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Collection Réciprocité, n° 7, France, 2017.

Publié en espagnol dans Teoría de la Reciprocidad (tome 2), La Paz, Tari plural editores, 2003.

1. La réciprocité de vengeance. Commentaire critique de quelques théories de la vengeance

1. La réciprocité médiatrice de la fonction symbolique

Dominique Temple | 2003

À l’origine, selon Hobbes, l’homme recourt à la raison pour maîtriser la nature et pour se défendre de son rival. Puis, sur le conseil de cette même raison, il obtiendrait ce qu’il désire d’autrui par l’échange plutôt que par la guerre. C’est la première “loi de nature”, dit Hobbes [1].

Mauss à son tour postule que l’échange a succédé à la guerre :

« Deux groupes d’hommes qui se rencontrent ne peuvent que ou s’écarter – et s’ils se marquent une méfiance ou se lancent un défi, se battre – ou bien traiter » [2].

Lévi-Strauss dit la même chose :

« Comme Tylor l’avait déjà compris il y a un siècle, l’homme a su très tôt qu’il lui fallait choisir entre “either marrying-out or being killed-out” : le meilleur sinon le seul moyen pour des familles biologiques de ne pas être poussées à s’exterminer réciproquement, c’est de s’unir entre elles par des liens de sang » [3].

Les bandes de Nambikwara du Brésil qu’il étudie se rapprocheraient, dit-il, sous l’aiguillon de la convoitise chacun des biens d’autrui et dans l’espoir d’échanges fructueux. Cependant, lorsqu’ils se rencontrent, les Nambikwara manifestent une extrême générosité et donnent sans compter... et dans un premier temps – celui de la réciprocité – tous les biens circulent librement. C’est dans un deuxième temps seulement, une fois chacun rentré chez soi, que le calcul interviendrait avec la comparaison des biens reçus et donnés. La question serait alors ainsi posée par ceux qui s’estimeraient perdants : comment reconquérir l’avantage ? Par la force ou l’échange ?

Les dons réciproques auraient pour but d’établir la confiance et la paix, et ainsi les échanges pourraient être institués. La réciprocité des dons viendrait seulement créer un climat propice à des échanges durables. Elle désarmerait l’adversaire, écarterait la menace du rapt et de la violence, rendrait possible la confiance pour échanger. Elle serait instrumentale.

Mais est-ce bien le deuxième temps de ce procès qui motive la rencontre des Nambikwara ou bien le premier, celui de la réciprocité, qui crée la confiance et l’amitié ? car les prétendus échanges chez les Nambikwara restent éternellement des dons réciproques :

« Si on les considère comme des échanges, ceux-ci s’effectuent sans aucun marchandage, tentative de mettre l’article en valeur, dépréciation ou manifestation de désaccord entre les parties (…). Les Nambikwara s’en remettent entièrement pour l’équité de ces transactions à la générosité du partenaire. L’idée qu’on puisse estimer, discuter ou marchander, exiger ou recouvrer, leur est totalement étrangère » [4].

C’est clair, ces transactions sont des dons. Comment dès lors soutenir que « le conflit toujours possible fait place à un marché » ?

Lévi-Strauss soutient qu’il y a marché, mais que les biens échangés font intervenir des compensations non matérielles :

« Dans les groupes où le commerce existe sous une forme aussi primitive, les échanges de biens ont comme fonction consciente d’apporter des compensations psychologiques incommensurables entre elles plutôt que d’établir des équivalences de valeur » [5].

La réciprocité des dons qui produit la confiance et la paix serait, nous dit Lévi-Strauss, inféodée à la réussite des échanges mais dans leurs formes les plus primitives, ces échanges seraient ennoyés dans le caractère affectif des compensations psychologiques incommensurables.

Ce bonheur et cette paix, cette amitié et cette confiance, par quoi sont-ils produits sinon par la structure de réciprocité elle-même ? Quel est le but de la réciprocité ? Se procurer des biens que l’on désire ou constituer la matrice de ce que l’auteur appelle des « compensations psychologiques incommensurables entre elles ? ». Ne faut-il pas envisager deux matrices : l’une pour traiter de l’avoir, de l’objet, l’autre de l’être, du sujet ?

