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2019

Réflexions sur « Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité », de Aurélien Barrau (2019)

Dominique Temple | 5 juin 2019

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J’admire l’art avec lequel vous associez des informations d’origine très différente, montrez leur convergence et révélez l’ampleur de la tragédie promise à la nouvelle génération, comme la sirène avant les bombes, souvenir des années de la guerre mondiale : le but principal de votre essai est atteint. Et, mieux encore, dans la deuxième partie de votre texte, vous proposez des solutions pour écarter le danger.

À la page 65 de votre livre [1], vous écrivez :

« Une des causes essentielles de l’inaction vient de la controverse sur les causes du désastre. Chacun a son analyse. L’origine évidente est pour les uns le capitalisme, pour les autres la démographie, pour d’autres encore la religion, etc. Le fait est que nous ne nous mettions jamais d’accord sur les causes. Autrement dit : si nous attendons que la grande cause (sachant que chacun pense avoir identifié ce qu’elle est) soit traitée en profondeur avant d’agir, nous n’agirons jamais. (...) Pour une fois, je crois qu’il faut renverser l’ordre usuel et s’attaquer aux conséquences – la négation de la vie et de l’avenir – avant de s’attaquer aux causes. Agissons. Agissons maintenant en ciblant les effets et nous verrons bien quel système permet d’y parvenir. Commençons par la fin et cela éclaircira l’origine. Sans aucun doute, la mutation devra être profonde. »

La science médicale pourrait récuser de tels présupposés : ne pas avoir identifié les causes d’une pathologie n’implique pas que ne soit pas mises en œuvre des actions thérapeutiques. Découvrir qu’un événement est motivé par un ensemble de facteurs et non par un seul est toujours un progrès. Néanmoins, votre introduction a le mérite de préciser que ce n’est pas le but de votre analyse d’engager cette polémique mais d’en appeler à l’urgence d’une intervention immédiate sur les lieux mêmes où la nature et la société sont déjà en perdition. Et la question doit être reprise d’un point de vue plus conforme à l’esprit de votre étude. Vous dites que l’intervention pour sauver des innocents s’impose bien plus rapidement par l’émotion que le danger suscite, que par la réflexion sur les causes du danger car si celle-ci eut pu être plus efficace elle arrive trop tard. Et vous avez raison. Les sciences cognitives confirment que l’émotion précède la réflexion et meuvent l’action, au point que la plupart de nos représentations viennent vérifier ou confirmer l’action incitée par la conscience affective. Mieux encore, ces représentations sont le plus souvent des justifications, des explications a posteriori de notre action, et il est donc arbitraire de faire dépendre nos actions de leurs explications. Dit plus simplement encore, la conscience affective précède la réflexion rationnelle pour ce qui concerne le salut de l’être humain, et ici il s’agit du salut de l’humanité.

« Il est vital que l’écologie soit la priorité absolue de tout pouvoir politique. Il faut que nous nous engagions solennellement à ne plus élire quiconque ne mettrait pas en œuvre des mesures fermes, claires, concrètes pour éviter la “fin du monde”, en s’opposant, chaque fois que nécessaire, aux lobbies et aux pouvoirs financiers. Ce n’est pas une mince affaire, ce n’est peut-être plus même véritablement possible dans le système économique mondial actuel. Si tel est le cas, il faut le changer, ou périr [2]. »

Cette conclusion est une avancée décisive.

