• Ce texte se réfère principalement
    aux notions suivantes

Glossaire


Haut de page

Réciprocité Mapuche : front de civilisation, front de génération

I. La Parole religieuse mapuche : 1. Le Ngillatun

Dominique Temple | 2022

1. Interprétation du ngillatun 

Dans les sociétés traditionnelles, le repas d’invitation ou d’hospitalité témoigne de la réciprocité positive et constitue une source de la joie qui s’empare de tous ceux qui y participent. Il s’accompagne souvent de danses et de chants. C’est comme un hôte qu’est reçue la conscience commune qui naît de la réciprocité entre les hommes, et c’est au titre de Tiers entre les uns et les autres qu’elle est invitée au repas de ceux qui lui ont donné naissance. Il faut ajouter que l’apparition de la conscience commune entre partenaires se manifeste dans la transfiguration de leur visage et devient l’objet de la fascination ou de l’émerveillement de chacun, mais c’est bien au Tiers qu’est attribuée la beauté significative de cette révélation. Cette conscience, résultant de l’interaction réciproque des membres de la communauté, personne ne peut se l’approprier bien qu’elle se constitue comme la référence éthique de chacun mais tout le monde peut en appeler à lui. Il est manifestement le pourvoyeur de la joie qui se mue en amitié lorsqu’elle se reconnaît dans le visage d’autrui [1]. À partir du repas d’invitation qui engendre l’amitié, chacun peut accéder au pouvoir de la manifester par la Parole. La première Parole est une prière à autrui : de renouveler les conditions de cette révélation spirituelle et du sentiment de joie qui l’accompagne en reconduisant le plus souvent possible les conditions de la réciprocité : la fête. La bénédiction s’adresse à l’autre ; mais à l’autre dans la mesure où il contribue à la naissance du Tiers par sa participation à la réciprocité, et, en définitive, c’est au nom du Tiers lui-même qu’elle s’adresse à lui puisque c’est ce Tiers qui est perçu comme un évènement nouveau dans la nature, donc surnaturel, et comme la source de l’élan des uns vers les autres et la cause de la joie spirituelle. Chacun devient le garant du Tiers grâce à la ritualisation de la réciprocité. Dès lors, chacun exige de lui-même les moyens nécessaires à l’invitation d’hospitalité. Contrairement aux idées reçues, la réciprocité n’est pas un mode de distribution, de redistribution ou de don. Elle est l’impératif catégorique de produire pour offrir, le moteur de l’économie humaine [2], et par économie humaine il faut entendre la production de la valeur définie par l’éthique créée par la réciprocité et pas seulement la jouissance matérielle des biens ou richesses produits pour l’occasion et qui sont aussi bien reçus qu’offerts.

Lorsque l’invitation réciproque est ritualisée, la référence éthique de la cène collective est symbolisée par une offrande au Tiers lui-même, l’Esprit de la communauté. Le repas consacré au Tiers a pour table l’autel.

Nul ne peut douter de l’efficience de cette conscience commune quand bien même elle reste immatérielle ou invisible, c’est-à-dire que par l’offrande réciproque chacun reçoit son affectivité, la grâce de l’amitié et le sens de la parole qui en témoigne.

À partir de l’étude de Rodolfo Casamiquela : Estudio del nillatún y la religión araucana [3], nous réinterpréterons le rite mapuche avec les catégories de la théorie de la réciprocité. Précisons donc pourquoi les catégories de la théorie de la réciprocité ouvrent de nouvelles pistes de lecture.

Le principe de réciprocité permet à l’affectivité de se réfléchir sur elle-même, ce pourquoi elle devient sensation de sensation, c’est-à-dire la conscience affective. La conscience est le fait de “sentir que l’on sent”, dit Aristote : sentir que l’on voit, que l’on marche ou que l’on entend. La conscience affective est la réflexion sur elle-même de la catégorie affective du surnaturel de Lucien Lévy-Bruhl [4]. Quand l’affectivité des partenaires se replie sur elle-même pour ceux qui entrent dans une relation réciproque, se constitue le sentiment commun de référence qui donne sens à leurs gestes et actions. Comme les sentiments sont néanmoins absolus et qu’ils sont directement incommunicables de l’un à l’autre, fussent-ils les mêmes, les hommes doivent mobiliser les analogies entre les caractéristiques affectives de leurs sensations naturelles, la peur, l’exaltation, la douleur, le plaisir, l’éblouissement, l’aveuglement, le chaud, le froid, le dur, le tendre, et les caractéristiques affectives des sentiments spirituels qu’ils créent entre eux. La conscience s’exprime donc grâce à la fonction symbolique en utilisant des signifiants empruntés à la nature.

J’utiliserai plus précisément les notions de Parole d’opposition et de Parole d’union que j’avais introduites sous le nom de Parole de contradiction et Parole de complémentarité lors de l’analyse des rites mapuche décrits dans les ouvrages chiliens que je consultais au Chili dans les années 1980 [5]. Lorsque je me suis aperçu que la Parole de complémentarité correspondait au “principe d’opposition” que Claude Lévi-Strauss assimilait à la fonction symbolique, j’ai changé le nom de Parole de complémentarité par celui de Parole d’opposition. Et c’est également à la suite de l’étude du principe de “maison” de Lévi-Strauss, dont il n’a pas su extraire l’idée d’une deuxième modalité fondamentale de la fonction symbolique, antagoniste de la première, et qu’il a seulement décrite comme l’union contradictoire de termes opposés, que j’ai appelé cette deuxième modalité : Parole d’union. Les deux Paroles  (lire la définition) à l’origine, l’une de la Parole politique dont les organisations dualistes sont une première institutionnalisation et l’autre de la Parole religieuse dont la “maison” des hommes (le temple) est une matérialisation très répandue, sont toujours données ensemble dans toutes les sociétés du monde [6].

Rappelons également pour les besoins de notre étude que le principe de réciprocité se décline selon deux formes opposées : la réciprocité positive, construite à partir de la bienveillance entre les membres d’une même communauté, et la réciprocité négative à partir de l’hostilité entre différentes communautés. Chacune de ces deux formes crée une conscience affective qui s’exprime dans un imaginaire spécifique : le prestige et l’honneur [7].

Suivons à présent la description du Ngillatun selon Rodolfo Casamiquela, qui reprend une observation de Ernesto de Moesbach [8] :

« [Selon] l’observation de Moesbach (1944, 158) : “Le contrôle des préparatifs de la fête incombe au cacique de la commune organisatrice, mais c’est le prêtre indigène (ngen-pin : maître de la parole) qui convoque, préside et dirige la fonction religieuse ; sous ses ordres sont caciques, machi [chaman] et autres personnes importantes”. Ce prêtre laïc – par opposition à la figure du machi, autrefois exclusivement responsable des aspects religieux profonds de la cérémonie – ou ses assistants sont chargés du sacrifice. Le machi, en tant que pur représentant de l’institution du chamanisme, n’est en charge de cet aspect que sporadiquement [9]. »

Le ngenpin [10] (maître de la Parole) solliciterait donc le cacique pour qu’il convoque les communautés à une réunion religieuse – le Ngillatun – ou son renouvellement, pour engendrer le sentiment commun qui sera produit par le partage. Moesbach reconnaît au chef de la communauté mapuche – qu’il appelle “cacique [11]” – un rôle politique : il préside à la réunion festive. La fête se construit cependant autour de la Parole religieuse dite par le “maître de la Parole” – le ngenpin – et se clôt par une bénédiction et par une action de grâce que le ngenpin exprime au nom de tous. Nous aurions donc affaire d’une part au Lonko, l’autorité qui détient la Parole politique de la communauté et qui organise les fêtes entre communautés, d’autre part, au nguenpin qui détient la Parole sacerdotale et qui préside aux sacrifices, et enfin aux machi qui interviennent pour d’autres fonctions religieuses ; d’où l’hypothèse que ngenpin et machi témoignent de deux phases de l’évolution de la pensée religieuse : la première ritualisée par les prières (rogations) et les sacrifices lors des ngillatun, et la seconde par des rituels, qu’il nous reste à préciser.

