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Idéologie marxiste et Théorie moderne de la réciprocité. Critique des thèses de Alvaro Garcia Linera

12. Le primat de la fonction symbolique

Dominique Temple | 2010

Résumé :
L’anthropologie utilise les catégories économiques de l’idéologie capitaliste puis de l’idéologie marxiste pour étudier l’économie des systèmes communautaires. Elle dévoile cependant que les faits dérogent aux résultats escomptés et même les infirment, obligeant à construire d’autres catégories.
 
L’anthropologie reconnaît la contradiction de l’échange et de la réciprocité.
*
  

Que devient la réciprocité dans l’idéologie marxiste ?

« Ce qui est décisif – Álvaro dit García Linera [1] – de tout cela depuis le début, c’est que la forme de l’unité communautaire est, si on veut, plébiscitaire, sujette à l’inclination autodétermination des membres cellulaires (parents) de la communauté, qui existent comme membres de la communauté dans la mesure où ils choisissent et produisent une telle appartenance. Il n’est donc pas étrange que Marx se soit référé à la commune agricole comme un “groupement d’hommes libres”, puisque cette indépendance des membres de la communauté pour produire objectivement et subjectivement la communauté s’ajoute, comme conséquence immédiate, à la suppression que la limite de la parenté consanguine impose à la composition communautaire (…), ce qui permet l’incorporation d’“étrangers” à la communauté [2]. »

Les “étrangers”, voici l’altérité exigée par la réciprocité définie comme hospitalité, relativisée à son tour par l’identité :

« Bien entendu, sans doute après qu’il leur ait été exigé une série de “preuves”, de “contraintes” qui “apparentent” l’individu (…) [3]. »

Dans les sociétés complexes, la question de la réciprocité se pose à différents niveaux et sous des formes précises à tout étranger. Mais il n’y a en théorie qu’une exigence vis-à-vis de l’hôte, immortalisée dans la Tradition occidentale par un fameux dialogue de Platon (Le sophiste) : “Dire son nom” c’est accepter une relation de réciprocité. L’“Étranger” s’inquiète néanmoins : m’accepteras-tu si mon nom est celui de parricide, c’est-à-dire si je détruis à jamais l’identité que tu peux revendiquer comme “l’être qui se définit en vertu de lui-même” ?

Cette conception de l’être par le soi-même (to auto) avait été en effet défendue chez les Grecs par Parménide. Et l’Étranger se livre donc à la critique de la relation du Même à lui-même. Pour Socrate, l’Étranger est le “bienvenu”, car il recrée au niveau du langage une réciprocité qui permet de construire l’au-delà de toute identité imaginaire.

La question de Socrate se pose toujours. Et les preuves de la bonne volonté de l’Étranger paraissent au moins nécessaires pour éviter le quiproquo avec le libre-échange.

García Linera cite Thierry Saignes [4] :

« En se référant aux communautés andines à l’époque de la Colonie espagnole, Thierry Saignes nous indique : “Nous savons que les cultes aux Wakas (généralement les collines, comme Tanga Tanga ou Porco), aux mallqui (momies des grands ancêtres) et aux défunts permettent aux membres des ayllus encore dispersés, de se retrouver périodiquement et de réaffirmer leur appartenance à un même ensemble (marka ou llajta). En même temps, les étrangers reçoivent la possibilité d’intégrer les centres de résidence : la parenté andine met l’accent sur l’alliance, ce qui permet d’inscrire ceux qui sont proches (alliés) dans le groupe social” [5]. »

Les étrangers reçoivent un toit : l’altérité est célébrée par l’hospitalité. Le ressort de cette hospitalité est l’alliance et non la consanguinité : « la parenté andine met l’accent sur l’alliance ». Le culte aux wakas, disons la mort, est lié à la marka, mais la marka est l’union voire la communion des ayllu, et la totalité de la communauté s’affronte à la mort pour susciter l’au-delà. La réciprocité réalisée au premier niveau par l’hospitalité est reproduite par la Parole d’union qui recherche l’altérité par rapport à la vie de tous au-delà de la vie même grâce au langage…

Comment dès lors concilier l’idéologie de Meillassoux, qui applique aux communautés les catégories que Marx construit à partir du système de l’échange, et la thèse de la réciprocité que Lévi-Strauss a qualifiée d’“indigène” [6], et qu’illustre si bien Thierry Saignes ?

N’est-ce pas ce que tenteraient les dernières pages de Forma valor y forma comunidad ?

La “faute originelle” de l’anthropologie occidentale

Álvaro García Linera élargit le débat et prend à témoin l’anthropologie occidentale. Il s’agit cette fois d’intégrer autant qu’il est possible ce qui manque le plus au marxisme, y compris au travail de Marx : une anthropologie qui nous renseigne sur ce qu’il est convenu d’appeler mode de production. Chez Marx, la mise en jeu des forces productives selon des modalités différentes de celles de la production capitaliste n’est pas l’objet d’une étude approfondie.

Lorsqu’elle fut confrontée aux systèmes économiques des sociétés qu’elle appela “indigènes”, l’anthropologie occidentale emprunta à l’économie politique de son temps ses catégories, de sorte que le raisonnement qui consiste à en appeler à l’anthropologie occidentale pour prouver que toutes les sociétés humaines obéissent aux mêmes principes économiques que la société capitaliste est un cercle.

« Plusieurs auteurs ont étudié avec attention les diverses formes d’échange intracommunal de produits du travail réifiés, comme la réciprocité généralisée (…) [7]. »

Cette première phrase n’est pas achevée que la réciprocité généralisée est déjà définie comme un échange [8].

Ici, García Linera donne son interprétation de la “réciprocité” comme “échange” :

« réciprocité généralisée, réciprocité équivalente, réciprocité négative, redistribution, générosité, etc. : le noyau de toutes ces pratiques circulatoires et qui les différencie de la forme de circulation mercantile est que le produit du travail circule tout en valeur d’usage social, en tant qu’elle déploie l’immédiat de son utilité consomptive fixée socialement par les conditions de reproduction communautaires qui prévalent et qui marquent les limites d’accessibilité des uns sur le produit des autres et de permissibilité de la consommation des uns sur les produits des autres [9]. »

Reprenant l’idée de Claude Meillassoux d’un “échange différé”, García Linera soutient que :

« Pour cette forme de circulation, qui peut également comprendre la consommation de journées de travail fournies à l’agriculture, la construction de l’habitat, etc., bien que cela paraisse qu’il s’agisse d’un échange d’équivalents différés dans le temps, en réalité il s’agit avant tout de la circulation d’utilités sociales rigoureusement contrôlées et régulées par cette technique sociale d’avances et de restitutions, de contreparties égales et différées en laquelle se fonde l’ordre technique de la production agraire communautaire et qui se trouve spiritualisé comme tempérament social des membres de la communauté agraire. (…)
La forme de circulation qui, par contre, se montre la plus proche de l’échange d’équivalents médiatisés par le temps de travail contenu dans les produits est la réciprocité équilibrée [10]. »

García Linera oublie que la réciprocité est d’abord ordonnée à la production des sentiments qui s’imposent comme sentiments d’humanité entre les uns et les autres tels que l’amitié, la confiance, la responsabilité, la liberté… selon les différentes structures de réciprocité qu’il cite et auxquelles il fait une trop brève allusion. La production de la valeur n’a dès lors plus aucune limite. Le potlatch en donne dans l’imaginaire de certaines communautés une illustration qui n’échappe pas au questionnement de García Linera, qui ajoute :

« La réciprocité généralisée, ou ce que Malinowski nomme “le don pur” – c’est l’aide prêtée sans stipulation de rétribution immédiate en quantité ou en qualité – c’est la forme de circulation des biens dans laquelle les espaces de construction de la socialité sont les plus vastes et profonds, dans laquelle le symbolisme et le désintéressement comme simple désir est direct. Celui qui donne, le fait en fonction de celui qui en a besoin ou de celui qui simplement reçoit, et la rétribution qui n’est pas quantifiable reste pendante dans le temps, dépendant des possibilités aléatoires du récepteur et en grandeur imprécise. Il s’agit, alors, de la remise d’un bien (qui peut être une aide) plus ou moins désintéressée, d’un sacrifice dans lequel la conservation des nœuds de sociabilité stable ou la construction de la fête, joyeuse en elle-même, est la fin essentielle [11]. »

Mais García Linera interprète la structure de production de la valeur sociale comme une représentation de cette valeur. Cependant, l’entraide n’est pas une valeur, de même que la réciprocité de bienveillance n’est pas une valeur mais une structure de production de la valeur : seule la réciprocité permet la genèse de la valeur, seule la réciprocité de bienveillance permet à la bienveillance de l’un et de l’autre de se métamorphoser en amitié commune.