Vous dites alors dans le même élan « Une croissance exponentielle de l’utilisation des ressources n’est pas tenable éternellement dans un monde fini [3] ». Et, bien que vous ne vouliez pas attendre de connaître les causes profondes pour agir immédiatement, vous reconnaissez donc qu’il faudra les supprimer si elles sont identifiées et s’avèrent mortelles. Mais quand ? Après vérification de leur effet ? Je ne comprends pas ici votre raisonnement ! C’est le jugement éthique le plus immédiat qui ordonne de dénoncer la cause que vous identifiez comme mortelle vous-même (le système économique mondial actuel). On ne vous tiendra pas rigueur d’utiliser des euphémismes comme “lobbies” et “pouvoirs financiers”, “système économique mondial”, car tout le monde comprend que vous ne visez ni l’économie mondiale, ni les pouvoirs financiers, ni même les lobbies : les pouvoirs financiers sont hautement providentiels lorsqu’ils mettent à la disposition de qui n’en dispose pas des capitaux nécessaires aux investissements que la situation exige (le prêt). Que l’économie si elle est au service du monde soit mondiale n’est pas un handicap mais plutôt une sécurité, et les lobbies peuvent se faire apprécier pour leur compétence. Nous comprenons que vous désignez sous ces mots d’un usage métaphorique le détournement de la fonction sociale de l’économie par le profit et la déconnexion de la puissance financière de sa fonction économique au bénéfice des intérêts mus par une compétition aveugle pour le pouvoir. Vous le dites aussi : « Bien sûr il faudra changer aussi le cœur du système », mais aussitôt pour rejeter l’urgence de la question « mais je crois que cela viendra par la suite. On ne peut plus se permettre d’attendre qu’il s’agisse d’un préalable ». Donc le système peut continuer ? Pourtant, dites-vous « On ne peut pas échapper aux lois de la physique. On ne peut pas ignorer les leçons de l’éthique ». Mais si c’est là une question de vie ou de mort, pourquoi faut-il attendre ? Pourquoi faudrait-il en faire un préalable ? Et qui doit attendre ? Vous répondez en somme ceci : il semble impossible d’atteindre le cœur du système sans provoquer le chaos :

« Il est clair que dans un marché mondialisé, un pays qui prendrait la décision de freiner sa croissance se mettrait en difficulté par rapport à ses voisins. Il sera de la responsabilité des États de se mettre d’accord sur un infléchissement mondial, collectif et raisonné. Est-ce absolument impossible ? Je ne sais pas, mais c’est indispensable. On ne peut plus se permettre de ne pas faire ce pari. (…) Si nous décidons que “c’est impossible”, nous choisissons explicitement la mort [4]. »

Attention, toutefois de ne pas s’en remettre à un pari qui ressemblerait à celui de la roulette russe.

D’une part, vous dites que l’urgence est absolue et oblige à intervenir avant même de s’inquiéter des causes, de l’autre, vous vous en remettez aux promoteurs et aux défenseurs du système en pariant qu’ils infléchissent le système avant la catastrophe.

Cette difficulté semble récurrente dans votre analyse comme si elle devenait un obstacle infranchissable.

Les propositions que vous empruntez aux personnes qui sont d’ores et déjà conscientes et que vous appliquez à vous-même éveillent certes l’intelligence sur la gravité de la situation. Mais vous constatez qu’elles sont impuissantes à endiguer le cours des choses, comme des barrages de paille ou de sable un tsunami. Dans le domaine médical, nous apportons aussi notre assistance immédiate au symptôme, par exemple par la pose d’un garrot sur une hémorragie : cette image va dans le sens que vous souhaitez. Il en vient une autre : on peut aussi supprimer la douleur. Mais dans ce cas, l’effet peut être paradoxal : grâce à la disparition de la douleur, la cause de l’accident peut être ignorée voire reproduite. De l’image, si l’on passe à présent à un fait réel, on peut penser à cette personne, médecin d’urgence, devenue responsable des missions sur les catastrophes humanitaires dues à des conflits armés, qui devant la corrélation entre l’aide humanitaire apportée aux réfugiés réunis dans des camps et la progression des ventes d’armes aux belligérants a dit Non. Elle a refusé de continuer à couvrir les faits, comme Alexandre Grothendieck de continuer une partie de ses recherches lorsqu’il découvrit qu’elles étaient financées par le Ministère des Armées.

J’en viens à l’idée qu’autorise cet exemple : nous sommes tous compromis dans ce système comme pendant la guerre où l’on disait que si la France ne s’alignait pas sur l’Allemagne elle disparaitrait. Les français avec ce raisonnement s’en sont remis à Philippe Pétain dans un pari selon lequel l’État devait infléchir le pouvoir mondial (à l’époque, en Europe, le national-socialisme). Cela leur paraissait indispensable sinon ils choisissaient la mort.

Je suis désolé de ces résonances très fortes. Pourtant écoutez-les. Elles viennent d’une génération qui précède juste la vôtre ! Elles font appel à l’expérience.

