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Bartomeu Melià & Dominique Temple, El don, la venganza y otras formas de economía guaraní (2004) ; Version française du chap. « El nombre que viene por la venganza », dans la Collection « Réciprocité », n° 5, France, 2017.

2. La réciprocité négative. Les Tupinamba

1. L’âme de vengeance et les rites de mortification

Bartomeu Melià et Dominique Temple | 2004

L’âme de vengeance

En 1549, Hans Staden [1] observait chez les Tupinamba qui l’avaient fait prisonnier :

« La femme d’un des sauvages qui avait aidé à me capturer avait accouché d’un fils. Quelques jours après, elle réunit les voisins les plus proches et discuta avec eux du nom qui devait se donner à l’enfant pour qu’il soit courageux et redoutable. On lui proposa plusieurs noms mais qui ne la satisfaisaient pas. Elle décida alors de donner à son fils le nom de l’un de ses quatre aïeux et dit que les enfants qui portaient ces noms devenaient forts et habiles dans l’art de faire des prisonniers » [2].

Ainsi, l’enfant recevait à sa naissance le nom d’un de ses ancêtres sans doute victime d’un raid ennemi. Et le sens de son nom ne prête pas à confusion : il le reçoit pour être habile à faire des prisonniers.

Florestan Fernándes [3] résume ainsi l’acte de naissance :

« En réalité, on pourrait dire que les Tupinamba naissaient sous le signe de la guerre et que l’intégration des nouveaux-nés à sa parenté et à sa tribu impliquait un engagement guerrier. Avant de devenir conscient de cette coutume, l’individu supportait déjà le poids d’un héritage de haines et de vœux de vengeance » [4].

Être fils, frère ou du même sang, c’est donc partager une même identité, participer du même être commun. Dès lors, le nouveau-né assume la mort de son parent, et cette mort lui vaut une “âme de vengeance”. Le nom de l’enfant renvoie à une conscience précise : une conscience de meurtre, c’est-à-dire la conscience d’un acte antagoniste de la mort du parent auquel l’enfant est identifié, mort qui est due également à un meurtre.

Le nom de l’enfant est mort et meurtre, l’une accomplie, l’autre en puissance. La naissance permet de rendre manifeste une conjonction entre la mort et le meurtre, la “mort” d’un ancien et le “meurtre” prescrit au futur guerrier.

Cependant, cette mort et cette promesse de meurtre ne sont pas situées sur un même plan. La mort est de l’ordre de ce que nous appellerons le “réel”, et le meurtre de l’ordre de la conscience, de la représentation, ce que nous appellerons “l’imaginaire”.

Cette conscience, on peut aussi l’appeler une âme ; elle est efficiente, elle ne se dissocie pas de l’acte qu’elle signifie, elle engage l’être des Tupinamba dans l’exécution de ce qu’elle désigne. Lorsque l’enfant devient adulte, il est en effet appelé par son père pour qu’il sacrifie un prisonnier. Il devient meurtrier et perd alors son nom d’origine, pour aussitôt en acquérir un autre.

Tous les commentateurs ont parlé de cette substitution de nom en soulignant l’acquisition du nouveau nom, mais en ne faisant jamais allusion à la disparition du premier, comme si elle allait de soi. Or, si l’enfant tue, c’est bien parce qu’il a été nommé d’une “âme de vengeance”, d’un nom qui l’engageait au meurtre. La disparition de ce premier nom est donc conjointe au fait que cette âme de vengeance “passe à l’acte”. Une conscience dans l’imaginaire s’évanouit par sa métamorphose en acte dans le réel.

Les informateurs rapportent également que si le meurtrier ne se soumettait pas aussitôt au rite de “re-nomination”, il avait le sentiment de mourir.

Les informateurs rapportent que si le meurtrier ne se soumettait pas aussitôt au rite de “re-nomination”, il avait le sentiment de mourir :

« Comme on voit, différents auteurs mentionnent pour diverses raisons, qu’il pourrait jusqu’à perdre la vie si les cérémonies prescrites n’étaient pas observées fidèlement » [5].

Privé de son nom, de son “âme de meurtre”, le jeune meurtrier n’est donc pas pour autant privé de tout imaginaire, mais celui-ci est désormais habité par une conscience de mourir. Voici donc une autre conjonction “logique” inverse de la conjonction précédente puisqu’elle est cette fois-ci “meurtre réel/mort imaginaire”, alors que la première était “mort réelle/meurtre imaginaire”.

Ces observations rendent difficile l’interprétation de la réciprocité de vengeance comme un “échange d’âmes”. Selon cette interprétation [6], le guerrier qui tue reprendrait à l’ennemi une âme capturée précédemment. Une âme serait le prix d’un meurtre. En échangeant des meurtres, on échangerait des âmes.