L’aide réciproque est une technique productive qui mérite un commentaire, elle ne peut être confondue avec le sentiment qu’elle produit et encore moins avec la représentation de ce sentiment, la valeur que la philosophie appelle la philia. Si on en appelle à sa place à la bienveillance unilatérale – au don pur – auquel on accorde le privilège de fonder l’économie, on fait de celui-ci un principe moral surnaturel sinon divin en allant puiser dans l’imaginaire voire le fétichisme des indigènes, comme le firent Malinowski et Mauss. Mais Malinowski et Mauss oubliaient de dire dans quelles conditions le don prend un tel sens.

Nous avons déjà observé que si la réciprocité des dons est une structure de production (puisque plus on donne et plus il faut produire pour donner), ce système économique est une machine de production anticapitaliste et non pas une machine d’anti-production. Cette production crée une telle abondance en ce qui concerne les biens premiers que ceux-ci ne peuvent plus figurer comme raison du don, tout le monde en étant abondamment pourvu. La surproduction révèle dès lors une autre finalité pratique que celle de satisfaire la nécessité immédiate d’autrui, elle est commandée par le souci d’établir une hiérarchie de prestige entre les producteurs. Plus on donne et plus on accroît sa renommée, et cette renommée est donc proportionnelle à la rentabilité de son travail. On voyait encore en Espagne, il y a un demi-siècle, des fêtes au cours desquelles les moissonneurs se mesuraient entre eux à la rapidité avec laquelle ils fauchaient un champ de blé. Ce genre de lutte était la même façon de travailler que celle des communautés de réciprocité, à ceci près que dans les communautés l’on produit pour donner. Lorsque l’on parle d’une économie comme celle des Maori, si bien observée par Malinowski, on ne peut ignorer sa finalité : le prestige. Le prestige est l’expression de la valeur dans une économie de réciprocité des dons, comme nous le rappellent également les processions festives comme les Entradas [12]en Bolivie dont l’une porte le nom significatif de “Gran Poder”.

Le prestige est d’abord exprimé par un visage, un masque. Ce masque est à ce point le symbole de la valeur éthique, de l’être-même auquel aspire l’homme, que c’est par sa beauté qu’il s’apprécie tant il est vrai que l’esthétique couronne l’éthique. Or, le masque ne peut être gardé par celui qui le mérite au-delà d’un certain temps, car toute privatisation de la propriété déroge à la logique de la réciprocité. Il doit donc être donné ! Et voici un deuxième cycle de réciprocité, un cycle du don de la valeur du don, lequel confère à cette valeur de renommée un nouveau statut : celui de mouvoir la circulation du prestige comme obligation de produire la richesse. Elle devient alors une monnaie de renommée [13] et joue dès lors un rôle comparable à celui de la monnaie dans le système capitaliste.

On voit à quel point l’utilité est disjointe du cycle productif car le cycle de la monnaie de renommée engendre à son tour une valeur supérieure, tout comme le marché de l’argent, dans le système capitaliste, engendre des intérêts et une valeur virtuelle qui se traduit en monnaie d’échange indiscernable de la monnaie qui sert à l’échange réel. Il en est de même mutatis mutandis dans le cycle économique de la réciprocité généralisée, à ceci près que, comme Malinowski l’a remarqué, les catégories de la réciprocité sont antagonistes de celles de l’échange [14] – ce qu’oublient tous les commentateurs du fait qu’ils abordent la question économique des sociétés de réciprocité avec les catégories de l’échange…

Que nous disent de cette contradiction les anthropologues qui soutiennent l’idéologie marxiste ?

La contradiction de la réciprocité et de l’échange

Pour soutenir le primat de l’échange, ils imaginent une forme cachée de l’échange sous les apparences de la réciprocité : “l’échange différé”. García Linera nous dit :

« Une variante majoritaire de cette forme de circulation serait ce que Meillassoux appelle l’“échange différé” selon lequel “ce qui est échangé ce sont des biens identiques : aliments contre des aliments en un cycle d’avances et de restitutions du produit agricole ; épouses contre épouses dans le cycle matrimonial” [15]. »

L’idée de restitution n’est pas la même que celle de contre-don, c’est-à-dire d’un autre don inscrit dans une structure de réciprocité. L’idée de restitution signifie même que le premier don n’était pas un don ! En effet, pourquoi le premier don le serait-il, si le second ne l’est pas ? Meillassoux est à ce point prisonnier de l’idée d’échange qu’il ne peut même plus concevoir un don. C’est donc pour son utilité qu’un bien serait avancé, un porc pour avoir un porc, etc., mais alors pourquoi ne pas garder son porc ?

Lorsque le don est identique (un porc, un porc), Meillassoux l’envisage donc comme échange différé, pour qu’au moins chaque porc ait en son temps une utilité matérielle, mais il semble ignorer que souvent la prestation réciproque est simultanée pour produire immédiatement la valeur d’amitié, comme c’est le cas dans les rencontres des Nambikwara dont Lévi-Strauss a fait la référence anthropologique de la réciprocité [16]. Nous retrouvons la même discussion qu’à propos du verre de vin dans les restaurants languedociens. Ici on avance un don et non pas un échange pour inciter autrui à un autre don car de deux gestes de bienveillance surgit, jaillit (mais comment faut-il le dire !) un sentiment qui ne préexiste pas à la réciprocité mais qui est produit par elle et qui, depuis la plus haute Antiquité, est reconnu dans toutes communautés du monde comme l’amitié, et lorsque la relation est collective, comme la grâce dont les Grecs ont fait la valeur politique la plus haute de leur cité [17].

L’impuissance de Meillassoux à concevoir la réciprocité comme la matrice des valeurs éthiques des sociétés humaines est sans doute due à son appartenance au système de libre-échange et au caractère, signalé par Malinowski, totalement contradictoire des catégories de l’économie de libre-échange et des catégories de l’économie de réciprocité. Comprendre l’une avec les catégories de l’autre conduit à l’impasse.

Comment sortir de l’impasse ? Si l’instrument logique par lequel nous prenons connaissance des choses fait injure au réel que nous voulons connaître, alors il faut respecter le réel en faisant de notre logique un outil seulement chargé de le transcrire dans la réalité qui nous est familière, mais pour cela il faut aussi reconnaître la logique du réel.

L’application de la logique classique au réel (la “réification” qui le transforme en réalité) ne permet pas d’appréhender directement le réel (qui dans le cadre de la réciprocité serait l’objet (a) de la philosophie lacanienne, la plus-value symbolique). Si pour appréhender les choses en termes de forces physiques il est nécessaire de disposer de la logique de la physique, pour appréhender la dimension éthique des choses, on doit requérir une “autre” logique qui en soit capable [18].

L’intégration dans une relation commune ou l’instrumentalisation d’autrui ?

García Linera se contente de réduire la réciprocité à l’échange, en suivant Meillassoux.