La génération dont je vous parle a été détruite par quatre années de collaboration active avec l’ennemi de l’humanité. Jamais la France ne s’est encore inquiétée que tant de monde ait pu collaborer avec un État qui marqua de l’étoile jaune de sa propre initiative des juifs et les conduisit de lui-même à l’extermination. Elle a fermé les yeux sur les causes du crime contre l’humanité. Mais elle ne les a jamais ouverts. Elle utilise la fonction d’oubli sur les causes comme une thérapie. Et aujourd’hui la société a oublié cette époque, mais elle a pris le pli de la collaboration et n’est pas capable de s’en délivrer, peut-être parce qu’il lui semble qu’elle n’a apparemment plus de raison de s’en souvenir. Mais voilà que vous dénoncez un crime contre la nature dont cette société a parfaitement conscience et vous vous en remettez à un pari selon lequel les hommes au pouvoir devraient infléchir le cours des événements.

Cela me conduit à la réflexion d’un de mes amis qui ne cessant de lutter pour l’éveil des consciences me dit : « la difficulté, c’est que nous sommes tous compromis pour être nés dans un système qui menace l’humanité mais nous ne savons pas où passe la limite entre la compromission et la collaboration. »

Je devine, cependant, que vous refuserez l’analogie : elle est trop forte. Le national-socialisme prétendait que la conscience est déterminée par la nature, plus précisément par la génétique, et que les lois de la vie éliminaient le plus faible (le racisme). La force décidait du destin de l’humanité. L’antisémitisme visait à détruire l’idée que la conscience se réfère à sa propre réflexion pour définir la Loi (ce dont attestait le peuple Juif sous le nom de révélation). Or, ce sont les forces alliées du communisme et du libéralisme qui sont venues à bout du national-socialisme en s’appuyant et en mobilisant la conscience universelle, à moins que ce ne soit l’inverse, la conscience universelle qui ait mobilisé le capitalisme et le communisme. Quoi qu’il en soit, c’est par une force physique supérieure à la force physique mue par le national-socialisme que le communisme et le capitalisme l’ont vaincu. Mais est-ce à dire que la conscience universelle soit la même chose que le capitalisme et le communisme ? Nous ne pouvons plus faire cette confusion car elle a été dénoncée pour ce qui est du communisme et par les communistes eux-mêmes en Union soviétique. Et qu’en est-il alors du capitalisme ? Hérite-t-il de la conscience universelle ? Il est aussi fondé sur la force matérielle. Ses partisans prétendent que l’économie obéit à des relations de forces que traduisent les relations monétaires et militaires. Aujourd’hui, la conscience universelle dénonce la confusion entre la compromission (due au fait que nous sommes tous nés dans le capitalisme) et la collaboration qui signe la démission de l’esprit devant ce qui pourtant à une réflexion élémentaire est l’évidence.

« J’ignore, dites-vous, pourquoi il est si complexe de faire preuve d’un peu de mesure. Un salaire minimum – qui assurerait une vie décente à chacun – et un salaire maximum – qui freinerait les folies de certains – ne sont-ils pas, par exemple, une sorte d’évidence pour une société mature [5] ? »

Si vous remplacez salaire par revenu vous touchez du doigt, si je puis dire, la solution proposée par l’économie politique pour juguler l’économie capitaliste. Mais la chose devient compliquée si vous dites salaire (minimum et salaire maximum) car alors vous vous faites le chantre de l’économie capitaliste. Le salaire c’est la rémunération de la force de travail que le capitaliste achète à l’ouvrier une fois que celle-ci a été décapitée de sa fonction sociale et de la valeur d’usage qu’elle aurait dû produire si l’ouvrier était resté propriétaire de son travail, ou l’artisan de la valeur d’usage qui est en réalité aliénée dans le contrat de travail et qui devient la propriété exclusive du propriétaire des moyens de production. La force de travail est alors soumise à la production de la valeur d’usage que décide son nouveau propriétaire. C’est lui qui la vend, et la différence entre le prix de la valeur d’usage sur le marché et le prix des subsistances nécessaires à l’ouvrier (la différence entre le prix de sa force de travail, le “salaire”, et le prix de son travail sur le marché) constitue, une fois déduits charges et amortissements, le profit capitaliste. Certes, les capitalistes sont contraints s’ils veulent demeurer dans la compétition économique de réinvestir le capital et de mobiliser les ouvriers dans cette production par un salaire amélioré, mais l’unique but de ce réinvestissement est d’accumuler toujours plus de pouvoir économique. La concurrence pour le pouvoir conduirait à la diminution du taux de profit jusqu’à ce que le vainqueur s’assure du monopole de la production et règne sans partage. Mais il y a un moyen pour relancer la course au pouvoir de sorte qu’elle soit exponentielle, sans limite et aveugle, c’est d’inclure dans la règle du jeu l’interdiction du monopole. C’est chose faite de façon mondiale. L’économie capitaliste est mature, et les choses sont donc compliquées par ce que faussées dès le commencement par la privatisation des moyens de production, de la nature et du travail de l’homme.