Des théoriciens de la vengeance soutiennent même que le guerrier acquiert un nouveau nom – une âme nouvelle – du fait de tuer. Tuer serait mériter un nouveau nom. On possèderait autant de noms que l’on aurait tué d’ennemis. Cependant dans cette théorie, le premier nom de l’enfant, chez les Tupinamba, ne peut s’expliquer de façon immédiate puisque ce n’est pas un meurtre qui précède l’acquisition du nom mais au contraire la mort d’un parent.

Il suffit de remarquer que le guerrier perd son nom au moment du meurtre pour inverser l’interprétation traditionnelle. On acquiert une “âme” par sa propre mort, on la perd par la vengeance.

Les rites de mortification

Tous les observateurs rapportent que l’acquisition d’un nouveau nom est soumise au préalable de rites qui auraient pour but d’empêcher l’esprit de la victime de se venger :

« Après le sacrifice de sa première victime, le jeune homme devait observer un ensemble complexe de rites. Les uns étaient destinés à protéger le sacrificateur et sa communauté des représailles de l’esprit de la victime ; d’autres avaient pour fin l’attribution d’un nouveau “nom” au sacrificateur (rites de re-nomination). Ces rites accomplis, le jeune homme était en condition de se marier, moyennant encore les cérémonies du mariage » [7].

Les témoins ont été frappés de l’importance de ces rites. Ils les ont souvent décrits avec minutie. Voici, par exemple, ce que rapporte André Thevet [8], aumônier de Catherine de Médicis et “Historiographe et Cosmographe du Roy”, de ses entretiens avec quelques “truchements” [9], au retour de son voyage au Brésil :

« Or celui qui fait ledit massacre, aussitôt après, se retire en sa maison et demeurera tout le jour sans manger ni boire en son lit ; et s’abstiendra encore par certains jours, et il ne mettra pied à terre aussi de trois jours. S’il veut aller quelque part, il se fait porter, ayant cette folle opinion que s’il ne faisait ainsi, il lui arriverait quelque désastre ou même la mort. Puis après il fera avec une petite scie, faite des dents d’une bête nommée agoutin, plusieurs incisions et fentes sur son corps, sa poitrine et ses autres parties, tellement qu’il apparaîtra tout déchiqueté » [10].

Il précise, dans un autre texte cité par Fernándes :

« Si celui qui devait faire le sacrifice n’avait jamais tué auparavant, il était nécessaire qu’il fasse un jeûne plus strict que ceux qui avaient déjà tué. Et qu’il se taillade tout le corps avec une dent d’animal, qu’ils appellent “paguest” de façon telle que le sang jaillisse et qu’il perde connaissance. Ensuite il reste une lune entière (c’est-à-dire un mois), sans manger de la viande, ni du poisson, et il ne mange pas ou peu de farine et des racines et boit du cauim. Il est aussi tondu très court, comme s’il était rasé avec un rasoir. Il reste quinze jours sans oser toucher la terre avec ses pieds » [11].

Selon Florestan Fernándes, le meurtrier se purifiait de la contamination de sa victime et s’identifiait à l’esprit du mort vengé :

« Il semble que cette cérémonie assumait le caractère d’un sacrifice individuel, où l’agent cherchait à se libérer de l’“impureté” résultant du contact avec le défunt, en même temps qu’il s’associait l’entité bénéficiaire du sacrifice de la victime, transformée ainsi en esprit protecteur du sacrifiant et de la communauté » [12].

Ces hypothèses ne sont pas sans ambiguïté : comment le sang du guerrier peut-il être contaminé au point de signifier la présence de l’ennemi alors qu’il est universellement reconnu comme le signifiant idéal ou idoine de l’identité du groupe ?

Pourtant, Alfred Métraux [13] lui-même soutient ce point de vue. Il cite à son appui le fait qu’au retour d’un guerrier vainqueur, sa propre communauté se rue sur sa maison et la pille puis la détruit, enfin oblige le meurtrier à une retraite de deuil. Avec la plupart des commentateurs, il interprète ces manifestations comme une purification de la communauté vis-à-vis du meurtrier car tout ce qui a trait au meurtrier serait contaminé de l’esprit de sa victime et empoisonné de sa vengeance.

Mais l’on peut aussi interpréter cette agression comme le simulacre d’une vengeance ennemie, et comme le moyen de transformer le meurtrier en victime. Si le meurtre est conjoint à la disparition du nom du guerrier, et si l’acquisition d’un nouveau nom est conjointe à une “mort” de celui-ci, l’intérêt de ce simulacre ne serait-il pas de permettre au meurtrier de “mourir”, et donc d’acquérir aussitôt un nouveau nom ?