« Chaque acte de circulation de biens matériels non seulement est la construction d’une relation sociale entre le récepteur et le donneur, mais c’est à la fois la capacité de domestiquer le désir d’un producteur indépendant sur le produit de l’autre et la disponibilité d’incorporer dans le produit de l’un le regard de l’autre dans le cadre de la finalité sociale du processus de travail et de l’éthique du travail qu’il a fait apparaître [19]. »

García Linera reconnaît deux choses : la relation sociale et l’intérêt privé. Mais il ne dit rien de la première. Pourtant, la réciprocité des dons crée entre les donateurs une communauté de sens inaliénable autant pour l’un que pour l’autre, ce que Mauss a interprété comme une dépendance absolue du Soi de l’individu, au point qu’il construisit sa conception de la réciprocité des dons à partir de cette dépendance du Soi. Il estimait que donnant on donnait de soi, mais que cette affectivité ne pouvait se détacher de la personne du donateur, seulement s’étendre sur autrui et l’intégrer dans son champ d’influence d’où la sujétion de celui-ci à celui-là : « donnant, on donne de soi », dit Mauss. Lévi-Strauss reconnaît aussi la puissance du don comme la capacité d’intégrer autrui à une forme supérieure de soi-même. Cependant, ces deux maîtres de l’anthropologie ne situant pas la réciprocité en amont du don croient que la faculté de mettre l’autre à l’ombre de son nom doit être attribuée au donateur. En réalité, chacun est dépendant du Tiers indivis créé entre les donateurs : la dépendance est due à cette référence commune qui leur sert désormais de Loi et qui permet à chacun d’être un sujet humain.

Ce qui fait apparaître une dépendance unilatérale de l’un vis-à-vis de l’autre, c’est que l’on envisage non pas la réciprocité mais seulement la moitié de celle-ci : la relation d’un donateur et d’un donataire, par exemple, et non la réciprocité tout entière qui fait que le donateur est donataire et le donataire donateur. Et dès que l’on se contente de considérer la moitié de la structure, on constate que le donateur acquiert du nom pendant que le donataire perd la face.

La réciprocité entre donateurs inégaux, que l’on dit à ce titre “inégale”, justifie sans doute cette simplification. Dans la réciprocité “inégale”, en effet, la réciprocité fait bien naître le sentiment d’humanité commun à l’un et à l’autre, mais l’inégalité entre le plus grand donateur et le moins grand fait apparaître un plus de renommée pour l’un et un moins pour l’autre. Et voilà pourquoi on attribue au donateur le sentiment d’être humain et au donataire celui de perdre la face, alors que l’être social qui possède ces deux visages tour à tour et qui est commun aux deux partenaires n’est engendré que par l’entière réciprocité. Comme la réciprocité est presque toujours inégale car elle s’accroît grâce à la surenchère du contre-don… on observe non pas une obligation, celle de la réciprocité, mais trois obligations distinctes : de donner, de recevoir et de redonner, chacune attribuée en propre au statut de chacun.

Seule la structure de réciprocité dans son intégrité est la matrice du sentiment d’humanité comme Tiers indivis entre les partenaires de la réciprocité. L’élimination de la réciprocité conduit donc à l’impasse sur le Tiers indivis et oblige à “entifier” l’être social – le Tiers indivis – dans l’imaginaire du donateur, qui ne peut certes l’aliéner d’aucune manière de sorte qu’il semble qu’il met le donataire à l’ombre de son nom.

La question de l’intégration du regard de l’autre (“incorporer dans son produit le regard de l’autre”), que relève García Linera dans la relation de chacun vis-à-vis d’autrui, est donc fondamentale. Mais est-ce en ce sens de la réciprocité que l’entend García Linera, est-ce comme il le dit dans le cadre de la finalité sociale du produit du travail et de l’éthique du travail qu’elle produit, ou plutôt dans le sens d’instrumentaliser autrui pour le contraindre à produire ce que l’on attend de lui ? Incorporer le regard de l’autre, ce peut être pour comprendre son désir et le satisfaire par générosité ou bien pour qu’il consente à produire ce que l’on veut de lui, par égoïsme donc.

Le calcul en fonction de son intérêt est la base de l’instrumentalisation du désir de l’autre, que dénonce Marx en parlant de l’échange :

« À la vérité, à tes yeux, ton produit est un instrument, un moyen pour t’emparer de mon produit, et donc pour satisfaire ton besoin. Mais à mes yeux, il est le but de notre échange. Tu n’es pour moi que le moyen et l’instrument pour produire cet objet, qui est un but pour moi, de même que, inversement, tu te trouves dans ce même rapport à mon objet. Mais :
1) chacun de nous agit comme sous le regard de l’autre ; tu t’es réellement changé en moyen, en instrument, en producteur de ton propre objet afin de t’emparer du mien ;
2) ton propre objet n’est pour toi que l’enveloppe concrète, la forme cachée de mon objet, car sa production signifie, veut exprimer l’acquisition de mon objet. Tu es devenu, en fait, ton propre moyen ; l’instrument de ton objet dont ton désir est l’esclave, et tu as accepté de travailler en esclave afin que l’objet ne soit plus jamais une aumône à ton désir. Si à l’origine du développement, cette dépendance réciproque face à l’objet apparaît pour nous en fait comme le système du maître et de l’esclave, ce n’est là que l’expression sincère et brutale de nos rapports essentiels. La valeur que chacun de nous possède aux yeux de l’autre est la valeur de nos objets respectifs. Par conséquent, l’homme lui-même est pour chacun de nous sans valeur [20]. »

L’échange réciproque selon Lévi-Strauss

À partir de cette convoitise du bien possédé par autrui Lévi-Strauss a construit sa théorie de l’échange à laquelle il subordonne la réciprocité comme moyen d’empêcher la cupidité brutale de provoquer la violence et la guerre. Lui aussi pense que l’intégration du regard de l’autre est provoquée par la jalousie de ce que l’autre possède [21] !

Comme Christophe Colomb [22] qui préconisait de pratiquer le don avec les “Indiens” d’Amérique pour se concilier leur amitié car, disait-il, c’est le meilleur moyen de mettre l’échange sous de bons auspices… Lévi-Strauss accorde au don la propriété d’intégrer l’autre dans une communauté de sympathie. Le don serait utilisé comme moyen de créer une totalité affective. Tous deux justifient le don comme témoignage de bienveillance pour faciliter les échanges. Ils reconnaissent donc malgré eux deux principes, le don et l’échange [23].

Mais c’est au don que ces auteurs accordent la capacité de lier autrui et non pas à la réciprocité. La réciprocité ne joue plus ici qu’un rôle secondaire. Pour Lévi-Strauss elle est utilisée par calcul : elle serait le moyen le plus propice pour que les échanges soient égaux en l’absence de référence qui permette de les mesurer entre eux. En admettant que chacun soit bien disposé vis-à-vis d’autrui, la réciprocité dans l’échange peut effectivement être un mode d’égalisation des biens. Mais pourquoi l’échange devrait-il être égal si les besoins ne le sont pas ? Et ne serait-ce pas la satisfaction des besoins, comme le proposait Aristote, qui devrait être la motivation de l’échange plutôt qu’une règle logique sans rapport avec la satisfaction des besoins des uns et des autres ? C’est en réalité le troc qui satisfait l’intérêt de chacun selon ses besoins et qui est l’origine de l’échange économique. Quoi qu’il en soit, de Hobbes à Lévi-Strauss, le même dogme a été perpétuellement affirmé sans autre forme de discussion : la peur de la guerre conduirait à ce que Marx appelle “l’échange réciproque”, que Sahlins précise comme le “vol réciproque” car l’expression de Marx prête à confusion.

Pour García Linera :

« La circulation des possessions et des pouvoirs matériels, leur perpétuel dessaisissement, empêche l’accumulation excessive et l’inclination accrue des désirs des uns et des autres vis-à-vis de cette accumulation, qui peut déchaîner une spirale d’expropriation violente ou une tout aussi violente poursuite cumulative qui met en déséquilibre critique l’équilibre communautaire de ce qui a été appelé au commencement son “dualisme inhérent”. La remise de biens, l’acceptation et la réciprocité pour le don reçu sont érigées en forme sociale qui pacifie les intérêts opposés qui ont leur racine intime dans la dualité de ce qui est commun-individuel et qui apparaissent maintenant comme son développement unilatéral, du côté de l’indépendance relative des producteurs familiaux et dans le contrôle individuel de leurs produits [24]. »

García Linera parle donc aussi de la réciprocité mais en définitive la considère comme un moyen de pacifier les échanges. C’est à cette ultime solution que Mauss s’était rallié pour ne pas avoir réussi à dissocier la réciprocité de l’échange.

