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2015

Paul Ricœur - Reconnaissance et réciprocité

Dominique Temple | Mars 2015

 

Dans l’épilogue du livre Anthropologie philosophique publié à titre posthume qui reprend son discours prononcé lors de la réception du Kluge Prize, décerné aux États-Unis (Bibliothèque du Congrès) le 20 décembre 2004, et traduit de l’anglais [1], Paul Ricœur fait allusion à la réciprocité.

La thèse de l’individualisme, dit-il, se soutient de la définition de l’homme par ses capacités, et :

« À première vue ces capacités de base n’impliquent pas de demande de reconnaissance par autrui, la certitude de pouvoir faire est intime, certes ; toutefois chacune appelle un vis-à-vis : le discours est adressé à quelqu’un capable de répondre, de questionner, d’entrer en conversation et en dialogue. »

Cependant,

« Ce qui toutefois manque à ces implications d’autrui dans la certitude privée de pouvoir faire, c’est la réciprocité, la mutualité, qui seules permettent de parler de reconnaissance au sens fort. »

C’est alors que Ricœur soumet la réciprocité à un rapport de force entre les individus. Dans son raisonnement, se glissent en effet deux axiomes : la réciprocité n’est pas donnée spontanément et ne s’acquiert pas sans lutte.

« Cette mutualité n’est pas donnée spontanément ; c’est pourquoi elle est demandée ; et cette demande ne va pas sans conflit et sans lutte ; »

Il est vrai que la phrase suivante ramène ces axiomes à l’expérience de la société de notre temps et à l’espace occidental :

« L’idée de lutte pour la reconnaissance est au cœur des rapports sociaux modernes ; »

D’ailleurs la primauté de la lutte ne se soutient que par un mythe.

« Le mythe de l’état de nature donne à la compétition, à la défiance, à l’affirmation arrogante de la gloire solitaire le rôle de fondation et d’origine ; dans cette guerre de tous contre tous seule la peur de la mort violente régnerait. »

L’idée suivante est que la lutte pour la reconnaissance n’aboutit qu’à un résultat mitigé, grevé d’une certaine insatisfaction du fait que le lien social ainsi constitué ne célèbre pas « l’estime sociale qui s’adresse à la valeur personnelle et à la capacité de poursuivre le bonheur selon sa conception de la vie bonne. »

La bienveillance paraît alors une autre source de la reconnaissance.

« La question se pose alors de savoir si le lien social ne se constitue que dans la lutte pour la reconnaissance, ou s’il n’y a pas aussi à l’origine une sorte de bienveillance liée à la similitude d’homme à homme dans la grande famille humaine. »

La bienveillance serait donc tout autant fondée que l’arrogance des uns vis-à-vis des autres.

« On peut trouver un premier recours en faveur de la réciprocité dans le caractère - tout aussi primitif que la guerre de tous contre tous - d’un droit naturel où un égal respect serait reconnu à tous les contractants du lien social ; le caractère moral du lien social serait ainsi tenu pour irréductible. »

Ricœur relève que dans les autres sociétés que la nôtre, les dons cérémoniels témoignent également d’une reconnaissance de la valeur personnelle de chacun dans sa recherche du bonheur ; l’anthropologie a montré en effet que le potlatch et un certain nombre de dons cérémoniels sont fortement attachés à la conception que chacun se fait du bonheur dans la course à l’estime sociale. Dans les sociétés archaïques, la lutte pour le prestige selon l’imaginaire de chacun déterminerait la réciprocité en fonction des capacités personnelles qui demanderaient à être reconnues.

Ricœur dit l’échange cérémoniel de dons, et non pas la réciprocité des dons. Il précise que cet “échange cérémoniel” ne se confond pas avec l’“échange marchand” qui consiste « à acheter et à vendre en accord avec un contrat d’échange » [2].

Il ajoute que :

« La logique de l’échange de dons est une logique de réciprocité qui crée la mutualité ; elle consiste dans l’appel « à rendre en retour » contenu dans l’acte de donner ».

Ce n’est pas par hasard qu’il choisit le terme de mutualité (« une logique de réciprocité qui crée la mutualité »), plutôt que la philia  (lire la définition) “l’amitié”. Il réduit ainsi la réciprocité à deux échanges symétriques de dons, ce que proposait déjà Claude Lévi-Strauss (l’échange réciproque). La mutualité renvoie à une équivalence de deux sentiments identiques constitués préalablement, tandis que la philia, selon nous, renvoie à un sentiment indivis qui ne peut être dissocié en deux sentiments distincts parce qu’il est la résultante de l’interaction de la bienveillance de chacun pour l’autre [3].