Alfred Métraux fait également référence à une pratique médicale des Tupi-Guarani [14]. Les chamans pratiquaient des incisions sur le corps des malades. Ce serait, dit-il, pour que l’esprit malin s’en aille avec le sang. Les guerriers, par conséquent, se conformeraient à des pratiques chamaniques.

Cependant, on peut concevoir l’inverse et ramener les pratiques chamaniques à celles des guerriers, c’est-à-dire interpréter ces incisions comme une mortification qui permettrait au patient d’acquérir une nouvelle âme capable de vaincre l’esprit ennemi qui tente de le détruire. Il semble en effet plus logique d’interpréter les pratiques chamaniques à partir de celles des guerriers que le contraire car il faut, chez les Tupinamba au moins, être un grand guerrier pour pouvoir devenir chaman.

« Et s’ils avaient réussi dans l’accumulation de “pouvoirs” ou de charisme, à travers les sacrifices rituels et des relations avec des entités surnaturelles, ils pouvaient alors se transformer en grands “pajés” et se déplacer avec relative liberté dans le monde dangereux des esprits […] » [15].

Néanmoins, Florestan Fernándes prétend que :

« Tous les ethnologues, qui se sont inquiétés de cette question, sont unanimes à souligner, indépendamment du point de vue adopté, que la substitution du “nom” constituait une technique magique dans la société tupinambá, employée en premier pour tromper et en second frustrer leurs intentions de vengeance » [16].

Pourtant, certains témoignages fissurent cette belle homogénéité. André Thevet [17], par exemple, soutient “formellement”, selon Alfred Métraux, que la “proclamation du nouveau nom” avait lieu avant le meurtre de vengeance, avant le meurtre du prisonnier. Si cette information est exacte, elle ruine l’idée que l’on acquiert un nouveau nom pour fuir la vengeance de l’esprit de la victime, puisque celle-ci en aurait connaissance ! Aussi, Métraux s’empresse-t-il de la mettre en doute : « Il est probable que Thevet a interpolé les renseignements qui lui ont été fournis » [18].

C’est une solution plausible. Thevet, en effet, a certainement recueilli des informations de divers truchements et les a collées les unes aux autres sans avoir jamais eu l’occasion de les vérifier lui-même. Toutefois, on doit noter que le témoignage auquel il se réfère ne concerne pas ce qui se passe après le sacrifice d’un prisonnier :

« Ils ont accoustoumé que celuy qui aura prins, ou tué, aussy tost tous ses amis se ruent sur luy, luy ostans tout ce qu’il a, mesmes son lit, pierres, leurs arcs, flesches, et farines de guerre. Et aussy tost que la prinse des prisonniers est faite, ou bien le massacre fait, il va devant au village, comme messager advertir comme le tout est passé. Et pour le récompenser de sa perte qu’il a faite quand il entre dedans le village, et qu’il publie son nom, de nouveau les vieilles luy jettent de la cendre sur le dos » [19].

Ce témoignage décrit des faits si précis et originaux qu’il ne peut pas être imaginé et doit être pris en considération. Manifestement cette scène intéresse le guerrier qui revient du combat et non pas le sacrificateur d’un prisonnier. On doit en effet distinguer celui qui prend un prisonnier ou tue un ennemi au combat, de celui qui sera nommé pour avoir sacrifié le prisonnier, et qui n’est pas forcément son vainqueur.

On peut penser que par le fait même d’avoir vaincu un adversaire, le guerrier perd son nom. Le rite qui suit, la destruction de ses biens, en fait une victime. Le simulacre de cette vengeance ennemie ou donc de mort du guerrier lui-même, lui permet de reconquérir immédiatement un nouveau nom. Aussi, peut-il proclamer ce nouveau nom en arrivant au village, bien avant le sacrifice des prisonniers.

Lorsqu’il parle du changement de nom, André Thevet fait référence à deux rites assez semblables pour être confondus : celui qui succède à la victoire, et celui qui succède au sacrifice. Il ne les dissocie pas mais avec raison car ils ont certainement le même objectif : restituer au meurtrier qui perd son âme par le meurtre une nouvelle âme en lui faisant subir une mort.

Claude d’Abbeville [20] confirme que le guerrier qui vient de capturer un prisonnier prend un nouveau nom au même titre que celui qui exécute le prisonnier. Mais il ajoute que le sacrificateur devra procéder à un simulacre de combat et de capture avant le sacrifice : il libère le prisonnier, puis le rattrape et le maîtrise.