García Linera conclut :

« L’“âme” des choses dont parlent les recherches sociologiques de la vie communautaire est, il n’y a pas de doute, partie de l’“âme” des individus communautaires, mais à la fois c’est l’“âme” de tous parce qu’en même temps elle exprime la coexistence transcendante de la communauté qui a été préservée jusqu’au moment du transfert des biens et qui dans le même transfert persévèrera dans le futur [25]. »

La puissance – le mana – à laquelle Linera fait allusion ici est à la fois âme des individus et âme de la communauté, comme chez les Guarani qui parlent de “âmes-paroles” et “âme divine” selon que l’on envisage les structures individuelles ou collectives de réciprocité.

Nous l’avons déjà souligné : la thèse “indigène”, celle des Guarani par exemple, est plus précise que celle de García Linera ou de Marcel Mauss. Les Guarani disent que c’est l’âme-parole qui est une portion de l’âme divine, ou encore que l’âme-parole de chaque individu est envoyée par Ñande Ru (Notre Père) a ses innombrables fils : “âme-parole” et non pas seulement âme, mana. Le mana n’est pas n’importe quel “ciment affectif” qui lierait toute expérience animale, végétale et humaine, de la douleur à la joie en passant par les sentiments de l’éthique universelle, mais l’affectivité qui se traduit par la parole.

Mais est-ce à cette “théorie indigène” que fait allusion García Linera lorsqu’il dit :

« L’esprit des choses que marque le comportement de ceux qui les reçoivent envers ceux qui les donnent, en sanctionnant radicalement son inaccomplissement, en réalité c’est l’espace de la collectivité qui parle à travers l’utilité sociale des choses [26]. »

L’utilité sociale des choses ? Ou bien l’utilité sociale des symboles, des objets sacrés (sacra) dont parle Mauss dans l’Essai sur le don « qui sont hors échange », comme il le dit finalement : « je n’ai pas trouvé trace d’échanges ». Les objets qui symbolisent les valeurs produites par les relations de réciprocité témoignent d’un espace spécifiquement humain, mais il faut alors appeler espace social l’espace créé par les relations de réciprocité – que celles-ci soient positives ou négatives.

García Linera poursuit cependant :

« Ceci est ce que nous pouvons appeler par conséquent, une réification intermédiaire de la relation des êtres humains à travers des choses qui résultent de leur travail [27]. »

Nous pouvons accompagner García Linera dans cette formule, mais le travail doit être défini car il peut être travail pour l’autre dans une relation de réciprocité ou pour l’autre pourvu qu’il revienne à soi. Dans le premier cas, il est générateur de l’espace social et du lien social constitué par la valeur éthique (“le lien d’âmes” de Mauss, l’âme-parole des hommes et l’âme des choses). Dans l’autre cas, le travail a pour but la satisfaction des hommes qui s’affrontent (libéralisme) ou s’accordent (holisme) en réduisant leurs relations à des rapports de forces. Dans ce cas, l’âme n’est que l’énergie biologique qui assemble et contrôle l’organisation des hommes pour améliorer leurs conditions d’existence matérielle.

« D’autant plus que dans le cycle de la circulation des produits interviendront des hiérarchies intercommunautaires (économiques, politiques, religieuses) qui ont été préalablement développées (…), la réciprocité ne fait pas plus que perpétuer ces hiérarchies et, à long terme, légitimer des relations d’exploitation dans certains cas ou de soumission dans les autres [28]. »

Il est possible que la réciprocité reproduise des relations hiérarchiques sous l’emprise de l’intérêt, mais la fonction de la réciprocité est de créer au contraire la valeur en sacrifiant cet intérêt et de créer une hiérarchie spirituelle, comme la hiérarchie décrite dans l’Éthique à Nicomaque par Aristote. Ce que reconnaît García Linera :

« La réciprocité entre des hiérarchies sociales, aussi appelée générosité redistributive, en apparence est constituée en un moyen de concentration des excédents communaux entre les mains d’un représentant pour sa redistribution équilibrée ultérieure entre les membres moins heureux, ou pour sa consommation collective ré-affirmatrice de l’unification affective et festive de la communauté. Il est possible que cela ait été une des origines d’un certain type d’autorité communautaire qui se présente comme une forme de réflexion de la communauté sur elle-même, comme une autodétermination [29]. »

Cette concession timide “il est possible”, “une des origines”, “d’un certain type”, “une forme de” est quand même un début de reconnaissance de ce qui constitue l’axe central du développement de toute communauté (la réflexion de la communauté sur elle-même). Dès le commencement par exemple, dans les communautés andines, le Jilacata (chef de l’ayllu) et le conseil des Mallku (autorité suprême de la marka) sont le siège des sentiments de responsabilité et de justice qui peuvent témoigner de l’autodétermination de la communauté.

La récupération de la réciprocité par l’idéologie marxiste est-elle possible ?

Mais García Linera s’inquiète surtout des relations qui doivent assurer la survie de l’organisation communautaire matérielle des individus :

« Le fait que ceci apparaît comme une nécessité collective nous parle de l’effort de la communauté pour préserver la sécurité commune de l’obtention des moyens de vie en plus du résultat productif que chaque unité familiale peut avoir dans son activité de travail. La création d’un fonds de réserve dans lequel chaque famille dépose volontairement une certaine portion de sa plus- value, nous montre un nouveau moment supérieur d’unité objective-subjective pour la résolution des problèmes matériels qui mettent en danger chaque unité productive et, par là même, tous [30]. »

Aujourd’hui, personne ne pourrait sans doute survivre sans travailler, mais la question est de savoir pourquoi les hommes travaillent les uns pour les autres : les hommes obéissent-ils à des contraintes économiques, ou pour inviter les autres afin d’élaborer des liens d’amitié et de confiance ? La production des valeurs éthiques serait-elle distincte de la production matérielle, et les valeurs éthiques prévaudraient-elles sur les conditions d’existence ? Nullement. À moins d’envisager autrui de façon particulièrement idéaliste, toute relation de sympathie ou de bienveillance commence par s’enquérir de sa nécessité ! Il n’est pas de communauté où l’hospitalité ne commence avant toute chose par assurer la nourriture et la protection à l’étranger. Mais le but de cette attention est la valeur commune reconnue comme leur humanité.

Nous avons discuté le contenu que l’on doit donner à cette expression “l’espace social” et de même ce que l’on doit entendre par “circulation des biens sociaux”. Redisons que l’espace social signifie le champ de compréhension des uns et des autres lorsqu’il est défini par la bonne distance de la réciprocité. S’il s’agit de réciprocité symétrique, cette bonne distance produit le respect. Si la réciprocité est positive, elle produit l’amitié. Peut apparaître une différence entre celui qui donne plus relativement à son bien, et celui qui donne moins, et cette inégalité donne à l’amitié un caractère que l’on appelle prestige.

Le but immédiat de cet espace social est la “vie bonne” de la communauté, sa vie en tant qu’humaine. Qu’elle soit rendue effective par les formes de circulation des biens sociaux signifie que la reproduction de la réciprocité par la Parole crée un deuxième champ d’activité sociale que l’on dit symbolique.

On soulignera une fois encore que les manifestations de la Parole qui expriment des sentiments d’humanité sont couronnées, comme le disent les Guarani, par la beauté : “Le colibri sustente la parole de Ñande Ru du nectar des fleurs de sa couronne [31]”. Les fleurs, c’est la beauté. L’Esthétique, comme on le voit dans l’Art Nouveau de l’architecture des citoyens de La Paz, atteste de leur prestige.

