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Le Droit de la Terre

5. Le droit de la Terre : conclusion

Dominique Temple | 2004

La colère de la Terre

À l’origine, l’homme ne s’approprie que ce que lui donne la Terre, les fruits et les proies, mais dépasse sa condition primitive parce que en s’adressant à autrui grâce à une relation de réciprocité d’offrande ou d’entraide (potirõ, jopói…) il se découvre une conscience commune qu’il exprime par la parole et le langage.

Dès qu’il s’enquiert de l’offrande dont l’autre se réjouit, il s’empare de ce qu’il peut emprunter à la Terre de rare ou de précieux, du miel ou du sel, par exemple. Et l’homme qui trouve dans la nature l’objet qu’il désire offrir, le marque de son nom. La propriété est ainsi placée immédiatement sous le signe de l’altérité car ce n’est pas pour consommer soi-même, plus tard, que l’on garde quelque chose, c’est pour l’offrir à la première occasion afin de reproduire ou pérenniser une relation de réciprocité constituante de la communauté.

C’est à partir de la réciprocité que toute chose acquiert du sens (une part du soi qui devient soi de l’autre pour autant qu’il demeure ce qu’il est), et le don se veut le signe d’une amitié qui transcende la condition primitive.

La propriété qui s’acquiert par le travail est redevable de son sens au sentiment qui naît de la réciprocité dans laquelle le travail est investi. Mais encore faut-il être l’auteur de l’offrande, et cela engage la production de celui qui entend se faire reconnaître comme tel.

Comme le souligne Marx, la propriété est synonyme de production d’une valeur d’usage. Cette propriété se dédouble aussitôt en celle qui fait appel à un travail collectif et celle qui n’a besoin que d’un effort individuel. À la possession animale du corps, de l’air, de l’eau, du soleil, s’adjoint donc la propriété individuelle (la sayaña des Aymaras) et la propriété collective (l’aynuqa) dont le but est d’assurer la production des biens nécessaires à la communauté.

Lorsque la division du travail enrichit la société des métiers artisanaux, la propriété des moyens de production est consentie aux artisans en raison de l’utilité de leur savoir-faire pour la communauté. La forge et le moulin sont complémentaires du grenier. Le marché régule bientôt la distribution des richesses, et la monnaie permet aux intermédiaires de spéculer sur les différentiels de valeurs pour constituer un pouvoir d’investissement proportionnel à l’accumulation de valeur d’échange.

Or, par le biais de l’échange, celui qui met la main sur les moyens de production peut aussi dominer l’économie politique, et inféoder la réciprocité à son bon plaisir. Aristote a dénoncé ce détournement en citant Thalès de Milet, qui, après avoir loué tous les moulins de sa région, ne consentit à leur usage que moyennant une rente considérable [1].

Il reste que la Terre, qui fut immense et vierge, permettait à chacun de refuser de payer le tribut et de s’en aller créer ailleurs les conditions d’une économie de réciprocité. Mais, inlassablement, le même système s’est reproduit qui promeut le pouvoir de l’imaginaire du mieux loti, ou, dit autrement, qui oppose le souci d’être reconnu comme le plus grand ou le meilleur à l’obligation de subordonner cette ambition à la Loi commune.

Comment s’échapper de la réciprocité inégale qui autorise le plus favorisé à imposer son imaginaire ou son pouvoir ? Le troc est depuis les origines la solution que les communautés se sont proposée, et les commerçants assurèrent la compatibilité de la réciprocité et de l’échange [2]. Mais l’homme n’en demeure pas moins soumis à la tentation du pouvoir : ici le pouvoir de la redistribution (le prestige), là de l’accumulation (le profit).

Le capitalisme l’a emporté en Europe lorsque dans la Constitution des peuples il parvint à substituer au droit de propriété celui de la privatisation de la propriété. Dès lors, la Constitution ne veille plus à distribuer les ressources en fonction de leur usage mais à priver les uns de leur appropriation au profit des autres. La privatisation de la terre ne s’entend pas comme sa mise en production selon son usage pour le bénéfice de la communauté mais comme l’appropriation exclusive de ce que l’on appelle le fonds, du sol, escompté comme producteur de richesse. Par quel moyen a-t-on pu modifier la définition de la propriété et la dédoubler entre abusus et fructus, nue-propriété et usufruit, et par l’abusus priver autrui de son usus ? Cette privation du droit d’autrui sur la propriété de la terre fut obtenue par coup d’état et usage de la force.

La privatisation de la propriété de la terre et du travail humain en tant que ressource ou moyen de production déchaîna la colonisation et l’exploitation capitaliste. Que les capitalistes eux-mêmes instituent des règles de libre-échange entre ceux qui se sont emparé du travail humain et de la terre, il n’en reste pas moins que le fondement de la dignité qu’ils se reconnaissent entre semblables, limités à leur intérêt, leur imaginaire et leur appétit de pouvoir, est déterminée par la violence.

Mais ce système est plausible du moins tant que la genèse de la valeur demeure une énigme, tant que la propriété est confondue avec la privatisation de la propriété, c’est-à-dire la privation du droit d’autrui, tant que la raison éthique demeure prisonnière de l’imaginaire des uns et des autres, tant que chacun se justifie de se libérer de la sujétion à la Loi par la primauté qu’il accorde à la liberté absolue fût-elle sans raison et arbitraire, et qu’il n’est plus à même de contribuer rationnellement à la réciprocité généralisée qui le constituerait comme citoyen à part entière.

Il est plausible aussi tant que la Terre offre un espace suffisant à quiconque veut s’investir dans un autre avenir que celui de la jouissance du pouvoir. Mais c’est ici que se rencontre un obstacle infranchissable : les techniques utiles à la lutte pour le pouvoir sont d’une efficacité telle, et les limites de la terre si fragiles, qu’il n’existe plus d’alternative.

Alors la Terre fait entendre son droit : celui de nourrir et d’élever l’humanité tout entière. Peut-on priver la communauté humaine du droit de la Terre de nourrir tous ses habitants ? Et qui peut se glorifier de l’empêcher d’élever l’homme jusqu’à la raison ?

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Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "Le droit de la Terre : conclusion ", Le Droit de la Terre, 2004, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 29 mars 2024).

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Notes

[1] Cf. Aristote, La politique, livre I, chapitre IV.

[2] D. Temple, Apologie du marché, cf. L’économie politique II, Collection « Réciprocité », n° 14, France, 2018.