En attendant d’étudier la fonction des machi, Rodolfo Casamiquela discute le sens de l’offrande réciproque et du sacrifice. Il se réfère à la transcription par E. W. de Moesbach des paroles du lonko mapuche, Pascual Coña [12], qui révèle que la réciprocité de face-à-face a pour fonction essentielle de produire un sentiment d’amitié imprescriptible :

« Et voici, tiré du même récit de l’indigène Coña (…), la narration de l’un de ces rites dans sa première acception : “Le festin terminé, l’homme qui est en relation de concho (“amitié réciproque” [13]) avec un autre, dit à un jeune garçon : ‘va voir mon ami (koncho) ; dit lui que je voudrais me faire ami avec lui’. Le garçon envoyé va rencontrer l’homme désigné et dit : ‘mon maître m’envoie’, ‘Oui ?’ répond l’informé. Le jeune homme lui transmet : ‘mon maître dit : ‘Viens, mon ami ; je veux te prendre comme ami moi aussi’. L’envoyé ne dit que cela ; puis revient. Le metrem (l’invité, le visiteur) informé s’approche ; il se dirige vers le llanguillangui (cairn ou lieu de l’offrande) et se retrouve là avec son ami. Celui-ci lui dit : ‘Je t’ai envoyé le message : viens par ici mon ami’. ‘Il en est ainsi’, lui répond l’autre ‘c’est pourquoi je suis venu ici’. Le premier reprend : ‘c’est qu’aujourd’hui nous allons mutuellement nous prendre pour des amis (konchos) ; voici l’agneau’. Il tient un agneau ligoté par un nœud, dont il donne l’extrémité de la boucle à son ami en le mettant sans sa main. Celui-ci le reçoit. ‘Chantons des prières’, propose le donateur. ‘Bien’ répond l’autre et il donne l’agneau offert à son garçon, pour qu’il lui ouvre la poitrine. Le donataire de l’agneau, qui vit encore, se précipite pour lui arracher le cœur ; il le maintient dans sa main, l’aspire, crache ensuite vers le haut en disant : ‘Ooom !, tu es là, Dominateur de la Terre, Ciel bleu ; donnes nous nos récoltes ; Tu diras de nous ‘que mes fils vivent de nombreuses années, qu’ils aient abondance d’animaux mes agneaux ; ne nous amène pas de malheurs, Ooom !,. ‘À toi’ dit-il à celui qui lui a offert l’agneau. Celui-ci prend le cœur et prie : ‘Ooom !’ tu es là, Père, écoute nos oraisons, ne nous rejette pas ; Roi Père, Ancienne Reine, qui est assis à ta table d’or ; porte ton regard protecteur jusqu’à nous, donne nous un temps favorable et des pluies pour que nous trouvions notre subsistance et nous t’offrirons des nguillatunes toute notre vie’. Il termine par un grand cri : Ooom !. Le sang qui coule (de la blessure) est recueilli dans un vieux vase puis versé dans une bâtée qui reste accrochée sur le llanguillangui ou autel. Ensuite le koncho metrem emmène son agneau pour le dépecer un peu à l’écart de l’autel. Ce travail terminé, ils coupent la viande en morceaux, font un feu et déposent toute la viande dans une casserole. Ils l’emmènent ensuite jusqu’au llanguillangui et le dépose sur l’autel [14]. »

Selon ce témoignage, les Mapuche se représentent l’amitié par le cœur de l’agneau. Le sang signifie la communion entre les deux partenaires de la réciprocité, et la conscience commune produite par la réciprocité est rapportée au domaine du sacré comme distincte des émotions prosaïques.

Ici l’amitié est directe et c’est le visage du vis-à-vis qui est l’incarnation de l’affectivité intime, qui ne se mesure pas en bonnes récoltes. Dans le face-à-face individuel, c’est l’amour, le sentiment créé qui prend corps dans l’autre. Il n’est pas désincarné en un esprit séparé des humains. Il est le cœur qui donne sens à tout sentiment et la vie elle-même de la conscience. Cette vie est figurée par le sang de l’agneau. Si le cœur de l’agneau a pu remplacer celui du lama, qui lui-même représentait le sacrifice humain pour symboliser l’alliance de la nature avec l’esprit élevé au-dessus de la nature, et si le sacrifice du prisonnier est l’intégration de l’au-delà de la mort au surnaturel, le sacrifice de l’agneau prend une triple dimension : il est à la fois le sacrifice qui élève l’esprit au-dessus des instincts de la vie et au-dessus de la mort mais aussi assure le passage de la réciprocité négative à la réciprocité positive (lama-agneau) et enfin le symbole de l’incarnation de l’amour mutuel créé dans chacun des protagonistes par la réciprocité. Les moments de la genèse et du messianisme, qui dans la tradition monothéiste sont dissociés jusqu’à être étrangers l’un à l’autre (la genèse d’une part et l’incarnation du messie d’autre part), sont ici associés de façon intime, ne serait-ce que parce que l’absence d’écriture ne permet pas d’en garder la mémoire hors de leur immédiate célébration rituelle. La révélation produite par l’interaction réciproque est le commandement qui s’exprime dans la Parole et la pratique quotidienne.

Lorsque le rituel du konchotun a lieu à l’occasion d’un ngillatun, les Mapuche qui veulent établir une relation koncho avec un couple spécifique se réfèrent cependant aux Ngünechen (Esprits) pour attester, même publiquement, du sens de leur performance. La référence à la dimension spirituelle de la valeur qui se créée entre eux est attestée par la bénédiction que tous deux demandent au même Tiers et qu’ils désirent mutuellement.

Cependant, Casamiquela souligne :

« La transcription [de ce récit] a été longue mais il était important de consigner l’histoire complète afin que puisse être remarqué le lien avec la divinité, pas toujours apparent dans les récits et même dans les pratiques de ce genre. Transcrivons maintenant quelques paragraphes correspondant à un konchotún (“koncholuwën”) selon le second sens que lui donne Moesbach (…) : “Ceux dont les pères décédés avaient sacrifié ensemble, continuent de le faire entre eux pour toujours. C’est pourquoi ils se rendent (l’agneau) les uns aux autres. C’est donc le signe de l’amour attachant entre nos défunts parents. Eux se servaient du cœur de l’agneau comme le symbole de ce qu’ils s’aimaient du fond du cœur, quand il y avait une fête heureuse, comme celle des prières, se tenant debout dans une belle pampa” [15]. »

Casamiquela poursuit :

« Commentant le rituel, Latcham lui-même le définit comme : “une communion sacramentelle entre deux personnes qui s’engagent dans une amitié mutuelle”, et Palavecino [16] souscrit à ces paroles. En effet, on ne peut douter du sens du konchotún et par conséquent de son inclusion dans la catégorie des “rites sacramentaux” distinguée par Kagarov [17]. Mais dans cette catégorie il est nécessaire d’inclure une autre pratique, apparemment commune à toutes les cérémonies ngillatun aujourd’hui ; je fais référence à la signification des couples dans la danse (couples de même sexe, en général, mais pas toujours). Hassler [18] a fait à ce sujet une observation intéressante : “Dans cette danse autour de l’autel, ils remercient Dieu d’être en bonne santé, en même temps ils lui démontrent la bonne disposition qu’ils entretiennent avec leurs semblables. C’est dans cet esprit, qu’ils invitent les uns et les autres à danser, dans le but d’unir de bonnes pensées, sceller des amitiés ; c’est aussi une façon de remercier des attentions qu’a pu avoir son compagnon”. L’exactitude de cette interprétation, qui étend à la danse la communion du sacré, se confirme quand on se souvient que dans le nillatún de Esquel (Chubut), Harrington [19] a relevé la dénomination de kenchoto (= konchótu) comme synonyme de nëllitu-përún, qui bien que ce ne soit pas une des danses de couples, permet à chaque participant de tenir par la main un partenaire élu [20]. »

Les relations de face-à-face individuels sont donc ici intégrées dans le face-à-face collectif mais elles révèlent ce qui est attendu de la réciprocité : une amitié. Lorsque la danse des partenaires de réciprocité devient collective autour de l’autel commun, l’amitié a besoin d’un visage commun pour la révéler et elle est attribuée, au nom de la communauté tout entière, à son totem. Ce sentiment peut être dit celui de la confiance mutuelle, une amitié sans visage sinon celui que l’on grave sur le rewe pour dire son humanité.

Le sentiment de l’amitié entre partenaires n’est pas seulement un engagement d’entraide pour dominer les difficultés de l’existence, il est aussi la joie. La joie commune se traduit par des cris, du rythme, de la danse, des atours… des manifestations des sens certes, mais des sens ordonnés à une expression spirituelle. Ici, l’objectif des uns et des autres est la production de sentiments libérés de toute détermination prosaïque comme la faim, la soif ou la sexualité. La joie prouve que la valeur créée par la réciprocité ne peut pas être réduite au simple plaisir que peuvent provoquer les choses par elles-mêmes.

Rodolfo Casamiquela nous décrit alors l’autel des célébrations religieuses mapuche, qu’on appelle rewe (rehue selon les auteurs) :

« Re signifie en araucan “pur”, “véritable”, “exclusif”. Quant à we, “c’est le ‘lieu où il se passe quelque chose, l’instrument ou l’ustensile par lequel on obtient l’effet indiqué par l’antécédent” (Moesbach, 1944, 210). C’est quelque chose comme cela qu’aura voulu traduire le cité Núñez de Pineda lorsqu’il écrivait (cf. Latcham, 1924, 374) : “ceux de la communauté regue (qui est le sien propre)”.
Avec ces éléments, il est facile de comprendre la signification de réwe, bien qu’il soit cependant difficile de le transcrire littéralement. Peut-être nous approcherions nous plus près de la vérité en remplaçant ces dits adjectifs par le concept global de “sacré”, réwe reviendrait à être “le réceptacle” du sacré, la hiérophanie par essence.
Que dans son sens littéral cette proposition soit exacte ou pas, je crois que l’idée de sacré (comme opposée à profane) est originelle, ce qui implique une coïncidence avec la position de Latcham lorsqu’il avance que “le aillarehue semble avoir été un rassemblement à la fois politique et religieux (1924, 379) [21]. »

Le rewe est donc d’abord le lieu du rassemblement de la communauté. Il est le lieu de la fête qui engendre le sentiment d’appartenance à une énergie spirituelle supérieure à la conscience de chacun, l’Esprit. La communauté de réciprocité est le domaine proprement-dit de la genèse de l’Esprit. La distinction de la nouvelle essence de l’homme – que l’on peut dire surnaturelle – conduit à une transformation du “signe” qui se tient sous la contrainte de la vie en “parole” qui se libère de cette contrainte pour traduire les sentiments propres à l’Esprit. Le rewe comme autel sacramentel est cette interface. Il est plus précisément un autel disposé autour d’un mat dressé de la terre au ciel comme pour représenter le passage entre la nature et cette nouvelle nature qui se crée par sa propre dynamique [22].