C’est paradoxalement lorsque García Linera dénonce l’aliénation de la dialectique du don dans la structure de réciprocité centralisée (l’État inca) qu’il met en évidence... la puissance de la réciprocité. Il s’agit d’une note dans laquelle il développe une polémique avec F. Untoja (Retorno al Ayllu), qui interprèterait, selon lui, l’État inca comme la dernière phase du développement d’un système de réciprocité pyramidal. García Linera lui reproche de ne pas relever que dans l’État inca l’aliénation de l’imaginaire était à son paroxysme et que la contradiction entre cette aliénation et la réciprocité fut la cause de l’effondrement du système indépendamment de l’arrivée des Occidentaux.

On pourrait aussi reprocher à García Linera de ne percevoir l’aliénation du don que lorsque la dialectique du don conduit le système de réciprocité à son paroxysme, et de ne pas la déceler dès l’origine du procès dialectique. S’il avait appréhendé la réciprocité comme matrice de la valeur, il eût pu immédiatement dénoncer l’aliénation qui depuis le commencement menaçait d’étouffer la conscience éthique dans l’imaginaire du prestige et de l’honneur, et entraver l’avènement de la raison.

L’analyse de Alberto Santa Cruz prend, par contre, les choses dès leur point de départ : El cacicazgo ha fracasado frente a la colonización. Ce n’est pas la colonisation qui a détruit le caciquat, c’est le caciquat qui s’est avoué impuissant devant la colonisation. Et quelle est la cause de l’impuissance du caciquat ? L’aliénation de la valeur dans l’imaginaire du prestige, la prétention unilatérale d’être le plus grand et non pas d’être plus grand.

L’autorité devient alors le pouvoir de domination qui se retourne contre la réciprocité et l’asservit.

« Le lien des ayllu à travers l’État inca, c’est une réciprocité pervertie parce que les ayllu ne sont plus liés directement entre eux, mais à travers l’État, c’est-à-dire dans un espace où l’ayllu et ses membres producteurs ont perdu le contrôle de leurs ressources et la manière de les disposer envers les autres [32]. »

À partir de ce renversement idéologique, les communautés seraient privées de la dynamique créatrice de leurs valeurs, la réciprocité. Elles seraient mobilisées par le pouvoir de domination, limité par l’imaginaire de l’Inca fossoyé dans le fétichisme de l’Empire.

Depuis le commencement, toutes les structures de réciprocité ont été expérimentées par toutes les sociétés humaines, mais comme certaines de ces structures sont incompatibles entre elles, par exemple la réciprocité ternaire généralisée (marché) et la réciprocité centralisée (redistribution), chaque société dut choisir un modèle d’organisation ou d’articulation des structures de base différent des autres. Il n’est donc pas impossible d’imaginer que des ayllu aient souhaité établir une réciprocité de type ternaire généralisée (réciprocité de marché) entre eux, mais que d’autres aient choisi le système de redistribution [33]. Quoi qu’il en soit, ce débat a le mérite de faire apparaître l’importance de la réciprocité. García Linera ouvre ici une nouvelle discussion : de quelle nature était donc l’interface entre la réciprocité des ayllu entre eux et la redistribution de l’Inca ?

Il observe l’apparition dans l’État inca des limites de l’imaginaire de la réciprocité positive orientée par une Parole qui ne parvient pas à se remettre en cause (la Parole d’union) : l’imaginaire et le mythe tiennent lieu de la raison, et la conscience affective, aveuglée par l’imaginaire du prestige, impose une loi inhumaine ; tandis que au niveau des ayllu :

« Les ayllu liés à d’autres ayllu à travers les tampu forment certainement un grand cercle de réciprocités reproductives, mais entre elles, c’est-à-dire, entre unités sociales productrices [34]. »

Il soutient que l’État inca ne donne rien aux ayllu qu’ils ne puissent obtenir par eux-mêmes. Il est donc contraint de reconnaître que l’économie de réciprocité est au moins au niveau des ayllu productrice d’une abondance telle qu’il n’y aurait rien à lui ajouter de plus !

« Que donne l’État comme contrepartie pour la satisfaction des nécessités matérielles de ses fonction-naires et du lignage dominant ? Que donne-t-il aux ayllu qu’ils ne peuvent obtenir par eux-mêmes ? [35] »

Et il conteste aussi la redistribution à laquelle prétend l’État inca.

Mais l’État est une structure de réciprocité centralisée, matrice de valeurs cardinales [36]. L’État inca était sans doute prisonnier de l’imaginaire religieux qui lui imposait une cosmovision holiste à partir de laquelle l’Au-delà se représentait dans le faste des cérémonies du culte solaire. Et si l’Empire se divisa de l’intérieur, c’est probablement parce que l’imaginaire se pétrifiait dans le fétichisme. De ce point de vue, de nombreux Andins ont accueilli les Occidentaux comme ceux qui apportaient la science, la technique et la raison scientifique utiles pour réfuter l’aliénation fétichiste de leur imaginaire.

En un certain sens, les colons ont été reçus doublement : comme bienvenus, comme étrangers qui ouvraient la réciprocité sur des horizons inconnus (ce fut la raison du quiproquo historique) et comme ceux qui dévoilaient la raison occultée par le fétichisme (ce fut la motivation du compromis historique). Les Amérindiens ont profité de la colonisation pour mettre fin au fétichisme religieux et ont accepté comme une libération le dépassement de l’imaginaire par le symbolique [37]. Ils ont apprécié le dépassement de la conscience affective rivée à l’imaginaire du lieu et du temps par la raison que leur laissait espérer le libre-échange. Mais cette espérance fut cruellement déçue et ne dura point : ils s’aperçurent que les rapports des hommes entre eux étaient chez les Occidentaux des rapports de forces. Le fétichisme du rapport de forces conduisait d’ailleurs à dénaturer les relations humaines à l’intérieur de la société occidentale elle-même, jusqu’à ce que les plus exploités se soulèvent. L’analyse marxiste leur rendit espoir, et anima l’Histoire puis elle fut dévoyée dans l’“idéologie marxiste” qui devint un handicap majeur à leur libération comme à celle des peuples colonisés. C’est donc par leurs propres forces que les communautés doivent envisager leur libération.

Marx a montré comment s’est élaboré le système capitaliste à partir de formations précapitalistes, mais il a aussi précisé qu’un système communautaire peut connaître une tout autre évolution et il concluait d’une vaste comparaison :

« Donc, des événements d’une analogie frappante, mais se passant dans les milieux historiques différents, amenèrent des résultats tout à fait disparates. En étudiant chacune de ces évolutions à part, et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clef de ces phénomènes, mais on n’y arrivera jamais avec le passe-partout d’une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique [38]. »

Dans sa dernière lettre à Véra Zassoulitch [39], Marx précise, en citant des textes du Capital :

« En analysant la genèse de la production capitaliste, je dis : “Au fond du système capitaliste, il y a donc la séparation radicale du producteur d’avec les moyens de production... la base de toute cette évolution, c’est l’expropriation des cultivateurs. Elle ne s’est encore accomplie d’une manière radicale qu’en Angleterre… Mais tous les autres pays de l’Europe occidentale parcourent le même mouvement”. (…)
La “fatalité historique” de ce mouvement est donc expressément restreinte aux pays de l’Europe occidentale. Le pourquoi de cette restriction est indiqué au passage du ch. XXXII : “La propriété privée, fondée sur le travail personnel… va être supplantée par la propriété privée capitaliste, fondée sur l’exploitation du travail d’autrui, sur le salariat” [40]. »

Ce texte crucial est lapidaire mais il oppose clairement deux sens du mot privé qui pour Marx ne font pas l’ombre d’une difficulté mais qui n’en n’ont pas moins été l’origine d’habiles manipulations aux conséquences redoutables. Marx utilise le même mot privé pour dire la propriété fondée sur le travail personnel (et rappelons-le ce qui veut dire dans la communauté pour autrui ou réciproque) et la propriété privée capitaliste fondée sur l’exploitation du travail d’autrui.

