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Afrique-Cauris

28 janvier 2004

2. Les structures élémentaires et les trois formes de la réciprocité

1. Les structures élémentaires de la réciprocité

Dominique TEMPLE | 2004

Le principe de réciprocité et la liberté

Hier j’ai situé l’enjeu de la réciprocité comme celui de créer les conditions d’une situation contradictoire. J’ai parlé seulement du principe de réciprocité. Néanmoins, le principe était implicitement appréhendé au travers de la réciprocité connue comme le face-à-face de deux partenaires. Nous étions partis d’un vieux proverbe qui disait « celui qui agit doit subir » mais immédiatement interprété de façon que celui qui agit subisse par le truchement de la réciprocité d’un vis-à-vis.
 Pourtant, le proverbe ne dit pas comment celui qui agit doit subir. C’est de nous-mêmes que nous avons dit que le plus sûr moyen d’agir et de subir en même temps était la réciprocité de face à face.

La question se pose de savoir si d’autres structures que le face à face peuvent engendrer une situation contradictoire ; auquel cas, si la thèse que je défends est juste, elles pourraient tout autant que la réciprocité de face à face être des matrices du sens.

Eh bien, il suffit, si l’on reste dans l’imaginaire du don, de supposer que l’on donne d’un côté et que l’on reçoive d’un autre côté pour créer un telle structure. Que chaque partenaire d’une relation qui enchaîne au moins trois partenaires ou un nombre indéfini agisse sur un partenaire pendant qu’il subit la même action d’un autre partenaire et chacun d’entre eux se retrouve dans la même situation d’agir et de subir ; c’est-à-dire dans la situation contradictoire.

La finalité est la même, celle de créer du contradictoire, mais plusieurs structures peuvent y prétendre ; ce qui veut dire aussi que le contradictoire qui résultera de ces différentes structures ne sera pas constitué de la même matière ou encore qu’il sera de nature différente.

Le principe du contradictoire donne naissance à une conscience de conscience qui dans son équilibre le plus parfait est sans horizon non-contradictoire, c’est-à-dire qu’il donne naissance à une conscience de rien d’autre que de sa propre essence. Et nous avons vu que cette conscience de soi, libre de toute détermination physique ou biologique, était une sensation d’elle-même.

Mais si cette conscience de soi est le fruit d’une relation entre les hommes, elle est indépendante des limites du moi de l’un et du moi de l’autre car elle naît entre l’un et l’autre et donc comme une conscience d’une liberté pure.

La conscience de soi devient le sentiment de la liberté de la conscience. Cette liberté pour l’un et pour l’autre se constitue comme un sujet qui se substitue au moi de chacun des coparticipants de la relation de réciprocité et s’installe comme l’universel en lui. Nous avons appelé ce sentiment de liberté, qui n’appartient à personne mais devient le sujet parlant en chacun de nous, l’humanité. Voici l’homme, disions-nous.

Mais il y a plus encore : je ne sens pas en moi la métamorphose de quelque chose en humanité, je ne sens que l’avènement de cette humanité, je ne me ressens que naissant homme, qu’en tant qu’être pensant. Il n’y a rien dans ce qui est la conscience de conscience qui puisse être ressenti comme son préalable, comme sa source ou comme cause efficiente de cette expérience.

La parole qui sera l’expression de ce sentiment paraît donc être son commencement, car elle est l’acte par lequel le sentiment manifeste son effectivité et qui prouve son efficience.

De l’être de la conscience je puis dire que j’en suis l’hôte dans le fait de l’éprouver comme un sentiment qui me submerge, mais je puis dire que j’en suis le sujet dès qu’il s’exprime par la parole.