Tout cela se justifie, si on adopte notre point de vue, par la nécessité de perdre son nom avant d’acquérir un nouveau nom, étant donné que pour perdre son nom il est nécessaire de tuer ou capturer un ennemi. Si l’on admet donc que de perdre son nom par le meurtre rend nécessaire de “mourir” aussitôt pour retrouver une âme protectrice, tous les témoignages se concilient. André Thevet n’interpole pas les informations de ses truchements. Il est inutile de réfuter que le prisonnier puisse connaître le nouveau nom de son vainqueur, imagination à laquelle est contraint Alfred Métraux pour sauver sa théorie : l’idée que l’on change de nom pour fuir la vengeance du vaincu devient très problématique.

Florestan Fernándes donne une autre indication précieuse :

« Selon la description de Cardim, la révélation rituelle du “nom” du tueur serait faite par ses sœurs classificatoires, et se produirait avant le début proprement dit de la première retraite » [21].

Le nom auquel peut prétendre le meurtrier n’est pas gratuit, il obéit à des règles préétablies, il dépend d’une comptabilité des vengeances dont les “tantes classificatoires” gardent la mémoire car elles peuvent témoigner pour les disparus. La détermination du nouveau nom est donc distincte de son acquisition. Le meurtrier peut savoir à l’avance quels sont les noms qui sont disponibles ou quel est le nom qui lui est promis ou proposé parce que celui-ci est déjà déterminé par les meurtres subis et pour cela connu d’avance. Le prisonnier peut même en avoir connaissance par lui-même si ce sont ses propres frères ou parents qui tuèrent précédemment et que c’est de leurs meurtres que proviennent les noms qui sont disponibles pour son vainqueur ! Rien ne permet dès lors de conclure que l’on prend un nouveau nom pour fuir la vengeance de l’esprit de la victime car la victime connaît ceux que les siens ont précédemment tués.

La description du père Cardim confirme que le choix du nom mérite l’assentiment de la parenté. Nous retrouvons là une situation comparable avec celle que décrivait Hans Staden lors de la désignation du nom de l’enfant.

Enfin, Alfred Métraux cite Georg Friederici [22] qui a repéré d’autres analogies entre le rite de re-nomination des guerriers et celui du nom de l’enfant nouveau-né. Son interprétation est cependant conforme à la tradition. Pour lui : « Le meurtrier se serait mué en nouveau-né pour mieux tromper l’esprit du mort » [23].

Il s’agit toujours d’échapper à la vengeance de la victime en la trompant par un nouveau nom, mais ici Friederici fait un parallèle intéressant : le meurtrier, dit-il, astreint à rester dans son hamac et porté comme un nouveau-né pendant trois semaines par ses proches, reçoit un petit arc et des flèches minuscules avec lesquelles il s’exerce sur des figurines. Pour Métraux, ces figurines « représentaient, à n’en pas douter, l’esprit du mort » [24].

Encore une fois Métraux en appelle à la peur de la vengeance de l’esprit du mort. Ce serait pour le défier et le vaincre, le tuer ou le chasser que le guerrier utiliserait cet arc imaginaire. Mais pourquoi est-il minuscule, comme si le guerrier était un nouveau-né ?

L’arc et les flèches “minuscules” ne veulent-ils pas signifier que l’âme reçue par le meurtrier est une nouvelle âme de meurtre, une “âme de vengeance”, comme celle de l’enfant, ou tout au moins un nom qui signifie “ser diestro en hacer prisioneros” ? Et pourquoi ces figurines ne représenteraient-elles pas l’ennemi à détruire dans le futur plutôt que l’esprit de la victime ?

Florestan Fernándes résume sa thèse ainsi :

« Comme on voit, plusieurs auteurs mentionnent, pour des raisons diverses, qu’il [le meurtrier] pourrait perdre jusqu’à la “vie” si les cérémonies prescrites n’étaient pas observées fidèlement. Ceci veut dire que, premièrement, les cérémonies de purification avaient pour but de mettre le sacrifiant (et par son intermédiaire la collectivité) à l’abri de la vengeance de l’“esprit” de la victime. Ce qui n’implique pas, naturellement, que le sacrifiant et la collectivité se défendent “par eux-même”, par le simple effet magique des cérémonies observées ; les informations sont particulièrement lacunaires, quant à cet aspect du système sacrificiel. Néanmoins, il me semble hors de doute que le “combat” qui s’engageait n’était pas exactement entre le Tupinamba et l’“esprit” de la victime. En fait, par ce que l’on peut inférer, les cérémonies se destinaient à assurer la coopération d’un agent surnaturel, l’“esprit” bénéficiaire du sacrifice, qui ordinairement agissait comme un esprit protecteur » [25].

Métraux souscrit à cette conclusion. Puis il ajoute : « Ce n’était donc pas, selon Fernándes, les énergies du prisonnier mais la substance du parent mangé par lui qu’on cherchait à s’approprier.

Il reconnaît cependant : « Il s’agit là, naturellement, de pures spéculations qu’aucun document ne vient étayer » [26].