Comme vous savez tout cela, je soupçonne qu’en disant salaire maximum et salaire minimum vous ne vouliez pas défendre le système capitaliste et que vous vouliez dire autre chose. J’entends bien alors ce que vous avez voulu dire : « Un revenu minimum – qui assurerait une vie décente à chacun – et un revenu maximum – qui freinerait les folies de certains – ne sont-ils pas, par exemple, une sorte d’évidence pour une société mature ? Auquel cas, nos pensées ne seraient pas loin de se rejoindre :

« La limite absolue du profit et l’allocation universelle sont comme le plancher et le toit de la maison commune dans laquelle le droit à la réciprocité permet à la société de produire les valeurs fondamentales de l’humanité : la liberté, la fraternité et l’égalité promises formellement par la Déclaration Universelle des Droits de l’homme, et qui sont le moyen d’échapper à l’abîme auquel conduit le capitalisme [6]. »

Cette proposition qui vise le cœur du système est d’une évidence aussi forte que celle du désastre auquel conduit le capitalisme au vu et au su de tout le monde. La conscience affective est ici sommée de dénoncer le crime contre la nature et contre la société humaine en allant droit au fait, et l’urgence ne conduit pas à la mise au placard de la théorie mais à son approfondissement. J’ouvre ici une incise : si vous voulez seulement infléchir la dynamique du système, vous pouvez effectivement vous inquiéter de ce que vous appelez le néolibéralisme. Mais alors cela devient très vite compliqué : il est difficile de comprendre comment les prises de risque des banques qui accompagnent leurs prêts aux pays en crise, calculées sur des prévisions de leur capacité ou incapacité à les rembourser, entraînent un surcroît d’endettement qui passionne les traders tout à fait indépendamment des conséquences sociales ou politiques de ce genre de pari. Oui, vous avez raison de dire : « Si l’on choisit, par exemple, le néolibéralisme comme origine majeure de la catastrophe (ce qui a du sens), faut-il attendre le grand soir pour passer à l’action [7] ? ». Non, bien sûr ! Mais si vous remettez en question seulement la spéculation financière, vous ne remettez pas en cause le système dont le néolibéralisme n’est qu’une phase de développement (et qui ne demande qu’à être dépassée par une phase de développement supérieure). On comprend que vous vous en remettiez alors aux responsables du système. Mais attention que la compromission ne devienne pas une forme de collaboration.

Mais... nous n’en sommes plus là ! Tout le monde sait qu’un système fondé sur le profit et la privatisation de la propriété ne peut plus fonctionner, ne serait-ce que pour la raison que vous donnez vous-même : une croissance économique sans limite ne peut s’inscrire sur un territoire aux ressources limitées sans aboutir à un désastre pour la nature et pour une plus grande partie de l’humanité, en clair sa disparition. Ce n’est donc pas le néolibéralisme ou l’ultra-néolibéralisme ou le nu-libéralisme qui est en question, c’est le système capitaliste entier. Je voudrais observer ici que lorsqu’un système économique s’effondre, quelle qu’en soit la raison, c’est au commencement de l’économie que l’on est ramené, c’est-à-dire à des principes qui sont connus dès l’origine par tous ; et que c’est de ces principes qu’il est question aujourd’hui. Si vous consentez à ce point de vue, alors vous pouvez admettre que tout le monde puisse de façon immédiate changer le destin de l’humanité.