Le face à face et l’amitié

Si à présent je porte mon attention non pas sur le principe de réciprocité mais sur la structure de réciprocité que j’ai appelée face-à-face, et à laquelle nous nous sommes jusqu’à présent implicitement référés, je constate que cette révélation de la conscience à elle-même comme instance de liberté absolue n’est pas un pur esprit qui descendrait du ciel. Je ne puis être le siège de sa révélation que dans la mesure où l’autre participe de sa genèse. C’est l’autre qui est la condition essentielle de la révélation de la conscience dont je suis l’hôte. L’autre est pourtant en face de moi tel que je le vois et l’entends et le perçois avec les sens qui m’informent du monde. Mais dans le même moment où je le perçois ainsi dans une sensation biologique, il est la condition sine qua non de ma propre métamorphose en sujet parlant, car s’il participe aux sensations que me donnent mes sens, ce sont de telles sensations, sensations d’inquiétude et de désir, de fascination et de répulsion qui servent de matériau à cette métamorphose en ce que l’un et l’autre nous devenons, c’est-à-dire en nous-mêmes contradictoires.

La chose, d’ailleurs, se voit. Dans le moment où cette métamorphose se produit, c’est-à-dire dans la naissance du sentiment d’être humain, je vois s’accomplir cette métamorphose sous mes yeux en l’autre : je vois sur le visage de l’autre s’épanouir le sentiment d’humanité qui nous est commun, comme l’avènement de quelque chose de surnaturel.
 L’autre est pour moi la première image de l’Autre avec un grand A, pour exprimer la chose dans la terminologie de Lacan. J’appelle cette transformation du visage, la transfiguration.

Mais l’autre n’est pas seulement une image ou un miroir pour l’Autre. L’autre devient l’Autre car il est partie constituante de sa genèse. C’est substantiellement que l’autre est métamorphosé en l’Autre. Ce qui se voit en l’autre n’est pas le reflet du surnaturel qui l’anime, l’image du Dieu, mais la manifestation de la révélation. C’est plus qu’une transfiguration car ce que je vois, c’est bien le visage non plus de l’autre mais de l’Autre. C’est pourquoi je dis ici qu’il y a transsubstantiation. La révélation acquiert donc plus qu’une image, elle a un visage.

Plus tard, nous soulignerons sur le visage de l’autre les traits qui nous paraissent témoigner de l’Autre, et ces traits sont ceux de la beauté. Plus tard, encore, nous renforcerons ces traits en les soulignant par la peinture et les ornements. Ce sera la parure. Enfin, nous séparerons le visage de l’Autre de celui de l’autre, et nous en ferons un masque, c’est-à-dire l’effigie du surnaturel.

Mais ce n’est pas de cela qu’il sera question ici : il sera question de la nature de la révélation, du contenu de la révélation : ce qui est transformé en sentiment d’humanité est quelque chose qui est né entre nous, qui n’appartient en propre à aucun de nous mais qui est devenu notre propre chair, et cette chair est l’incarnation du sentiment d’humanité dans ma réalité.

Le sentiment d’humanité sacralise le corps d’autrui comme son siège privilégié. L’être qui est en face de moi est ce qu’il y a de plus désiré qui soit au monde, au point de m’en faire oublier le monde. Toute chair lui doit son être. Et la reconnaissance affective de cette dette est consubstantielle de la révélation de la chair : c’est ce sentiment-là que j’appelle l’amitié par référence à la philia puisque c’est ainsi que le nomma la philosophie en décrivant ce que je viens de tenter de dire comme le fruit de la réciprocité de bienveillance. Je ne dis pas seulement que l’autre est donc ce qui m’apporte une image de la vie spirituelle qui me donne une vision terrestre d’une vie du ciel ; je dis que l’autre est le ciel sur la terre ou la moitié du ciel car, encore une fois, je ne peux pas dissocier le corps, la vie, l’existence qu’il met en jeu dans la réciprocité de ce que je mets en jeu et de ce qui en résulte...

La structure ternaire, l’individuation, la responsabilité

À présent, je vais considérer ce qui se passe lorsque la structure de réciprocité est une structure qui correspond à ce que Lévi-Strauss a interprété comme l’échange généralisé [1]. Comme je ne pense pas que la valeur produite soit la même que celle qui est produite dans le face à face, je suis obligé d’abandonner la dénomination de réciprocité restreinte et de réciprocité généralisée que nous aurions pu décalquer de sa terminologie échange restreint, échange généralisé. J’appellerai binaire  (lire la définition) la réciprocité du face-à-face, et ternaire  (lire la définition) la réciprocité qui fait intervenir au moins trois constituants.

