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Décembre 2011

2012

Pierre Rosanvallon et la réciprocité de la société des égaux

Dominique TEMPLE | janvier 2012

*

De quoi rêvaient les révolutionnaires en 1789 ? De l’abolition de toute sujétion, du contrat social et de la démocratie ?

Ils voulurent l’autonomie, pour chacun le pouvoir de faire valoir ses capacités afin de participer librement à l’humanité ! Ce rêve fut rapidement effacé. En fait l’intérêt des individus en fonction de leurs appétits et de leurs passions devint le ressort réel du libre-échange.

Pierre Rosanvallon [1] estime néanmoins que la réciprocité fut l’enjeu majeur de la révolution de 1789 tandis que le libre-échange, fondement du capitalisme, ne parvint à s’imposer que dans la seconde moitié du I9e siècle grâce à la grande industrie. Sous le nom d’autonomie ou d’indépendance, c’est la capacité d’être libre, de se réaliser dans des relations sociales qui obéissent au principe de réciprocité qui aurait animé l’espérance révolutionnaire.

« Cette autonomie ne se confond pas avec un individualisme compris comme un état de séparation vis-à-vis d’autrui. Elle n’est pas un attribut individuel. Elle ne prend sens qu’en tant que capacité sociale. (…) L’autonomie s’inscrit nécessairement là dans un cadre d’une réciprocité active » [2].

Rosanvallon interprète ainsi le contrat social comme réciprocité généralisée :

« Une telle appréhension de l’égalité est au cœur de l’idéal rousseauiste. Dans une lettre envoyée à son père à 19 ans, le jeune Jean-Jacques Rousseau se dit soucieux de vivre sans le secours d’autrui. D’où son éloge, dans l’Emile, de la figure de l’artisan de toutes les conditions, la plus indépendante de la fortune des hommes. Cette indépendance est pour lui la condition d’une vie pleinement sociale. Elle permet en effet de placer chacun dans son juste rapport à autrui, l’indépendance mutuelle nourrissant une relation positive d’échange » [3].

C’est pourtant l’échange que Rosanvallon vient de nommer : échange ou réciprocité ?

« Pour qualifier cette forme d’égalité revendiquée par Rousseau, un de ses plus profonds commentateurs Jean Starobinski parle à juste titre de réciprocité des consciences libres » [4].

Assimiler le libre-échange à la réciprocité généralisée, n’est-ce pas prendre le risque de confondre “l’échange” et “la réciprocité” ?

« C’est la figure d’une égalité de marché au sens formel du terme, qui était dessinée dans cette perspective. Être l’égal d’autrui signifiait se trouver avec lui dans un rapport de libre-échange, c’est à dire de réciprocité » [5].

Et dans l’Amérique des années 70-80 :

« La question sociale n’était pas celle des inégalités économiques entre riches et pauvres : elle était identifiée au clivage introduit par la dépendance. La liberté se confondait pour cela avec l’égalité. L’autonomie des individus apparaissait comme la condition d’un lien social régénéré, vivifié en permanence par l’interaction entre des hommes qu’aucune barrière ne séparerait plus » [6].

Le mot commerce comme celui de marché n’avait pas le même sens qu’aujourd’hui :

« Le mot commerce au XVIIIe siècle participait de cette vision. Il désignait en effet toute relation paisible et équilibrée entre les hommes. Il s’opposait de cette façon à un ordre politique soumettant la masse à la volonté de quelques uns » [7].

Ainsi, le libéralisme ne sera pas le même un siècle plus tard lorsque le capitalisme subvertira les relations d’hommes autonomes.

Si, comme le soutient Rosanvallon, au XVIIIe siècle le libre-échange signifiait la réciprocité généralisée, étant donné le sens que la bourgeoisie lui donnera quelques années plus tard il y eut au moins quiproquo.

Mais ne sur-interpréterions-nous pas la notion de réciprocité évoquée par Rosanvallon ? Il établit pourtant lui-même l’équivalence de sa conception avec celle de Marcel Mauss… à qui nous faisons également référence pour différencier la réciprocité de l’échange  (lire la définition)  [8].

« On rêvait spontanément du monde à faire advenir dans les catégories que Marcel Mauss forgera dans son “Essai sur le don” pour décrire des univers dans lesquels l’économie mêlait les vies et les choses, la reconnaissance des dignités et l’équivalence dans les transactions. On théorisait en ce sens au XVIIIe siècle un libéralisme de la réciprocité » [9].