Ce qui est engendré dans le ngillatun est la puissance affective de la conscience. Tout homme a néanmoins l’impression de recevoir cette conscience d’un Esprit indivis comme un Tiers entre lui et ses vis-à-vis et a l’impression qu’il en devient l’hôte. Ngünechen – l’Esprit – est perçu soit comme unique, l’Être suprême qui prévaudra au cours de l’histoire récente des Mapuche par identification avec le Dieu chrétien sous l’influence missionnaire, soit de façon plus antique comme une quadripartition qui témoigne de la relation de parenté originelle de toute société humaine, c’est-à-dire un couple dits d’Anciens représentant la première génération de l’alliance et un couple de Jeunes qui indique que la réciprocité de parenté s’impose par cousins croisés. Ce tétragramme originel constitue à nos yeux la perception de la puissance ou de l’efficience de l’Esprit lorsqu’elle est traduite par la Parole d’opposition.

La conscience collective mapuche rivée à la pratique de la réciprocité communautaire se donne l’horizon de la cordillère des volcans des Andes et l’Océan comme représentations imaginaires des sentiments rapportés à l’Au-delà. Il n’y a dès lors aucune raison pour que cette conscience n’intègre pas tout ce qui peut être appréhendé comme sensible : le soleil, la lune, les étoiles, l’herbe ou les animaux nécessaires à la vie, y compris les volcans et les marées. Pillán (Esprit des volcans, Esprit des Ancêtres, Esprit protecteur…) apparaît comme l’extension de Ngünechen à la Nature lorsque la création s’étend hors de la communauté de parenté [23]. Cette différenciation peut être exprimée de façon singulière en toute occasion mais aussi unifiée par la Parole d’union [24].

Or, soudain, les choses prennent un tour nouveau :

« Mais celui qui donne dans le mille, selon moi – d’après ce que nous verrons – c’est Moesbach, quand il affirme (1936, 338) que “le rehue dans son sens large c’est une territorialité de compétence de la machi, maîtresse du rehue ; le machiquat ou unité religieuse, correspondant au lof, hameau, village, caciquat ou unité socio-politique mapuche. Ngueicurehuen (littéralement “bercer le rehue”) c’est la formation d’un nouveau machiquat par l’investiture d’une nouvelle machi et de plus, la fête de la machi donne l’occasion de la rénovation de son mât (rehue). (…) Pour Lenz [25] (1910, 680), Rehue c’est “l’arbre des cérémonies de la machi ; il consiste en un tronc d’arbre épais que l’on enterre généralement un peu incliné, sortant d’à peu près deux mètres du sol ; sur le côté antérieur est sculpté une sorte d’escalier grossier et sur la partie supérieure sont accrochées des branches de canneliers (Drimys chilensis), l’arbre sacré des Mapuche (araucans). Dans certaines cérémonies, la machi monte sur la petite plateforme en haut du tronc, où elle danse et chante avec le cultrún (tambour). Entre les branches se voient souvent les restes d’un agneau sacrifié” [26]. »

Le rewe devient le siège de la Parole religieuse qui se concentre dans la fonction de la machi (maîtresse du rewe), et les auteurs précisent que ce statut autorise une conversation avec l’au-delà.

L’investiture du ou de la machi succède aux relations de réciprocité (le ngillatun). Manifestement, la machi converse dans le domaine de l’Esprit avec le Tiers, mais pas n’importe où : sur la petite plateforme en haut du tronc du rewe, qui visualise le siège de la surnature.

« Augusta [27] (1916 : 197) l’a défini comme un “arbre ou plutôt tronc écorcé d’arbre ou d’arbuste (laurier, maqui, cannelier…) planté dans le sol. Si autrefois il était, d’après les chroniqueurs et grammairiens, un signe distinctif des villages ou entités politiques, leur bannière pratiquement, aujourd’hui il n’y a plus aucun souvenir de cela chez les indigènes, le dit rewe ne figurant seulement que dans les cérémonies curatives des machi et, dans quelques Réductions, également dans les ngillatun. Les machi ont un rewe devant leur maison. Le rewe joue un grand rôle dans les visions fantastiques des machi. D’autres personnes également, sans être machi, ont recours à lui pour la protection de leurs maisons contre l’influence du mal”. Et aussi (1934 [28], 209) : “D’après la description que nous a faite l’indigène José Francisco Coliñ de Wapi, le rehue consiste en un épais tronc de maqui, expressément placé à cet effet, à l’extrémité duquel sont attachées des branches droites et écorcées, de maqui ou de cannelier, de manière à ce qu’elles divergent dans toutes les directions. À ces branches on suspend par les nerfs les cœurs des agneaux sacrifiés, et des poulets entiers et morts. Sur le tronc sont taillées quelques marches qui sont destinées a faciliter l’ascension de la machi, car il lui faut monter tout en haut pour “parler avec le Dieu” et recevoir ses révélations concernant le bon ou mauvais résultat des prières. Tout autour du rehue, les hommes et les femmes exécutent leurs danses de la manière mentionnée dans le même récit du ngillatun” [29]. »

La machi doit sa vocation à une extase ou une transe qui lui révèle la conscience de l’au-delà. Les fantastiques visions des machi, prédisposent aux révélations attribuées aux Esprits dans ce parler avec eux. Elle entre en communication avec Dieu, dit ce commentateur.

Mais la machi ne prononce pas seulement des prières, comme le ngenpin dans le ngillatun, mais des prédictions. Elle ne prie pas seulement, elle entend la réponse aux prières. Si elle ne préside pas les célébrations, la fête, les danses et les chants, ni même les sacrifices qui sont déjà sous l’autorité du ngenpin, elle traduit la réponse de la Conscience engendrée par la réciprocité collective et le rituel sacrificiel en Paroles de l’Esprit. Par rapport à la fonction dite sacerdotale du nguenpin, elle témoigne d’une nouvelle phase du développement de la conscience religieuse : elle incarne la Parole du Tiers. Elle est passée d’un niveau de réalité à un autre niveau de réalité qu’elle manifeste par la Parole prophétique.

Ce passage d’un niveau de réalité à un autre niveau de réalité est assez connu dans le développement de la conscience religieuse de nombreuses sociétés : Moïse, par exemple, gravit la montagne pour recevoir la Parole de son Dieu qui écrit la Loi sur des “Tables de pierre”. Et Saül de Tarse reçoit par vision la révélation de Dieu, avec qui il dialogue pour interpréter le meurtre de Jésus de Nazareth comme le sacrifice nécessaire à la refondation de la religion monothéiste. Cependant, les auteurs disent ici pour parler avec le Dieu (para hablar con el Dios) et non pour parler avec Dieu (para hablar con Dios). La nuance est importante : le Dieu signifie ici que la Parole actualise une affectivité diffuse, de sorte que l’on pourrait traduire le Dieu par les Esprits. Cette précision nous renvoie à l’Ancien Testament qui commence par l’expression ELOHIM, que tous les commentateurs [30] traduisent par “Dieu” au singulier parce que le verbe qui suit (créer) est au singulier. Pourtant, Elohim est un pluriel et il faudrait donc traduire littéralement par les Esprits. Le verbe est certes au singulier car il n’y a qu’une prestation en jeu, mais le sujet est au pluriel car cette prestation est réciproque. Et le verbe au commencement de la Parole est donc un verbe réciproque. Lorsque le sujet se prononce au singulier, le Dieu devient Dieu mais le verbe cesse aussitôt d’être un verbe réciproque. Il est devenu un verbe transitif. La relation entre les sujets d’une action réciproque qui engendrait un Tiers devient une relation entre ce Tiers devenu sujet d’une action dont les précédents sujets sont devenus objets. La Parole devient l’origine d’une action (un commandement) alors que l’interaction des uns vis-à-vis des autres dans la réciprocité était l’origine d’un sentiment exprimé par la Parole. Ce retournement, ce renversement de perspective donne à la Parole la prérogative d’être à l’origine du sens, qui était celle de la réciprocité. Le commandement s’approprie le verbe de la création. On peut voir là une rupture entre une interprétation matérialiste et idéaliste de la Genèse.