Entre l’équivalence des valeurs et l’incommensurabilité des données psychologiques, Lévi-Strauss introduit lui-même une contradiction. Les données psychologiques constituent le sujet et n’ont pas de prix. Elles peuvent s’engendrer mais non pas s’aliéner. L’être ne peut se réduire à l’avoir. Les « compensations psychologiques » sont incommensurables, elles ne se distribuent pas comme les biens matériels, elles ne s’échangent pas, elles se méritent par la bienveillance, l’hospitalité, le don, le souci d’autrui, toutes prestations qui sont l’envers de l’intérêt pour les biens matériels.

Lévi-Strauss observe que lorsque les Nambikwara se sont rencontrés plusieurs fois avec succès, ils décident de s’appeler mutuellement « beaux-frères », c’est-à-dire d’instituer une structure de réciprocité de parenté fictive comme si chacun avait épousé la sœur de l’autre. Cette formule de réciprocité a l’avantage d’être pérenne et de stabiliser les compensations psychologiques. Mais pour Lévi-Strauss, de la même façon que les dons sont ordonnés aux échanges, la structure de parenté que les Nambikwara établiraient entre leurs deux communautés nouvellement en contact aurait surtout l’avantage de permettre l’échange de fiancées pour les enfants mâles des uns et des autres. Elle serait donc directement ordonnée à un échange. Si je donne une fille, j’en recevrai une… Ne serait-ce pas chez les Nambikwara que Lévi-Strauss aurait imaginé d’inféoder la réciprocité à l’échange, inféodation par la suite généralisée aux structures élémentaires de la parenté ?

Reconnaissons d’abord que la réciprocité des dons assure le bien matériel de chacun au même titre qu’un échange. Elle peut donc être confondue avec un échange. Mais les dons ne produisent pas une satisfaction seulement pour celui qui les reçoit. Ils produisent une plus grande joie encore pour le donateur que pour le donataire ! S’ils satisfont le donataire matériellement, ils comblent le donateur de bonheur spirituel !

Admettons donc, à présent, que les dons réciproques ne s’annulent pas les uns les autres, qu’ils demeurent des dons sans contrepartie mais qui se font face. Ils construisent une structure de réciprocité  (lire la définition) . L’objet donné reçoit deux attributions : il satisfait la nécessité d’autrui par sa nature (le manioc est donné pour être mangé, il est consommé par autrui), il satisfait d’autre part le donateur d’une valeur plus haute, la “compensation psychologique” de Lévi-Strauss – que nous appellerons une valeur d’être – et que reconnaît le donataire en acceptant le don (le manioc ne peut pas être refusé ni même compensé, il doit être accepté comme un cadeau !) ; et cette valeur psychologique est positive pour le donateur mais elle est négative pour le donataire. Pour bénéficier de cette “plus-value d’être”, celui-ci doit à son tour donner. À partir de cette nécessité, naît une dialectique, la dialectique du don  (lire la définition) inverse de celle de l’échange et de l’intérêt.

À la thèse que les prestations de réciprocité conduiraient à des échanges s’oppose le fait que lorsqu’un homme reçoit des biens de prestige, même s’il est séduit par les objets précieux que l’autre lui donne, leur possession n’est pas le principal moteur de la transaction mais plutôt le prestige qu’il obtiendra de les redonner. Lorsqu’un occidental introduit une hache de fer dans une société d’Amazonie, cet outil excite certes la convoitise des amazoniens mais pour eux cette convoitise n’est rien à côté de la joie qu’ils obtiendront de redonner cette hache, c’est-à-dire de la joie d’être reconnus d’autrui comme donateurs.