La question n’est pas résolue pour autant car on pourrait douter de la conception de la réciprocité de Mauss étant donné qu’il en rend compte avec les catégories qu’il emprunte à l’économie politique de son temps, l’économie de libre-échange. Ces catégories ne lui servent cependant que pour faire parler des faits qui disent autre chose que cette économie politique. Les trois obligations de donner, recevoir et rendre sont liées dans une relation intersubjective de réciprocité dont la finalité est tout autre que celle des individus qui échangent dans le but de se procurer les biens qu’ils convoitent dans leur intérêt propre. L’objectif de la réciprocité est de nouer un “lien d’âmes” qui impose à chacun une référence éthique commune. Or, c’est bien cette conception de la réciprocité qu’évoque Rosanvallon. Dénoncer son appropriation par quelques uns qui subordonnent les valeurs qu’elle crée à leur imaginaire, c’est généraliser la réciprocité  (lire la définition) . Il s’agit d’assurer à tout homme l’autonomie nécessaire pour entrer dans une relation de réciprocité symétrique  (lire la définition) (la liberté dans l’égalité), de renverser L’ancien système de redistribution dont l’autorité était dévoyée dans le despotisme (l’ancien régime) et de lui substituer la réciprocité de marché et la démocratie.

« L’idée d’utilité réciproque était ainsi prête à remplacer celle d’autorité hiérarchique pour penser la bonne marche du monde, égalité et liberté évoluant de concert » [10].

La Révolution peut être interprétée comme la victoire de la réciprocité pure (égale, symétrique).

Si cette lecture montre qu’au XVIIIe siècle l’utopie révolutionnaire de la réciprocité généralisée concurrençait l’idée de la propriété privée et de l’accumulation capitaliste, où se situe le renversement de priorité entre ces deux projets antinomiques et pourtant synchrones ?

« Mais cette histoire va être marquée par une rupture décisive qui en changera le cours : celle de la Révolution industrielle et de l’avènement du capitalisme. La vision d’une possible secondarisation des différences économiques et celle d’un marché restant encastré dans l’échange social, qui avaient été au cœur de l’esprit révolutionnaire de l’égalité, tant en France qu’en Amérique, s’en sont trouvés invalidées. (…) Car c’est bien un tout autre monde de la production et de l’échange qui va imposer sa loi au milieu du XIXe siècle avec la transformation du mode de production » [11].

Rosanvallon cite Sismondi auquel Marx rendra un vibrant hommage parce qu’il est le premier qui ouvre les yeux sur ce tournant décisif.

« Il sera le premier à souligner que le travail et le capital tendaient à s’ériger en puissances définitivement séparées en lutte l’une contre l’autre » [12].

Marx prend le relais. Il observe que le développement des forces productives entre en désaccord avec les rapports de production, et qu’avec la privatisation des moyens de production le travail est soumis à des rapports de forces hors de toute réciprocité.

La thèse de Rosanvallon présente ainsi l’économie précapitaliste comme anticapitaliste et introduit une rupture là où l’on voyait une évolution ; tout au moins elle déplace le seuil de la contradiction entre réciprocité et échange, de la révolution française à la révolution industrielle. Elle souligne l’irréductibilité des deux principes de l’échange et de la réciprocité : l’un peut subsumer l’autre ou le masquer, leur relation demeure foncièrement antagoniste.

C’est à Mauss que Rosanvallon se réfère pour analyser la contradiction entre la réciprocité et l’échange. Mauss cherchera la raison de l’économie de réciprocité. Il s’en remettra comme le dit Lévi-Strauss à une représentation indigène selon laquelle le principe des trois obligations serait une force spirituelle (Mauss l’appelle d’un nom polynésien, le mana). Cette force lui paraît donnée a priori au même titre que l’intérêt, et il croit que l’évolution permettra de dissocier l’intérêt (d’où le libre-échange) et la force spirituelle (d’où la morale). Au fond, il espère retrouver sous le masque de la morale primitive l’origine de l’échange. Il n’aperçoit pas que la valeur éthique est créée par la réciprocité, comme la valeur d’échange l’est par l’échange. Il soutient à la fois que toute prestation est utilitaire puisque le sentiment créé par la réciprocité peut être utilisé comme un leurre ou un mensonge social, thèse que reprendra Pierre Bourdieu, et à la fois qu’elle peut être ordonnée à la production des valeurs éthiques. Mauss conclut en imaginant que les sociétés archaïques mélangent les choses économiques et les choses de l’esprit. Or, c’est à sa notion de mélange que Pierre Rosanvallon fait droit :

« Parlant des échanges dans certaines sociétés, Mauss écrit : “Au fond, ce sont des mélanges. On mêle les âmes dans les choses ; on mêle les choses dans les âmes. On mêle les vies et voilà comment les personnes et les choses mêlées sortent chacune de sa sphère et se mêlent : ce qui est précisément le contrat et l’échange” » [13].

