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2011

Aaron et Moïse

Dominique TEMPLE | Août 2011

“Le peuple, voyant que Moïse tardait à descendre de la montagne, se rassembla autour d’Aaron, et lui dit : « Allons ! fais-nous un dieu qui marche à notre tête ; car ce Moïse, cet homme qui nous a fait sortir du pays d’Egypte, nous ne savons ce qu’il est devenu ».
 
Aaron leur répondit : « Otez les anneaux d’or qui sont aux oreilles de vos femmes, de vos fils et de vos filles, et apportez-les moi ». Ils ôtèrent tous les anneaux d’or qui étaient à leurs oreilles ; ils les apportèrent à Aaron qui les prit de leurs mains” (…) [1].

En ce temps-là on n’ignorait donc pas comment construire ou reconstruire le sentiment divin : par le sacrifice. Depuis Abraham, on savait que le sacrifice est la matrice du sentiment d’un au-delà de soi-même qui donne sens à la Parole, la Parole vive. Le peuple délègue à Aaron le pouvoir de la Parole qui le conduira. Aaron s’y connaît ! Le sacrifice de la représentation de soi (la parure, l’or) reproduit le sacrifice de façon symbolique. Aaron détruit les parures et il en résulte une image de l’animal qui dans cette partie du monde, de l’Inde à l’Egypte, donne le lait, symbole de la vie spirituelle. C’est ce que dit Aaron qui devant l’effigie du Dieu nouveau érige un autel : “demain il y aura fête en l’honneur de l’Eternel”.

“Alors, l’Eternel dit à Moïse : « Va, descend d’ici » (…)
Moïse redescendit de la montagne, ayant en mains les deux tables du Témoignage. Ces tables étaient écrites des deux côtés, sur l’une et l’autre face. Ces tables étaient l’œuvre de Dieu, et l’écriture en était celle de Dieu, gravée sur les tables”.

L’Eternel réagit en envoyant une autre parole, une parole écrite. Alors deux Dieux se font face ou plus exactement deux Paroles  (lire la définition) , l’une qui procède du sacrifice, que l’on peut dire ascendante, et l’autre que l’on peut dire descendante parce qu’elle est l’efficience d’une valeur constituée dans un temps sinon révolu du moins oublié.

Entre la genèse et l’efficience du symbolique c’est l’épreuve de force puisque nul ne sait comment le sentiment est engendré en amont de la Parole. Comment pourrait-on reconnaître l’origine de la conscience si elle procède d’une structure qui disparaît pour lui donner naissance, et qui se proclame révélation  (lire la définition)  ? Le sacrifice est reproduit dans la joie de la libération du chaos.

Une Parole naissante, l’autre écrite dans la pierre, sur les deux faces, sans laisser d’espace pour aucune autre genèse.

Lorsqu’il fut près du camp, Moïse vit le veau en or, l’autel et les danses. Il entendit les chants d’allégresse de la fête. Alors sa colère s’enflamma. La violence du symbolique paraît au grand jour :

“Alors Moïse se plaça à la porte du camp et dit : « À moi tous ceux qui sont pour l’Eternel ! » Tous les enfants de Lévi se rassemblèrent autour de lui. Il leur dit : « Ainsi parle l’Eternel, le Dieu d’Israël : Que chacun de vous mette son épée au côté. Passez et repassez, traversez le camp, d’une porte à l’autre, et que chacun fasse périr son frère, son ami, son parent ! » Les enfants de Lévi obéirent à l’ordre de Moïse ; et il périt ce jour-là environ trois mille hommes”.

La contradiction entre la genèse du symbolique et l’efficience du symbolique (la contradiction entre la violence du sacrifice et la violence du symbolique) est criante : entre la Parole qui marche à la tête du peuple, et la Parole écrite par le doigt de Dieu, l’antinomie est sans recours.

On a voulu voir dans la vache d’or le symbole de l’idolâtrie : et c’est comme cela que pour justifier le meurtre de ceux qui ne s’appellent pas Lévi, Moïse en effet voit les choses :

“Moïse retourna donc vers l’Eternel et lui dit : « Hélas, ce peuple a commis un grand péché. Ils se sont fait un dieu d’or. Pardonne cependant leur péché : sinon, efface-moi du livre que tu as écrit. »
L’Eternel dit à Moïse : « Celui qui a péché contre moi, je l’effacerai de mon livre. »

Auparavant, L’Eternel avait dit à Moïse : « Il (ce peuple) s’est fait un veau en métal fondu, s’est prosterné devant lui et lui a offert des sacrifices ». Mais les faits ne démentent-ils pas que “le peuple s’est fait un veau en métal fondu, s’est prosterné devant lui et lui a offert des sacrifices” ?

Par le sacrifice de ce qu’il a de plus précieux et qui atteste sa gloire, le peuple a ressuscité le sentiment de Dieu alors que celui-ci venait de disparaître. La réponse de Aaron est limpide : « Ils m’ont dit : Fais-nous un Dieu qui marche à notre tête ; car ce Moïse, cet homme qui nous a fait sortir du pays d’Egypte, nous ne savons ce qu’il est devenu ». Le peuple a ressuscité le sentiment de Dieu parce que son témoin, Moïse, a disparu. Comment peut-on dire qu’il a offert des sacrifices à du métal fondu puisque c’est par le sacrifice qu’il assure la vie à l’Eternel ! si la vache est l’image de la vie dans toutes les traditions de l’Inde à l’Afrique. Pourquoi dire : “Il a fait un veau en métal fondu ?”, Moïse substitue par dérision le veau à la vache et le métal à l’or !