Rappelons-nous notre proverbe attribué à Eschyle. Une surprise nous attend : « Oreste a tué et doit être tué », disent les Erynies. Mais Oreste a tué sa mère qui avait tué Agamemnon son époux qui avait tué leur fille : Iphigénie. Il ne s’agit pas d’un face à face ! L’emprise de la notion de face à face pour l’idée de réciprocité est si forte que l’on imaginerait volontiers que les Erynies sont les victimes d’Oreste ressuscitées. Mais non ! Nous sommes déjà en présence d’une structure qui crée bien du contradictoire comme le crée le face à face mais ce n’est pas le face à face !

Je remarque aussitôt que dans la réciprocité ternaire aucun des partenaires n’a de vis-à-vis qui pourrait lui donner une image de ce qu’il éprouve en étant lui aussi un moment contradictoire résultant du fait de subir et d’agir en même temps. L’image de ce qui se passe en moi disparaît car j’ai deux partenaires au lieu d’un, et l’un d’eux est seulement agissant, et l’autre subissant. Si nous sommes dans une réciprocité de dons, l’un d’eux est seulement donateur, l’autre seulement donataire. Au mieux, je vois se manifester dans leur visage, pour l’un le plaisir de recevoir, pour l’autre l’inquiétude de donner. Pas de transfiguration donc qui proviendrait de l’avènement d’une référence commune, pas de visage pour la conscience universelle. Or, je suis le siège de la sensation d’un tel avènement. Je sens et sais que je sens, mais seul. La conscience de conscience est mon expérience propre et je ne trouve qu’en moi-même la source de cette joie qui me submerge – la découverte de la liberté.

Néanmoins, cette pensée est comme accouchée par deux aides : l’une de celui qui reçoit et l’autre de celui qui donne. Sans la chaîne ininterrompue de tous les vivants qui participent à cette expérience ternaire, et je dis bien ininterrompue, cette expérience n’est pas possible. Je ressens ma liberté mais seulement à partir de la contribution de tous à l’élaboration de ce que je ressens. Sans le donner de mon premier partenaire et sans le recevoir de mon autre partenaire il n’y a rien de possible.

Ainsi, l’absence de visage et l’absence d’un corps humain singulier, qui puisse à lui seul soutenir la relation de réciprocité et témoigner de la valeur produite, fait disparaître toute objectivité de l’Autre, mais par contre il y a en creux comme une nécessité, une empreinte de l’Autre qui impose à mon sentiment d’exiger sa présence : et c’est ce que nous propose l’imagination lorsqu’elle projette dans cette place inoccupée le corps virtuel de tout homme (de tout autre). La présence de l’autre en ce lieu est une exigence de la pensée, c’est-à-dire que tout homme est compté comme existant en ce lieu.

Il ne s’agit pas de fiction : il s’agit d’une exigence de mon sentiment.

Ce sentiment que j’ai donc de l’autre comme Autre et comme si sa participation à l’humanité commune et plus précisément à mon humanité ne dépendait que de ma propre humanité, cette exigence incontournable est ce que j’appelle la responsabilité.

Je réponds pour l’autre, je réponds de l’autre. Et ce sentiment ne peut pas ne pas être l’axe même de ma propre liberté. Il est consubstantiel à l’expérience de la réciprocité ternaire parce que l’absence de symétrie dans cette structure empêche que l’autre soit pour moi à la fois donateur et donataire, impose qu’il ne soit que donateur ou donataire, et que le grand Autre, dès lors, n’ait pas son visage. Le grand Autre a sans doute mon visage mais que je ne vois pas. Toutefois, à défaut de voir cet Autre, je peux l’entendre : je l’entends, en effet, dans l’écho de ma parole. C’est dans le moment de la parole et de son écho que se révèle non plus le visage mais le chant, la parole surnaturelle, l’hymne où à la fois le sentiment se reconnaît comme le sentiment universel de l’humanité, c’est-à-dire comme le moment où l’avènement d’un sujet transcendantal fait de nous son corps et où à la fois la parole traduit l’effectivité de ce sentiment. La parure et le chant ce sont déjà l’écriture et l’oralité.