La référence à Mauss n’épuise donc pas tout doute sur le sens que Rosanvallon donne à la réciprocité.

« On ne peut comprendre, écrit-il, l’esprit de l’égalité dans les révolutions américaine et française si l’on ne prend pas en compte cette appréhension du marché comme étant susceptible d’être à la fois l’expression d’une liberté et le vecteur de l’égalité. Le marché était alors perçu comme une institution de l’égalité. On théorisait en ce sens au XVIIIe siècle un libéralisme de la réciprocité  » [14].

Ce libéralisme de la réciprocité est-il un mélange de réciprocité et d’échange ? Le titre V de La société des égaux affronte la difficulté dans son chapitre 3 qui s’intitule Réciprocité.

« On a ainsi parlé d’homo reciprocus ou d’homo reciprocans. La réciprocité peut être définie comme égalité d’interaction. Elle présente le même caractère que l’égalité procédurale dont Tocqueville considérait qu’elle était la seule règle admissible par tous dans un monde où chacun veut s’élever à la fois. La réciprocité est pareillement la règle qui fait consensus car elle repose sur un principe d’équilibre dans les relations sociales. Elle constitue en ce sens, a-t-on dit, une norme sociale et culturelle essentielle, aussi universelle que l’est par exemple le tabou de l’inceste » [15].

Règle, norme sociale ou culturelle qui préside à l’équilibre, voilà qui renvoie à la thèse de Claude Lévi-Strauss (la prohibition de l’inceste seuil de la nature et de la culture). La réciprocité n’est pas pour Lévi-Strauss une structure sociale mais une règle psychologique qui précise une modalité de l’échange : celle de l’égalité ou de l’équilibre. La structure fondamentale de la société humaine, pour Lévi-Strauss, est l’échange.

Pour Rosanvallon, la réciprocité est-elle aussi une règle qui s’applique au principe de l’échange ? « L’équilibre qui la constitue, dit-il, peut s’organiser sur deux modes, celui de l’échange ou de l’implication » [16]. Le premier de ces deux modes est celui de Lévi-Strauss. Le second, il le nomme réciprocité d’implication. Pour le premier, Rosanvallon se réfère à l’Éthique d’Aristote : « la réciprocité d’échange est celle qui a été le plus classiquement étudiée depuis le traité fondateur de l’Éthique à Nicomaque » [17].

C’est de la réciprocité que traite l’Éthique à Nicomaque. Aristote envisage l’échange qui satisfait aux conditions de la réciprocité lorsque celle-ci ne peut se traduire de façon immédiate (c’est-à-dire dans les relations à longue distance entre systèmes de réciprocité différents ou lorsque les petits détaillants relaient les producteurs pour leur assurer le service de la vente et de l’achat, ce qu’Aristote appelle le commerce de détail). Aristote envisage aussi l’échange qui s’affranchit de la tutelle de la réciprocité pour se constituer en matrice du profit et de l’accumulation capitaliste. C’est à la première de ces deux modalités de l’échange que fait allusion Rosanvallon. Cet échange respecte les équivalences de réciprocité. Rosanvallon poursuit :

« Cette idée d’une relation qui s’accomplit en se retournant (c’est ce que signifie reciprocus en latin) peut se limiter à des transactions matérielles – dont le principe de l’égalité de marché est une des modalités – ou s’élargir à des biens symboliques et s’opérer sur le mode du don et de l’obligation du contre don. Il y a certes une différence entre l’échange marchand classique et les “prestations totales” dont Mauss a fait la description et la théorie dans son “Essai sur le don” [18]. Mais il s’agit pourtant bien dans les deux cas d’une même figure de réciprocité qui implique un juste partage, une circulation d’éléments entre des individus » [19].

Réciprocité d’échange, réciprocité de biens symboliques qui implique un juste partage, une circulation d’éléments… mais quel que soit l’objet envisagé, le voici constitué avant qu’il ne circule et ne soit partagé. Rosanvallon respecte ici le questionnement de Marcel Mauss qui, s’inquiétant de cette circulation et de ce partage, ne lui supposait pas un autre motif que l’intérêt des uns et des autres (Mauss n’étudie qu’un seul principe :

« Quelle est la règle de droit et d’intérêt qui, dans les sociétés de type arriéré ou archaïque, fait que le présent reçu est obligatoirement rendu ? »

Sans doute donnait-il au mot intérêt un sens très large car il ajoutait :

« Quelle force y a-t-il dans la chose qu’on donne qui fait que le donataire la rend ? » [20].