Pour Ricœur, l’échange réciproque de sentiments individuels serait inauguré par le don parce que le don contiendrait en lui-même un appel à être reproduit.

D’où vient cet appel à donner dans l’acte de donner ? Ou plus précisément de quelle nature est cet appel ?

« Certains sociologues, dit Ricœur, ont cherché dans la chose échangée une force magique qui fait circuler le don et le fait retourner à son point de départ. Je préfère suivre ceux qui voient dans l’échange de dons une reconnaissance de l’un par l’autre qui ne se connaît pas et se symbolise dans la chose échangée qui en devient le gage. »

Chacun espèrerait être reconnu d’autrui grâce à un objet qui signifierait la valeur dont il se glorifie.

Ricœur définit cette valeur comme les potentialités de l’individu qu’il résume en cinq énoncés : la capacité de dire, la capacité d’agir, la capacité de raconter, l’imputabilité et la promesse.

Que ces potentialités soient les facultés que chacun veuille faire reconnaître d’autrui ne résout pas la question de savoir ce qui fait en sorte que ces potentialités soient celles de tous ou qu’elles soient communes. Sont-elles de nature biologique et caractéristiques de l’espèce humaine ? Quelle est la condition qui donne à tous le même sens à son action, qu’elle soit de parler, de raconter, de faire, d’être responsable, de promettre ? Et d’où le gage, “l’objet échangé” tire-t-il cette capacité d’être apprécié par l’un et par l’autre comme le symbole de leurs capacités individuelles ?

Ricœur situe d’abord son analyse dans le cadre d’une économie de libre-échange et de concurrence où règne le pouvoir de domination des uns sur les autres : l’esclave tente de se libérer par la lutte, et lors d’un armistice en appelle à la bienveillance en espérant inaugurer une réciprocité positive. Mais Ricœur s’interroge : ne pourrait-on pas faire appel à un échange réciproque de bienveillances dès l’origine, et faire l’économie de la lutte ? Un tel souci conduit alors à s’inquiéter des origines de la réciprocité. Et l’on s’aperçoit que dans les sociétés archaïques chaque homme entend se faire reconnaître d’autrui en fonction de ses capacités grâce à des échanges de dons réciproques rendus possibles par une bienveillance naturelle. Il paraît alors logique de limiter la notion de réciprocité à la notion de symétrie dans l’usage de ces capacités entre partenaires. Le concept de reconnaissance serait donc toujours premier par rapport à celui de réciprocité.

Mais cette vision n’est peut être pas le dernier mot de Paul Ricœur en dépit du fait qu’elle soit présentée comme l’épilogue d’un livre, édité à titre posthume, à partir d’une conférence datée de décembre 2004. C’est, pensons-nous, une démarche adaptée à son auditoire qu’il propose ici pour faire entendre à des adeptes du libre-échange et de l’accumulation capitaliste une structure sociale plus fondamentale qui fait intervenir le don et la réciprocité. Qui connaît mieux que Ricœur en effet les deux formes de réciprocité qui engendrent l’amitié et la responsabilité pour autrui, dites en termes sacrés l’alliance et la filiation dans la Tradition qu’il honorait de sa foi ? Et l’une et l’autre ne sont-elles pas proclamées par toutes les communautés humaines sous la forme de l’interdit de l’inceste comme fondements de la société ? Néanmoins, l’idée de reconnaissance qui suppose constituée la valeur à laquelle se réfère chaque individu peut aussi se soutenir de la même référence à la même Tradition.

Il est faux en tout cas, convient-il, que l’Humanité se construise sur la peur et l’envie. Et l’observation d’Aristote d’une bienveillance naturelle entre les membres d’une même espèce, qu’il reprend sous le nom de similitude, n’est pas gratuite car cette bienveillance à l’intérieur de toute espèce est solidement établie par les sciences de la vie que Darwin, déjà, opposait à la concurrence entre les espèces. La question qui demeure ouverte est de savoir comment cette bienveillance peut donner naissance à l’amitié commune, la philia ou encore au respect.