Il nous semble donc que les devins machi peuvent être comparés aux prophètes de l’Ancien Testament, à ceci près que les Mapuche ne disposant pas de l’écriture ne peuvent fixer comme intangible la révélation aussi bien que les Scribes. Sans doute l’écriture a-t-elle accentué la séparation du monothéisme et de l’animisme car elle fixe la vérité révélée dans une forme peu sujette à l’innovation ou à la contextualisation. Dans une tradition orale, la fonction prophétique doit s’accorder à l’évènement immédiat. Aussi le caractère inspiré de la Parole est-il limité à l’actualité et spécialisé dans l’art divinatoire. C’est dans le renouvellement incessant de leur extase ou de leur ravissement, et dans le renouvellement des pratiques rituelles qui les provoquent, que les machi pérennisent la révélation des Esprits.

Mais plus fondamentalement la contradiction entre le monothéisme et l’animisme se doit sans doute à l’opportunité d’une actualisation hétérogénéisante ou d’une actualisation homogénéisante de la Parole d’union, actualisations qui s’excluent l’une l’autre parce que contradictoires entre elles. Il semble que l’évolution de l’Esprit religieux doive choisir entre une voie théiste et une voie animiste parce que ces deux évolutions sont antagonistes l’une de l’autre. Dans une vision monothéiste, tous les pouvoirs sont réunis en une seule main. Selon la vision animiste, ils sont différenciés selon les circonstances, et d’abord entre Esprits nés de la réciprocité positive et Esprits nés de la réciprocité négative qui ne s’excluent plus mais au contraire demeurent corrélés entre eux. La bénédiction et la malédiction se professent dans l’invocation des Esprits protecteurs et l’expulsion des Esprits malins [31].

« Il est bien connu que les machi comptent sur un certain nombre d’esprits, ou des entités mythiques auxiliaires, qu’ils invoquent de diverses manières. Pour reprendre les termes d’un indigène (dans Moesbach, 1936, 355) : “Il y a parmi nous des machi du huecufe (pouvoir malin) ; nous ne sommes pas égaux dans notre profession. Certaines sont des machi sorcières, elles traitent avec des gobelins, des âmes ensorcelées, et des pihuichen [lutins malfaisants]” [32]. »

Chez les Mapuche, le statut de devin ne se distingue pas des statuts de thérapeute ou d’exorciste, alors que dans la tradition hébraïque et surtout chrétienne, ces fonctions animistes sont réprouvées comme attentatoires au pouvoir monothéiste. Pour avoir chassé les démons et guéris des malades, Jésus, le fils de Joseph de Nazareth, fut accusé d’être Fils du Diable par les prêtres de l’orthodoxie religieuse juive.

Lors de l’arrivée des colons européens, la société mapuche s’empara de nouveaux moyens de production qui facilitèrent la réciprocité positive au sein des communautés. Les Mapuche donnèrent la préférence à la réciprocité positive et quelques-uns adoptèrent même l’idée d’un seul Dieu. Mais qu’en était-il auparavant ? N’était-ce pas l’inverse comme dans de nombreuses sociétés de l’Amérique précolombienne, par exemple chez les Tupi-Guarani du Paraguay et du Brésil [33], ou chez les Shuar du Pérou et de l’Équateur ? Et chez bien d’autres encore ?

On doit préciser en quoi consiste le sacrifice pour singulariser la consécration des machi dans leur rôle d’interprète des Esprits.

« Et pour le ngillatun de Angostura de Icalma, Aluminé, Zamorano [34] observa (1949, 41) : “le jour suivant, au lever du soleil, la fête commença par le sacrifice, de la part de la machi, d’un jeune mouton… la façon de sacrifier l’animal a sa technique et est appelée nguillatucar : on lui ouvre rapidement le thorax avec un couteau, et avec la main on lui arrache le cœur. Lorsqu’il n’y a pas de machi, c’est l’assistant du nguenpin qui exécute la tâche. Le sang est recueilli dans deux récipients destinés à cet effet, accrochés au llanguill [35]. »

Mais d’où vient ce rite où le cœur et le sang de la victime ont une importance décisive ?

« La figuration liturgique et la destination finale des cœurs est différente, selon les régions. Le repas rituel est documenté dans l’impressionnant récit (Latcham) du sacrifice d’un soldat espagnol rapporté par Núñez de Pineda, captif des Araucans à l’époque de la Conquête : “(…) et étant occupé à cela [le don de la mort], il lui donna sur le crâne un coup si violent, qu’il lui fit sortir la cervelle, avec la macana ou matraque cloutée, qui servait d’insigne et qu’ils nomment toque (toki). À cet instant, les acolytes qui tenaient les couteaux à la main, lui ouvrirent la poitrine et sortirent le cœur palpitant, et ils le donnèrent à mon maître, qui après qu’il en ait sucé le sang, et qu’on lui eut amené une quita (kitra =pipe) de tabac, et prenant la fumée dans la bouche, la recrachait de ci de là, comme s’il encensait le démon à qui ils avaient offert le sacrifice. Le cœur passa de main en main, et ils firent avec lui la même cérémonie que mon maître ; et entretemps ils allaient à quatre ou six d’entre eux avec leurs lances courant tout autour du pauvre défunt ; criant et vociférant selon leur usage, les autres faisant trembler la terre avec leurs pieds. Ce rite mauvais et barbare terminé, le cœur revint dans les mains de mon maître, et le découpant en tout petits morceaux, ils se mirent tous à les manger avec grand empressement”. Plusieurs observations peuvent être tirées de ce récit ; premièrement qu’il s’agit apparemment d’un sacrifice authentique, tel que le prouve l’incantation avec la fumée de tabac (non pas au diable mais au dieu suprême, bien entendu, comme nous le verrons), l’acte de sucer le cœur (voir Moesbach, 1936, 390), et le fait d’avoir réalisé la cérémonie en face du palenque [36] » [37]

La question se pose : le sacrifice du prisonnier est-il fondé par la réciprocité négative et l’anthropophagie qui l’accompagne, ou bien le sacrifice signifie-t-il l’interface entre la nature et la culture, l’interface entre l’inconscience et la conscience qu’elle que soit la forme de la réciprocité positive ou négative ? Mais alors pourquoi ce passage nature/culture serait-il illustré par un acte aussi violent : sucer le sang d’un mort encore vivant ?

Faut-il dire que le sacrifice est premier et que cette institution s’impose aussi bien à la réciprocité positive qu’à la réciprocité négative, ou bien doit-on dire que le sacrifice du guerrier est nécessaire pour s’affranchir de la mort, et pour passer du Dieu créé par l’invitation et la fête du ngillatun au Dieu créé au-delà de l’existence terrestre grâce à l’expérience de la mort ?

Rodolfo Casamiquela nous dit :

« Comme il s’agissait d’un jeune et simple soldat novice en matière de guerre, comme le précise Núñez de Pineda, je pense qu’on peut exclure la possibilité, à des fins magiques, d’incorporation d’attributs de bravoure ou de courage de la victime [38]. »

L’incorporation anthropophagique de valeurs attribuées à la victime est une idée qui doit être précisée : dans la relation de réciprocité négative, c’est la victime qui est investie d’une âme de vengeance. Il faut “mourir” pour disposer de cette âme de vengeance et non pas tuer. Ce pourquoi, effectivement, la victime peut être connotée de valeurs humaines, de sorte qu’il peut être justifié de manger son corps auquel on attribue ces valeurs. Mais lorsque l’on tue, l’âme de vengeance disparaît de l’horizon de la conscience du meurtrier. Alfred Métraux [39] a décrit, d’après les Relations des témoins qui les vécurent ou les observèrent chez les Tupinamba du Brésil, les rites qui témoignent de cette nécessité d’encourir physiquement une mortification jusqu’à la limite de la mort réelle pour que le guerrier qui vient de tuer puisse mériter une nouvelle âme de vengeance. Michaël Harner [40] en a donné une autre illustration dans sa description des traditions shuar. Le rite de la réciprocité négative exige que le meurtrier, après son acte, “souffre la mort” pour ressusciter son âme. C’est un long mois de jeûne, de souffrances et de meurtrissures jusqu’à la perte de connaissance, que le guerrier tupi-guarani devait supporter pour acquérir une nouvelle âme de vengeance, qui faisait de lui un homme nouveau : un guerrier immortel, comme disaient les Guarani, un “sorcier” comme disaient les prêtres missionnaires.

Ceci est fondamental quoique cela n’apparaisse pas toujours dans les descriptions des rites – les commentateurs étant fascinés par l’exécution du prisonnier plus que par les cérémonies qui lui succèdent pendant les semaines qui suivent. En réalité, le guerrier est tellement convaincu que si le cycle de la vengeance s’interrompait il mourrait spirituellement, qu’il procède immédiatement à sa mort rituelle ou accepte de la subir de l’ennemi dans sa propre famille.