Pour montrer que la destruction de la vie est généralisée, vous avez cité les innombrables parades spontanées de la société. Leur nombre effectivement parle toutes dans le même sens : agir d’abord et immédiatement sur les lieux de la catastrophe. Cependant vous dites : « Au-delà des “rustines” précédemment esquissées, je pense qu’une évolution plus profonde, plus radicale, plus révolutionnaire, est nécessaire. » Et c’est alors que vous mettez en cause la recherche théorique sur les causes (texte cité plus haut), avec ce corollaire. « Si l’on choisit par exemple le néolibéralisme comme origine majeure de la catastrophe (ce qui a du sens), faut-il attendre le “grand soir” pour passer à l’action [8] ? »

Personne que je sache ne conseille à personne d’attendre le grand soir, bien évidemment, mais j’attire votre attention sur le mot rustine : toutes les solutions immédiates, empiriques, que vous avez préconisées comme les réponses éthiques de chacun d’entre nous devant l’urgence, et que nous avons reconnues comme fondamentales car elles témoignent de la primauté de la raison éthique sur la raison calculatrice du pouvoir, vous les nommez soudain “rustines”. Eh bien, je ne dirais pas cela. Ici, permettez-moi de retrouver le sens de votre propre analyse et de la défendre contre votre image, car une rustine cela sert à réparer un pneu crevé, à le regonfler, et qu’ainsi la roue retrouve sa fonction et que ça marche ! Et c’est bien ainsi que l’économie de profit ou l’économie capitaliste ou l’économie de libre-échange, du nom que vous voudrez la nommer, envisage les choses ! Les analyses de nos prédécesseurs tout aussi impatients d’échapper à l’aliénation qui nous conduit désormais – nous avec les autres vivants sur terre – au bord de l’extinction (au moins spirituelle), les analyses situationnistes avaient conclu à l’impuissance de la critique, lorsqu’elles ont observé que la dialectique libérale en avait besoin pour jauger ses défauts, connaître ses failles, ses imperfections, afin de les surmonter, au point de breveter et payer à prix d’or d’excellents chercheurs et de leur assurer une audience permanente sur les plateaux de télévision (les experts) pour dénoncer à temps ce qui pourrait être préjudiciable à la vitalité du système et à ses intérêts. Certains ont cru respecter leur conscience en choisissant une solution désespérée : l’affrontement (le suicide terroriste, l’action directe). Ils ont refusé la compromission, mais à quel prix ? Aujourd’hui, le capitalisme traite même cette contradiction. Les conseillers en communication doublent les experts et l’on crée des “conseils scientifiques” ad hoc pour confiner les questions fondamentales à des microcosmes neutralisés, on substitue de “grands débats” sur des questions prédéfinies aux débats posés par le peuple, on neutralise la vie parlementaire et l’on réduit la représentation nationale à un commando de partisans qui fait allégeance au pouvoir. La société de spectacle est devenue une société où la collaboration est indissolublement confondue avec la compromission. La collaboration est l’arme la plus offensive du système : elle contraint la conscience collective à effacer de sa réflexion les causes premières du crime contre la nature et contre la société car c’est d’elle-même en effet qu’elle refusera de les voir en face pour ne pas se reconnaître coupable. Le déni de culpabilité vient verrouiller l’impuissance de la société. Le profit capitaliste et la privatisation de la propriété sont alors des interdits sémantiques dictés par autocensure qui obligent à parler par euphémismes et voilent le réel sous des nuages de dénégation. Le langage des intellectuels, la parole vide de la communication formelle, le calcul qui s’affranchit du sentiment, les jeux de stratégie pour le pouvoir en émergent pour définir l’homme à l’image de l’homme capitaliste. L’intelligence artificielle serait innocente si l’intellect humain ne devenait pas lui-même artificiel ! On demande à l’homme de devenir comme un robot. On comprend que les mots-clefs qui fondent le système économique que vous mettez en cause aient disparu. Alors le pas suivant est vite franchi : Une fois escamoté le commencement, on peut commencer par la fin : « Agissons, agissons maintenant en ciblant les effets et nous verrons bien quel système permet de supprimer les causes du désastre (...) Commençons par la fin et cela éclaircira l’origine ». Mais les propriétaires et les usagers du système, c’est-à-dire tout le monde, existent, et le système capitaliste ce n’est pas du vent. Ceux qui le dirigent sont même plus conscients que quiconque, puisqu’ils sont à ses commandes, que le profit dont ils font la condition de leur existence est incompatible avec la relation à autrui fondée sur le contraire du profit, c’est-à-dire le partage. Tout le monde connaît cette contradiction, mais le pouvoir sait la dominer de façon dialectique en inféodant jusqu’à la solidarité la conscience universelle à la production du capital ! La raison inavouable du capitalisme, c’est que le pouvoir est la compensation de sa défaillance éthique. On peut conclure :