Pour nous, le respect naît de la réciprocité symétrique [4], la réciprocité qui s’établit dans la bonne distance entre la réciprocité négative et la réciprocité positive, c’est-à-dire lorsque la crainte, que l’autre n’interprète son attitude comme hostile, équilibre le désir que l’autre interprète cette même attitude comme bienveillante. Cette thèse prolonge cette dernière intuition de Ricœur :

« Cet enchevêtrement de la lutte et de la fête est peut-être l’indice d’un rapport absolument primitif à la source du lien social entre la défiance de la guerre de tous contre tous et la bienveillance que suscite la rencontre de l’autre humain, mon semblable. » [5].

C’est de la relativisation de ces deux perspectives contraires que surgit l’opportunité de dépasser la situation indécise à laquelle leur confrontation conduit, par une parole qui, dite par l’un, redite par autrui, a pour les uns un sens complémentaire du sens qu’elle a pour les autres, ou encore une valeur commune ; parole qui dans les sociétés primitives se traduit souvent par des offrandes symboliques. Pour peu que la bienveillance l’emporte, cette réciprocité crée la philia, l’amitié.

Nous opposerons à l’hypothèse d’individus doués a priori de compétences intellectuelles et morales, que toutes les valeurs éthiques naissent de la réciprocité quand celle-ci s’établit dans la bonne distance. La valeur en question est alors un Tiers  (lire la définition) de référence entre les hommes auquel chacun n’a de cesse de s’identifier. Chacun est mû par le désir d’être le Tiers, son expression ou son garant. Mais la condition pour être le Tiers est de participer à la relation de réciprocité qui en est la matrice. L’appel est la puissance de la raison éthique qui n’appartient ni au don ni à la vengeance mais à la réciprocité.

C’est dans la réciprocité que chacun devra inscrire sa prétention d’incarner le Tiers ou d’être reconnu à travers le prisme de l’offrande symbolique. La compétition pour être reconnu suppose donc la genèse préalable de la référence éthique commune dont témoignent le chant, la danse, la transfiguration du visage, la parure, le masque, le gage. Dit autrement, la naissance du Sujet parlant est la genèse de la conscience commune de l’humanité dans la matrice de la réciprocité. Et le mana paraît magique en effet parce qu’il est l’efficience du Tiers.

La réciprocité est une notion souvent requise pour dire une interaction physique ou biologique. Cette réciprocité peut être appelée formelle parce qu’elle ne modifie pas l’essence des termes de l’interaction : elle lui sert de cadre logique et n’affecte pas son contenu : s’il s’agit de structures physiques par exemple, celles-ci demeureront de nature physique. Nous dirons anthropologique la réciprocité où les données mises en jeu sont transformées en énergie psychique. Pourquoi dès lors anthropologique plutôt que psychique ? Parce que seuls les sujets peuvent témoigner de cette expérience, c’est-à-dire les êtres humains lorsqu’ils la réalisent entre eux.

Mais d’où provient le Sujet ?

C’est à l’interface du vivant et du monde physique, à l’interface de l’énergie biologique et de l’énergie physique, que naît la sensibilité et pour une totalité organique le sentiment que l’on appelle le Soi. Le Soi ne s’affronte pas au monde comme une puissance étrangère qui revendiquerait d’être acceptée ou reconnue, il apparaît comme s’il s’affranchissait du monde, comme s’il se libérait des forces antagonistes du vivant et du monde physique : on peut même dire que le Soi n’est autre que ce dynamisme de libération, qu’il est une instance de liberté. Cette liberté n’est pas seulement affranchissement de la nature physique ou biologique elle est efficience, et cette efficience se connaît à ce qu’elle est capable de transformer les forces de la nature biologique et physique, de les relativiser l’une l’autre pour s’engendrer elle-même. Le Soi devient le chef d’orchestre qui anime les différentes forces qui peuvent être investies dans sa production [6]. Dès lors, tous les êtres vivants et pensants tendent à leur perfection, comme dit le philosophe, et l’on ne s’étonnera pas de la prodigieuse inventivité dont ils font preuve pour se parfaire.

Si le Soi est efficient, il doit être envisagé comme pouvoir. Face au monde, la liberté du Soi est alors relative à ce qu’il peut mobiliser pour s’émanciper non seulement des forces qui s’actualisent pour elles-mêmes mais des autres Soi qui comme lui se disputent le monde pour le soumettre à leur loi. La question est posée de savoir si le Soi peut se trouver une liberté supérieure qui l’affranchisse des limites du pouvoir et de la lutte avec autrui pour sa reconnaissance ?

