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Également publié par Paul Jorion sur son Blog, le 17 janvier 2019.

2019

Où en sommes-nous ?

Dominique Temple | 1er février 2019

  

La révolte qui gronde n’est pas due à une puissance révolutionnaire extérieure comme ce fut le cas du temps où les communistes parfois les socialistes prétendaient apporter une alternative : bien au contraire ces illusions ont disparu, avec le communisme avant hier, avec le socialisme hier et le syndicalisme aujourd’hui. Comme les signes qui annoncent un tremblement de terre, la secousse vient de l’intérieur du système. Le capitalisme en réalité se fragilise lui-même. Et l’épicentre se trouve où il est le plus avancé, la France. Alors la stigmatisation et la répression des victimes démunies n’est pas une solution. Comme le disent les partisans de l’ultra-libéralisme, elles n’ont pas d’alternative. Mais l’on ne peut non plus demander aux populations de reconduire les causes de cette crise.

Autres signes l’Angleterre et les États-Unis se replient sur leurs frontières. L’Europe construit des murs de tous les côtés y compris maritimes pour endiguer les migrants qui fuient la famine provoquée par une exploitation insensée, ou encore les réfugiés des guerres qu’elle commandite pour ses profits financiers. Les États-Unis lui emboîtent le pas. Pourtant ni les murs, ni les camps, ni les expulsions, ni les meurtres par bombes ou noyades ne parviennent à suturer l’hémorragie humaine. Entre le pouvoir nu et la vie nue reste l’évidence du vide. Le vide entre d’un côté la force et la violence, la domination des uns sur les autres, et en face la démocratie et la liberté muselée ou trahie.

La fragilisation du capitalisme est pour ses partisans une crise dont ils disent qu’ils sauront réintégrer la dynamique comme un organisme reconnaît des antigènes pour se fabriquer une solide défense d’anticorps, mais la fragilité vient de l’intérieur et non de l’extérieur : elle signifie que le système est arrivé à un point de saturation tel qu’il doit s’autodétruire pour perdurer parce qu’il ne peut plus détruire.

Néanmoins, l’Internet, la révolution numérique et les réseaux sociaux (le développement des forces productives) prennent peu à peu le dessus de l’ordre établi par le pouvoir pour se pérenniser (les rapports de production). Ici commence la réflexion pour tous, pas seulement sur le pouvoir d’achat dans une économie politique qui serait débarrassée du profit mais sur la raison de la production et de la consommation et sur le développement de la conscience qui se nomme l’Humanité. Or, dans cette réflexion où en sommes nous ?

Dans deux articles [1], j’ai soutenu que l’anthropologie, plus exactement celle de Claude Lévi-Strauss, avait décomposé la fonction symbolique en deux principes rivaux, l’un qu’il nomme principe d’opposition qui signifie que chaque objet peut être nommé d’un signifiant corrélé à un signifiant opposé, et que l’opposition donne sens à l’un et à l’autre (par exemple père et fils, nord et sud, haut et bas), et un principe inverse que nous appelons d’union parce que l’unité de la contradiction entre les termes opposés est prise comme l’identité de référence de leur intuition commune [2].

Le premier principe s’exprime par les deux pronoms personnels Je et Tu. C’est la Parole d’opposition. Le second par Nous [3], la Parole d’union. Or, ces deux principes sont des contraires, de sorte que lorsque l’un s’actualise, il exclut l’autre. On retiendra que si la fonction symbolique dispose de deux modalités d’actualisation, l’humanité se sert non pas de l’une ou de l’autre mais des deux. Cependant, selon les structures sociales de base qui introduisent le principe de réciprocité dans les relations humaines, l’une sera privilégiée ou l’autre. Et suivant la façon dont ces différentes structures sociales de base seront articulées entre elles pour former des systèmes, le sentiment d’humanité commun qui en sera issu se manifestera plus aisément soit par la Parole d’union soit par la Parole d’opposition. Ainsi la réciprocité collective (la communion ou la redistribution), privilégie la Parole d’union tandis que la réciprocité individuelle (l’alliance, le marché) privilégie la Parole d’opposition. On ne confondra pas la Parole d’union dans la réciprocité centralisée (un pour tous, tous pour un) et la Parole d’union dans la réciprocité d’alliance généralisé (tous pour tous). La première exprime le sentiment produit par une structure ternaire et la seconde celui d’une structure binaire. Dans la réciprocité centralisée, seul le tiers intermédiaire est le siège du sentiment de responsabilité et du sentiment de justice de la communauté. Mais dans tous les cas la Parole d’union lorsqu’elle s’actualise de façon identitaire vis-à-vis d’elle-même aliène le sentiment d’origine dans le pouvoir de cette actualisation non réciproque : le totalitarisme.