« N’ayons pas peur d’une véritable révolution, rien ne serait plus irrationnel et suicidaire que la poursuite à l’identique d’un être-au-monde qui, manifestement, nie le monde [9]. »

C’est vous qui parlez !

Je voudrais alors accompagner l’essentiel de ce que je reçois de votre message, même si au cours de cette critique j’ai pu témoigner de profonds désaccords.

« Le seul espoir, dites-vous, face à la catastrophe en cours, c’est que, forcés d’inventer un autre rapport à la Nature, du dedans, nous soyons aussi contraints d’inventer un autre rapport à nos semblables. Peut-être la nécessité écologique sera-t-elle finalement l’origine du renouveau social tant attendu ? Nous pouvons ici tout perdre. Mais aussi gagner ce qui semblait inaccessible. Les temps sont décisifs [10] ».

Cet “autre rapport à nos semblables”, quel est-il ? Voilà l’urgence qui peut nous sortir de l’impasse. Or, dans les toutes dernières pages vous dites :

« La solution évidente (et unique) serait à la portée d’un enfant de cinq ans, mais nous n’osons pas la voir en face : le partage. La pensée dire rationnelle a perdu son chemin [11]. »

Merci ! Nous arrivons à notre commencement ! Oui, l’économie politique repose sur une fondation, et pas plus que le théorème de Pythagore pour la géométrie celle-ci n’a changé depuis le commencement, et elle est connue de tout le monde. On peut lire encore Aristote aujourd’hui qui dans son économie politique observe que dans l’économie domestique tout est en commun, et que lorsque les communautés de parenté décident de s’allier pour fonder la cité, la division du travail entre les uns et les autres oblige à répartir les bienfaits des uns aux autres selon une norme, et cette norme c’est le « partage » (métadosis, pour faire savant [12] !). Les équivalents de réciprocité naissent de la contribution de chacun aux besoins de tous et sont prédéfinis par la part à laquelle chacun a droit. Le Philosophe de l’économie politique envisage alors les quatre opportunités possibles de l’économie, car si désormais la production dépend du travail humain et pas seulement de la vitalité de la nature, elle doit former avec la consommation un cycle cohérent et équilibré : soit la production est collective et la consommation aussi (solution envisagée de façon imaginaire par Platon), soit la production est individuelle et ordonnée à la consommation collective, soit la production est collective et ordonnée à la consommation individuelle, soit elle est individuelle et la consommation est aussi individuelle.

