La Revue de la Céramique et du Verre, n°64, Vendin-Le-Vieil, mai-juin 1992.
Avec l’exposition de Bruxelles en 1980, pour la première fois, les Shipibo recouvraient la valeur monétaire réalisée en Europe de leur production. Leur surprise fut grande devant l’ampleur du « prix retour ». Mais c’était surtout la première fois qu’ils recevaient un hommage si explicite des « communautés du monde extérieur ».
Le prix retour fut non seulement reçu comme un geste d’honnêteté, mais comme un don de réciprocité, créateur d’amitié. Au cours d’une veillée dans l’Ucayali, qui réunit plusieurs artistes, l’une d’elles, Inès Quito, se mit à chanter :
« À un serpent d’argile, je donne des tours et des toursEt vient notre roiEt nous allons asseoir notre roi dans ce serpentAvec le serpent d’argile dessiné avec de la terre blancheNous allons le faire siéger.Qu’ils emportent son génie sur leur terreQu’ils emportent sur leurs ailes blanchesnotre serpent d’argile sur leur terreQu’ils fassent admirer à leurs prochesCe que nous autres, femmes, avons fait… » [1].
Le second chant célèbre la résurrection de l’art Shipibo :
« L’oiseau merveilleux du créateurJe l’ai fait parlerLes messages qu’il apportaAu temps de nos aïeuxArrivent de nouveau jusqu’à nousNous nous réjouissons.Est révolu le temps où ils nous avaient abandonnésJe donne ces messages à mon peupleAuxquels toujours nous allons nous accorder.Ils captent mes chantsQue moi, je leur adresseIls viennent pour nous annoncerComment nous pouvons nous sauver par notre artAprès qu’ils aient parléJe donne un pas en arrière, un pas en avantVers ceux qui vont nous aiderQue les aigrettes blanches emportent nos paroles sur leur terre… » [2].
Il semble que le Serpent puisse représenter le fleuve généreux, qui ne cesse d’enrouler et dérouler ses anneaux dans la forêt, avec ses eaux poissonneuses et ses alluvions où poussent le manioc et le maïs. La femme apprivoiserait donc la nature. Elle produit l’abondance et le vin de manioc grâce auquel l’invitation et la fête vont pouvoir établir de larges alliances. Elle instaure une économie du don.
Le chant d’Inès s’éclaire de celui d’un peuple voisin, les Amuesha. Les Amuesha ne produisent plus de céramique, mais ils ont gardé la mémoire d’un songe qui évoque son invention, et dont R. C. Smith vient de révéler deux magnifiques versions [3].
Cela se passait au temps où les hommes étaient « frères ennemis ». La société se structurait mais par la réciprocité guerrière. Une femme, inconsolable du meurtre de son mari, s’adresse à un oiseau. S’il était humain, il la conduirait auprès de son compagnon ! L’oiseau l’emmène au pays des morts où elle reconnaît son mari avec ceux de ses meurtriers victimes à leur tour des raids de vengeance, qui s’apprêtent à festoyer grâce à une étrange boisson : le sang de leurs blessures, fermenté dans de grandes jarres. Une musique, produite avec des tubes de bambou liés entre eux, rassemble tous ceux qui sont morts par meurtre. Les hommes jouent de la flûte et dansent, les femmes chantent et dansent. La femme regarde comment on fait fermenter le sang dans les grandes jarres, emporte l’une d’elles, tandis que son fils observe comment l’on taille les bambous, et s’empare d’une flûte. De retour sur la terre, elle fait fermenter du jus de manioc, puis elle chante, et son fils joue de la flûte. Les gens s’approchent, y compris des meurtriers de son mari. Ils regardent. Elle les invite... Et c’est ainsi que les Amuesha entrèrent en relations sociales “d’amitié”.
Photo n°1
– Inés Quito qui est dans l’art du chant ce que Inka Mea est dans l’art céramique. Dans la main d’Inès Quito, un miroir : par son art, une société tend à une autre un miroir de son âme. (Fotographie P. Chaput.)
Photo n°2
– “Mujer con la cruz”. Collection du Musée Fabre, Montpellier.
Voilà donc une explication de ces grandes céramiques : elles sont destinées à la fermentation du jus de manioc parce que cette libation autorise la fête, met fin aux meurtres réciproques, et instaure des relations d’alliance et de paix. Elles sont d’autant plus grandes que l’on veut honorer davantage d’invités et montrer sa puissance de don ! Ce chant célèbre, comme celui de la céramiste Shipibo, la découverte de l’agriculture, celle de la fermentation du jus de manioc et de la fabrication des grandes jarres. Mais il fait aussi allusion au temps de la réciprocité guerrière (des meurtres réciproques). La femme substitue à la fermentation du sang celle du jus de manioc. C’est la fête, la nouvelle matrice de l’être social, l’acte que célèbrent toutes les générations et qui fait de la femme en Amazonie la mère de l’alliance.