Il faut distinguer la joie de recevoir un objet de la joie d’être reconnu comme donateur. Le bonheur d’être assuré de l’amitié d’autrui est supérieur au plaisir de capitaliser un objet de valeur : c’est pourquoi dans les communautés de réciprocité, l’objet précieux reçu est toujours redonné. Nul dans les communautés dites primitives, plus précisément primordiales, n’a de cesse en effet de redonner les objets de valeur ou d’autres richesses plus grandes encore pour s’acquérir la reconnaissance et l’amitié d’autrui. La relation des personnes commande la relation des choses et non pas l’inverse. L’objectif immédiat des premiers hommes a peut-être été de créer non pas des échanges mais des structures de réciprocité pour que tout soit occasion de reconnaissance.

Est-ce que les choses sont données ou échangées ?

Que l’alternative existe dès l’origine, Lévi-Strauss l’a indiqué en faisant la distinction entre un premier temps, celui de la rencontre au cours de laquelle tout est donné sans marchandage, et un deuxième temps, celui de la réflexion sur les choses reçues qui peut conduire à l’échange. Il est toujours possible en effet de se servir de la paix instaurée par la réciprocité pour échanger dans son intérêt et de retourner la réciprocité de façon à ce qu’elle serve à son contraire, son intérêt privé, le souci égoïste de soi. Mais il est toujours possible aussi de dépasser cet intérêt pour créer davantage d’amitié.

La réduction de la réciprocité des dons à l’échange, opérée à grande échelle et de façon systématique par la civilisation occidentale, est à la disposition de toutes les communautés du monde et même de tous les individus. Mais cette réduction n’est pas une fatalité. Elle est un choix. Ou bien les hommes décident de capitaliser les bénéfices de la réciprocité des dons à leur profit, et l’on échange avec l’autre, ou bien ils décident de reproduire la réciprocité des dons pour créer davantage de valeur humaine. Cette alternative existe partout dès l’origine : échange  (lire la définition) ou réciprocité  (lire la définition) . Il est toujours possible de sortir du champ de l’échange pour entrer dans celui de la réciprocité du don, ou l’inverse.

Pour les théoriciens qui postulent le primat de l’échange, qu’est-ce donc que la réciprocité ?

Selon Lévi-Strauss, la réciprocité est une donnée psychologique qui s’applique à diverses prestations sans leur conférer de nouvelle qualité. Elle ne crée rien par elle-même. Elle est un instrument, une règle. Et toute la valeur de la prestation réside dans ce à quoi elle s’applique. C’est alors au “don” en tant que tel que Lévi-Strauss accorde la plus-value produite par la réciprocité des dons, c’est :

« (…) le caractère synthétique du Don, c’est-à-dire le fait que le transfert consenti d’une valeur d’un individu à un autre change ceux-ci en partenaires et ajoute une valeur nouvelle à la valeur transférée » [6].

Le don apporterait par son caractère unificateur une valeur nouvelle dont le refus conduirait à une guerre désastreuse, un anéantissement du plus faible par le plus fort, en définitive le chaos. La réciprocité est, elle, présentée « comme la forme la plus immédiate sous laquelle puisse être intégrée l’opposition de moi et d’autrui », une forme d’intégration de l’autre donc qui n’annule pas sa différence.

Ou bien, comme le soutient Lévi-Strauss, la réciprocité est une règle au service des échanges inaugurés par un geste de bienveillance, un don qui désigne autrui comme partenaire, et si le don initial ou encore les échanges échouent, l’on revient au pillage, au meurtre, au chaos ; ou bien, comme nous le proposons, la réciprocité est une structure sociale au service du sens, de la compréhension mutuelle, et dès lors en cas d’échec du don, la réciprocité organise rapts et violences au bénéfice de la reconnaissance mutuelle au même titre que le don et le contre-don. Le retour au chaos est désormais impossible car l’homme est fasciné de sa propre naissance comme être conscient de ses actes, et la réciprocité est le berceau de cette naissance.