La question reçoit une réponse par la réciprocité entre le Soi de l’un et le Soi de l’autre. Cette réciprocité relativise toute expression de force entre l’Un ou l’Autre, et donc les forces engagées dans la genèse de l’Un ou de l’Autre (si l’on appelle Autre l’Un de l’autre). La liberté procède, avons nous dit, de la relativisation de ces forces. Dans la réciprocité du Soi de l’un et du Soi de l’autre, se crée donc une liberté commune. Nous l’avons nommée le Tiers puisque à sa naissance elle n’appartient ni à l’un ni à l’autre mais à l’Un et l’Autre à la fois. Cette liberté commune est sans référence à aucune force que ce soit : entre la liberté de l’Un et la liberté de l’Autre il n’existe rien en effet, et c’est de ce rien que naît pourtant une liberté pure, ex nihilo, pour laquelle le terme qui se prétend adéquat pour caractériser sa genèse est celui de création.

Appréhendée selon la logique traditionnelle, cette liberté commune apparaîtrait comme la fin d’une série linéaire de causes et d’effets : le Soi se déploierait avant que de rencontrer autrui et se complairait dans cette ouverture comme la fleur dans son efflorescence. Son existence deviendrait son être au monde. L’ipséité, le soi-même, la réflexion du Soi sur lui-même préfigurerait l’accueil d’autrui. Le Soi en appellerait à l’autre pour se parfaire. La liberté commune serait la conséquence de l’évolution.

Mais le Tiers n’est pas l’ipséité. Il est engendré par la réciprocité entre le Soi de l’un et le Soi de l’autre. L’homme ne se contente pas d’être Soi, il est conscience, et la conscience suppose que le Soi se réfléchisse sur lui-même lorsque dans sa genèse participent les conditions d’existence de l’autre Soi. Le fait que l’existence du Soi de l’un puisse participer de l’existence du Soi de l’autre crée une communion entre les deux qui est un Soi commun (le Tiers donc). Le Soi n’est pas jeté au monde, il est mis au monde par une matrice qui appartient au monde. Le monde porte en projet la relation de réciprocité avant que le Soi ne fleurisse, qui autorise la fleur à être fleur pour une autre fleur. Même la fleur subordonne son efflorescence à cette communion. Et sa beauté est tout entière ordonnée à l’accomplissement de cet amour.

L’existence d’une part ne précède pas, et la conscience d’autre part ne succède pas à l’être (si l’on appelle être ce qui est propre au Soi), mais sont données en même temps que celui-ci par le principe de réciprocité  (lire la définition) .

Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "Paul Ricœur - Reconnaissance et réciprocité ", 2015, Mars 2015, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 19 avril 2024).

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Notes

[1] Anthropologie philosophique. Écrits et conférences 3, Paris : Seuil, 2013. Mis en ligne sous le titre « Devenir capable, être reconnu ». Lire aussi “La liberté”, article publié en 1971 dans l’Encyclopaedia Universalis. Vol. 9.

[2] Dire que cette réciprocité crée la mutualité alors que l’intérêt serait sous-jacent au rapport social signifierait que la mutualité est un mensonge social, idée qu’envisagea un instant Mauss et que défendra Bourdieu. Ricœur dit autre chose : que la logique de l’échange des dons est une logique de réciprocité et que l’on ne peut interpréter cet appel comme l’intérêt qui motive “l’échange” sans réintroduire sous la gratuité du don le calcul de l’“échange marchand”. Par définition, le don proscrit que l’autre annule son caractère gratuit et désintéressé comme s’il n’était qu’un échange (Ricœur dirait comme un “échange marchand”). Le don serait alors à ce point nié que, comme le dit Marcel Mauss, le donateur s’en trouverait offensé. Il faut trouver une autre impulsion pour justifier cet appel par le don.

[3] M. Finley traduit même philia par mutualité comme si la philia était un sentiment individuel reproduit à l’identique par autrui. Pour la discussion de cette interprétation, voir D. TEMPLE et M. CHABAL, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Chap. “La réciprocité symétrique dans la Grèce antique”, chap. “l’Éthique à Nicomaque une théorie de la réciprocité symétrique”. Paris : L’Harmattan, 1995, pp.187-220.

[4] Cf. D. TEMPLE : « La réciprocité symétrique » (2015).

[5] La dernière phrase de cette anthropologie politique… et sans doute son dernier mot.

[6] Cf. D. TEMPLE « La nature de l’affectivité - Réponse à Antonio Damasio : “l’Autre Moi-Même” (2013) ». Lire aussi « Les trois corps » (2014).