Il y a donc deux façons d’interpréter la dite “peur de mourir” des meurtriers. Ou bien le meurtrier a peur de l’âme de vengeance de sa victime et se protège en fuyant sous un nouveau nom, un faux nom ; il essaie même de se faire passer pour un nouveau-né, un innocent dont le nom n’est encore connu que de ses proches. Ou bien il a peur de mourir spirituellement s’il ne reconquiert pas immédiatement une âme de vengeance ; il est même en état de “mort” tant qu’il n’a pas réussi à acquérir une nouvelle âme puisque celle qu’il possédait vient de se consumer dans l’acte du meurtre. Il lui faut impérativement et immédiatement assumer une nouvelle mort ou s’identifier à un parent défunt pour acquérir cette nouvelle âme de vengeance. Le guerrier vit cette mort car sa conscience est, du fait qu’il vient de tuer, devenue une “conscience de mourir”, et cette conscience exige son passage à l’acte tout comme celle de meurtre exigeait de se convertir en meurtre.

Un témoignage vient à l’appui de cette thèse, celui du père Yves d’Evreux [27], dont Florestan Fernándes dit : « O único observador que atinou com o significado religioso das incisões » (Le seul observateur qui s’approche d’une signification religieuse des incisions).

Son témoignage indique que le meurtrier s’identifiait avec un de ses parents tués par l’ennemi par une mortification ; mortification qui lui permettait de recevoir son âme, son nom, sous forme d’une “conscience de meurtre”.

« Il a su de ces sauvages, que deux raisons l’amènent à couper ainsi leurs corps, une signifie le regret et le sentiment, qu’ils ont par le décès de leurs parents, assassinés par les ennemis, et l’autre représente la protestation de vengeance, que contre eux ils leurs promettent, comme des braves et des forts, en semblant vouloir dire par ces entailles pénibles, qu’ils n’ont pas épargné ni leur sang et ni leur vie pour les venger » [28].

La première raison invoquée par Yves d’Evreux montre que le meurtrier hérite de la mort de celui dont il reçoit le nom, et qu’il subit cette mort jusque dans sa chair. Et la seconde précise que son âme est une conscience de vengeance. Il y a donc bien ici une conjonction entre le réel et l’imaginaire qui associe la mort vécue et la conscience de meurtre.

Le témoignage de Yves d’Evreux nous conduit à nous interroger sur la nature de la mort que veulent conjurer les Tupinamba. Pour les commentateurs, il s’agit de la mort que pourrait provoquer l’esprit du prisonnier ou de l’ennemi tué. Cette mort serait donc quelque chose de réel, de physique. Mais la crainte d’une mort de cette nature, poussée du moins à un tel extrême, est-elle compatible avec ce que l’on sait des Tupinamba qui en d’autres occasions manifestent un grand mépris vis-à-vis d’elle ? Les prisonniers eux-mêmes revendiquaient de mourir comme un honneur ! Comment, dès lors, les Tupinamba pouvaient-ils craindre cette mort physique, au point de se réduire, à la vue de tous, à des nouveaux-nés ?

Claude d’Abbeville observe même que :

« Si quelqu’un des prisonniers s’estoit échappé pour retourner dans son pays, non seulement il seroit tenu pour “couäue eum”, c’est à dire poltron et lasche de courage mais aussi ceux de sa nation mesme ne manqueroient de le tuer avec mille reproches de ce qu’il n’auroit pas eu le courage d’endurer la mort parmi ses ennemis, comme si ses parents et tous ses semblables n’estoient point assez puissants pour venger sa mort » [29].

Les guerriers ne craignent pas de mourir physiquement, ils ne manquent pas de courage ou de caractère devant l’ennemi, mais leur courage est scellé à une conscience de meurtre qui pour eux est la vie, la “vraie vie”, la vie spirituelle qui les fait accéder au titre d’homme [30]. S’ils sont privés de cette vie, ils meurent spirituellement et même physiquement, mais cette dernière mort est une conséquence de leur mort spirituelle. Cette mort spirituelle est d’abord privation d’“être”, disparition dans le néant, elle n’est plus une épreuve physique qui fait passer au statut des anciens, elle est la destruction totale, la négation de la vie spirituelle de l’humanité tupinamba.

Ici, il faut noter que le spirituel est si uni à l’imaginaire qu’il ne peut être dissocié de ses représentations, et que ces représentations non plus ne peuvent être dissociées des conditions qui lui confèrent ses caractères. Cela signifie que le symbolique n’arrive pas encore à se libérer de l’imaginaire ni l’imaginaire du réel, mais fascinés par le spirituel et en dépit de ces limites, les Tupinamba acceptent la mort physique comme prix de la vie spirituelle.