Cette réciprocité a été remarquée par deux chercheurs dans une structure concrète particulière, celle de la génération humaine, la filiation. Mireille Chabal, dans son article « Le nom de la mère » [2], souligne que la femme est fille qui reçoit la vie de sa mère, mais qu’elle devient mère sans cesser d’être fille, mère d’une fille, ainsi de suite. C’est ainsi que la mère devient le premier signifiant de la valeur produite par cette structure ternaire, c’est-à-dire du sentiment de responsabilité sur la genèse de l’humanité.

Jacqueline Michaux [3] rend compte du récit d’une mère aymara qui dit qu’elle est “morte” sept fois. Dans le récit de cette femme, l’accouchement était une épreuve où elle perdait connaissance. Pendant la perte de connaissance, elle était le siège d’une lutte entre la mort et la vie. Elle traversait, raconte-t-elle, un fleuve grand comme un lac au bout duquel se trouvait une porte, de l’autre côté de la porte, des collines fleuries où les enfants morts-nés sur cette terre sont vivants ainsi que les anciens, morts sur cette terre, et où les rivières sont des rivières de sang. Tandis que son père lui dit “vient jouer”, sa mère lui dit “retourne de l’autre côté car tu es responsable de ton enfant”. Elle rejette l’alliance du père (peut-être alliance incestueuse), écoute sa mère qui la renvoie retrouver sa fille. Elle descendra les collines, repassera la porte. Au milieu du lac, elle rencontre un homme vêtu de blanc qui lui dira “je suis Jésus”, elle se réveillera et racontera son histoire en disant « ce n’était pas un songe, c’est la vérité ».

L’expérience du contradictoire entre la vie et la mort paraît évidente non seulement dans le réel, puisque cette femme souffre jusqu’à l’épuisement en donnant la vie, mais aussi dans l’antagonisme des images qui sont ici des consciences élémentaires dont on sait qu’elles sont liées au réel par une conjonction de contradiction, image de vie pour la mourante, image inverse lorsqu’elle se réveille à la vie, les morts là-bas sont les vivants ici et réciproquement, mais plus encore dans l’image de l’eau entre deux terres, plus encore dans l’image de la porte, et plus encore dans l’image de la croix que symbolise dans ce pays le nom de Jésus. Mais le mot de la fin est le Nom de la mère, le nom que lui donne la mère : “parce que tu es responsable de ta fille”.

Je lie les deux analyses entre-elles et je peux les comprendre ensemble si j’interprète que le sentiment du contradictoire, dans une structure de réciprocité ternaire diachronique, est le sentiment de responsabilité  (lire la définition) .

La structure ternaire diachronique, c’est-à-dire unilatérale, est donc le siège d’une individuation de l’être qui se reconnaît au sentiment de responsabilité. Il suffit que la relation soit sans commencement ni fin ou qu’elle se referme en un cercle pour que chacun de ses protagonistes soit le siège de cette individuation et de ce sentiment. Dans cette structure disparaît la passivité qui caractérisait la réciprocité binaire, puisque l’on recevait tout l’Autre de l’autre. On est ici soi-même l’auteur de l’Autre. Je pense que cette structure confère donc une valeur de dignité à l’individu parce qu’il devient la source, le commencement de la conscience, et que cette dignité confirme le sentiment de responsabilité. Plus précisément, la dignité de l’individu n’est autre que sa responsabilité du genre humain. Mais à mon avis, ne peuvent être le siège d’un tel sentiment que ceux qui participent d’une réciprocité de type ternaire.

La structure ternaire bilatérale et le sentiment de justice

J’en viens à présent à la structure la plus célèbre de toutes les structures de réciprocité discutées dans le champ de l’anthropologie. La discussion atteignit un sommet avec un dialogue entre un anthropologue anglais du nom de Best et un vieux sage maori du nom de Tamati Ranaipiri. Le Maori prétend expliquer à l’Anglais quel est le rapport que les Maori ont avec la nature : ce n’est pas un rapport d’exploitation sans limites mais, au contraire, un rapport de réciprocité.

