Accueil > Journal > 2013 > La transition post-capitaliste. Chapitre III - Les structures élémentaires de (...)
  • Ce texte se réfère principalement
    aux notions suivantes

Glossaire


Haut de page

2013

La transition post-capitaliste. Chapitre III - Les structures élémentaires de la réciprocité

Dominique TEMPLE | Mai 2013

Le principe de réciprocité se réalise en plusieurs structures sociales de base. Le sentiment d’être humain qui résulte de la réciprocité anthropologique se différencie en chacune de ces structures sans cesser pour autant d’être absolu. On peut dire que chacune de ces structures produit une valeur spécifique. Il faut s’arrêter sur le fait qu’il existe plusieurs structures capables de réaliser le principe de réciprocité afin de connaître la valeur produite par chacune d’elles. Quelles sont ces relations de réciprocité fondamentales qui satisfont au contradictoriel, ou dit autrement qui produisent la médiété, la valeur ? On peut les classer en deux genres : binaire et ternaire. Dans chacun de ces genres on reconnaît différentes structures élémentaires que l’on peut dire restreintes et généralisées, pour reprendre le vocabulaire de Lévi-Strauss.

1. Les structures binaires

La structure binaire simple (restreinte) est le face à face qui produit un sentiment d’humanité que l’on voit apparaître dans l’expression d’autrui parce qu’elle le transfigure. La beauté est en effet le corollaire de l’avènement du Tiers en chacun des protagonistes de la réciprocité. Les Grecs appelaient ce sentiment la philia lorsque la réciprocité est soit symétrique soit positive. Plusieurs modalités peuvent être envisagées. Par exemple chaque protagoniste peut avoir des partenaires différents, donnant naissance à des réseaux dont l’image pourrait être celle d’un jeu de domino, ou encore à des relations centralisées dont une image serait une étoile.

La structure binaire collective (généralisée) met en face à face chacun vis-à-vis d’autrui, mais autrui signifie tous les autres (un pour tous, tous pour un). Elle produit un sentiment que les Grecs appelaient la charis, la grâce, dont ils faisaient la raison de la vie politique [1]. Plusieurs modalités doivent être envisagées : la communion, le partage

La communion est évoquée par Aristote dans le cadre de la famille : ce qui est produit est produit collectivement et consommé collectivement. N’apparaît ici aucune singularité. Autre illustration : la communauté religieuse. La communauté préconisée par l’Islam par exemple. La valeur éthique de cette réciprocité est le sentiment d’appartenance à une totalité, la confiance.

Une autre modalité de la réciprocité binaire, intermédiaire entre le face à face singulier et la communion, est le partage qu’évoque la multiplication des pains et des poissons dans l’évangile des chrétiens. Cependant se contenter d’interpréter le miracle comme un prodige en obscurcit le symbole. Le merveilleux éblouit mais n’éclaire pas. Le miracle est surtout dans le fait que naît une valeur spirituelle d’une relation où la chose partagée ne compte pour rien. Jean Duvignaud en apporte une illustration saisissante : les déshérités et exclus du Brésil près de São Paulo s’assemblent le soir sur la plage, et chacun apporte autour du feu le peu qu’il a pour le partager. Ceux qui n’ont rien tendent leurs mains et offrent leur rien et de cette offrande réciproque naît assez de joie pour que tous chantent ou dansent. Duvignaud appelle ce partage ou ce miracle le don du rien [2].

Mais le partage est aussi une dynamique productive. Avec la division du travail, il devient le marché de réciprocité où le surplus est vendu tandis qu’est achetée la production à laquelle chacun a droit. Le marché direct entre producteurs-consommateurs se pratique sur de vastes surfaces du monde. Le pouvoir politique se doit de garantir à tout producteur l’accès du marché.

2. Les structures ternaires

2.1. Le marché

Aristote, lorsqu’il étudie la réciprocité de marché, part de la valeur (la justice) et cherche en amont de celle-ci les conditions de sa naissance jusqu’à parvenir au principe de réciprocité ; mais on peut aussi partir du principe de réciprocité, étudier les diverses structures qui peuvent le traduire de façon concrète, et observer les valeurs qu’elles produisent.