Quoi qu’il en soit la société est animée par la confrontation permanente des deux Paroles, et la domination selon les circonstances de l’une ou de l’autre a donné lieu à des civilisations différentes : pour la Parole d’union citons les civilisations chinoise, égyptienne, aztèque, maya, inca ; pour la Parole d’opposition, depuis la Grèce jusqu’à nos jours, la civilisation européenne. Nous nous en tiendrons dans cette évocation liminaire au constat que tous les systèmes de réciprocité centralisés où dominait la Parole d’union se sont révélés extrêmement fragiles. La réciprocité centralisée (la Redistribution) impliquant en effet qu’un seul soit le porte-parole de tous, il a suffi de supprimer celui-ci pour que toute la société soit décapitée et paralysée, comme en Chine, au Pérou, au Mexique, en Afrique.

Mais par qui le meurtre a-t-il été perpétré ou commandité ? On aurait envie de dire par la Parole d’opposition. Ce serait sans doute une demi-erreur. La Parole d’opposition se définit comme l’expression de la même puissance que la Parole d’union, la puissance des valeurs éthiques engendrées par la réciprocité. Il est donc impossible à l’une des deux Paroles de détruire l’autre sans porter atteinte à ce qui lui donne sens. D’où vient alors la violence ?

Une première réponse dit que la Parole d’union s’est fourvoyée dans son imaginaire qui l’a contrainte à court-circuiter l’efficience des valeurs qu’elle devait promouvoir au profit de la jouissance de son pouvoir. Autrement dit, l’autorité de la Parole d’union reçue des valeurs de la réciprocité collective est déviée par la démesure de sa domination exclusive dans le despotisme et la répression des autres potentialités de la conscience. La révolution est alors justifiée, mais par qui sinon pour ceux, et ceux-là seuls, qui sont en droit de juger cette déchéance, le peuple qui a choisi ses mandataires au sommet de ses pyramides ? La révolution ne peut se confondre ici avec l’agression d’un ennemi extérieur. Or, l’agression vient de l’extérieur.

Une deuxième réponse soutient que le meurtre fut commandité par l’aliénation de la Parole d’opposition dans l’exclusive de la dynamique de son signifiant (l’individualisation), exclusive qui se traduit par l’arbitraire de l’idéologie libérale. Cette polarisation court-circuite à son tour le développement de la réciprocité généralisée dans la privatisation de la propriété. Les droits de l’homme sont utilisés de façon utilitariste au service du pouvoir capitaliste qui dénature dès lors non seulement la démocratie mais la Parole d’union, que celle-ci soit paralysée dans le despotisme ou non. C’est pourquoi la colonisation et le racisme sont dénoncés et détestés par tous ceux qui sont conscients de la supercherie, et qui ont pour idéal l’humanité.

Le temps des échéances vient. L’aliénation de la Parole dans l’idéologie libérale est programmée comme une mort annoncée. Le capitalisme a certes encore les moyens d’entraîner la planète avec lui dans un suicide de type terroriste pour la jouissance de son pouvoir mais c’est désormais en connaissance de cause qu’il joue avec le feu, qu’il abuse de la démocratie ou qu’il ne la respecte qu’à la condition qu’elle le serve dans son aveuglement.

La génération qui meurt aujourd’hui a pourtant déjà l’expérience du crime contre l’humanité à grande échelle. Le peuple juif représentant l’humanité [4] a été assassiné par ceux qui tentaient de prouver la supériorité de la force sur la conscience (l’antisémitisme) et cela au nom de la différenciation biologique, de la vie (le racisme). La conscience, certes, s’est rebellée, et le meurtre fut arrêté aux frontières de l’Europe, mais ce n’est pas l’antisémitisme qui a triomphé, ce sont les puissances capitalistes qui craignaient de perdre leur pouvoir ! La réflexion théorique est passée au second plan, de sorte que si le racisme a été disqualifié, la confusion de la conscience et de la vie continue, et si l’antisémitisme est aujourd’hui condamné, il est limité au peuple juif et le crime contre l’humanité demeure. C’est tout à son aise que le capitalisme utilise la force monétaire et militaire pour imposer la conception du marché comme marché du “libre-échange”, la propriété comme la propriété privée, la liberté comme la liberté arbitraire, et qu’il fait de ces équivoques les paradigmes d’une croissance économique aveugle et irrationnelle au mépris de l’équilibre de la planète et de l’épanouissement de la conscience. Il n’y a donc pas beaucoup d’espoir de mettre fin à l’autodestruction de l’humanité à partir de la Parole d’opposition ainsi rivée à la logique de sa polarité unidimensionnelle et exclusive du Pouvoir. L’ultralibéralisme tente même d’intégrer la réciprocité comme moteur idéologique sinon éthique de sa croissance, et refuse à l’économie sociale la liberté et les moyens nécessaires à son épanouissement, de sorte que le destin de l’Europe est verrouillé.