Néanmoins, à cet échange, Rosanvallon propose l’alternative d’une deuxième acception de la réciprocité : la réciprocité d’implication qui :

« (…) renvoie à un autre type de parité. Elle a pour objet la relation sociale elle-même : elle est simultanément production et consommation de cette relation. Elle peut prendre la forme d’une coproduction de biens relationnels ou d’une parité d’engagement dans la vie sociale » [21].

Qu’en est il de cette coproduction-consommation, de cette parité d’engagement dans la relation sociale ? Lévi-Strauss écartait radicalement l’idée que la réciprocité puisse s’apparenter à une structure sociale. Le défi est donc important. Rosanvallon introduit l’idée de production, plus exactement de coproduction de biens relationnels : comment se définissent ces biens relationnels par rapport aux valeurs d’usage et symboliques dont il était jusqu’ici question comme des biens susceptibles d’être échangés. Ces biens relationnels, dit Rosanvallon, sont produits par la réciprocité d’implication. Il traite ici la réciprocité non plus comme une règle de répartition des biens constitués et échangés (sur le mode de l’égalité) mais comme une structure de production de biens qui ne préexistent pas à l’engagement des uns vis-à-vis des autres. Il ne s’agit pas de répartir des biens appartenant à chacun des partenaires mais de produire des biens qui leur deviennent communs par une relation intersubjective.

De cette réciprocité productrice, il trouve une image dans l’interaction des regards, qu’il emprunte à G. Simmel :

« Le regard échangé (sic) est parfaitement réciproque au sens où “on ne peut prendre par le regard sans se donner aussi soi-même”. Il constitue une forme modeste mais exemplaire de ce qu’on appelle un “bien relationnel” » [22].

Ces biens relationnels produits de cette matrice de réciprocité implicative ne peuvent alors qu’être consommés en commun.

Cette “notion de biens relationnels” :

« a été forgée pour des biens qui ne peuvent être possédés qu’en étant partagés – ils ne peuvent donc être consommés individuellement – et dont la production et la consommation sont simultanées. L’amitié et l’amour sont de cet ordre… le respect, la reconnaissance… » [23].

La philosophie politique en traite certes abondamment depuis la République de Platon et l’Éthique à Nicomaque, et la réciprocité en tant que relation intersubjective est reconnue comme la matrice des valeurs humaines par toutes les communautés du monde depuis Adam et Eve, mais certes de façon empirique. La proposition de Rosanvallon s’en distingue parce qu’elle se veut une approche rationnelle et scientifique qu’il présente sous un titre modeste : “LA SOCIÉTÉ DES ÉGAUX (première ébauche)”… [24]

*

Superior


Notas

[1] ROSANVALLON, Pierre. La société des égaux. Paris : éd. du Seuil, 2011.

[2] ROSANVALLON, P. La société des égaux, op. cit., pp. 39-40.

[3] Ibid., p. 40.

[4] Ibid., p. 40.

[5] Ibid., p. 45.

[6] Ibid., p. 45.

[7] Ibid., p. 45.

[8] Cf. TEMPLE, D. “Lévistraussique – Hommage à Lévi-Strauss”. In Transdisciplines, Revue d’épistémologie critique et d’anthropologie fondamentale, Paris : L’Harmattan, avril 1997, pp. 9-42.

[9] ROSANVALLON, P. La société des égaux, op. cit., p. 46.

[10] Ibid., p. 48.

[11] Ibid., p. 109.

[12] Ibid., p. 110.

[13] Ibid., note de la p. 46.

[14] Ibid., p. 46.

[15] Ibid., p. 373.

[16] Ibid., p. 373.

[17] Ibid., p. 373.

[18] Les biens symboliques ne sont pas constitués au même titre que les biens matériels. Les biens matériels sont donnés par la nature, les biens symboliques n’existent pas a priori. Il faut pour leur donner une réalité les créer, et c’est la relation de réciprocité qui les crée.

[19] Ibid., p. 373.

[20] MAUSS, Marcel. “Essai sur le don” (1923-1924), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF (1950), 1991, p. 148.

[21] ROSANVALLON, P. La société des égaux, op. cit., p. 374.

[22] Ibid., p. 374.

[23] Ibid., p. 375.

[24] Ibid., p. 349.