Mais il y a davantage : ce que la femme rapporte de ce voyage dans le monde surnaturel, ce sont des chants, de la musique et des danses.
Inès Quito ne disait pas autre chose en chantant : « Après que mes dessins aient parlé, je donne un pas en arrière, un pas en avant vers ceux qui vont nous aider... ». Les chants, les danses et les dessins transmettent donc des valeurs spirituelles d’un monde sur-naturel. Pour dire ce caractère sur-naturel, il faut des images qui ne soient pas ordinaires, des sons qui ne le soient pas non plus, des gestes et des attitudes étrangers à la nature. Pour les imaginer, les Shipibo utilisent différentes pratiques ascétiques, la veille, le jus de tabac, les hallucinogènes.
« Les artistes les plus remarquables pratiquaient autrefois certaines disciplines spirituelles et physiques, comme le jeûne, la continence, la peinture mentale des dessins, et l’accroissement du “Tena” (l’imagination) par les plantes médicinales. Souvent, elles étaient “couronnées” par le chaman de l’invisible “quene mati” : la couronne de dessins. Ces couronnes augmentaient leur prestige social au même titre que la puissance de leur “shina” (la pensée) » [4].
Angelika Gebhart-Sayer a recueilli des informations décisives sur la relation des femmes céramistes et des chamans Shipibo auprès de la communauté de Caimito sur un lac du Haut Ucayali où elle obtint l’amitié des femmes potières et des chamans. Le chaman qui va soigner un malade se revêt d’un grand tari (toge) admirablement peint : la voici la peau de l’homme ancien qui porte le secret des dessins primitifs. Non seulement le chaman chante, se relayant avec sa compagne autour du patient, mais il dessine sur le corps de celui-ci des motifs semblables à ceux de son tari. Auparavant, il cherche à voir quel est le dessin de l’ennemi qui a provoqué la blessure ou la maladie. Ecoutons Gebhart-Sayer :
« Une des méthodes à la disposition des esprits et des chamans pour rendre quelqu’un malade est de tracer sur son corps un dessin porte-malheur, dessin qui ressemble à une pointe de flèche… » [5].
Manifestement les chants originaux ou les dessins qui les expriment peuvent être mortels. Nous sommes, là, revenus au temps de la réciprocité guerrière, au temps où l’anaconda rivalisait avec le jaguar. L’anaconda concurrence le jaguar dans les visions provoquées par l’ayahuasca. Le grand serpent mythique Shipibo, Ronin, était peut-être du temps où les Shipibo étaient un peuple guerrier, comme Tsuni chez les Jivaros, le chaman des chamans et le plus puissant des guerriers. C’est donc au temps de la guerre et de la réciprocité de vengeance qu’il faudrait se reporter pour découvrir l’origine des dessins. C’est peut-être pourquoi les femmes prétendent ne pas connaître leur signification.
Photo n°3
– L’habit traditionnel masculin (le tari) long jusqu’aux pieds n’est plus porté actuellement que pour quelques occasions (fêtes, réunions…). On reconnaît les dessins qui couvrent les céramiques sur le tari comme sur le chitonti, la jupe de la femme. (Fotographie P. Chaput).
Le chaman guérisseur tente de voir le dessin d’un chaman ennemi puis de le “désenlacer” du malade et de l’enrouler hors de lui :
« On traite ainsi beaucoup de maladies qu’elles soient causées par un chaman ennemi, par l’esprit d’un animal d’une plante ou un autre esprit » [6].
Le chaman impose alors un nouveau dessin au patient pour lui communiquer une vie surnaturelle, une âme nouvelle, dont il obtient l’image par l’usage des hallucinogènes.
« “Nishi Ibo”, c’est l’esprit souverain du vin d’“ayahuasca”. “Nishi Ibo” projette des figures géométriques lumineuses devant les yeux du chaman… À mesure que l’entrelacs aérien touche ses lèvres et sa couronne, le chaman émet des mélodies correspondant à sa vision lumineuse. Son chant est le résultat de sa vision des dessins, une transformation directe du visuel à l’acoustique. Ces chants sont simultanément vus entendus et chantés par “Nishi Ibo”. Le chaman se joint au chœur des esprits tandis que les villageois entendent seulement sa voix » [7].
Ces derniers reprennent le chant du chaman, et :
« … comme les voix montent et serpentent dans les airs, une seconde transformation a lieu, visible seulement pour le chaman. Le chant prend maintenant la forme d’un dessin géométrique, un “kikin quene” qui entre dans le corps du malade et y reste définitivement » [8].
On ne s’étonnera plus que les dessins shipibo fassent penser à des lignes mélodiques : ce sont des chants, des thèmes avec leurs variations, leurs reprises, leurs harmonies. Entre ces lignes mélodiques, les espaces, pleins et colorés se répondent comme des accords musicaux, des plages sonores. Les dessins shipibo sont des chants de l’âme, l’expression d’esprits bienveillants qui deviennent la vie spirituelle des hommes.