Dans le sens de la propriété individuelle, le mot privé veut dire le fait que tout travail est nécessairement production et production appropriation. Cette propriété est individuelle ou collective. Un homme se suffit pour cultiver le nécessaire pour sa parenté mais c’est ensemble que l’on peut construire les canaux d’irrigation d’un territoire communautaire, etc. Dans le sens de la propriété privée capitaliste, c’est le contraire, la privatisation consiste à priver autrui de son droit, individuel ou collectif, au travail, à la production, à l’appropriation et à la propriété – privatisation veut alors dire priver autrui. Privé de son droit au travail, l’homme est condamné à travailler pour le compte d’autrui, ce pourquoi la propriété capitaliste est fondée sur l’exploitation du travail d’autrui.

« Dans ce mouvement occidental, poursuit Marx dans cette même lettre, il s’agit donc de la transformation d’une forme de propriété privée en une autre forme de propriété privée » [41]. »

Selon Marx, les communautés ne connaissent pas la propriété privée mais la propriété communale (et que nous appelons universelle). Il observe que cette propriété communale peut donner naissance à la propriété privée par une série d’intermédiaires, par exemple la propriété individuelle consentie par les seigneurs à leurs serfs pour leur vie domestique et qu’il décrit comme une propriété privée non capitaliste par opposition à la propriété privée capitaliste. On pourrait donner aujourd’hui comme autre exemple la redistribution des terres lors de la révolution bolivienne de 1952.

L’interprétation de ces diverses formes de propriété nécessite à chaque fois, dit Marx, une analyse historique précise. Toutes les formes de propriété, individuelle, familiale, communautaire, ethnique, etc., peuvent cependant être envisagées à partir de deux perspectives antagonistes : la propriété universelle (ou commune) si elles s’inscrivent dans la réciprocité, et la propriété privée qui s’inscrit dans le libre-échange : dans la première, le travail est travail pour autrui, dans le second, le travail est travail pour soi qui n’est engagé dans une relation avec autrui que lorsque son propriétaire a intérêt à instrumentaliser autrui pour en tirer un avantage.

« Chez les paysans russes, on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée », précise-t-il. Ici, encore, la polémique extrait du texte littéral une lecture confuse. La phrase “chez les paysans russes on aurait au contraire à transformer leur propriété commune en propriété privée” dit deux choses différentes selon que le sujet indéfini (on aurait) se rapporte soit au développement capitaliste, soit au développement révolutionnaire. Dans le premier cas, la phrase signifie : “le développement historique capitaliste devrait transformer la propriété commune en propriété privée capitaliste”. Si le sujet est le projet révolutionnaire, ce qui est probable puisqu’introduit par “au contraire”, alors la phrase signifie “on aurait à transformer la propriété collective en propriété individuelle”. Dans cette interprétation, Marx ferait état d’une nette prédilection pour le travail personnel et souhaiterait que la commune ne se confonde pas avec le collectif mais ressortisse toujours de relations interpersonnelles et intersubjectives de réciprocité.

Dans un système de réciprocité, il est impossible d’aliéner le titre de sujet humain. Cette dignité est le résultat de la relation de réciprocité. La communauté préserve cette compétence en défendant le statut de chacun en lui assurant son droit de propriété. Du seul fait que sa distribution dépend de la réciprocité, la propriété est universelle (divine) ou commune (quand l’universel est lié à l’horizon de chaque communauté). Mais les structures de réciprocité la définissent chacune selon ses critères spécifiques. Et une même chose peut recevoir plusieurs titres de propriété. Par exemple, dans les Andes, la terre appelée sayaña appartient à la famille, mais dans un ayllu, il n’est pas possible d’aliéner la terre familiale à un étranger. L’appartenance du propriétaire d’une sayaña à une communauté de type ayllu confère un droit de “seconde propriété” à tous les autres membres de l’ayllu [42].

On comprend alors que la communauté paysanne puisse être à l’origine de la communauté universelle, ce qui est loin d’être en faveur de sa confusion avec le collectivisme stalinien.

« L’analyse donnée dans Le Capital n’offre donc de raisons ni pour ni contre la vitalité de la commune rurale, mais l’étude spéciale que j’en ai faite, et dont j’ai cherché les matériaux dans les sources originales, m’a convaincu que cette commune est le point d’appui de la régénération sociale en Russie, mais, afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés, et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané [43]. »

Sans doute faisait-il allusion à toutes formes d’économie communautaire car on trouve dans l’Introduction à la Contribution à la critique de l’économie politique (1857) cette observation :

« D’autre part, on peut dire qu’il existe des formes de société très développées, mais qui n’ont pas encore atteint la maturité historique, dans lesquelles on trouve les formes les plus élevées de l’économie, par exemple la coopération, une division développée du travail, etc., sans qu’existe aucune espèce de monnaie. Par exemple le Pérou. De même, dans les communautés Slaves, l’argent et l’échange dont il dépend ne se manifestent pas ou rarement au sein de chaque commune ; ils n’apparaissent qu’à leurs frontières, dans leur commerce avec d’autres communes. D’ailleurs, il est erroné de situer l’échange au centre de la communauté en tant qu’élément constitutif originel [44]. »

Et plus lapidairement au début du Capital : « L’échange commence où les communautés finissent ».

C’est donc aux communautés que Marx donne finalement la parole, pour qu’elles prennent exemple de sa réflexion sur les sociétés capitalistes et exercent leur critique sur les relations constitutives de leur système économique, qu’elles élaborent les catégories nécessaires à l’analyse de leur mode de production – ce qui est aujourd’hui possible grâce aux moyens que la science et la technique mettent à leur disposition tant au niveau de la logique et de la théorie qu’au niveau de la pratique.

Ainsi, les communautés ont-elles aujourd’hui le moyen de construire une société plus humaine en faisant immédiatement l’impasse sur l’aliénation du libéralisme et du capitalisme, pourvu qu’elles assument la critique de leur propre aliénation.

Bon nombre de marxistes suivent la pensée de Marx, d’autres s’enlisent dans l’idéologie marxiste qui faisait dire à Marx que lui au moins n’était pas marxiste [45].

L’idéologie marxiste entre en contradiction avec l’idée que le travail humain est le travail vivant ordonné par la réciprocité afin de créer le bonheur de tous, avec l’idée que les communautés organisées par la réciprocité n’ont pas à subir l’évolution du système de production occidental pour avoir immédiatement accès à l’économie post-capitaliste, et enfin avec l’idée que c’est immédiatement que les hommes peuvent organiser le travail par réciprocité.

Lorsque Marx relie la communauté archaïque directement à la communauté universelle, il affirme que l’homme dispose du moyen de créer le bonheur immédiatement. Lorsqu’il précise que les partisans d’un cheminement par étapes des communautés archaïques sont des “imbéciles” ou la “cinquième colonne de l’ennemi” [46], il dit aussi que la révolution commence dès l’origine par le “travail réciproque”.

Personne ne peut en théorie empêcher personne de travailler dans la réciprocité avec autrui. La liberté se conquiert dès qu’un homme peut se nommer comme humain grâce au partage, à la redistribution ou au marché de réciprocité, pratiques aujourd’hui universelles. Seule la privatisation de ses moyens de production l’en empêche. Mais la société doit affranchir la raison de son asservissement à la logique qui l’oblige à ne concevoir la valeur que réifiée en valeur d’échange et à ne concevoir la croissance qu’en termes de profit. Elle doit aussi dépasser l’imaginaire par la théorie de la réciprocité et opposer à la raison utilitariste la raison éthique.

Le système capitaliste est un système vivant qui connaît les lois de la physique, répètent ses fonctionnaires. Et Álvaro García Linera ajoute : et qui connaît aussi les lois de la biologie. Eh bien, cela est vrai : il n’est que cela !