C’est pourquoi, il est possible de parler de la réciprocité des meurtres de la même manière que de la réciprocité des dons. Par exemple, G. Nicolas [7] décrit la réciprocité négative des Hausa du Soudan à partir du cérémonial de la réciprocité des dons :

« Le schéma oblatif de base associe un donateur et un donataire, lesquels inversent alternativement leurs positions et s’offrent mutuellement des présents » [8].

Bien qu’utilisant deux fois le terme “échange” pour le don et l’échange, Nicolas souligne l’antagonisme des deux dialectiques économiques du don et de l’échange : dans le système du don, le prestige est la raison de la surproduction, et dans le système de l’échange, c’est le profit. Le système dominant, occidental, juge donc irrationnel le système africain… qui, de son côté, n’hésite pas à inféoder la valeur d’échange du marché à sa propre logique du don et du prestige. Voilà qui témoigne soit d’une incompétence réciproque sur la logique économique de l’autre, soit du mépris réciproque sur la valeur d’autrui. Il n’est donc pas inutile de préciser le sens de l’échange et de la réciprocité. Il est clair qu’au niveau des décisions pratiques, pour ces responsables du développement au moins, le don est le contraire de l’échange, même si dans leur terminologie règne la plus grande confusion.

« Il existe plusieurs protocoles d’échange dont l’un se fonde sur le principe du don réciproque (A donne dix francs à B, B donnera dix francs à A, et ainsi de suite ; ou bien, A donne dix francs, B double la mise et “rend” vingt francs, ce qui oblige A à redonner quarante francs, etc.). Un second relève du principe du potlatch : les protagonistes se livrent à une joute oblative. La générosité est ici affectée. En réalité, il s’agit de dépasser l’autre et de faire en sorte que celui-ci ne puisse rendre le don reçu. Le vainqueur est glorifié et le vaincu humilié. Ce dernier s’efforce alors de relever le défi pour renverser la situation à son profit et ainsi de suite. La rivalité peut être très âpre et violente. Une troisième formule met en position des sujets en position asymétrique : il existe un donataire privilégié, vers qui montent ou descendent les cadeaux du donateur. Le bénéficiaire répond par des présents ou des services précis. Selon le principe de l’échange-don, le présent reçu oblige le bénéficiaire à offrir un don en retour. Il s’agit là d’une véritable obligation, à laquelle nul ne peut se soustraire, sous peine de sanctions variées. Mais tout paiement de la “dette” oblative entraîne une relance du processus en sens inverse. Cette pratique est l’un des moteurs de l’économie locale, les biens échangés étant prélevés sur la production, la consommation ou les richesses en circulation. Les dons s’effectuent le plus souvent sous forme de biens d’importation ou de monnaie moderne, ce qui suppose un recours général au marché. Les promoteurs gouvernementaux de plans de “développement” dénoncent ces pratiques, qu’ils considèrent comme une forme de “gaspillage” des ressources locales, d’autant plus “absurde” qu’elle met en cause l’avenir d’une population affrontée au grave problème de la désertification et de la sécheresse et qui “préfère” échanger des richesses que d’investir celles-ci dans la protection de son sol et l’amélioration d’une production souvent déficitaire » [9].

Des trois modalités de la réciprocité, la troisième, inégale selon les critères occidentaux, témoigne de ce que le don pour être efficace doit se conformer au besoin d’autrui, d’où la différenciation des statuts et leur hiérarchie. Dans la seconde, l’imaginaire emprisonne dans les mailles de son filet les valeurs symboliques pour créer une hiérarchie ou un ordre. Mais la compétition pour le prestige n’est peut-être pas autant qu’il y paraît compétition pour le pouvoir. Sur ce point, les observations de Lewis Hyde [10] montrent qu’à l’intérieur du potlatch, le prestige pourrait bien rester ordonné à la genèse d’un être supérieur, et le pouvoir lui-même demeurer tributaire de l’autorité morale. L’interprétation du potlatch comme système de compétition pour le pouvoir apparaît, selon Hyde, résulter d’un transfert occidental sur les catégories indigènes. La première modalité, enfin, renvoie soit à deux dons simultanés, soit au fait que chacun transmette le don reçu plutôt que de le conserver et y ajoute son propre don, créant ainsi une abondance généralisée.

