Accueil > Journal > 2013 > L’échange de réciprocité
  • Ce texte se réfère principalement
    aux notions suivantes

Glossaire


Haut de page

2013

L’échange de réciprocité

Dominique TEMPLE | Novembre 2013

Mis en ligne sur le Blog de Paul Jorion, le 16 novembre 2013.

*

Nous défendrons ici l’idée que pour refonder l’économie au-delà du système capitaliste, il faut dégager un autre principe que celui qui lui a donné naissance.

Sylvain Piron, dans un travail auquel se réfère Paul Jorion, montre que du temps d’Albert le Grand (XIIIe siècle) le terme valor , qui signifiait alors aussi bien la vertu de la personne que l’utilité d’une chose, est de plus en plus utilisé dans cette deuxième acception pour définir les équivalences de réciprocité dans l’économie politique d’Aristote ! L’analyse de Sylvain Piron nous laisse penser qu’au fur et à mesure que l’échange se développe au détriment de la réciprocité, la valeur au sens de arétê (la valeur éthique en grec) disparaît, et que les auteurs de cette époque tentent de combler son manque par l’idée d’une valeur inhérente aux choses elles-mêmes. La définition de la valeur comme l’utilité de la chose sera clairement énoncée dans le Tractatus de contractibus de Pierre de Jean de Olivi à la fin du siècle [1].

La substitution de “la valeur prétendue inhérente à la chose” à l’arétê (la “valeur éthique”) serait donc en termes marxistes l’expression idéologique de nouveaux rapports de production déterminés par le développement de l’échange des choses entre elles.

Sylvain Piron montre aussi de façon convaincante que cette transformation introduit celle de la notion de travail qui n’est plus perçu comme une œuvre d’art, ou comme une fonction anabolique, mais comme la dépense d’énergie nécessaire pour la produire, une fonction catabolique.

Le retournement des concepts paraît général, pour la monnaie, la propriété, le bénéfice, etc. Dénoncer le terme de “valeur” est donc un préalable si l’on parle d’une économie d’échange, car la prétention de mesurer la valeur du travail de l’un ou du travail de l’autre suppose un terme de référence commun qui n’existe pas dans cette économie. L’intérêt privé de chacun ne pouvant se constituer en critère de référence, c’est en effet la force qui s’instaure pour mesurer les choses entre elles, et le prix mesure en réalité un rapport de force.

Le terme de référence commun n’existe que dans la réciprocité : dès lors, en effet, que le sentiment éthique (arétê) est produit par la relation de réciprocité de l’un à l’autre, il appartient simultanément à l’un et à l’autre. Or, bien qu’il soit en lui-même incommensurable, chacun peut estimer qu’il est le même pour lui et pour l’autre, d’où le fait que les biens produits par l’un et par l’autre (dans la réciprocité) soient présumés égaux. Pour établir une équivalence entre eux, il faut néanmoins reconnaître que chaque citoyen tend à donner le meilleur de lui-même dès lors qu’il participe à une relation de réciprocité (principe aristotélicien). En conséquence, à statut égal, le travail (l’œuvre) de l’un est l’équivalent de celui de l’autre, la valeur étant alors la dimension éthique reconnue dans l’œuvre de chacun.

Qu’en est-il du travail d’un artisan et d’un magistrat si le statut du magistrat est estimé supérieur à celui de l’artisan ? Aristote répond par sa thèse de l’“égalité proportionnelle”. Sylvain Piron dénonce la transformation qu’Albert le Grand fait subir à la pensée d’Aristote. Pour celui-ci, c’est le besoin de l’un pour la production de l’autre et le besoin de l’autre pour les biens produits par l’un qui mettent à égalité dans le face à face de la réciprocité l’un et l’autre, d’où l’équivalence des productions de l’un pour l’autre et de l’autre pour l’un. Mais pour ses commentateurs du XIIIe siècle, il n’est déjà plus question de subordonner l’échange au besoin d’autrui. Il s’agit plutôt d’attribuer un prix à chaque production (en fonction de la dépense d’énergie nécessaire à leur production) et à partir de ce prix les mesurer entre elles afin de les échanger [2].