Certes, il justifie sa colère par l’obéissance à la Parole. Et il ne la confond pas avec la pierre sur laquelle elle est gravée par le doigt divin puisqu’il brise la pierre lui-même :

“… de ses mains il jeta les tables et les brisa au pied de la montagne. Puis il prit le veau qu’ils avaient fabriqué, le brûla au feu et le broya jusqu’à ce qu’il fût réduit en poussière. Il répandit cette poussière à la surface de l’eau, et il en fit boire aux enfants d’Israël”.

Le prêtre, furieux de voir son pouvoir menacé par une parole vive, fait manger et boire le corps de l’ennemi à ses ouailles pour que leur parole disparaisse (sans doute un rite de réciprocité négative).

Mais le texte insiste : la Parole écrite du doigt de Dieu descend de la montagne. La Parole qui procède du sacrifice naît au pied de la montage.

Et celle-là est réduite en poudre par celle-ci.

Le commentateur de Marianne, à son tour, n’y va pas de main morte : “Mais le Veau d’or, dit-il, symbolise aussi l’idolâtrie, en particulier celle de la richesse. Cette histoire dénonce les errements de ceux qui vénèrent les biens matériels au détriment des valeurs spirituelles et morales” [2].

Les biens matériels ? C’est prêter au peuple de cette époque l’idée de richesse qui est celle de Marianne. L’or, en ce temps-là en effet, n’était pas “valeur matérielle”, ne représentait pas la valeur d’échange. Comme toute valeur éthique, il était inaliénable. Il se portait aux oreilles et pas dans les banques. L’or devint l’équivalent universel de la réciprocité  (lire la définition) quand celle-ci organisa le marché qui succéda au partage et à la communion, c’est-à-dire lorsqu’il témoigna de la valeur éthique dans une société démocratique, le juste prix, et monnaie de réciprocité quand les rapports de réciprocité furent généralisés. Puis l’échange triompha, et la valeur d’échange asservit l’or à sa fonction. Marianne oublie ou ignore que, depuis Aaron, le libre-échange a remplacé la réciprocité. Lorsque le travail fut réduit à une force productive, les rapports de force entre les hommes prirent le dessus des relations intersubjectives et le sens de la monnaie s’est inversé. Le commentateur de Marianne ne ressent pas que Moïse disqualifie le processus de la genèse et instaure le pouvoir de la théocratie parce qu’il est victime de son idéologie du libre-échange qui dénature le marché de réciprocité et transforme une valeur de prestige en valeur matérielle…

Il y a peut-être plus encore. Le peuple se reconnaît dans la communion : ils donnent tous l’or dont la beauté témoigne de leur prestige : “Ils ôtèrent tous leurs anneaux d’or qui étaient à leurs oreilles”. Le fruit de la communion est le Dieu pour tous : la vache sacrée, symbole de la Mère, c’est-à-dire de la Parole d’union  (lire la définition) .

Moïse au contraire n’exprime la puissance de la fonction symbolique que par la Parole d’opposition  (lire la définition) . L’expression de son sentiment de Dieu est celle d’un dialogue entre deux pôles égaux et complémentaires puisqu’ils disent tour à tour la même chose en inversant la polarité de l’énonciation :

– L’Eternel dit à Moïse : « Va, descend d’ici ; car ce peuple, que tu as fait sortir du pays d’Egypte (…) mon courroux s’enflammera contre lui, et je le consumerai ».

– Moïse répond : « Pourquoi, ô Eternel ! ton courroux s’enflammerait-il contre ton peuple, que tu as fait sortir d’Egypte… ».

Le Tu remplace le Je lorsque le Je remplace le Tu, et chacun prend la place de l’autre quand l’autre parle.

Et lorsque l’Eternel se calme, Moïse entre en fureur : « À moi tous ceux qui sont pour l’Eternel ! » : symétrie typique de la Parole d’opposition qui engendre la vie spirituelle selon ce que nous avons appelé le principe de croisée  (lire la définition) . Mais voilà ! Une telle actualisation est antagoniste de l’actualisation de la Parole d’union qui affronte ce qui à ses frontières se définit comme le rien, l’absence, l’oubli, selon ce que nous avons appelé le principe de liminarité  (lire la définition) dont témoigne le sacrifice !

Un antagonisme entre les deux Paroles ? Voire entre le Nom de la Mère (la vache) pour la Parole d’union, et le Nom du Père pour la Parole d’opposition… le tétragramme YHWH.

Cependant, intervient un autre personnage « Voici que mon Ange marchera devant toi », dit la Parole victorieuse : l’absolu ! Décidément !

*

Pour citer ce texte :

Dominique TEMPLE, "Aaron et Moïse", 2011, Août 2011, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 18 avril 2024).

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Notes

[1] La Bible, Exode, XXXII, 1-35, cité dans Marianne, L’argent, Hors-Série Juin-Juillet 2011, pp. 64-65.

[2] Marianne, L’argent, Hors-Série Juin-Juillet 2011, p. 65.