Nicolas s’intéresse à l’aspect matériel de l’abondance produite par l’économie du don. Or, cette abondance n’est que le fruit secondaire du don en réciprocité. Son but principal est de produire davantage d’amitié et de spiritualité, et la production matérielle n’est qu’un moyen pour réaliser cette fin... Le don crée l’amitié, mais l’amitié née de la réciprocité est un puissant moteur de l’investissement productif.

On comprend que l’énergie dépensée par le Gouvernement soudanais pour enrayer cette production spirituelle, mais avec des conséquences matérielles importantes, soit à son tour considérée par les Soudanais comme particulièrement “pauvre d’esprit”... Pour les Soudanais, la réciprocité ne préfigure pas des échanges mais au contraire s’oppose à la spéculation et à des échanges purement matériels. Nicolas ajoute :

« Si nous avons insisté sur ce cérémonial, c’est parce qu’il repose sur les mêmes bases que le procès vindicatif, en tant que procès de réversion. La loi du contre-don est la même que celle du talion. Il s’agit dans les deux cas de rétablir un équilibre mis en cause par un excès. Ce dernier ouvre un vide que le “récepteur” se doit absolument de combler, sous peine de la plus grande humiliation : on rend le mal pour le mal, de même qu’un cadeau pour un cadeau ou une femme pour une autre. De là provient l’aspect ambivalent du vocabulaire afférent à l’un et l’autre procès, qui porte seulement sur la qualité de l’objet de la “dette”, mais non sur leur principe, identique dans les deux cas » [11].

L’humiliation renvoie au fait que quiconque se rend coupable de détruire le face à face de la réciprocité, détruit l’être d’humanité dont la réciprocité est le siège. Naturellement, il perd la face ! L’objectif du don et de la vengeance est d’abord de construire, ou reconstruire, de nouvelles structures de réciprocité de plus en plus amples, riches, complexes.

« Sur le plan de la langue, le concept de vengeance ne peut être exprimé que par le truchement de termes ambivalents ayant le sens général de restitution réciproque. C’est le texte qui indique si l’acte rendu est bon ou mauvais. Ce qui compte c’est semble-t-il d’effacer une dette instaurée d’emblée par un acte initial, de restaurer un état antérieur plane et “insignifiant”, sans ride ni différence. Comme si un tel état était le seul concevable et si, par rapport à lui, – à l’équilibre – le bien et le mal étaient équivalents » [12].

L’ambivalence du vocabulaire paraît très générale [13] ; elle exprime bien que la structure de réciprocité est la matrice du sens.

Cette ambivalence a été notée par de nombreux observateurs. Lévi-Strauss lui-même parlant de Mauss :

« Le “hau” est un produit de la réflexion indigène ; mais la réalité est plus apparente dans certains traits linguistiques que Mauss n’a pas manqué de relever, sans leur donner toute l’importance qui convenait : “Papou et Mélanésien n’ont qu’un seul mot pour désigner l’achat et la vente, le prêt et l’emprunt. Les opérations antithétiques sont exprimées par le même mot”. Toute la preuve est là, que les opérations en question loin d’être “antithétiques”, ne sont que deux modes d’une même réalité. On n’a pas besoin du “hau” pour faire la synthèse, parce que l’antithèse n’existe pas » [14].

La réalité que privilégie Lévi-Strauss est celle de la relation. Mais quelle relation ?

« L’échange, dit-il, n’est pas un édifice complexe, construit à partir des obligations de donner, de recevoir et de rendre, à l’aide d’un ciment affectif et mystique. C’est une synthèse immédiatement donnée à, et par, la pensée symbolique qui, dans l’échange comme dans toute autre forme de communication, surmonte la contradiction qui lui est inhérente de percevoir les choses comme les éléments du dialogue, simultanément sous le rapport de soi et d’autrui, et destinées par nature à passer de l’un à l’autre » [15].