Ainsi on peut dire que des deux systèmes économiques, l’un (le système de l’échange) se régularise par le prix comme rapport de force, l’autre (le système de réciprocité) par l’égalité dès lors qu’elle est celle de partenaires de réciprocité c’est-à-dire que leur travail satisfait le besoin d’autrui. À ce système seul devrait être réservé le terme de « valeur », pour autant que celui-ci signifie l’arétê ! Le terme grec (arétê) se traduit soit par vertu soit par valeur, la valeur étant alors la dimension éthique reconnue dans l’œuvre de chacun.

Dans une économie de réciprocité, les équivalences de réciprocité ne sont pas dictées par des rapports de force mais à l’inverse par le souci d’abolir les différences qui pourraient se traduire en rapports de force, c’est-à-dire qu’elles sont motivées par le souci de satisfaire le besoin d’autrui pour créer le sentiment commun qui unit les hommes entre eux. Ce lien social n’est pas un lien mécanique ni une subordination des uns aux autres, c’est la philia.

Cependant, Aristote intègre bien l’échange dans la réciprocité : mais à la condition qu’il respecte les normes de réciprocité c’est-à-dire les équivalences de réciprocité établies entre les producteurs. L’échange est donc utile. Je propose d’appeler cet échange « échange de réciprocité » pour le distinguer de l’échange soumis à l’accumulation sans limite de la richesse par les spéculateurs indépendants de toute obligation de réciprocité, le libre-échange pur et dur que prône le libéralisme.

Cette appellation « échange de réciprocité » peut entraîner une confusion avec l’« échange réciproque » de Lévi-Strauss, car Lévi-Strauss a dénoncé l’idée que l’échange fondé sur le seul intérêt – et qui répond aux présupposés de Hobbes (la guerre de tous contre tous) – soit suffisant pour assurer la paix (le doux commerce) (il a fallu pour cela aussi deux guerres mondiales !), et il suggère d’encadrer l’échange d’une règle de réciprocité. Ici, la réciprocité est inféodée à l’échange pour le rendre viable. C’est « l’échange réciproque ».

On peut donc envisager le tableau suivant :

| Réciprocité pure | réciprocité à laquelle l’échange est inféodé.

| Échange pur | échange auquel la réciprocité est inféodée.

Ce que l’on subit aujourd’hui c’est le développement de l’échange pur ordonné à l’accumulation sans limite, mais on peut estimer que les responsables politiques occidentaux sont conscients des dangers de cette économie car ils souhaitent lui imposer des limites. Ils préconisent « l’échange réciproque » (lévistraussien).

Presque tous les contributeurs du blog de Paul Jorion vont plus loin : ils proposent d’inféoder l’échange à la réciprocité (la compensation keynésienne par exemple) mais ils attribuent la compétence nécessaire pour définir la norme de réciprocité, au “politique”. C’est une chose théoriquement possible, puisque chacun hérite d’une éthique personnelle de l’histoire (ici catholique, ici protestante, etc.). Il suffirait pour réussir que tous les hommes politiques partagent une éthique commune, mais une difficulté rend selon moi cette solution impraticable : dans le cadre de la mondialisation, les références éthiques des uns ne sont pas les mêmes que celles des autres, sans compter que lorsqu’elles sont semblables, elles peuvent s’exprimer dans des imaginaires incompatibles, et qu’elles sont sujettes à des évolutions imprévisibles.

Peut-on par ailleurs se contenter de réduire la réciprocité à une relation intersubjective de nature politique dans laquelle viendrait s’inscrire l’échange comme vecteur spécifique de l’économie ? Le besoin d’autrui (comme “ami”) est selon Aristote ordonné à la construction du bonheur ou encore de la conscience d’être humain. Mais serait-il possible d’envisager vis-à-vis d’autrui une relation de réciprocité sans tenir compte a priori de sa “nécessité” (chreia), sans prendre en compte son existence et les conditions de celle-ci ? Le premier geste de réciprocité, l’hospitalité, consiste à offrir un toit et la nourriture à l’étranger. Homère déjà lui réservait ses plus beaux textes (l’hospitalité de Nausicaa envers Ulysse naufragé...).