Pour expliquer comment on peut construire avec la nature une relation de réciprocité ou plutôt une chimère de réciprocité qui donne à l’homme un esprit capable de gouverner sagement les choses du monde, Tamati Ranaipiri commence par décrire la relation de réciprocité qui a réellement lieu entre les hommes : si je reçois un cadeau de toi, dit-il, et que j’en fasse bénéficier un tiers, ce troisième homme, au bout de quelque temps, décide de me retourner en réciprocité (réciprocité binaire) un autre cadeau. Mais alors, il ne serait pas juste que j’en bénéficie moi-même car ce cadeau est le hau du tien et je dois donc t’en faire bénéficier car sinon j’en mourrais… [4].

Le texte a paru très obscur à Mauss car celui-ci n’imaginait alors la réciprocité que sous sa forme binaire et cela parce qu’il voulait l’interpréter comme un échange. Pourquoi, dès lors, le Maori a-t-il besoin d’un troisième personnage pour expliquer ce qu’est la réciprocité ?
 Même problème pour l’anthropologie de tradition anglaise comme le montre Marshall Sahlins [5].


Je vous fais grâce des interprétations extrêmement complexes qu’il faut imaginer pour rendre compte en termes binaires de ce qui se présente comme une structure ternaire. Ce que je retiens, ici, de la parole de Ranaipiri est un seul mot : le mot « juste ». Et je remarque qu’il est associé au fait que la réciprocité ternaire, au lieu de tourner comme les aiguilles d’une montre de façon unilatérale, fonctionne ici comme un pendule. Ranaipiri est dans une relation ternaire, mais comme chacun de ses partenaires est avec lui dans une relation binaire, il est seul responsable, mais responsable d’une question délicate : que doit-il redonner à chacun du don d’autrui ?

Il n’y a pas de solution satisfaisante à ce problème a priori sinon celle que peut lui donner la responsabilité dans la position qui est la sienne d’être le milieu entre deux opposés, et qui définit donc ces deux opposés comme égaux.
 De sa position médiane, il vient de décrire ici le fléau de la balance qui sert d’enseigne à la justice.

Le sentiment de responsabilité né dans une structure de réciprocité ternaire bilatérale, c’est-à-dire dans laquelle le mouvement de retour prend le même chemin que le mouvement d’aller, est le sentiment de justice.
 « Il n’est pas juste que je ne te redonne pas le cadeau que j’ai reçu, parce qu’il est le hau de ton cadeau ».

Le hau a été interprété comme la valeur d’échange ou encore comme la plus-value du cadeau donné ou comme l’intérêt d’un prêt, etc. Chacun reconnaît toutefois qu’il est l’esprit du don mais qui peut être aussi interprété, et c’est ce que je fais ici, comme la valeur produite par la réciprocité et dont le cadeau est le symbole. On peut vérifier cela en poursuivant la lecture du texte recueilli par Best car lorsque Ranaipiri, pour en venir à la relation de réciprocité construite avec la nature, remplace le premier donateur par des chasseurs qui ont attrapé des oiseaux, le magicien reçoit des oiseaux de la part des chasseurs et il en rend une part à la forêt. C’est le cycle ternaire.

Le magicien s’est donc introduit dans la relation forêt-chasseur pour créer une relation de réciprocité ternaire dont il est devenu le personnage central et donc le siège d’un sentiment de responsabilité sur le hau, l’esprit du don réciproque. Le magicien confectionne alors un petit talisman appelé le mauri qui est censé représenter le hau (de sorte qu’il n’y ait aucune confusion à son sujet) et qu’il remet à la forêt, car dans ce cycle, tout de même, c’était la forêt qui la première avait donné les oiseaux aux chasseurs. C’est pourquoi, il appelle ce hau « Non pas le “hau” du vent ou de la terre, non, non, mais le “hau” de la forêt ».