*

Lire la suite : Conclusion

Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "Le primat de la fonction symbolique", Idéologie marxiste et Théorie moderne de la réciprocité. Critique des thèses de Alvaro Garcia Linera, 2010, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 19 mars 2024).

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Notes

[1] Álvaro García Linera, Forma valor y forma comunidad, La Paz, CLACSO - Muela del Diablo Editores - Comunas, Bolivia, 2009.

[2] « Lo decisivo de todo ello desde el inicio es que la forma de la unidad comunal es, si se quiere, plebiscitaria, sujeta a la inclinación autodeterminativa de los miembros celulares (familiares) de la comunidad, que existen como miembros de la comunidad en tanto eligen y producen tal pertenencia. No es pues extraño que Marx se haya referido a la comuna agraria como una “agrupación de hombres libres”, ya que esta independencia de los miembros de la comunidad para producir objetiva y subjetivamente la comunidad se añade, como consecuencia inmediata, a la supresión que el límite del parentesco consanguíneo impone a la composición comunitaria (…), lo que permite la incorporación de “forasteros” a la comunidad. » (Linera, op. cit., p. 329).

[3] « Por cierto, posiblemente después de que se les haya exigido una serie de “pruebas”, de “compromisos” que “emparentan” al individuo (…). » (Ibid.)

[4] Thierry Saignes, « Ayllus, mercado y coacción colonial ; el reto de las migraciones internas en Charcas (siglo XVII) », in Harris, Larson & Tandeter (comps), La participación indígena en los mercados surandinos, La Paz, CERES, 1987.

[5] « Refiriéndose a las comunidades andinas en la época de la Colonia española, Thierry Saignes nos señala : « Sabemos que los cultos a las Wakas (generalmente los cerros, como Tanga Tanga o Porco), a los mallqui (momias de los grandes ancestros) y a los difuntos permite a los miembros de los ayllus, aun dispersos, encontrarse periódicamente y reafirmar su pertenencia a un mismo conjunto (marka o llajta). A la vez, los forasteros reciben la posibilidad de integrarse en los centros de residencia : el parentesco andino pone el acento sobre la alianza, lo que permite inscribir a los afines (aliados) en el grupo social” ». (Ibid., p. 329, en note).

[6] « Et tout l’Essai sur le don émane, de la façon la plus directe, des Argonautes of Western Pacific, que Malinowski avait publiés deux ans auparavant aussi, et qui devaient, indépendamment, le conduire à des conclusions très voisines de celles de Mauss ; parallélisme qui inciterait à regarder les indigènes mélanésiens eux-mêmes comme les véritables auteurs de la théorie moderne de la réciprocité. » (Lévi-Strauss, « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », in Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. XXXIII.

[7] « Varios autores han estudiado con detenimiento las diversas formas de intercambio intracomunal de productos del trabajo cósicos, como la reciprocidad generalizada (…). » (Linera, op. cit., p. 338).

[8] Lorsque García Linera abandonne Marx pour Meillassoux, il substitue le primat de l’intérêt biologique à celui de la réciprocité. Ce primat de l’intérêt est en réalité le postulat de l’idéologie du système économique que dénonce Marx !

[9] « (…) como la reciprocidad generalizada, la reciprocidad equivalente, la reciprocidad negativa, la redistribución, la generosidad, etc. Lo medular de todas estas practicas circulatorias y lo que las diferencia de la forma de circulación mercantil es que el producto del trabajo circula en todo valor de uso social, en tanto despliegue inmediato de su utilidad consuntiva fijada socialmente por las condiciones de reproducción comunales que prevalecen y que marcan límites de accesibilidad de unos sobre el producto de otros y de permisibilidad del consumo de unos sobre el producto de otros. » (Ibid., p. 338).

[10] « Esta forma de circulación, que también puede abarcar el consumo de jornadas laborales entregadas a la agricultura, a la construcción de la vivienda, etc., aunque pareciera que se trata de un intercambio de equivalentes diferidos en el tiempo, en verdad se trata ante todo de la circulación de utilidades sociales rigurosamente controladas y reguladas por esa técnica social de adelantos y restituciones, de contrapartes iguales y diferidas en la que se sustenta el orden técnico de la producción agraria comunal y que se halla espiritualizada como temperamento social de los miembros de la comunidad agraria. (…) La forma de circulación que, en cambio, se muestra más cercana al intercambio de equivalentes mediados por el tiempo de trabajo contenido en los productos es la reciprocidad equilibrada. » (Ibid., p. 339).

[11] « La reciprocidad generalizada, o lo que Malinowski llama “el don puro” – esto es, la ayuda prestada sin estipulación de retribución inmediata en cantidad o en calidad – es la forma de circulación de bienes en la que los márgenes de construcción de socialidad son más amplios y profundos, en la que el simbolismo y el desprendimiento de fuerzas del cuerpo como simple deseo es directo. El que da lo hace en función del que lo necesita o del que simplemente recibe, y la retribución no cuantificable queda pendiente en el tiempo, dependiendo de las posibilidades aleatorias del receptor y en magnitud difusa. Se trata, entonces, de la entrega de un bien (que puede ser una ayuda) más o menos desinteresada, de un sacrificio en el que la conservación de los lazos de sociabilidad estable o la construcción festiva, gozosa de los mismos, es el fin esencial. » (Ibid., p. 338).

[12] Entradas : parades de danses, chants, masques somptueux ouvrant les fêtes populaires laïques et religieuses en Bolivie.

[13] Cf. Temple & Chabal, « Maussienne : Le Tiers dans la réciprocité positive », La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, op. cit. Lire également de D. Temple, Monnaie de renommée et Réciprocité, collection « Réciprocité », n° 4, France, 2017.

[14] « Le code social expose que posséder c’est être grand et que la richesse est l’indispensable apanage d’un rang social, l’attribut d’une vertu personnelle. Mais le point important est que, chez eux, posséder c’est donner, et là, les indigènes sont notablement différents de nous. Un homme qui possède un bien est naturellement tenu de le partager, de le distribuer, d’en être le dépositaire et le dispensateur. » (Bronislaw Malinowski (1922), Trad. fr. Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris, Gallimard, 1963).

[15] « Una variante mayoritaria de esta forma de circulación sería lo que Meillassoux denomina el “intercambio diferido”, en el que lo “que se intercambian son bienes idénticos : alimentos contra alimentos en el ciclo adelantos y restituciones del producto agrícola ; esposas contra esposas en el ciclo matrimonial. » (Linera, op. cit., pp. 338-339).

[16] Claude Lévi-Strauss, La Vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara, Paris, Société des américanistes, 1948.

[17] Christian Meier, La Politique et la Grâce. Anthropologie politique de la beauté grecque, Paris, Éditions du Seuil, 1987.

[18] Cf. les travaux précédemment cités de Stéphane Lupasco.

[19] « Cada acto de circulación de bienes materiales no sólo es la construcción de una relación social entre el receptor y el dador, es a la vez la capacidad para domesticar el deseo de un productor independiente sobre el producto del otro y la disponibilidad de incorporar en el producto de uno la mirada del otro en el marco de la finalidad social del proceso de trabajo y la ética laboral que ha hecho brotar. » (Linera, op. cit., p. 341).

[20] Marx, Œuvres, tome II (Manuscrits de 44), op. cit., pp. 32-33.

[21] Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, chapitre VII L’illusion archaïque, op. cit., pp. 98-113.

[22] Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique (3 vol.), I Journal de bord 1492-1493, II Relations de voyage 1493-1504, III Écrits et documents 1492-1506, Paris, éd. La Découverte, 1979-1991.