Reste donc à franchir le pas aristotélicien : ordonner les échanges à une économie de réciprocité. C’était déjà un enjeu important de l’Éthique à Nicomaque : quelles sont les actions que les hommes doivent assumer pour produire un sentiment de référence commun ? Ce sont les actions qui s’inscrivent dans la réciprocité.

Il y a donc une économie naturelle de réciprocité et qui se traduit par plusieurs structures de réciprocité : la communion, qu’Aristote cite à propos de la vie familiale, l’entraide ou encore le face-à-face entre producteurs qui permet à chacun de bénéficier des biens produits par autrui, puis le partage (metadosis)... Ces structures créent le sentiment qui donne sens à la prestation de chacun. Je souligne que c’est dans la « réciprocité de marché » (la “réciprocité ternaire généralisée”  (lire la définition) selon ma terminologie) que le sujet n’est pas seulement le porte-parole de la référence commune et indivise, mais qu’il l’assume en son nom propre. Cette structure est en effet spécifiquement le siège de “l’individuation du sujet”, dans l’exacte mesure où celle-ci est synonyme de responsabilité pour autrui. C’est cette dignité de chacun que défend Aristote lorsqu’il associe le sentiment éthique (arétê), qui dans la réciprocité généralisée n’est autre que le sentiment de justice, à l’idée d’égalité entre les choses, puisque ce qui est juste est de donner 1) ni trop ni trop peu, mais 2) à chacun de façon égale ; ce pourquoi il me semble que l’on peut dire que le sentiment du juste s’incarne dans les choses en une équivalence qui reflète l’arétê . Ici, le prix n’est pas un rapport de force, il est le reflet de la valeur : c’est le « juste prix » (revendication universelle des victimes du système capitaliste !) : le mot juste ne peut s’entendre en effet que par référence au sentiment éthique créé par la réciprocité “ternaire généralisée” ou “réciprocité de marché” [3].

Je retourne donc la difficulté :

La valeur n’existe pas dans l’économie de libre-échange si l’on entend par valeur l’arétê, et l’on doit la restituer à la réciprocité.

Si l’on peut dire que dans l’économie d’Aristote l’échange de réciprocité respecte les équivalences, et les prix reflètent la valeur, c’est que dans cette économie l’échange est subordonné à la réciprocité, et que le mot valeur signifie donc l’arétê.

Comme valeur a deux sens aujourd’hui, il vaut mieux lui substituer un autre terme autant que faire se peut ou bien une explicitation, à moins que le contexte n’évite toute équivoque.

Mais s’il y a équivoque, on devrait dire que dans l’économie d’Aristote, les prix reflètent les équivalences de réciprocité, en précisant que celles-ci renvoient à l’égalité des citoyens les uns vis-à-vis des autres lorsqu’ils prennent en compte le besoin d’autrui pour construire le bien commun.

Paul Jorion écrit dans « Le prix » :

« La notion d’un “juste prix” qui mobilisa l’attention des meilleurs esprits de la Scolastique tardive paraît en effet à nos oreilles contemporaines marquée du sceau de la subjectivité (comprise ici comme règne de l’arbitraire). Pourtant, pour celui qui n’hésite pas à l’invoquer aujourd’hui, le juste prix renvoie à une constellation de valeurs indiscutables de nature éthique, (...) Entendez des facteurs contribuant au maintien de l’ordre social et fondés sur le rapport réciproque et solidaire des acteurs sociaux. »

Il poursuit :

« Autrement dit, c’est une représentation “spontanée” du contrat social qui est inscrite dans le recours à la notion de juste prix. »

Et il ajoute :

« Si l’on se cantonne dans cette perspective qui est celle produite spontanément par les acteurs et que l’on explique les faits à partir de l’existence d’un rapport de force entre les parties... »

Se présente alors une alternative, parce qu’il y a contradiction entre rapport réciproque et solidaire et rapport de force. D’où un choix et une option : celle d’expliquer les faits à partir d’un rapport de force préexistant. C’est un choix qui se soutient d’un point de vue anthropologique puisque partout depuis l’origine l’imaginaire et le symbolique sont en lutte constante (le pouvoir comme verbe et le pouvoir comme substantif).