Je m’étonne que ce qui est présenté comme “l’énigme du tiers”, dans la leçon de Tamati Ranaipiri, soit toujours incompréhensible pour les anthropologues de notre temps, car je ne sais comment on pourrait être plus clair que Ranaipiri.


Je distingue donc nettement la structure unilatérale, dans laquelle le sentiment de responsabilité est ce qui apparaît dans toutes les relations ternaires, de la structure ternaire bilatérale, dans laquelle ce sentiment de responsabilité se transforme en un sentiment plus précis : le sentiment de justice  (lire la définition) .

La structure ternaire centralisée : la fidélité,
 la solidarité

Pour la tradition occidentale, Aristote ne fondera pas autrement la justice. La justice, dira-t-il, c’est l’égalité ; mais il ajoutera que le sentiment de justice est le seul qui permette de définir les conditions de sa genèse, à cause justement de ce qu’il ne peut advenir en dehors de l’obligation pour le juste milieu de se définir comme le milieu entre deux contraires.

Aristote dira que rien ne peut contredire l’accord inégal entre deux partenaires s’il est consenti de bonne foi et avec raison par chacun d’eux, car l’amitié n’a pas besoin de la justice et l’on se demande comment, alors, établir la justice entre l’un et l’autre.

Il me semble que la solution est dans le fait que Aristote subordonne la définition de la justice comme égalité à celle de la justice distributive qui est une relation ternaire, une structure de type de celle que nous a décrite Ranaipiri : situation ternaire dont les deux partenaires du tiers intermédiaire sont aussi en position binaire l’un par rapport à l’autre ou par rapport au tiers intermédiaire. Pour réaliser la structure qui fait apparaître la justice distributive, il suffit que différents partenaires, au lieu de se situer en chaîne bilatérale linéaire, prennent tous le même intermédiaire et construisent une structure en étoile. Cette structure nouvelle est fréquemment appelée redistribution  (lire la définition) .

Ici, nous devons faire intervenir une division de statut entre celui qui occupe la position intermédiaire, seul désormais à pouvoir assumer le rôle de Tamati Ranaipiri et duquel nous avons dit qu’il était le siège d’un sentiment de responsabilité et d’un sentiment de justice, et le statut de tous les autres partenaires dont aucun désormais ne peut occuper cette position. On peut alors craindre que leur position ne soit conjointe à la disparition de la dignité qui prévalait dans l’individuation, et qu’avec la perte de cette dignité, se perdent aussi les sentiments de responsabilité et de justice.

Si ma thèse est juste, c’est-à-dire si le sentiment naît de la relation entre les hommes et n’est pas une propriété innée des individus, alors c’est le sentiment de responsabilité et de justice qui doit se transformer entre les deux statuts désormais différents du centre et de la périphérie ; si, comme je le soutiens, le sentiment naît entre les individus et de leur relation et n’est pas inné dans les individus, comme le soutient Mauss, ce n’est pas à une absence ou à une disparition que nous aurons affaire mais à une transformation. Cette transformation se voit à une certaine connivence entre le centre et la périphérie, car le même sentiment de justice et de responsabilité implique sa compréhension commune de la périphérie pour le centre et du centre pour la périphérie : il s’agit d’un consentement mutuel qui se traduit par la même foi. On imagine aisément que le centre qui est intermédiaire entre tous sent sa responsabilité comme augmentée et son sentiment de justice multiplié. Il n’y a sans doute pas de nouveau nom pour dire cette augmentation car il ne s’agit pas d’une nouvelle valeur mais d’une intensification de la valeur déjà définie précédemment. Cette puissance supérieure je l’appellerai néanmoins, pour la nécessité de l’analyse, le sentiment de magistrature. La fonction de magistrat, elle, est par contre bien reconnue puisqu’elle est estimée d’une valeur supérieure à celle des autres statuts sociaux.

Il est difficile de trouver les mots adéquats pour dire comment il peut être évident à tous les membres d’une organisation fondée sur la réciprocité centralisée que l’inégalité est l’expression de l’égalité entre le centre et la périphérie. En effet, les partenaires qui se trouvent à la périphérie ne perdent pas le sens de la justice ou de la responsabilité car ils participent de la structure ; et c’est la structure qui fonde le sentiment, non le fait d’être un individu. Mais la structure communique à la périphérie un sentiment de responsabilité et de justice qui se virtualise tandis qu’il s’actualise chez le magistrat puisque tous ressentent que la parole lui incombe.