[23] Adam Smith, déçu par l’inhumanité du système dont il découvrait le principe, rêva de l’inverse : l’échange pourrait être un jour intégré dans une communauté de sympathie…

[24] « La circulación de posesiones y poderíos materiales, su continuo desprendimiento, impide la acumulación excesiva y la inclinación acrecen-tada de los deseos de los demás respecto a esa acumulación, que puede desencadenar una espiral de violenta expropiación o igualmente violenta carrera acumulativa que ponga en desequilibrio crítico el equilibrio comunitario de lo que se ha denominado al principio su “dualismo inherente”. La entrega de bienes, la aceptación y la reciprocidad por el don recibido se erigen en forma social que apacigua los intereses contrapuestos que tienen su raíz íntima en la dualidad de lo común-individual y que ahora aparecen como su desarrollo unilateralizado, del lado de la independencia relativa de los productores familiares y en el control individual de sus productos. » (Linera, op. cit., p. 341).

[25] « El “alma” de las cosas de la que nos hablan las investigaciones sociológicas de la vida comunal es, no cabe duda, parte del “alma” de los individuos comunales, pero a la vez es el “alma” de todos porque al mismo tiempo expresa la convivencia trascendente de la comunidad, que se ha preservado hasta el momento de la entrega de los bienes y que en la misma entrega persevera hacia el futuro. » (Ibid., p. 343).

[26] « El espíritu de las cosas que marca el comportamiento de quienes lo reciben hacia quienes lo dan, sancionando drásticamente su incumplimiento, en realidad es el espacio de la colectividad que habla a través de la utilidad social de las cosas. » (Ibid., p. 343).

[27] « Esto es lo que podemos llamar por tanto, una cosificación intermedia de la relación de los seres humanos a través de las cosas que resultan de su trabajo. » (Ibid., p. 343).

[28] « Mas cuando en el ciclo de la circulación de los productos intervienen jerarquías intercomunales (económicas, políticas, religiosas) que se han desarrollado previamente (…), la reciprocidad no hace más que perpetuar estas jerarquías y, a la larga, legitimar relaciones de explotación en unos casos o de sometimiento en otros. » (Ibid., pp. 343-344).

[29] « La reciprocidad entre jerarquías sociales, también llamada generosidad redistributiva, en apariencia se constituye en un medio de concentración de los excedentes comunales en manos de un representante para su posterior redistribución equilibrada entre los miembros menos afortunados, o para su consumo colectivo reafirmador de la unificación gozosa y festiva de la comunidad. Posiblemente éste haya sido uno de los orígenes de cierto tipo de autoridad comunal que se presenta como una forma de reflexión de la comunidad sobre sí misma, como una autodeterminación. » (Ibid., p. 344).

[30] « El que esto surja como una necesidad colectiva nos habla del esfuerzo de la comunidad por preservar la seguridad común de la obtención de los medios de vida por encima del resultado productivo que cada unidad familiar puede tener en su actividad laboral. La creación de un fondo de reserva en el que cada familia voluntariamente deposita una determinada porción de su plusproducto, nos expresa un nuevo momento superior de unidad obejtiva-sujetiva para la resolución de las problemáticas materiales que ponen en riesgo a cada unidad productiva y, con ello, a todos. » (Ibid.)

[31] Cadogan, Ayvu Rapyta, chap. I La primitivas costumbres des Colibrí, op. cit., pp. 25-27.

[32] « La vinculación de los ayllus a través del Estado inca, es una reciprocidad pervertida porque los ayllus ya no se vinculan directamente entre sí, sino a través del Estado, esto es, en un espacio donde el ayllu y sus miembros productores han perdido el control de sus recursos y de la forma de disponerlos hacia los demás. » (Linera, op. cit., p. 346, en note).

[33] Auquel cas, l’incompatibilité des deux systèmes en un même lieu et un même moment expliquerait la polémique à propos de l’interprétation du tampu. Les tampu étaient des centres de redistribution dans l’Empire inca mais qui sont devenus aujourd’hui des marchés et foires. Cf. Simon Yampara, « Qhathu-qulqa/Cosmo-convivencia indígena matriciel », in Yampara & Temple, Matrices de Civilización, op. cit., pp. 156-175.

[34] « Los ayllus vinculados a otros ayllus a través de los tampus ciertamente configuran un gran círculo de reciprocidades reproductivas, pero entre ellas, esto es, entre unidades sociales productoras. » (Linera, op. cit., pp. 345-346, en note).

[35] « ¿Qué es, pues, lo que el Estado da como contraparte por la satisfacción de las necesidades materiales de sus funcionarios y el linaje dominante ? ¿Qué es lo que el Estado da a los ayllus que ellos no puedan conseguir por sí mismos ? » (Ibid.)

[36] Et il suffit de décapiter le système pour désorganiser toute la société car le centre est l’unique siège des valeurs de responsabilité et de justice. Dès lors ne demeurent en vigueur que les relations de réciprocité de base individuelles ou familiales sur lesquelles les communautés, qui ont perdu la possibilité de se développer en système complexe, sont contraintes de se replier pour survivre : elles sont aujourd’hui dispersées et mutilées, constate García Linera, ce pourquoi il a sans doute cru qu’elles étaient rivées à leur identité.

[37] Cf. D. Temple, Le Quiproquo Historique chez les Aztèques.

[38] Marx, Œuvres, tome II Appendice, III Textes divers, Réponse à Mikhaïlovski (1877), p. 1555.

[39] Véra Zassoulitch qui l’avait averti en ces termes : « Dans les derniers temps, nous entendons souvent dire que la commune rurale (il s’agit ici de la commune russe) est une forme archaïque que l’histoire, le socialisme scientifique, en un mot tout ce qu’il y a de plus indiscutable, condamnent à périr. Les gens qui prêchent cela se disent vos disciples par excellence : “marxistes” ». (Ibid., p. 1556).

[40] Ibid., Le Capital, op. cit., p. 315 et p. 340.

[41] Cependant, dans les pays capitalistes la question de la propriété est souvent entendue uniquement selon sa définition dans le système capitaliste (la propriété privée capitaliste) (la propriété publique est alors la propriété qui n’est pas encore privatisée), au point que l’Encyclopédie Universalis en langue espagnole assigne à la propriété privée cette définition : “synonyme de propriété” !

Il est légitime de contester la dépendance de la propriété de tel ou tel statut lorsque ces statuts imposent aux autres leur imaginaire pour conforter ce qui devient leurs privilèges. La nuit du 4 Août 1789, lors de la Révolution française, est devenue le symbole de l’abolition des privilèges, qui s’est traduite par la libération de la propriété de toute dépendance du dominium (théocratique et monarchique), c’est-à-dire de la domination exercée abusivement par certains statuts qui disposaient des valeurs en leur nom propre et par voie de conséquence privatisaient la propriété dans leur domaine de compétence.

[42] Cf. D. Temple, Le Droit de la Terre, collection « Réciprocité », n° 17, France, 2019.

[43] Marx, Œuvres, tome II Appendice, III Textes divers, Réponse de Marx à Vera Zassoulitch (1881), pp. 1557-1558. »

Marx a-t-il donné sa vision de la “communauté universelle” ?

Marx a observé les communes russes : si elles sont devenues impuissantes, disait-il, c’est qu’elles ont été entravées et mutilées. Il suffirait de supprimer l’agression qui les prive de leur liberté pour qu’elles reconstruisent naturellement et spontanément la société d’abondance et l’humanité dont elles sont les matrices primordiales. Il dénonçait non seulement l’agression capitaliste mais toute agression qui leur interdirait de construire démocratiquement la communauté universelle et les contraindrait à se replier sur elles-mêmes pour survivre. Il s’opposait déjà au marxisme affiché par ses contemporains qui estimaient que toute société devait se développer par le même procès que la société occidentale.

« Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparues l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand, avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois pour toutes de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins !” ». (Marx, Œuvres, tome I, Critique du Programme de Gotha, p. 1420).

[44] Ibid., tome I, Introduction générale à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 257.

[45] Marx a dit des “marxistes” français de la fin des années 1870 : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste », in Lettre d’Engels à C. Schmidt, 5 août 1890.

[46] Marx, Œuvres, tome II, Brouillons de la Lettre à Véra Zassoulitch, op. cit., p. 1557.