On se trouve ici devant une nouvelle “Tentation” : la fétichisation des statuts. La puissance de la Loi est rapportée à la force de l’imaginaire dans laquelle elle se représente. C’est ainsi que Marshall Sahlins a pu interpréter la naissance de l’économie dans les chefferies comme l’épreuve de force entre l’imaginaire du big man et la communauté, celui-ci forçant celle-là à produire pour satisfaire ses fantasmes. Pierre Bourdieu, pour prendre un autre exemple, estime que les hommes ne sont vertueux, n’acceptent de responsabilités, de “charges”, et ne respectent leur statut que pour s’en servir pour dominer autrui et accumuler du pouvoir, mais il oublie l’alternative et n’explique pas comment naissent ces “outils” ! La Loi n’est pas engendrée par l’imaginaire auquel se réfère le big man ou le despote, mais par la communauté. C’est la réciprocité qui crée le sentiment qui pour n’appartenir à personne en particulier devient la référence éthique de tous. L’éthique est engendrée avant que d’être actualisée d’une façon particulière dans l’imaginaire du pouvoir, et si la genèse de la Loi n’exclut pas que l’on puisse ensuite se l’approprier pour asservir autrui, rien n’autorise à prétendre que cette appropriation soit légitime, ou encore qu’elle assure le bonheur de tous.

Mais ce qui obscurcit l’alternative entre le symbolique et l’imaginaire est le fait que désormais le système capitaliste subsume tous les systèmes de redistribution ou de réciprocité, et qu’il traite le statut comme donné par la nature. Un statut est alors un atout qui vaut de l’or. Il ne dépend plus de la nécessité d’autrui. Il est au contraire ce à quoi doit être subordonné le travail de qui se trouve hors statut ou dans un statut inférieur. Et dès lors la genèse de la valeur en tant que valeur des personnes est occultée (ici la traduction de arétê comme vertu s’imposerait).

Ce que j’appelle le pas aristotélicien est de franchir le seuil à partir duquel on voit à l’horizon paraître les structures de base d’une autre économie que celles du capitalisme.

*

Article mis en ligne sur le Blog de Paul Jorion, le 16 novembre 2013.

Pour citer ce texte :

Dominique TEMPLE, "L’échange de réciprocité", 2013, Novembre 2013, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 29 mars 2024).

Haut de page


Notes

[1] Cf. PIRON, Sylvain : Albert_le_Grand_et_le_concept_de_valeur.pdf (361.7 KB). Manuscrit auteur, publié dans “I Beni di questo mondo. Teorie etico-economiche nel laboratorio dell’Europa medievale”, R. Lambertini, L. Sileo (Ed.) (2010) 131-156.

[2] Tandis que pour Aristote : « La question ne porte pas sur le rapport aux choses mais sur la reconnaissance du besoin mutuel sans lequel il n’y aurait pas d’échange et, partant, pas de communauté. » (Cf. Sylvain Piron, op. cit. p. 9).

Pour Albert le Grand : « La seule façon de proportionner les produits échangeables est de le faire in pretio, en leur attribuant des prix. (…) Les produits ne sont plus offerts au besoin d’autrui, mais disponibles à la vente, et exigeant d’être échangés pour leur valeur, selon une mesure sociale extérieure au seul face-à-face éthique. » (Ibid., p. 12).

Pour que l’échange soit juste, selon Albert le Grand : « Ce ne sont pas les personnes qu’il faut ramener à l’égalité, mais les productions qui doivent être rendues égales. Elles doivent l’être, précise Albert, selon les “labeurs et dépenses” de chacun. » (Ibid., p. 13).

[3] Cf. TEMPLE, Dominique. « Le marché de réciprocité symétrique » (2009).