Aristote critique le collectivisme de Platon et considère l’individualisme systémique comme inhumain car il fait disparaître le rapport à l’autre qui fonde la cité (la réciprocité) – ce qui est contradictoire du but que s’assignent ceux qui veulent vivre ensemble. Quant aux deux autres solutions, l’une que l’on dit être le commun aujourd’hui, l’autre le libéralisme politique. Aristote les dit toutes les deux efficaces, mais il penche en faveur du libéralisme au nom du sentiment de responsabilité que cette solution engendre. C’est la naissance de la démocratie ! Soit ! Mais le partage est la clé des deux solutions. Dès lors, la propriété individuelle des moyens de production doit être répartie par l’assemblée des hommes, et scellée à sa fonction sociale : si propriété individuelle il doit y avoir pour libérer la responsabilité de chacun vis-à-vis de tous, sa fonction sociale la met au service de la communauté entière. La Loi condamne l’oubli de la fonction sociale de la propriété, elle condamne comme inhumaine et contre-nature la privatisation de la propriété. La propriété de la terre, de ses ressources, est universelle et inaliénable. Nul n’a le droit d’en priver quiconque en se l’appropriant par la force. Et à plus forte raison en est-il de même du travail. Marx ne dira pas autre chose : il montre comment cette privatisation est devenue interne au cycle du travail humain de façon dialectique. La spoliation pure et simple de tout le fruit du travail d’autrui moyennant la pitance et le gîte (l’esclavage) a été relayée par l’intégration (volontaire ou non) de l’exploité à la croissance du capital, du moment qu’il en tire une amélioration de ses conditions d’existence, mais le moteur du système n’en reste pas moins le pouvoir de domination des uns sur les autres par la privatisation de la propriété. Cette aliénation fondamentale est le piège que l’humanité doit déjouer depuis ses origines sous des formes diverse, l’esclavage, le servage, le salariat ; les deux premières ayant été à peu près abolies ou en passe de l’être, la troisième continuant à exercer ses ravages et conduisant, comme vous l’observez en constatant ses effets, à la destruction de la terre autant que des hommes. Et cela, je ne dirais pas qu’un enfant de cinq ans peut le comprendre, mais qu’un enfant de sept ans peut le comprendre sans hésitation. Alors, pourquoi ne pas le voir en face ? La pensée rationnelle, dites-vous, a perdu son chemin ! Peut-on en rester à cet aveu plutôt défaitiste ?

Je voudrais pour conclure cette critique reconnaître encore plus de sens à vos réflexions, malgré les difficultés auxquelles j’ai fait allusion.

Vous m’accorderez que si la physique dont vous êtes un spécialiste s’intéresse au processus d’homogénéisation de l’univers, la biologie décrit plutôt le phénomène inverse de la différenciation de la matière. L’affectivité, qui naît entre l’organisme vivant et le monde extérieur est, elle, à la fois une et différente comme un tiers entre l’énergie physique et la matière vivante, extérieure à l’une comme à l’autre, néanmoins au cœur de leur interaction et, de surcroît chez les organismes supérieurs, conduite, rassemblée et organisée dans un troisième corps par rapport à celui de l’organisme biologique et celui de l’environnement physique : le cerveau où toutes les sensations interagissent entre elles pour constituer ce que l’on appelait autrefois l’âme (la puissance psychique) ou encore et lorsque celle-ci se rapporte au monde, le sens de nos représentations, l’esprit. Si vous m’accordez que cela soit possible de saisir au moins intuitivement que l’éthique, la conscience, résulte de la réflexion de la sensation affective sur elle-même lorsqu’elle entre en relation réciproque avec celle d’autrui (ce que vous appelez dans votre texte, l’amour) force est d’admettre qu’elle peut naître partout dans l’univers où se constituent des relations de réciprocité, et par conséquent pour l’humanité partout où elle reconstitue ces relations entre les hommes, ce qui veut dire qu’il n’y a pas d’évolution de la conscience qui soit monophylétique, pas plus qu’il n’y a d’évolution monophylétique de la vie, et que la conscience universelle se constitue d’un réseau de relations de réciprocité. Toutes les résurrections fragmentaires des instants de conscience, que vous appelez des rustines, sont des sources vives de la conscience qui naissent comme les feux follets sur les étangs putrides par forte chaleur d’été ou encore les traits de lumière des lucioles dans la nuit des tropiques, ou pour nous rapprocher d’une image plus récente comme les élans de fraternité sur les ronds-points des Gilets Jaunes. Ce qui permettrait à toutes ces consciences spontanées, que vous dites fragiles et fragmentaires, de trouver d’un seul coup une efficacité déterminante serait de se comprendre les unes les autres et de connaître les conditions de leur pérennité. Elles le peuvent parce qu’il n’y a qu’un principe qui les anime toutes. Comme vous le dites : « La singularité de ce temps tient à ce que l’initiative ne vient ni des philosophes, ni des artistes, ni des politiques, pas même des scientifiques. Elle émerge du monde, du monde lui-même, en lui même... ».

Alors on comprend que le plus urgent, l’immédiat absolu est de se situer au cœur du monde lui-même en devenant conscient de cette émergence.