Pour résumer notre point de vue, nous dirions que les Tupinamba vivent dans l’imaginaire car c’est là qu’ils commencent à s’affranchir de la nature. C’est immédiatement dans l’imaginaire que tout se joue. Le meurtrier se trouve, par son meurtre de l’ennemi ou du prisonnier, privé de son nom d’origine, c’est-à-dire pour autant que ce nom est sa vie imaginaire, dans un état de mort imaginaire. Cet état de mort exige de passer à l’acte, l’actualisation, de la même façon que précédemment la vie imaginaire (l’âme de vengeance) l’exigeait pour donner naissance à un meurtre réel. Cette actualisation de la mort qui s’inscrit dans le réel, grâce au simulacre d’une vengeance ennemie ou grâce au rite de mortification, est à son tour conjointe à l’apparition d’une nouvelle âme de vengeance, un nouveau nom.

Notre interprétation illustre une thèse fondamentale de la théorie de Stéphane Lupasco [31] selon laquelle une conscience élémentaire – une perception immédiate – est toujours conjointe à un acte réel qui lui est rigoureusement antagoniste : pour une mort dans le réel, une vie imaginaire ; pour une vie dans le réel, une mort dans l’imaginaire.

Nous devons souligner que la conjonction de la mortification sous sa forme la plus radicale, celle des incisions sanglantes, et de la conscience de meurtre est mise en évidence par le fait, indiqué par tous les observateurs, que les cicatrices des incisions témoignent de la renommée du guerrier. Ces cicatrices sont clairement utilisées pour signifier les mortifications subies car elles sont en effet transformées en tatouages :

« Ces entailles, frottées de certaines mixtures et poudres noires laissaient des cicatrices ineffaçables qui passaient pour honorifiques » [32].

Après chaque vengeance, le guerrier subit ou s’inflige une “mort” de façon à marquer son corps d’une nouvelle cicatrice, et cette cicatrice est rendue indélébile : elle reçoit la fonction de signifier la renommée du guerrier. Le nombre de tatouages indiquera de quelle gloire le guerrier peut se prévaloir.

« Celui qui a tué désire un autre nom, et le chef des huttes lui marque le bras avec la dent d’un animal féroce. Quand il guérit, on voit la marque, et ceci est son honneur » [33].

Si les cicatrices ne dessinent pas le nom du guerrier de façon figurative (représentation du jaguar, du serpent anaconda, etc.), sans doute est-ce parce que ce nom sera remplacé par un autre lors du cycle suivant. Les cicatrices reçoivent en effet une forme géométrique et reproductible pour pouvoir s’accumuler et se compter : elles indiquent alors le nombre d’âmes vengeresses conquises par les morts subies et actualisées par des meurtres. En ce sens, les dessins des cicatrices ont été reconnus comme les archives, le curriculum vitae, comme disent les interprètes, des guerriers Tupinamba.

« Les incisions, pratiquées en une des cérémonies des rituels de re-nomination, objectivaient symboliquement les “noms” acquis par des sacrifices humains. Elles fonctionnaient donc comme des symboles sociaux : chaque homme portait sur son propre corps les marques de sa bravoure, son pouvoir et son prestige » [34].

Ces incisions sont non seulement des blessures réelles, des mortifications, mais des marques, des tatouages qui façonnent un visage, le visage de gloire du meurtrier. Elles indiquent à autrui qu’il a conquis tant de noms, accompli tant de vengeances, et qu’il les a mérités par la souffrance de la mort, car ce qui est en jeu, pour les Tupinamba, entre mort et meurtre, c’est le prestige, c’est la gloire de l’être.

  

Lire la suite : 2. La puissance d’être ou “vertu vivifiante”.

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Pour citer ce texte :

Bartomeu Melià et Dominique Temple, "L’âme de vengeance et les rites de mortification", La réciprocité négative. Les Tupinamba, 2004, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 28 mars 2024).

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Notes

[1] STADEN, Hans. Warhafftige Historia und Beschreibung… [1557], Traduction en castillan, Verdadera historia y descripción de un país de salvajes desnudos, Argos Vergara, Biblioteca del Afil, Barcelona, 1983. Trad. fr. Nus, féroces et anthropophages, Paris, éd. Métailié, [1979], 2005.

[2] Texte original : “La mujer de uno de los salvajes que había ayudado a capturarme había dado a luz un hijo. Algunos días después, reunió a los vecinos de las cabañas proximas y habló con ellos acerca del nombre que debía dar a la criatura, para que fuese valiente y temible. Le propusieron muchos nombres, que no le agradaron. Decidió entonces darle el nombre de uno de sus cuatro antepasados, y dijo que las criaturas que tienen los nombres de éstos se desarrollan bien y son diestros en hacer prisioneros”. Staden (1983), op. cit., chap. 17, p. 195. (C’est nous qui traduisons). Au XVIe siècle, lorsque les Européens abordèrent aux côtes de la “Terre des perroquets”, octroyée par le pape à la couronne de Portugal, les groupes ethniques qui formaient la “nation” tupi-guarani occupaient une grande partie des côtes du Brésil et des Guyanes ainsi que les rives des grands fleuves du bassin du Rio de la Plata et de l’Amazone.