Il est important d’attribuer l’âme de vengeance au prisonnier, mais aussi de préciser que la conscience née de la réciprocité elle-même n’appartient ni à l’un ni à l’autre partenaire de la relation et qu’elle se constitue comme Esprit de la vengeance entre l’un et l’autre. Dès lors on ne peut dire que l’inconsistance de la victime (jeune et novice en matière de guerre) élimine l’hypothèse que la réciprocité négative soit à l’origine du sacrifice. Toute la question est seulement de savoir à quel protagoniste l’Esprit de la vengeance appartient, ou qui l’Esprit de la vengeance choisit-il comme hôte ? Et, plus précisément, quelle est l’âme de vengeance qui le représente ? Le guerrier qui est le siège des sentiments de “souffrir la mort” puis d’“actualiser le meurtre” puis de “souffrir à nouveau la mort” acquiert tout autant que le prisonnier sacrifié ce sentiment que l’on nomme l’Esprit de la vengeance, mais c’est lui qui par son rite de “souffrir la mort après le meurtre du prisonnier” acquiert la représentation de ce sentiment dans cette deuxième âme de vengeance. Cette deuxième âme de vengeance, disent les Shuar, verrouille la première comme horizon objectif où se reflète le sentiment de la conscience révélée à elle-même. C’est donc le meurtrier qui aura le dernier mot si le meurtrier s’acquitte de souffrir la mort par son propre sacrifice symbolique.

En l’attente de cette apparition de l’Esprit de la vengeance dans la représentation du meurtrier, la chair du prisonnier est le signifiant de l’Esprit de la vengeance. Et la distribution de la chair du prisonnier aux alliés convoqués à une fête de réciprocité positive devient une célébration de l’Esprit de la vengeance qui associe la réciprocité positive à la réciprocité négative. Chaque morceau de chair du prisonnier est comparable à une hostie du rite chrétien – pour autant que celle-ci soit la présence réelle du Dieu crucifié. On notera que la différence entre les deux rites vient du fait que les missionnaires disent que le “prisonnier” se serait offert en sacrifice au nom de Dieu. Il aurait prétendu incarner la Parole religieuse dans sa mort comme un commandement de l’Esprit lui-même. Il ne serait pas le signifiant d’un rituel symbolique perpétré par les prêtres comme le proposa Caïphe [41] pour sauver l’unité de la Parole monothéiste, mais aurait revendiqué d’incarner Dieu [42]. Il se serait lui-même christifié, ce qui, selon l’exégèse moderne, est loin d’être évident. Par contre, dans les rites guarani, le prisonnier avait souvent l’audace de se proclamer lui-même détenteur de l’Esprit de vengeance. Et le fait de le manger signifiait bien la tentative de s’approprier sa divinité – un rite eucharistique. D’autre part, peu importe la valeur intrinsèque de l’ennemi : enfant ou vieillard, importe seulement l’acte de vengeance [43].

Que le sacrifice soit celui d’un jeune et simple soldat novice en matière de guerre ne signifie pas qu’il ne s’inscrive pas dans le rituel de la réciprocité négative, et dès lors on ne peut pas non plus exclure que le sacrifice de l’agneau ne se réfère pas symboliquement à la réciprocité négative. L’argument sur lequel Rodolfo Casamiquela étaye sa conviction semble ici insuffisant. Le débat doit reprendre sur d’autres observations. C’est au rite anthropophagique que Casamiquela fait appel :

« Le fait de partager sa nourriture suppose, cependant, une communion ou participation de nature spéciale parmi les participants du rite, puisque le cœur conserve une signification particulière dans le koncholuwën actuel, aspect particulier du nillatún ou “communion sacramentelle” – comme nous l’avons vu – entre deux personnes qui se sont engagées dans une amitié mutuelle [44]. »

Rodolfo Casamiquela plaide pour l’idée que le sacrifice de l’agneau dans la relation du koncholuwën est à l’origine une offrande à l’Esprit, et justifie ainsi le sacrifice de ce soldat prisonnier par analogie avec l’offrande du cœur d’un agneau. Le cœur peut en effet être considéré comme le signifiant de l’affectivité et le sang comme celui de la vitalité du sentiment partagé entre les partenaires de la réciprocité. Le rite célèbrerait la naissance de la vie spirituelle, et ici de l’amitié entre deux partenaires d’une relation de réciprocité de face-à-face individuel. Mais l’idée que le cœur de l’agneau soit le symbole de l’affectivité des deux réciproquants – l’image de leur propre cœur – ou de l’affectivité de bienveillance qu’ils veulent se témoigner comme lorsqu’ils s’offrent des vivres, achoppe sur le fait que l’on ne peut pas donner au cœur du prisonnier une signification positive car il est celui de l’ennemi. Sa thèse doit s’appuyer sur une argumentation plus convaincante.

« Mais il est très intéressant de noter que, bien que le mouton commun [oveja en espagnol], qui remplace le lama dans les sacrifices, se nomme ofishá (=ovisha), dérivé du castillan, lorsqu’il figure comme victime dans le ngillatun il conserve le nom de weké (voir à ce sujet la chanson du mouton-victime, ou weké taiël, en Casam. 1958 [45]). Le weké remplaçait les victimes humaines dans le sacrifice, d’après Latcham (1924, 699) : “Avant de commencer vraiment, d’importantes cérémonies et des rites avaient lieu demandant l’aide et la protection de leurs pillanes [Esprits] et totems. Le sacrifice, obligatoire en de telles occasions, était un prisonnier de guerre ou à défaut un chilihueque (lama [46])” (souligné par l’auteur) [47]. »

Ici le sacrifice, y compris le sacrifice des agneaux dans le ngillatun, paraît bien s’accorder à celui d’un prisonnier de guerre ou à défaut un lama, qui en est donc le symbole, et se rapporter donc à la réciprocité de vengeance. Mais c’est à un sacrifice originel indépendant de toute réciprocité positive ou négative que se réfère néanmoins Rodolfo Casamiquela :

« J’ai déjà retranscris un de ces sacrifices, dont a été témoin Núñez de Pineda, et il semble qu’ils étaient très fréquents d’après Latcham (1924, 639) : “l’anthropophagie qui se déroulait pendant ces cérémonies est entièrement confirmée par le témoignage de pratiquement tous les chroniqueurs”. Dans le récit mythique sur l’origine des prières souligné par Robles Rodríguez [48], dès que les eaux du Déluge commencèrent à baisser, la première victime sacrifiée est humaine : “un enfant orphelin pour obtenir le sang utilisé dans la cérémonie. À la suite de ce sacrifice vint celui des coqs et des poules, dont le sang était versé dans les eaux qui se retiraient” (1911, 240) [49] ».

Il conclut :

« En réalité, dans cette catégorie de sacrifices chez les Araucans, la signification de la victime s’échappe derrière le premier plan que va occuper le rôle du cœur : l’extraction de l’organe, par excellence l’endroit de la force et de la noblesse, et le rituel plus ou moins complexe duquel il est le centre, sont manifestement la finalité de tels sacrifices. (…) De la signification profonde de la hiérophanie du cœur pour les Araucans nous avons comme indice éloquent sa propre dénomination dans le rituel : llanká piuké, dont j’ai analysé la traduction en détail [piuké = cœur]. Elle surgit également de sa figuration dans le koncholuwën ou “communion sacrée”, que j’analyserai aussi ; ses participants utilisent les cœurs “comme symbole de ce qu’ils s’aimaient de tout leur cœur, lorsqu’il y avait une fête heureuse, comme les rogations, et où ils se tenaient là debout dans une belle pampa” – a écrit l’indigène Wenuñamko, l’informateur de Augusta (1934, 27). “Chacun des participants a un assistant qui lui soutient le cœur lorsque c’est son tour de prendre la parole” (Id., 28). (…)
La présence du cœur – symbole du sacré par excellence – dans le ngillatun et sa représentation comme motif de la prière, purifient la cérémonie et fortifient le sens des suppliques – quelle qu’en soit l’intention ou le but. Son ingestion rituelle suppose une communion mystique spécifique dans laquelle la participation de l’esprit divin à la hiérophanie s’étend aux favorisés, étant donné que le cœur de la victime immolée est l’offrande suprême à la divinité [50]. »

Mais comment expliquer que ce sacrifice soit rapporté au déluge ? Devant le cataclysme originel, l’homme tenterait-il d’échapper à son destin en se réfugiant dans le surnaturel ? S’il n’y a aucune indication qui plaide pour l’idée que l’inimitié de la nature figurée par le Déluge puisse être interprétée comme une vengeance vis-à-vis de laquelle le sacrifice serait la souffrance de l’homme qui verrouille le cycle de réciprocité négative à son avantage, d’un autre côté, la violence n’aurait pas de sens si elle n’était interprétée comme vengeance. Si chaque bienfait se traduit comme un don (le soleil, la pluie…) justifiant l’offrande en retour, chaque malheur justifie une vengeance. Dans une perspective animiste, les Esprits sont adaptés aussi bien aux bienfaits de la nature qu’à ses méfaits. Il ne semble donc pas possible de postuler un rite initial qui fasse l’impasse sur l’imaginaire de la réciprocité positive et de la réciprocité négative, de l’offrande et de la vengeance, car les hommes ne sont pas de purs esprits. Lorsqu’ils s’adressent les uns aux autres, c’est au moyen de signifiants. La fonction symbolique doit recourir à l’analogie avec l’affect produit par une fonction biologique pour attester le sentiment produit par la réciprocité. Dans la réciprocité de l’offrande, le plaisir de la consommation des vivres devient le signifiant de l’amitié ; et le sang versé, la souffrance, est le signifiant du courage créé par la réciprocité négative. Le sacrifice est, comme le soutient Rodolfo Casamiquela, primordial, mais il ne peut faire l’impasse de ses conditions de manifestation par la réciprocité positive et la réciprocité négative.