Comme vous le disiez précédemment :

« Une chose est certaine : il est impossible de continuer sur la trajectoire actuelle. Qu’on le veuille ou non, ça ne durera pas. (...) N’ayons pas peur de cette révolution. Elle peut dévoiler un immense paysage hors du chemin que nous parcourions. Elle peut contribuer à ouvrir sur une économie de l’amour en lieu et place d’une gestion de la finance. L’amour n’est pas qu’un ressenti, il est une exigence. Il impose une réinvention constante de ce qui se donnait pour acquis. Il requiert un “vers l’autre” qui excède la logique de la gestion. Il est toujours, nécessairement, profondément révolutionnaire. Peut-être ne s’agit-il que d’apprendre – enfin – à aimer [13]. »

Nous avons reconnu que tout sentiment est premier par rapport aux représentations que nous nous en donnons. Du moins, en avons-nous convenus. La raison indique seulement que ce sentiment absolu naît et croît systématiquement partout où les hommes recréent une relation réciproque de bienveillance (c’est Aristote qui parle...). Nous rejoignons ici la forme politique qui au commencement de toute économie politique permet à tous d’accéder à l’amour ou l’amitié (la philia du philosophe de l’économie), sans exclusion. Est-ce si difficile à comprendre ? Est-ce si difficile à mettre en œuvre ? Oui, car il y faut le renoncement à la jouissance du pouvoir des uns sur les autres – cette jouissance qui vient nécessairement combler le vide, l’absence programmée de la puissance de chacun d’entre nous lorsqu’il est privé du droit de participer à la réciprocité qui fonde son humanité (son amour disiez-vous). Pourtant, tout le monde essaie d’arriver à vivre selon une démocratie qui ne soit plus conditionnée par les enjeux du pouvoir. C’est même ce que révélait la confrontation des deux débats des ronds-points et des intellectuels. Le peuple veut qu’elle soit reconnue dans son principe, et qu’elle se généralise sans entrave : c’est la condition de notre avenir. Et tout le monde connaît la condition de cette liberté commune : le partage. Alors l’urgence vient de le graver dans le marbre, et de l’assurer par l’inaliénabilité de la propriété universelle et le droit de tous à la réciprocité.

« Nous sommes tous d’accord qu’inciter à ne pas commettre de meurtre n’est pas suffisant : il faut interdire le meurtre. La loi a pour rôle d’entraver certaines libertés individuelles qui nuiraient trop au bien commun. Et elle préserve ainsi, en réalité, les libertés essentielles ? (…)
 
Nous ne sommes pas libres de torturer, de violer, de mutiler nos semblables. Heureusement. Pourquoi sommes-nous libres de détruire le monde et de décider que nos enfants ne pourront pas y vivre ? Donc de les tuer [14]. »

La Loi ? Une nouvelle Constitution…

  

Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "Réflexions sur « Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité », de Aurélien Barrau (2019)", 2019, 5 juin 2019, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 25 avril 2024).

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Notes

[1] Aurélien Barrau, Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité, face à la catastrophe écologique et sociale, Paris, Michel Lafon, 2019.

[2] Ibid., p. 66-67.

[3] Ibid., p. 34.

[4] Ibid., p. 74.

[5] Ibid., p. 77.

[6] Dominique Temple, L’économie politique, vol. III - La transition post-capitaliste, collection « Réciprocité », n°15, 2018.

[7] Aurélien Barrau, op. cit., p. 66.

[8] Ibid., p. 65-66.

[9] Ibid., p. 100.

[10] Ibid., p. 129.

[11] Ibid., p. 137.

[12] Enfin... pas tout à fait pour faire savant : Karl Polanyi a mis en évidence que toutes les traductions de l’économie politique d’Aristote traduisaient métadosis par échange pour donner une origine à la doctrine du libre-échange. Le premier, il a dénoncé l’imposture. Comme on peut s’en rendre compte en lisant le texte grec, Aristote emploie deux termes précis pour dire l’échange : allagê, qui signifie le simple troc, et metabletikê pour dire la généralisation de l’échange grâce à la monnaie (le libre-échange, si l’on veut). Métadosis est le don généralisé, c’est-à-dire le partage (dosis, c’est le don).

[13] Ibid., p. 138-139.

[14] Ibid., p.38-39.