La pensée symbolique est donc donnée comme première à toutes formes de communication humaine, dont l’échange. Sa fonction est de surmonter la contradiction qui lui est inhérente de percevoir les choses sous l’angle d’autrui et de soi-même. Mais comment pourrait-on percevoir les choses sous l’angle d’autrui si l’on est seulement agent et l’autre patient ? C’est la réciprocité qui permet le redoublement de son angle de vue par celui de l’autre puisqu’elle transforme l’agent en patient lorsque le patient devient agent.

La réciprocité devient la structure médiatrice de la fonction symbolique  (lire la définition) car elle crée la contradiction (la structure contradictoire) dont celle-ci doit triompher pour établir la communication. Certes, l’échange est alors immédiatement donné pour peu que chacun veuille s’approprier la valeur d’autrui mais le don est immédiatement donné aussi pour peu que chacun veuille re-construire une structure de réciprocité qui renoue la structure contradictoire…

Lévi-Strauss conteste le mana comme ciment affectif “ennoyant” toutes les activités humaines. Mais, dans des pages qu’il faudrait citer en entier, il lui redonne toute sa compétence.

« En d’autres termes, dit-il, et nous inspirant du précepte de Mauss que tous les phénomènes sociaux peuvent être assimilés au langage, nous voyons dans le mana, le “wakan”, l’“orenda”, et autres notions du même type, l’expression consciente d’une fonction sémantique, dont le rôle est de permettre à la pensée symbolique de s’exercer malgré la contradiction qui lui est propre » [16].

Le mana n’est-il pas : « simple forme, ou plus exactement symbole à l’état pur, donc susceptible de se charger de n’importe quel contenu symbolique ? »

Il reste cependant à préciser le rapport de l’affectivité avec le mana. Le mana ne serait-il pas un sentiment, mais qui, situé au cœur de toute relation de réciprocité, serait l’origine du sens d’où s’éclaire la connaissance, en commençant par la reconnaissance de l’autre comme participant de la même humanité ? Peut-on concilier le point de vue de Mauss sur le mana, lien d’âmes de nature affective, et celui de Lévi-Strauss, symbole pur, signifiant flottant ? Le signifiant pur ne serait-il pas l’affectivité même, la joie transparente de la révélation, et le mot mana la parole l’exprimant, son symbole ?

Le terme “reconnaissance de l’autre” peut dès lors être précisé, à partir de la notion d’intégration de l’opposition de moi et d’autrui. L’équilibre entre l’identité et la différence est la condition pour que les perceptions de l’identité et de la différence puissent se rencontrer et se réfléchir l’une l’autre. Les perceptions antagonistes de l’ennemi et de l’ami, de l’étranger et du parent, de soi et de l’autre, deviennent ainsi “co-existantes”. Elles donnent alors naissance à une conscience de conscience partagée par chacun des protagonistes de la réciprocité.

Comme l’a montré Stéphane Lupasco [17] envisagées isolément, chacune de ces perceptions peut être ramenée à une conscience élémentaire, une conscience unilatérale, mais, confrontées l’une à l’autre dans le même temps et le même espace, elles se relativisent pour former une conscience de conscience  (lire la définition) , une conscience d’elle-même. Une telle conscience se développe entre perceptions antagonistes comme la révélation d’un sentiment nouveau : celui de l’humanité comme conscience de conscience pure.

La réciprocité est donc le siège de ce que nous appellerons la révélation  (lire la définition) . Les Guarani du Paraguay n’ont pour tout mobilier qu’un petit siège qu’ils offrent au visiteur. Mais ils précisent que “Ñande Ru” (“Notre-Père”) a “pris siège” au commencement des temps, avant même de nommer les choses. La réciprocité est le siège de ce sentiment de l’être naissant, sentiment de liberté humaine « où l’on se reconnaît dans le regard de l’autre », dit Verdier [18]. L’autre est le miroir où se reflète la première expression, la première manifestation de cette liberté de la conscience. Le sens de la vie se voit dans le regard de l’autre. Et l’autre est le visage de l’homme.