Le rite mapuche précise que l’enfant, après le déluge, est “orphelin”, c’est-à-dire déjà perdu : ses parents ont disparu. C’est le premier meurtre. Ainsi compris, le sacrifice de l’enfant orphelin visualise ou actualise le premier meurtre, qui n’a pas de sens sinon celui que lui donne le sacrifice. La conscience affective qui se prétendrait absolue est homicide. Fondamentalement, le sacrifice de l’enfant orphelin pourrait donc être pareil au sacrifice d’Isaac et d’Ismaël par Abraham dans la Tradition judéo-chrétienne pour dire que le Verbe qui veut consacrer l’Esprit comme sa source indépendante de la nature prouve sa toute-puissance en exigeant une obéissance absolue jusqu’au sacrifice homicide [51]. Un doute s’élève pourtant devant cette hypothèse car dans la tradition hébraïque, ce n’est pas le geste d’Abraham qui compte mais celui de l’ange qui retient le bras criminel pour signifier l’interdiction du sacrifice humain. L’Esprit ne peut être séparé du Monde. L’un et l’autre sont les manifestations de la création, qui s’enrichissent mutuellement. Et bien, de la même façon, dans la tradition mapuche, l’enfant orphelin est immédiatement remplacé par un sacrifice symbolique (de coqs et de poules) (comme Isaac par celui d’un bélier). Le sacrifice des animaux signifie donc l’interdit du sacrifice. Le sacrifice n’est plus qu’une signature symbolique de ce qui est nécessaire à la Parole d’union, la Parole religieuse, pour se dire toute-puissante, mais non une consécration de la Conscience.

Quoi qu’il en soit, le moment où la Parole prétend être à l’initiative du sentiment créé par la réciprocité est ici bien localisé et circonscrit dans le rite d’intronisation de la machi. L’expérience de la mort est le passage obligé pour accéder au domaine du surnaturel d’après la mort. Toute la question est alors de s’emparer du pouvoir de la Parole qui prétend rendre compte de cet au-delà. On ne s’attardera pas sur les rituels décrits par Rodolfo Casamiquela, la transe ou l’extase, ni sur les cérémonies par lesquelles les croyants tentent de se représenter les forces censées appartenir à cet Esprit séparé de la nature. Nous ne retiendrons que l’un d’entre eux qui renvoie à la vocation de la machi : une coupure pour dire une alliance avec la Parole de l’Esprit, dont les machi seront les interprètes. La perforation de la langue et son entaille témoignent de cette nouvelle fonction de la Parole : la langue n’est plus destinée à dire la conscience communautaire mais à dire les décisions de l’Esprit devenu l’auteur de la création.

« La cérémonie d’institution s’appelle neikurewenën =“bercer le rewe” (Augusta, 1934, 210) ou machiluwën (Robles Rodríguez, 1912), et comporte, comme caractéristique fondamentale – à part les frottements, la perforation et l’incision de la langue (v. Guevara, 1929, II, 142 [52]) et autres éléments liés à la préparation physique – l’ascension au réwe et l’extase, c’est-à-dire, dans le fond, l’ascension mystique au ciel, associée sans doute avec l’élection divine du candidat (toujours une femme dans les récits rapportés). (…) Et enfin, voici le rite de l’entaillement de la langue [d’après R. Rodríguez] : “ensuite ils allongèrent la néophyte sur des pontros (couvertures) étendues à cet effet sur le sol ; entre deux machi ils la tiennent par la tête, et une autre lui fait sortir la langue qu’elle maintient avec un mouchoir pour éviter qu’elle ne glisse, en la raclant tout de suite avec un couteau bien affuté. La patiente se retournait dans des consultions de douleurs. Le raclage pratiqué, on lui fit dans la langue, à l’aide d’un petit couteau de poche, une incision profonde, versant ensuite de l’eau dans la plaie et en sortant le sang. Dans l’incision, on introduit un morceau de feuille de cannelle”. Les détails varient dans la cérémonie décrite par Moesbach (1936, cap. XVII), mais dans le fond c’est exactement la même [53]. »

L’intronisation des machi propose donc à la communauté mapuche un symbole de l’inspiration que la machi reçoit de l’Esprit divin issu de leurs rapports de réciprocité ritualisés dans le ngillatun. Le sentiment qui naît du ngillatun, exprimé dans les prières, est métamorphosé en l’inspiration que distribue la Parole des machi en présence du rewe – cette échelle de bois entre la terre et le ciel que l’on peut comparer à la croix des chrétiens, le corps supplicié de Jésus de Nazareth en moins. La machi redistribue la générosité divine en réponse à la confiance des hommes. La différence avec le protocole religieux occidental et le protocole religieux mapuche est que le premier s’actualise selon une logique d’homogénéisation (le monothéisme), le second par une logique d’hétérogénéisation (l’animisme).

Des exégètes chrétiens croient retrouver dans la Bible une priorité donnée au sacrifice végétalien sur le sacrifice animal pour reléguer à la vengeance le sacrifice sanglant [54]. Il faudrait que le sacrifice soit dicté par une relation symbolique qui privilégie à dessein l’offrande végétale sur l’offrande animale pour justifier cette antériorité, ou montrer que la réciprocité positive précéda la réciprocité négative. Mais la bienveillance existe à l’intérieur de toute communauté en même temps que la rivalité entre elles. Il en résulte une double affectivité dont l’équilibre a été reconnu par Radcliffe-Brown et Lévi-Strauss. L’atome de parenté tel qu’il est défini par ces auteurs tranche en faveur de l’idée que les affectivités positives et négatives sont données rigoureusement égales entre elles pour former le Soi de tout membre d’une communauté. Lévi-Strauss observe aussi qu’elles sont disposées de part et d’autre d’une affectivité commune qu’il dit « mutuelle », et qui procède, elle, de la relation d’amour mutuel et par conséquent de la réciprocité d’alliance indépendamment de tout imaginaire [55].

Le passage de la nature à la culture, selon le principe de réciprocité qui engendre, selon nous, la conscience, selon cet axe de développement de l’affectivité donne toute sa portée à la réserve de Casamiquela qui déplore l’idée d’une antériorité de l’offrande végétale sur l’offrande animale. Les deux formes de réciprocité sont données ensemble et de façon contradictoire de part et d’autre d’un équilibre, et leur relativisation mutuelle permet à la conscience de donner sens à l’une comme à l’autre branche de l’alternative, positive et négative, comme nous le rappelle l’exemple paradigmatique de la rencontre des indiens Chukchee que Lévi-Strauss nous donne à méditer dans Les structures élémentaires de la parenté [56].

Toutes les sociétés humaines ont découvert la transcendance du principe de réciprocité sur les formes positive et négative qui l’actualisent, à partir de leur équivalence dès lors que l’une peut relayer l’autre. Cette équivalence a permis d’affranchir le principe de réciprocité de l’imaginaire dans lequel il était enchâssé et de prendre conscience du caractère fondateur du principe de réciprocité. Ce qui plaide en ce sens est que dans toutes les sociétés où la réciprocité négative se constitua sous forme de meurtres entre communautés ennemies et la réciprocité positive comme un développement de l’alliance matrimoniale par la réciprocité des dons, le symbole d’une relation d’alliance et le symbole d’une vengeance se sont exprimés par la même “monnaie” [57]. Dès lors, l’équivalence entre la compensation et la composition révéla que les deux formes de réciprocité recevaient leur sens non de leur qualité mais de leur principe. C’est pourquoi la réciprocité de meurtre put être surpassée par l’alliance matrimoniale entre sociétés ennemies. Quoiqu’il en soit de la pertinence de ces images, il n’est pas de société humaine qui ignore que le principe de réciprocité est au fondement des prestations qui permettent à l’humanité de franchir le seuil de la nature à la culture, et de donner sens à l’univers.

Je pense qu’il faut garder le nom d’offrande pour les biens offerts entre les uns et les autres et à l’Esprit commun qui apparaît dans les prestations de réciprocité positive telles que le ngillatun. On peut ainsi réserver le nom de sacrifice au rite de passage qui consacre la Parole comme l’expression de l’Esprit qui s’affranchit de toute relation avec la nature par la mort. La Parole d’union est alors perçue comme l’origine de la Révélation et devient la source de la Genèse en lieu et place de la Réciprocité. La Parole devient le sujet du verbe créer. Le verbe est aussitôt mutilé de toute dimension réciproque et devient transitif ou réflexif. On découvre ici un deuxième niveau de réalité si le premier est lié à la fonction originelle du lonko et à la fonction sacerdotale du ngenpin (souvent confondues !), un niveau de réalité où officie la machi analogue à celui où officie le prophète. Il faut alors constater que la conscience interdit, grâce à la fonction symbolique, le sacrifice et dénonce la prétention de la Parole d’union au pouvoir absolu. Et l’on pourrait garder le nom de principe de liminarité au rituel religieux qui a pour but de permettre à l’initié de subir symboliquement la mort pour être habilité à témoigner de l’Esprit par la Parole d’union : ici par exemple le machicazgo.