Les dessins sont des expressions spirituelles, qui appartiennent à la Tradition Shipibo. Les Shipibo disent qu’autrefois, chaque tribu possédait en propres des thèmes géométriques précis : tel groupe ne s’exprimait que par les variations sur le thème de l’angle droit, et tel autre sur le thème de l’angle ouvert…
Enfin, les dessins auxquels se réfèrent les chamans ne sont efficaces que parce qu’ils sont “kikin”. Gebhart-Sayer définit ce terme ainsi :
« Ce concept indigène concernant les critères esthétiques en réfère à un ensemble de notions sur ce qui est “correct” et “beau”. À l’origine, “kikin” implique une expérience visuelle, acoustique ou olfactive, provoquée par l’harmonie, la symétrie, des réalisations exécutées avec toute l’exactitude possible ou des raffinements culturel ; “kikin” indique un contraste marqué avec la nature sauvage, indomptée et inorganisée qui entoure le village. Mais le terme ne se limite pas à une expérience sensorielle, il inclut des valeurs morales comme la subtilité, la pertinence, l’à-propos et la bienséance culturelle » [9].
Ce sentiment spirituel qui s’oppose à la sauvagerie naît de la réciprocité des rapports humains dans la communauté et l’on ne peut pas ne pas penser que la symétrie des dessins shipibo renvoie à cette relation systématique au point que…
« … on dit qu’autrefois, les très grandes pièces étaient peintes simultanément par deux femmes assises en face l’une de l’autre, de chaque côté de la céramique. Elles chantaient en s’efforçant d’accorder leurs voix pour pouvoir ainsi dessiner les deux moitiés de façon à ce qu’elles s’harmonisent et se correspondent… Les femmes qui s’entendaient pour cette pratique intellectuelle et émotionnelle, appelée la “rencontre des âmes”, étaient généralement des sœurs qui avaient naturellement la même tradition familiale de peinture. Une adéquation supplémentaire était obtenue par l’aide d’une mélodie spécifique au dessin » [10].
Mélodies, danses et dessins surnaturels expriment les valeurs nées de la réciprocité : de la réciprocité antique sans doute, réciprocité guerrière qui appartient aux hommes, mais aussi de la réciprocité des dons, celle dont les femmes sont responsables. Ils sont l’expression de l’être né de la réciprocité. De nouvelles formes, et même aujourd’hui des ornements réalistes, témoins de la gloire du don, tels que les colliers de perles, les couronnes, se superposent aux dessins géométriques du Serpent. Le visage de l’homme, d’abord stylisé puis de plus en plus réaliste, émerge et devient sculpture…
Il faudra sans doute beaucoup de confiance réciproque pour que les Shipibo révèlent les secrets de leur art. Aujourd’hui, nous n’observons encore qu’un emboîtement de décors. Chacun correspond à un moment de la genèse de la société. La signification des plus anciens se cache dans les traditions des chamans, celle des plus récents est peut-être prophétique.
« Jeunes gens, contemplez notre ouvrageIl est l’histoire de notre peupleL’ouvrage que nous réalisonsS’en va chez un autre peuplequi jamais ne nous a connuNous les femmes, traçons le chemin d’un futurQue nos filles suivront.Notre art atteindra des paysQue nous n’avons jamais connus.Le créateur nous exhorte à suivre l’exemple de nos ancêtresLe message nous est maintenant parvenu.Je suis comme une pierre précieusePour que se poursuive l’exemple de notre travailAssise sur mon bancJe me mets à l’ouvrageBroyant les blocs de notre terreQu’ils emporteront dans leur paysTerre sauvageMa terre que je fais céramiqueTransforme-toi en oiseau » [11].
Pour citer ce texte :
Dominique Temple, "Le sceau du serpent", L’art céramique Shipibo, 1992, http://dominique.temple.free.fr/spip.php, (consulté le 21 mai 2025).
[1] Traduction du poème d’Iñès Quito (D. Temple) :
[2] Traduction :
[3] SMITH, R. C. Delivrance from chaos for a song : a social and a religious interpretation of the ritual performance of Amuesha music, thèse de Ph. D. Anthropologie cultural, Cornell University, 1977.
[4] GEBHART-SAYER, Angelika. The Cosmos Encoïled : Indian art of the Peruvian Amazon. Catalogue de l’exposition organisée en 1984 par le Center for Inter-American Relations (690 Park Avenue, New York 10021) ; Cf. Die Spitze des Bewusstseins : Untersuchungen zu Weltbild und Kunst der Shipibo-Conibo, Hohenschäftlam, Klauss Renner Verlang, 1987. Thèse de doctorat de l’Université de Tuebingen (publiée par Anacon-Verlag, 8000 München, RFA).
[5] Ibid.
[6] Ibid.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Ibid.
[11] Traduction (D. Temple) :