[3] FERNÁNDES, Florestan, A função social da guerra na sociedade tupinambá, Biblioteca pioneira de ciências sociais, Editôra da Universidade de São Paulo, 1970.

[4] Texte original : “Na realidade, poder-se-ia dizer que os Tupinambá nasciam sob o signo da guerra e que a integração dos recém-nascidos à sua parentela e à tribo envolvia um compromisso guerreiro. Antes de se tornar consciente dêsse fato, o indivíduo já suportava o pêso de uma herança de ódios e de votos de vingança”. Ibid., p. 164.

[5] Texte original : “Como se viu, vários autores mencionam por razões diversas, que êle poderia até perder a “vida”, se as cerimônias prescritas não fôssem observadas fielmente”. Ibid., p. 308.

[6] Cf. Textes réunis et publiés par Raymond VERDIER et al. dans La vengeance : Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, (4 volumes), Paris, Cujas, 1981-1986. Lire à ce sujet, de Dominique Temple, La réciprocité de vengeance : Commentaire critique de quelques théories de la vengeance, Collection « Réciprocité, n° 7, 2017. Publication en castillan dans Teoría de la reciprocidad, (3 vol.), La Paz, Tari plural editores, 2003.

[7] Texte original : “Após o sacrifício de sua primeira vítima, o jovem devia observar um complexo conjunto de ritos. Alguns destinavam-se a resguardar o sacrificante e a comunidade das represálias do espírito da vítima ; outros tinham por fim a atribuição de um novo “nome” ao sacrificante (ritos de renomação). Findos êsses rituais, o jovem estava em condições de casar-se, ocorrendo então as cerimônias do matrimônio”. Fernándes, op. cit., p. 201.

[8] THEVET André, Les singularités de la France antarctique. Le Brésil des cannibales au XVIe siècle [1556], Paris, La Découverte, Maspero, 1983.

[9] On appelait truchements des hommes d’équipage ou marins qui s’étaient réfugiés chez les Indiens après naufrage ou après s’être enfuis, et qui servaient d’intermédiaires, de truchements entre Occidentaux et Indiens.

[10] Thevet, cité par Fernándes, op. cit., pp. 308-309.

[11] Texte original : “Se aquêle que deve fazer o sacrifício, nunca matou antes, é preciso que êle faça uma dieta mais estreita, que aquêles que já mataram. É que êle se retalha por todo o corpo com um dente de animal, que êles chamam “Paguest”, de modo que o sangre jorra com seu conhecimento. Depois êle fica uma lua tôda (é um mês), sem comer carne, nem peixe, e não come senão farinha, e raízes, e bebe cauim. Êle é também tosquiado bem rente, como se fôsse barbeado com uma navalha. Êle fica quinze dias sem ousar tocar a terra com seus pés”. Ibid., pp. 308-309.

[12] Texte original : “Parece que essa cerimônia assumia o caráter de um sacrifício individual, em que o agente procurava livrar-se das “impurezas” resultantes do contacto com o morto, ao mesmo tempo em que se associava à entidade beneficiária do sacrifício da vítima, transformada assim em espírito tutelar do sacrificante e da comunidade”. Ibid., p. 306.

[13] MÉTRAUX Alfred, Religions et magies indiennes d’Amérique du Sud, Paris, Gallimard, 1967, pp. 75-76.

[14] Ibid.

[15] Texte original :“E se tivessem sido bem sucedidos na acumulação de “poderes” ou de carisma, através dos sacrifícios rituais e das relações com entidades sobrenaturais, podiam inclusive transformar-se em grandes pajés e locomover-se com relativa liberdade no mundo perigoso dos espíritos, (…)”. Fernándes, op. cit., p. 156 (pajé signifie chaman en Tupi-guarani).

[16] Texte original : “Todos os etnólogos, que se preocuparam com essa questão, são unânimes em ressaltar, independentemente do ponto de vista adotado, que a substituição do “nome” constituía uma técnica mágica na sociedade tupinambá, empregada pelo primeiro com o fim de iludir o segundo e frustrar os seus propósitos de vingança”. Ibid., p. 310.

[17] Cf. THEVET André, Le Brésil et les Brésiliens [1575], (2 vol.), vol. I 1 La Cosmographie universelle, 2 Histoire d’André Thevet de deux Voyages ; vol. II Les Français en Amérique pendant la deuxième moitié du XVIe siècle, Paris, PUF, Coll. « Les classiques de la colonisation », 1953.