La présence d’autrui (d’autrui dans la réciprocité) produit le sentiment d’une nature spécifique de l’homme, d’une nature que l’on dira dès lors “nature humaine”. L’inquiétude, le doute, l’angoisse qui accompagne le pari vers l’autre se trouve immédiatement reporté à la périphérie de ce sentiment nouvellement apparu, sentiment qui, lui, est une certitude : “Nous les Vrais Hommes”.

Tous les ethnographes ont noté que cette certitude d’être humain est accompagnée d’une joie intense, peut-être joie de la découverte, mais plus essentiellement la jubilation de l’être lui-même. Cette joie est au cœur de la relation de réciprocité ; elle n’appartient manifestement à personne en propre, mais elle resplendit sur tous. Le sentiment qui accompagne la certitude d’être humain n’est pas la jouissance d’une propriété ou d’un avoir.

Marcel Mauss a vu en lui le lien spirituel qui fait des prestations de réciprocité dans les communautés d’origine des “prestations totales”. Il nous semble qu’il est nécessaire de théoriser ce sentiment primordial comme Tiers, Tiers d’abord indivis entre partenaires de la relation de réciprocité. Et c’est autour de ce Tiers  (lire la définition) que s’organisent les premières communautés humaines. Le sentiment d’humanité naît de la relation de réciprocité. La réciprocité n’est rien de moins que la structure génératrice de l’être de l’humanité.

Ce sentiment spirituel, émergeant de la réflexion de chaque perception sur son antagoniste, s’exprime par la parole ou par des actes qui sont des paroles silencieuses comme le don. La parole apparaît donc en chacun “venue d’ailleurs”, mais pas de n’importe quel ailleurs : de ce creuset très précis qui est la relation à autrui en termes de réciprocité. Que veulent dire ceux qui se définissent ainsi : “Les Hommes” ? Ce terme n’a aucune signification naturelle, et certains peuples tiennent à le préciser : “Nous les Hommes Authentiques”. D’autres font précéder ces deux termes d’un troisième : “Nous voici”, comme pour indiquer qu’il s’agit bien d’un avènement ou d’une révélation de quelque chose sans précédent. “Enawene Nawe”, dit le dernier peuple découvert en Amérique (1974) aux limites du Brésil et du Paraguay, “Homme Voilà Authentique”, traduit Bartomeu Melià [19].

Parce qu’elle est la condition de la compréhension mutuelle, la réciprocité intéresse immédiatement toutes les activités humaines, même la violence, même la guerre.

Le chemin est ouvert pour entendre la réciprocité comme créatrice de sens. Dès lors, si les guerres elles-mêmes demeurent rivées à la réciprocité, elles concourront à créer de la reconnaissance mutuelle. Si le don est refusé ou impossible, la violence, pourvu qu’elle soit inféodée à la réciprocité, devient créatrice de valeur d’être.

Lire la suite : 2. La réciprocité négative interprétée comme un échange.

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Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "La réciprocité médiatrice de la fonction symbolique", La réciprocité de vengeance. Commentaire critique de quelques théories de la vengeance, 2003, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 19 mars 2024).

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Notes

[1] HOBBES, Thomas. Léviathan (1651). Trad. franç. : Tricaud, Paris : Sirey, 1971, pp. 121-133.

[2] MAUSS, Marcel. “Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques”. l’Année Sociologique, 2de série, tome I (1923-24) ; rééd. Sociologie et Anthropologie, Paris : PUF (1950), 1991, p. 277.

[3] LÉVI-STRAUSS, Claude. Le regard éloigné. Paris : Plon, 1983, pp. 83-84.

[4] LÉVI-STRAUSS, Claude. La vie familiale et sociale des Indiens Nambikwara. Paris : Société des américanistes (1948), 1984, p. 93.

[5] Ibid., p. 112.

[6] LÉVI-STRAUSS, C. Les structures élémentaires de la parenté. Paris : Mouton (1947), 1967, p. 98.