Les nouvelles générations constatent les effets de l’aliénation de la liberté dans l’arbitraire : l’accumulation sans limite du capital, la destruction de la terre, de la vie et de l’homme sous l’aiguillon du profit. La terre, c’est-à-dire les conditions d’existence de la société, est en danger, la vie sur la planète est mutilée, l’humanité fuit de partout, mais tant que la cause de ces détériorations ne sera pas reconnue leur processus ne pourra pas être jugulé. Répétons encore une fois que la réflexion doit maîtriser son propre dérèglement. La démocratie ne devrait pas être le lieu de la liberté arbitraire où s’enchaîne le libéralisme au capitalisme. La définition de l’économie politique précise que la propriété doit être reconnue à chacun selon ses mérites pourvu que ceux-ci soient ordonnés à la consommation de tous en commençant par les plus démunis. La propriété, familiale, individuelle ou du chef d’entreprise des moyens de production nécessaires à leur activité propre, est donc définie par sa fonction sociale, c’est-à-dire subordonnée à la satisfaction des besoins de la communauté. Ainsi la propriété est-elle propriété d’usage, le fonds demeurant propriété universelle ou collective selon qu’il s’agit des biens de la nature ou des biens sociétaux. Et le cycle de l’économie politique couronne la liberté de chacun par la responsabilité de chacun pour tous. La responsabilité est la raison de la réciprocité généralisée [5]. En cas d’inadaptation des objectifs de l’entreprise individuelle et des besoins de la société, la crise est résolue par une assurance mutuelle. Mais le cycle économique de la vie est rompu lorsque s’interpose sur son cours un puits sans fonds où toute l’énergie de la production est capturée de façon irrationnelle au profit de quelques-uns aux dépens de tous.

Cependant, si la démocratie ne peut aujourd’hui se délivrer du pouvoir de ceux qui se sont retranchés de leurs obligations morales par la privatisation non seulement des bénéfices de l’entreprise mais aussi de ses moyens de production (et en particulier de la force de travail des expropriés), elle peut aussi se concilier avec une autre expression de la liberté : celle qui lui permet de participer à la genèse de l’humanité dans une organisation holiste de la société. La raison qui n’est plus assurée par la réciprocité généralisée l’est alors par une autre structure de réciprocité fondamentale qui peut prétendre à la même efficience, la réciprocité centralisée universelle.

L’histoire ne se répète jamais. L’actuelle Parole d’union qui ressuscite de ses cendres est sans doute dégagée des imaginaires qui l’ont condamnée et peut-être de la tentation du Pouvoir dont elle prétend libérer l’humanité... c’est du moins ce que l’on peut oser espérer.

Il reste que la Parole d’union doit venir à bout de l’aliénation de la Parole d’opposition dans l’idéologie libérale. Les victimes du colonialisme et du racisme qui ont subi dans leur chair l’esclavage, l’humiliation de leur humanité, l’exploitation de leur force de travail, se rallient à cet espoir. Elles ont plus que le droit, elles ont l’obligation morale de faire en sorte que l’économie capitaliste aujourd’hui mondialisée sous le masque de la raison mutilée de sa définition éthique et réduite au calcul du Pouvoir et à la trahison soit maîtrisée par une Parole responsable.

Il semble que leur stratégie soit de retourner le capitalisme contre lui-même, et hâter sa propre évolution. La formule a été un jour exprimée par Charles de Gaulle lorsqu’il eut la prémonition que le fascisme et le national-socialisme seraient surpassés : une force militaire supérieure nous a vaincu, une force supérieure nous donnera la victoire ; une économie capitaliste nous a écrasés, une économie capitaliste supérieure l’écrasera. En retournant contre les capitalistes leurs procédés, la Chine et ses alliés, chaque jour plus nombreux, surpassent ceux qui se sont installés chez eux, mais il reste clair qu’ils doivent en débarrasser la planète (et espérons que les armes nucléaires ne seront pas nécessaires). Il reste une autre espérance que la société occidentale devienne capable de s’affranchir de son idéologie et invente une autre économie.

C’est là que nous en sommes !

*

Également publié par Paul Jorion sur son Blog, le 7 février 2019.

Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "Où en sommes-nous ?", 2019, 1er février 2019, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 25 avril 2024).

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Notes

[1] Cf. D. Temple, Les deux Paroles (2003), rééd. Collection réciprocité, n° 3, 2017. Voir aussi Lévistraussique. La réciprocité et l’origine du sens, in Transdisciplines, L’Harmattan, Paris, avril 1997, pp. 9-42 ; rééd. Collection réciprocité, n° 6, 2017.

[2] Lévi-Strauss donne comme exemple que la famille qui résulte de deux familles opposées peut être dite soit par cette opposition, soit sous un titre unique : la maison Durand, par exemple. Il appelle donc ce principe, « principe de maison » !

[3] Le sujet s’exprime soit par Nous soit par Je. L’opposition, Je-Tu qui en réalité est ce que l’on appelle un duel (moi-toi, oncle-neveu, père-fils) acquiert la fonction de sujet avec la prédominance du Je sur le Tu, mais en précisant que le Je se renverse en Tu et Tu en Je parce que le fondement du sujet est le sentiment commun créé par la réciprocité, à partir duquel chaque signifiant reçoit comme on l’a dit, selon le principe d’opposition, son sens l’un de l’autre.

[4] Sélectionné parce que dans son imaginaire il s’affirmait lui-même peuple élu, ce qui veut dire qui se nomme par la conscience ne procédant que d’elle-même hors de toute détermination de la nature, et à plus forte raison par un déterminisme prétendument génétique.

[5] Cf. D. Temple, L’économie politique I L’économie humaine, Collection réciprocité, n° 13, 2018.