La religion chrétienne a condamné sous le nom de polythéisme ou d’animisme toute autre religion que la sienne (le polythéisme mapuche, dans les expressions Ngünechen, Pillán, Huecufü, et l’animisme dans celles des Esprits). Elle a rapporté les révélations de la conscience religieuse des Mapuche aux signifiants qui servaient à les exprimer, et les a fétichisées pour mieux les disqualifier. Cela n’est pas propre à l’actualisation coloniale et missionnaire des Européens. Le principe en est clairement énoncé dès l’Ancien Testament. Lorsque le peuple hébreux exigea que son Grand-prêtre Aaron fasse renaître l’image de son Dieu par un sacrifice rituel, Moïse descendit de la montagne avec les Tables de la Loi, écrites de la main de son Dieu, et demanda aux Lévites (les serviteurs de l’autel) de tuer tous les croyants qui s’étaient adressés à Aaron, leurs propres frères, sœurs, pères et mères compris. Seule la Parole monothéiste fixée dans l’Écriture pouvait à ses yeux légitimer la foi. Moïse s’en prit au fétichisme, mais il entendait par là toute expression qui dérogeait à la stricte obéissance à sa Loi. Cependant, il manifesta son intransigeance au cœur de sa communauté. Ce fut seulement Saül de Tarse, le fondateur du christianisme, qui inventa la Mission. Par Mission il faut entendre la volonté d’imposer au monde entier la Parole religieuse monothéiste, et la condamnation des croyants en d’autres religions à l’enfer [58].

Nous avons souligné que le lonko, autorité d’une communauté ou famille étendue mapuche, se rencontre avec ses pairs et innove avec eux des relations de Konchotun c’est-à-dire de réciprocité de face-à-face créatrice d’un sentiment d’amitié indéfectible. Nous avons alors reconnu que cette assemblée de plusieurs familles est à l’origine de la naissance d’un sentiment commun attribué à un Esprit indivis qui se présente comme un Tiers de référence pour tous (Ngünechen) et que la fonction symbolique avait recours à l’analogie de sensations objectives empruntées à la nature, et représentées par des connaissances objectives vérifiables par l’expérience, pour dire ce qui est de l’ordre de cette conscience affective. Or, nous avons reconnu deux Paroles : l’une intuitive qui saisit des choses dans leur unité, et l’autre analytique qui saisit leurs rapports entre elles : la Parole d’union et la Parole d’opposition. Nous avons tenté de préciser où la Parole d’union prenait son essor dans le ngillatun, et son autonomie avec l’intronisation de la machi. Mais on peut déceler à partir du même rituel du ngillatun l’origine de la Parole politique, et préciser où et comment se constitue son autonomie et son essor.

Lire la suite

I. La Parole religieuse mapuche : 2. La réciprocité généralisée

II. La Parole politique mapuche : 1. Les structures de réciprocité

II. La Parole politique mapuche : 2. Éléments de la théorie mapuche

III. Réciprocité mapuche : front de civilisation et front de génération

Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "I. La Parole religieuse mapuche : 1. Le Ngillatun", Réciprocité Mapuche : front de civilisation, front de génération, 2022, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 27 avril 2024).

Haut de page


Notes

[1] Dans la tradition philosophique antique, la philia, usuellement traduite par amitié, embrasse un rayon de relations très vaste, notamment familiales et économiques.

[2] Cf. D. Temple, L’économie politique I : L’économie humaine, édition française revue et augmentée : Collection « Réciprocité », n° 13, 2018. 1ère édition en espagnol dans Teoría de la reciprocidad(2003).

[3] Rodolfo Magín Casamiquela, Estudio del nillatún y la religión araucana, Bahía Blanca, Instituto de Humanidades, Universidad Nacional del Sur, Argentina, 1964.

[4] Lucien Lévy-Bruhl, Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive (1931).

[5] Ces idées ont été publiées pour la première fois par une revue mapuche : Huerrquen-Ad Mapu, mayo de 1986 (pp. 11-15 y pp. 26-31) y junio-diciembre de 1986 (pp. 12-17), par Rosa Zurita, Comité exterior mapuche, Chile.

[6] Cf. D. Temple, Les deux Paroles, publié en espagnol dans Teoría de la reciprocidad (2003), version française revue et augmentée dans la Collection « Réciprocité », n° 3, 2017.

[7] Dominique Temple et Mireille Chabal, La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, Paris, L’Harmattan, 1995.

[8] Ernesto W. de Moesbach, Voz de Arauco. Explicación de los nombres indígenas de Chile (1944).

[9] Rodolfo Casamiquela (1964), p. 42 (c’est l’auteur qui souligne).

[10] Nguen-pin, ngenpin, ñenpin ou ngenpin, du mapudungun ngen, “dueño, maestro”, y pin, “decir, hablar”. En langue mapudungun, Mapuche signifie « gens de la terre », nous choisirons de respecter autant que possible les termes mapuche sans leur ajouter nos propres marques grammaticales.

[11] Lonko ou Longko en mapudungun.

[12] Le lonko Pascual Coña (1840-1927) a raconté en mapudungun sa vie et les coutumes des Mapuche de son époque au missionnaire capucin Ernesto Wilhelm de Moesbach, qui au final a édité un livre bilingue (mapudungun/espagnol) Vida y costumbres de los indígenas araucanos en la segunda mitad del siglo XIX (Vie et habitudes des indigènes araucans dans la deuxième moitié du XIXe siècle), Santiago de Chile, 1930.

[13] Concho (koncho en mapudungun) = relation d’amitié réciproque : « Un homme qui s’est vu offrir la relation de koncho dans une occasion précédente désire retourner la relation à son compère, rendant bilatérale la relation d’amitié spéciale du koncho ». (Casamiquela, op. cit., p. 94, note 1.)

[14] Casamiquela (1964), pp. 94-95.

[15] Ibid., p. 95.

[16] Pablo Groeber y Enrique Palavecino, Un Ngillatún en el lago Lakar (1928).

[17] Eugène Kagarov, Essai de classification des rites populaires (1931).

[18] Wily A. Hassler, Nguillatunes del Neuquén (1957).

[19] Tomas Harrington, Apuntes tomados en un ngillatún (1942).

[20] Rodolfo Casamiquela (1964), p. 96 (c’est l’auteur qui souligne).

[21] Ibid., pp. 72-73.

[22] La cérémonie du ngillatun, originellement le symbole de l’unité d’une communauté mapuche, est centrée autour d’un tronc d’arbre sculpté en forme d’escalier qui se termine par une figure humaine entouré d’un ensemble de branches sur lesquelles sont déposés les sacrifices rituels, le sang d’un agneau et aussi la bière de maïs, la chicha.

[23] Cet espace naturel est structuré par la Parole d’union  (lire la définition) mais aussi par la Parole d’opposition  (lire la définition) selon quatre directions (le nord, le sud, l’est et l’ouest) comme le sont les relations de parenté. La relation entre parole naturelle et parole surnaturelle, figurée par le rewe entre la terre et le ciel, vient ajouter de nouvelles dimensions au symbole : si le nombre quatre est la traduction numérique d’une figure géométriques quaternaire (la croix ou le carré) qui symbolise l’avènement de la conscience humaine chez les Mapuche (le tétragramme dans la Genèse), le nombre six devient celui de leur cosmovision, comme chez les Hébreux où la création du monde dure six jours.

[24] Ngünechen « l’Esprit des gens » est décrit avec les quatre dynamismes de la relation d’alliance des origines redoublée à la génération suivante, l’Ancien et l’Ancienne, le Jeune et la Jeune, soit un tétragramme : « Un homme vieux (feta chachai), une femme vieille (ñuke papai), un homme jeune (weche wentru) et une femme jeune (ülcha domo) », selon la transcription des auteurs de “Cosmovisión mapuche”, María Ester Grebe, Sergio Pacheco y José Segura, Cuadernos de la realidad nacional, nº 14, 1972, pp. 46-73. Ana M. Bacigalupo précise : « Ce principe quadripartite (…) constitue la base de la divinité mapuche Ngünechen ». D’après l’historien chilien Antonio Painecura, qu’elle cite : « Ngünechen est double, epu, homme et femme. Il ne meurt jamais car, même si nous mourrons, lui peut continuer à enfanter des Mapuche… L’Homme vieux et la Femme vieille concentrent la sagesse et l’expérience parce qu’ils sont encore capables d’avoir des enfants à travers l’Homme jeune et la Femme jeune. Ces quatre personnes sont celles qui créent notre monde, et tous les Mapuche sont créés à partir de ces quatre personnes. Pour les chrétiens, ce sont Adam et Eve. Mais nous nous avons quatre personnes au lieu de deux. » cf. Ana Mariella Bacigalupo, “Rituales de Género para el Orden Cósmico : Luchas Chamánicas Mapuche por la Totalidad”, Revista Chilena de Antropología, n° 17, 2003, pp. 47-74.