[18] MÉTRAUX, op. cit., p. 75.

[19] THEVET, op. cit., vol I, chap. 2 Les deux voyages, p. 274.

[20] D’ABBEVILLE Claude, missionnaire capucin ayant participé à la tentative de colonisation française au Brésil, en 1612, publia ses mémoires : Histoire de la mission des pères Capucins en l’Isle de Maragnan et terres circonvoisines, impr. de François Huby, Paris, 1614, cité par Alfred Métraux, op. cit., p. 57.

[21] Texte original : “Segundo a descrição de Cardim, a revelação ritual do “nome” do matador seria feita por suas irmãs classificatórias, e ocorreria antes do início pròpriamente dito do primeiro resguardo”. Fernándes, op. cit., p. 309. Le père jésuite Fernão Cardim (1540-1625) a écrit Tratados da terra e gente do Brasil [1939], 1ère éd. J. Leite & Cia, Rio de Janeiro, 1925.

[22] FRIEDERICI Georg, cité par Alfred Métraux, op. cit., pp. 74-75.

[23] MÉTRAUX, op. cit., p. 75.

[24] Ibid., p. 76.

[25] Texte original : “Como se viu, vários autores mencionam, por razões diversas, que êle poderia até perder a “vida”, se as cerimônias prescritas não fôssem observadas fielmente. Isto quer dizer que, primàriamente, as cerimônias de purificação tinham por fim pôr o sacrificante (e por seu intermédio a coletividade) ao abrigo de vingança do “espírito” da vítima. O que não implica, naturalmente, que o sacrificante e a coletividade se defendessem “por si”, pelo simples efeito mágico das cerimônias observadas ; as informaçôes são particularmente lacunosas, quanto a êste aspecto do sistema sacrifical. Contudo, parece-me fora de dúvida que a “luta” que se travava não era bem entre os Tupinambá e o “espírito” da vítima. De fato, pelo que se pode inferir, as cerimônias se destinavam a assegurar a cooperação de um agente sobrenatural, o “espírito” beneficiário do sacrifício, o qual comumente agia como um espírito tutelar”. FERNÁNDES, F., op. cit., p. 308.

[26] MÉTRAUX, op. cit., p. 70.

[27] Yves d’Evreux, choisi pour aller évangéliser les Indiens du Brésil en 1612, écrira lui aussi ses mémoires : Svitte de l’histoire des choses plvs memorables aduenuës en Maragnan, és annees 1613 & 1614, imp. de Fr. Huby, Paris, 1615, cité par Fernándes, p. 307.

[28] Texte original : “Soube dêstes selvagens, que duas razões o levam a cortar assim seus corpos, uma significa o pesar e o sentimento, que têm pela morte de seus pais, assassinados pelos seus inimigos, e outra representa o protesto de vingança, que contra êstes prometem êles, como valentes e fortes, parecendo quererem dizer por êstes cortes dolorosos, que não pouparam nem seu sangue e nem sua vida para vingá-los”. Ibid., p. 307.

[29] D’ABBEVILLE, cité par Métraux, op. cit., pp. 51-52.

[30] Dans le livre qui retrace son enfance chez les indiens Yanomami (1939), Helena Valero raconte comment le chef des Chamatari, invité à une fête, dit à son vieux père : « Père, les Namoétéri m’ont fait inviter […], mais je crois que je ne reviendrai pas. Je pense qu’ils me tueront. J’y vais pour que personne ne croie que j’ai peur. J’y vais pour qu’ils me tuent. » Cf. Ettore BIOCCA, Yanoama : Récit d’un femme brésilienne enlevée par les Indiens, Paris, Plon [1968], CNRS Éditions 1972, p. 241.

[31] Cf. LUPASCO Stéphane, Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie : Prolégomènes à une science de la contradiction, Paris, éd. Hermann, 1951 ; rééd. Le Rocher, Monaco, 1987. Le “principe d’antagonisme”, de la logique du contradictoire, conjoint à toute actualisation d’un phénomène la potentialisation du phénomène antagoniste. Lupasco interprète toute actualisation physique ou biologique comme le réel, et ce qui se potentialise comme la conscience élémentaire de ce qui s’actualise.

[32] MÉTRAUX, op. cit., p. 77.

[33] STADEN, cité par Fernándes, op. cit., p. 307

[34] Texte original : “As incisões, praticadas en uma das cerimônias dos rituais de renomação, objetivavam simbòlicamente os “nomes” adquiridos através dos sacrifícios humanos. Elas funcionavam, portanto, como símbolos sociais : cada “homem” trazia no próprio corpo as marcas de sua bravura, poder e prestígio”. FERNÁNDES, op. cit., p. 207.