Partons de la réciprocité ternaire : on appelle ainsi le cycle de réciprocité dans lequel chaque partenaire reproduit vis-à-vis d’un troisième ce qu’il subit d’un premier, tout comme dans la réciprocité binaire donc, mais à ceci près que nul ne peut incarner vis-à-vis d’autrui le même miroir qu’il assumait dans la réciprocité binaire. Chacun ne peut donc compter que sur lui-même pour s’affirmer le Tiers, mais sans pour autant pouvoir ignorer autrui de qui il tient sa position dans la structure. La réciprocité ternaire a pour propriété d’instituer l’individuation du Tiers, mais le Tiers individué ne peut faire l’impasse sur la structure. Chacun qui bénéficie donc de l’individuation doit donc répondre de tous les autres s’il veut subsister comme Tiers. Il est contraint de compter a priori tous les autres comme autant d’autres lui-même. Ce sentiment en aveugle est le sentiment de responsabilité. La responsabilité est la valeur caractéristique de l’individuation du Tiers dans le cadre strict de la réciprocité ternaire.

La liberté souveraine de l’homme responsable apparaît d’une certaine manière comme un commencement sans précédent, mais cela ne doit pas effacer le fait que l’individuation du sujet est fille de la réciprocité. La relation de réciprocité est lexicalement première vis-à-vis de la liberté individuelle (contrairement à ce que suggère John Rawls dans sa théorie de la justice). L’individuation de l’être produite par la réciprocité ternaire confère à chacun la souveraineté sur l’acte de parole qui l’institue comme sujet vis-à-vis de tous, mais à la condition expresse que le dit acte de parole ait un sens pour tous. La parole n’a de sens que si dans la réciprocité chacun peut en comprendre la signification pour l’autre.

La généralisation de la réciprocité ternaire fait apparaître une autre valeur. Le mouvement circulaire de la réciprocité ternaire jusqu’ici présenté comme unilatéral peut en effet ou s’inverser de sens ou se redoubler en sens inverse et devenir bilatéral ; c’est la structure envisagée par le sage maori Tamati Ranaipiri (la référence anthropologique en la matière). Si je reçois de vous un cadeau grâce auquel je peux faire à mon tour un cadeau à un troisième personnage, et si celui-ci s’avise ne vous connaissant pas de me faire à son tour un cadeau, il ne serait pas juste que je ne vous en fasse pas aussi le bénéficiaire. C’est le mot juste qui est ici l’expression du sentiment de responsabilité puisqu’il doit assurer l’égalité dans la réciprocité. Le sentiment de responsabilité de la réciprocité ternaire simple (unilatérale) se transforme en sentiment de justice dans la réciprocité ternaire généralisée (bilatérale) [3].

2.2. La redistribution

Il existe plusieurs modalités de réciprocité ternaire comme il existe plusieurs modalités de réciprocité binaire. Nous citerons la structure ternaire centralisée, que l’on connaît sous le nom de redistribution, parce qu’elle a pris dans l’histoire une importance considérable : un seul personnage devient intermédiaire entre tous les autres. La structure en étoile de la réciprocité binaire l’annonçait. Selon ce que nous avons dit de la genèse de l’individuation dans la réciprocité ternaire généralisée, chacun pour être entre celui dont il reçoit et celui à qui il donne éprouve le sentiment de responsabilité et de justice. Ici un seul partenaire occupe cette situation qui l’investit du magistère de la justice. Dans les communautés où tout est commun, chacun est en mesure d’assumer ce rôle lorsque l’occasion se présente. C’est, au dire de l’anthropologue Robert Jaulin, ce que l’on observe dans les communautés Sara du Tchad [4]. Le Tiers est alors nomade. Lorsque les statuts se différencient, un seul se trouve à la croisée des chemins pour tous les autres. Ce personnage est fixe : il est le centre, reçoit de tous et redistribue à tous. Il reçoit l’hommage et distribue la grâce. C’est la figure du Père que l’on trouve dès la constitution de la famille, et dans le régime politique celle du Roi. Le Roi devient, selon le mot prêté à Louis XIV, à lui seul l’État (“L’État, c’est moi”). La concentration du pouvoir est un fait de structure : elle résulte de ce que le centre de la réciprocité est le garant de l’unité et de la cohérence du système. Le Roi devient la référence du Tout. Mais alors il n’est plus possible à quiconque d’exercer une autorité rivale voire seulement critique, qu’elle soit compétente ou non. La parole du Roi tient son inspiration du principe de réciprocité, mais le Roi ne peut reporter sur aucun de ses partenaires l’image de son pouvoir, et doit la transférer sur l’unité de la totalité qui dispose seule des attributs de l’absolu, de l’universel, de l’indivisible. Dans l’imaginaire des esprits religieux, cet absolu est le Dieu unique. C’est comme son mandataire, son porte-parole, son vicaire, son prêtre que le Roi se perçoit lui-même.