[25] Rodolfo Lenz, Estudios Araucanos (1910).

[26] Casamiquela (1964), pp. 73-74.

[27] Felix José de Augusta, Diccionario araucano-español y español-araucano (1916).

[28] Felix José de Augusta, Lecturas araucanas. Autorretrato del Araucano (1910) rééd. 1934.

[29] Casamiquela (1964), p. 74.

[30] Sauf un ! André Chouraqui.

[31] On évitera de confondre des actualisations de dynamismes antagonistes comme l’homogénéisation et l’hétérogénéisation, le monothéisme et l’animisme, qui ne peuvent exister ensemble ; et les actualisations de la différenciation qui au contraire ne peuvent qu’exister ensemble et l’une par rapport à l’autre, comme le nord et le sud, le haut et le bas, et ici les Esprits amis et ennemis.

[32] Casamiquela (1964), pp. 52-53.

[33] Cf. Bartomeu Melià et Dominique Temple, El don, la venganza y otras formas de economía guaraní, Centro de Estudios Paraguayos “Antonio Guasch”, Asunción, Paraguay, 2004.

[34] Mariano Zamorano, El ngillatun araucano y su sentido (1949).

[35] Casamiquela (1964), p. 103.

[36] Palenque (meliu en araucan), concernant sa structure, Casamiquela reprend les descriptions d’anciens chroniqueurs : « Latcham la reconstruit de la manière suivante (1924, 633) : “Il semble que le palenque auquel fait référence notre auteur était une petite plate-forme carrée, avec des gradins qui s’élevaient en forme de pyramides tronquées, entourés de bancs réservés aux caciques, úlmenes [hommes puissants] et personnes importantes. Sur ce tablillon ou estrade faite de planches, ils effectuaient leurs danses, leurs chants et leurs célébrations, masqués, et probablement quelques-unes de leurs invocations. Le premier gradin avait plus ou moins 3 pieds de hauteur depuis le sol, et les autres un peu moins, l’une sur l’autre. L’estrade du haut était de dimensions considérables, et consistait en une plate-forme ou on peut dire une avant-scène où s’effectuait la représentation. Au centre se dressait un arbre à cannelle, symbole obligé dans toutes leurs fêtes et cérémonies. Cet arbre était consolidé par d’épaisses ficelles ou cordes, soumises à des piquets solides plantés aux quatre coins de l’échafaudage, de la manière décrite par Núñez de Pineda : “Le meliu ou palenque se levait au centre du lepun ou place d’armes de la communauté”. (En accord avec la description originale, ce palenque avait en tout six gradins). L’assimilation de cette structure à un rewe aux caractéristiques particulières est très séduisante, notamment en raison de son emplacement et de sa relation avec le cannellier, arbre sacré par excellence des Araucans comme il ressort de toutes les citations rapportées et de toutes celles liées aux activités du Machi. On retiendra le détail des six marches (six en tout selon Núñez de Pineda), trait commun au prapráwe-réwe (forme symbolique, géométrique et symétrique en forme de croix, de l’autel). (Casamiquela (1964), pp. 81-82).

Nous soulignerons que l’arbre est le signe de la relation entre la terre et le ciel, le naturel et le surnaturel, et les six escaliers la figure géométrique qui symbolise les dimensions de l’espace-temps de l’univers. Casamiquela a sans doute raison de noter que 4 est appelé le « nombre sacré d’Amérique” : « Il a un rôle fondamental dans la figuration du sacré chez les Araucans » (cf. note 2 p. 83). Ici, le carré souligne que c’est la Parole politique fondée sur le principe d’opposition qui est représentée, et que ce sont les lonko et úlmenes (“autorités” et “personnes importantes”( qui sont à l’honneur et non la parole religieuse du ngenpin ou de la machi. En fait, ces traductions numériques sont tardives : elles représentent l’une la figure géométrique du tétragramme de la réciprocité de parenté et l’autre les six orientations de la nature. Ces deux représentations sont associées avec celle de l’unité de la Parole d’union que symbolise l’autel. Ces deux constructions sont tendues par la dynamique de l’arbre (le rewe) ou de la montagne (la pyramide) pour symboliser l’élévation de la nature à la surnature.

[37] Casamiquela (1964), pp. 104-105.

[38] Ibid., p. 105.

[39] Alfred Métraux, Religions et magies indiennes d’Amérique du sud, Paris, Gallimard, 1982.

[40] Michaël J. Harner, The Jivaros (1972) ; trad. franç. Les Jivaros (1977). Lire à ce sujet de Temple et Chabal, le chap. « La réciprocité négative chez les Jivaros » dans La réciprocité et la naissance des valeurs humaines (1995) ; et aussi de Bartomeu Melià et Dominique Temple : La réciprocité négative : les Tupinamba (traduction française d’un extrait de El don, la venganza y otras formas de economía guaraní (2004) publié dans la Collection « Réciprocité », n° 5, 2017.

[41] Le Grand-prêtre de l’assemblée religieuse juive qui condamna Jésus de Nazareth à mort.

[42] Selon l’évangile de la foi chrétienne.

[43] Les Shuar disent qu’à partir du moment où la décision du meurtre d’un ennemi a eu lieu, leur âme de vengeance disparaît. Cette contrainte est d’une telle force que si une expédition guerrière échoue, la crainte d’être ainsi privé du bénéfice du cycle de la vengeance oblige à tuer n’importe qui déclaré arbitrairement comme “ennemi”, pour que le cycle des actualisations antagonistes du meurtre et de la mort se poursuive.

[44] Casamiquela (1964), p. 105.

[45] Casamiquela, Canciones totémicas araucanas y gününa kena (Tehuelches septentrionales) (1958).

[46] Le “chilihuèque” (weke en mapudungun), animal de sacrifice par excellence, a disparu entre le 16e et le 18e siècle en raison de la concurrence vitale des autres animaux introduits par les espagnols.

[47] Casamiquela (1964), p. 112.

[48] Robles Rodríguez, Costumbres y creencias araucanas (1911).

[49] Casamiquela (1964), pp. 112-113.

[50] Ibid., pp. 117-118.

[51] Rappelons que le monothéisme implique que le Dieu crée l’homme, et que l’homme doive manifester sa foi en Dieu par une obéissance absolue. Pour l’éprouver, Dieu donne à son grand-prêtre, le patriarche Abraham, deux fils : l’un Ismaël avec une femme esclave, alors qu’il est lui même stérile, pour signifier l’enfant selon la nature, et l’autre Isaac avec sa femme, qui est également stérile, pour manifester la toute-puissance de son Esprit. Puis il ordonne à Abraham d’exposer Ismaël dans le désert où il mourra de soif et d’immoler Isaac de sa propre main sur un bûcher. Ainsi la foi d’Abraham s’imposerait-elle comme la vertu suprême plus forte que l’amour d’un père pour ses enfants fussent-ils l’innocence même. Abraham obéit. Mais l’ange intervient pour dire que le Dieu étant convaincu et satisfait de son acte de foi le libère dans sa grande miséricorde de l’épreuve et sauve Ismaël et Isaac. L’important pour nous est ici la voix de l’ange : l’interdiction du sacrifice, qu’il soit celui de la nature (Ismaël) ou celui de l’esprit (Isaac).

[52] Tomás Guevara, Historia de Chile, (1929).

[53] Casamiquela (1964), p. 236 et p. 238.

[54] Cf. Alfred Marx dans Christian Gappe et Alfred Marx, Le sacrifice : vocation et subversion du sacrifice dans les deux Testaments, coll. Essai biblique n° 29, Labor et Fides, Genève, 1998, p. 27.

[55] Cf. Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, (1958).

[56] « C’est dans cette lumière qu’il faut comprendre la légende chukchee des “Invisibles” où les biens, mystérieusement véhiculés, s’échangent d’eux-mêmes ; rien ne l’éclaire mieux que la description de leurs anciens marchés : on y venait armés, et les produits étaient offerts sur la pointe des lances ; parfois on tenait un ballot de peaux d’une main, et de l’autre un couteau à pain, tant on était prêt à la bataille à la moindre provocation. Aussi le marché était-il désigné jadis d’un seul mot ; elpu’r.IkIn, “échanger”, qui s’appliquait aussi aux vendettas. » Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, chapitre V “Le principe de réciprocité”, Paris, La Haye, édition 1967, p. 71.

[57] D. Temple, La réciprocité de vengeance (2003), rééd. Collection « Réciprocité », n° 7, 2017.

[58] Cette damnation s’autorisa un codicille surprenant : le signifiant féminin, habituellement requis pour dire la réciprocité d’alliance (l’Ancienne et l’Ancien, Eve et Adam) ou encore pour dire la réciprocité de filiation (le Nom de la Mère), fut affublé par la Parole chrétienne qui se prévaut de dire le Bien au masculin, d’un signifié nouveau : celui du Mal.