[7] NICOLAS, Guy. “La question de La vengeance au sein d’une société soudanaise”, dans Raymond VERDIER (éd.), La vengeance. Paris : éditions Cujas, 1984, vol. 2, pp. 15-40.

Cf. VERDIER, Raymond (éd.), 4 vol. La vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie. Paris : éditions Cujas, 1981-1984 :
- Vol. 1 “Vengeance et pouvoir dans quelques sociétés extra-occidentales”. Textes réunis et présentés par Raymond Verdier, 1981.
- Vol. 2 “Vengeance et pouvoir dans quelques sociétés extra-occidentales”. Textes réunis et présentés par Raymond Verdier, 1986.
- Vol. 3 “Vengeance, pouvoirs et idéologies dans quelques civilisations de l’Antiquité”. Textes réunis et présentés par Raymond Verdier & Jean-Pierre Poly, 1984.
- Vol. 4 “La vengeance dans la pensée occidentale”. Textes réunis et présentés par Gérard Courtois, 1984.

[8] NICOLAS, Guy. “La question de la vengeance au sein d’une société soudanaise”, dans La vengeance, op. cit., vol. 2, p. 24.

[9] Ibid., p. 24.

[10] HYDE, Lewis. The Gift. Imagination and the erotic life of property. USA : éd. First Vintage Books Edition, 1983.

[11] NICOLAS, Guy. “La question de La vengeance au sein d’une société soudanaise”, dans La Vengeance, op. cit., vol. 2, pp. 24-25.

[12] Ibid., p. 18.

[13] Comme Lévi-Strauss, Raymond Verdier dans “Pouvoir, justice et vengeance chez les Kabiyè” (Togo) ramène la réciprocité à un échange (une valeur prend la place d’une autre) même lorsqu’il s’agit de paroles et pas seulement de biens : « Cette corrélation des droits et devoirs repose sur le principe de l’échange “kilesim” qui régit l’ensemble des rapports des membres de la communauté. Qu’il s’agisse d’échanger des paroles, des biens ou des femmes, les partenaires sont liés par un rapport d’obligation réciproque où chacun doit de son plein gré rendre la contrepartie de ce qu’il reçoit. Le fait qu’une valeur passe de l’un à l’autre et prenne la place d’une autre engendre un lien de dette, “kimiyè”. Le mot désigne à la fois le fait de prêter et d’emprunter. Cette relation de prêteur et d’emprunteur liés par la chose due est à l’origine tant des rapports d’amitié et d’alliance que des rapports d’inimitié et d’hostilité. » VERDIER, R. “Pouvoir, justice et vengeance chez les Kabiyè”, dans La Vengeance, op. cit., vol. 1, p. 207.

Mais rien n’empêche de traduire “kimiyè” par réciprocité. On comprendrait immédiatement que cette relation soit à l’origine de rapports d’amitié ou d’inimitié, ce qui est impossible à partir de la notion d’échange.

[14] LÉVI-STRAUSS, Claude. “Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss”, dans Marcel MAUSS Essai sur le don. Sociologie et Anthropologie, Paris : PUF (1950), 1991, pp. XXXIX-XL.

[15] Ibid., p. XLVI.

[16] Ibid., p. XLIX.

[17] LUPASCO, Stéphane. Du Devenir Logique et de l’Affectivité. Vol. 1 “Le dualisme antagoniste et les exigences historiques de l’esprit”. Vol. 2 “Essai d’une nouvelle théorie de la connaissance”. Paris : J. Vrin, 1973.

[18] VERDIER, Raymond. “Une justice sans passion, une justice sans bourreau”, dans La vengeance, op. cit., vol. 3, p. 151.

[19] MELIÀ Bartomeu, communication personnelle. Cf. TEMPLE, D. “Origine du marché de réciprocité négative” (2003). Lire aussi de MELIÀ, Bartomeu & Dominique, TEMPLE. El don, la venganza y otras formas de economía guaraní. Centro de Estudios Paraguayos “Antonio Guasch”, Asunción del Paraguay, 2004, p. 144.