Ce qui nous intéresse est le sort du Tiers, c’est-à-dire de la valeur, pour tous ceux qui à la périphérie de la structure centralisée sont dans l’incapacité de se nommer comme tel, qui ne sont plus responsables, et qui ne connaissent du sentiment de justice qu’une partie. L’individuation est ici remplacée par le sentiment d’appartenance à la totalité de la communauté. Qu’on l’appelle allégeance, soumission ou servitude volontaire, il est un consentement du Soi à son immersion dans le Soi de l’Autre, et se traduit par l’obéissance à celui qui en témoigne, le souverain. Dans sa version religieuse, le sentiment commun est divisé en deux parts, bien que forcément interdépendantes, la foi et la grâce, selon qu’on l’envisage du centre vers la périphérie ou de celle-ci vers celui-là. Le respect du Tout confère à chacun la dignité de l’être commun, mais à l’individuation se substitue une identification collective qui mène à la solidarité entre les sujets du souverain. Dans sa version fasciste, la solidarité soude les individus dans la corporation, et les corporations entre elles dans la nation, tandis que l’imaginaire collectif emprisonne le Tiers dans le charisme du chef.

3. Système de réciprocité

À partir de la coordination des structures de base entre elles, on peut construire des systèmes de réciprocité qui engendrent des éthiques distinctes. Les peuples naissent de ces expériences.

On n’en donnera qu’un exemple, parce qu’ici c’est à l’Histoire qu’il faut désormais se référer. La communauté quechua ou aymara, dans les Andes, associe la réciprocité binaire de face à face et la réciprocité ternaire centralisée, la redistribution, par l’intermédiaire d’une modalité que nous avons représentée par une étoile. La réciprocité en étoile est pratiquée par chaque famille, mais chacune s’accorde avec d’autres familles par réciprocité ternaire. Et lorsque la “charge” d’assurer la redistribution revient à son point de départ, c’est alors l’occasion d’une surenchère qui relance le cycle à un niveau supérieur. La redistribution nouvelle équivaut à une prise de responsabilité plus importante pour celui qui assume le rôle de Tiers pour tous. C’est donc une figure spirale qui succède à la figure en étoile. Or, celle-ci se reproduit tout au long de la vie, ce qui se traduit par une succession de “charges” communautaires. Quelle est la finalité de ce système ? La genèse de ce que les Aymara appellent la chuyma : un sentiment d’humanité parfaite, la sagesse, l’éthique. Les Aymara pour le traduire ne savent quel terme occidental choisir entre le sentiment de justice, le sentiment de responsabilité, celui de dignité, etc. C’est que le système qu’ils ont construit est le résultat de la coordination de plusieurs structures de base, de sorte que le sentiment produit est une synthèse, une, absolue, indivisible parce que de nature affective, mais spécifique de ce système de réciprocité. La communauté des Andes, l’ayllu, est à la base de la civilisation andine mais non pas comme la maille du réseau d’un cristal car le développement des empires précolombiens fit intervenir d’autres structures de base. Elle annonce cependant d’une certaine manière la structure pyramidale des sociétés de cette région du monde [5].

Par son système de réciprocité, qui associe de façon spécifique plusieurs structures de réciprocité élémentaires, chaque peuple dispose d’une culture irréductible à toute autre, qui ne peut lui être ôtée pas plus que sa singularité à un être individué. En ce sens, toute communauté disposant d’un modèle de réciprocité spécifique et d’une langue pour l’exprimer est une humanité à part entière. On peut dire que chaque société possède un label de réciprocité. Et que l’humanité se décline au pluriel.

Dès lors, il n’est certainement pas possible de concilier les différentes expressions de la Conscience sans avoir recours à la connaissance du système de réciprocité qui assure la genèse de chacune d’elles.

*

Lire la suite : IV - POLITIQUE ET RÉCIPROCITÉ

Pour citer ce texte :

Dominique TEMPLE, "La transition post-capitaliste. Chapitre III - Les structures élémentaires de la réciprocité", 2013, Mai 2013, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 29 mars 2024).

Haut de page


Notes

[1] MEIER, Christian. La politique et la grâce, anthropologie politique de la beauté grecque. Paris : Seuil, 1987.

[2] DUVIGNAUD, Jean. Le Don du rien. Essai d’anthropologie de la fête. Paris : Plon, 1977.

[3] Cf. TEMPLE, D. & M. CHABAL. La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris : L’harmattan, 1995.

[4] Cf. TEMPLE, D. “Les deux Paroles”. Chapitre 3. La Parole d’union et le principe moniste, 2003.

[5] Cf. MICHAUX, Jacqueline. Territorialidades andinas de reciprocidad : la comunidad, 2000.