque crise : elle va tout changer… mais à ce que les crises s’ajoutent aux crises avec une rapidité qui n’a d’égale que la faculté d’oubli de la société, et ce qui change, c’est seulement la forme de l’économie capitaliste. Lorsqu’une crise a lieu, elle oblige le pouvoir à un changement de stratégie pendant lequel il est fragilisé et s’affole. Cet affolement semble dû à l’effet de seuil provoqué par la crise. L’effet de seuil fait apparaître deux économies où le pouvoir prétendait n’en concevoir qu’une.

L’effet de seuil a été visible de façon particulière ces temps-ci parce que les instances de pouvoir ont ressenti jusque dans leur chair que si la pandémie pouvait toucher tout le monde, alors la technologie devait sauver tout le monde. Il est impossible de ne pas faire pour les uns ce que l’on fait pour les autres : les propositions indignes (réserver les appareils respiratoires à une catégorie de personnes au détriment d’une autre catégorie) n’ont réussi à se justifier nulle part. Le Serment d’Hippocrate l’a emporté sur la privatisation du pouvoir médical au profit des riches. Il faut dire que la charte de l’ordre des médecins dicte elle-même les fondements de l’économie politique :

« Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination, selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité ».

Et elle réfute ceux de l’économie capitaliste :

« Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. »

Même si le pouvoir, à la sortie de cette « crise », aura la tentation de récompenser les médecins de leur générosité et de les assujettir à la reconnaissance de son autorité pour reprendre sa marche comme si de rien n’était, la question structurelle demeurera posée avec plus d’ampleur que précédemment grâce à l’intervention d’un partenaire nouveau sur la place publique : la technique. Disposer de masques et à plus forte raison d’appareils respiratoires, de vaccins et de chambres d’hôpital pour tous suppose des investissements massifs qui ne sont pas rentables dans l’économie capitaliste. Or, ces techniques nouvelles sont nécessaires pour l’équilibre des relations complexes de la société moderne. Elles obligent à une redistribution des rôles qui n’obéit pas au management capitaliste : ces opérateurs physiques voire bientôt biologiques deviennent universels et par suite non privatisables. L’économie sociale requiert de plus en plus impérativement d’être technologiquement compétente, et si elle n’est pas encore une économie de réciprocité, elle requiert une technologie qui lui impose de plus en plus d’obéir aux impératifs de celle-ci. Il n’est donc plus possible d’être dupe de la dialectique de l’économie capitaliste et de se contenter de la pensée unique et de son discours aveugle, c’est-à-dire de l’usage systématique de substantifs sans complément où chacun prête par transfert son illusion à un interlocuteur tout-puissant qui la transforme en valeur d’échange et en pouvoir monétaire. On est obligé de donner un complément à chaque terme du débat économique pour dissocier l’économie capitaliste de l’économie politique. Le progrès, mais lequel ? La croissance, mais de quoi ? Le développement, mais de qui ? Et l’économie… du capital ou de la cité ? etc.

Cependant, parvenus au seuil, beaucoup s’interrogent et n’envisagent que la solution immédiate qui leur conviendrait dans leur jardin, leur profession, leur passion, leur rêve, leur utilité. L’effet de seuil dont je parle démontre que les nationalisations sont inadéquates lorsqu’elles sont estimées à l’aune de leur rentabilité dans un système capitaliste mais non où la raison impose de faire prévaloir sur le profit la survie des êtres humains, auquel cas l’amélioration des conditions d’existence pour tous paraît un motif de l’investissement supérieur à celui de la croissance du capital. Le débat démocratique doit reprendre ses droits. Mais quand ? Eh bien dès que le peuple décidera de rédiger une nouvelle Constitution qui récuse les principes de l’économie capitaliste et d’énoncer comme irrécusables les principes de l’économie politique.

Alors cessez de dire qu’il n’y pas de solutions…

*

Ce texte a été initialement publié sur le site de Paul Jorion en 8 épisodes (du 22 avril au 1er mai 2020).

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Notes

[1] Cf. Dominique Temple, L’Économie politique II. Apologie du marché, publié dans la collection « Réciprocité », n° 14, 2018.

[2] Cf. Cédric Mas, « réflexions sur la notion d’abusus dans le droit de propriété », en ligne sur le blog de Paul Jorion (10 et 11 janvier 2012).

[3] Cf. Bartolomé Clavero, « Les domaines de la propriété, 1789-1814 : propiedades y propiedad en el laboratorio revolucionario », Quaderni Florentini 27, Milano, Dott. A. Giuffré Editore, 1998. Lire à ce sujet D. Temple, Commun et Réciprocité, publié dans la collection « Réciprocité », n°1, 2017.

[4] Hernando de Soto, L’autre sentier, la révolution informelle dans le Tiers-Monde. Traduit de l’espagnol par Martine Couderc, Paris, éd. La Découverte, 1994.

[5] Cf. D. Temple, « Du capital, Réponse à Hernando de Soto », (également sur le blog de Paul Jorion (6/12/2015).

[6] Cf. Simón Yampara & Dominique Temple, Bolivia - Matrices de civilización - Sobre la teoría económica de los pueblos andinos, La Paz, Qamañ Pacha, 2008].


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