Comment se traduit cette virtualisation ? Cette structure ne crée pas un vide qui serait irresponsabilité ou esprit d’injustice pour la périphérie, elle crée au contraire ce que j’appelle la confiance en la justice et la responsabilité du magistrat. L’union intime du sentiment de confiance et du sentiment de magistrature est indissociable : il y a comme un glissement de la valeur des uns sur l’autre, mais ce glissement est un lien entre le sentiment de l’un et le sentiment des autres, sentiment qui les unit entre eux et que j’appellerai désormais solidarité  (lire la définition) . La hiérarchie dans une cité apparaît ici non comme la domination des uns sur les autres mais comme la condition de la démocratie, ou, dit d’une autre manière, l’inégalité des statuts d’une société n’est pas fondée sur l’injustice mais au contraire sur la justice. C’est sans doute ce qu’exprime Aristote lorsqu’il constate que l’offense à un citoyen et l’offense à un magistrat ne doivent pas être punies de la même façon, mais que l’offense à un magistrat doit être punie plus que l’offense au citoyen. Que veut-il dire sinon que les citoyens considéreraient que la sanction est inégale s’ils ne reconnaissaient pas la structure de réciprocité centralisée, mais par contre qu’ils comprendraient qu’elle est parfaitement égale si elle s’accompagne de la reconnaissance que le magistrat exerce seul désormais le rôle de juge dans la cité. De sorte que cette égalité inégale, Aristote l’appelle : l’égalité proportionnelle.

On retrouvera la solidarité dans toutes les situations où le sentiment commun est assumé de façon différente par les uns ou par les autres, tout en étant produit pour les uns et pour les autres, et par leur participation à la même structure fondamentale de réciprocité (par exemple, dans une structure de partage dès lors que l’un des membres de la communauté serait lésé parce qu’il ne recevrait pas une part égale à celle des autres, c’est pourquoi la solidarité est souvent perçue à partir d’une expérience d’injure à la redistribution).

Dans les sociétés qui veulent tout soumettre à l’échange, l’injure à la réciprocité est permanente et le recours à la solidarité un leitmotiv des victimes qui veulent que la justice soit restaurée. Le magistrat jouit d’une confiance certaine de la part de ses concitoyens, et cette certitude des autres citoyens confirme l’autorité du magistrat. À l’autorité du magistrat correspond le respect. Enfin, le magistrat est à l’initiative de la Parole et il est celui dont la Parole est certaine non pas de la vérité des choses, du savoir faire des artisans ou des commerçants, mais de l’authenticité de la Parole. Et lorsque l’authenticité de la Parole devient avec le temps la Tradition, ici entendue comme l’obligation pour la Parole d’être en conformité avec ce qui est le sentiment de tous, le magistrat n’est plus seulement « le grand fils de la communauté », comme disent les Kanaks, mais il devient le dépôt de la sagesse, que les Kanaks appellent alors « la corbeille de paroles » ; non pas un banquier, comme disait Sahlins qui confondait le mana avec une valeur d’échange, mais un prêtre, gardien du sens et de la vérité : désormais, la Parole du magistrat est sacrée, et le respect devient la fidélité.

L’égalité est prononcée par le magistrat qui est entre les parties prenantes pour ces parties prenantes. Le magistrat est le fléau de la balance entre les parties. Même lorsque les valeurs apparaissent distinctes pour des hommes distincts dans une structure de redistribution elles sont en fait communes. On ne peut exiger la fidélité sans corbeille de paroles, on ne peut exiger la solidarité de qui ne se trouve pas dans la situation de faire corps avec les membres d’une communauté. De même, si les hommes se définissent hommes grâce à des structures de réciprocité centralisée, chaque individu ne peut être reconnu comme pleinement humain et dans ses droits fondamentaux que si est respectée non seulement sa liberté de conscience, non seulement sa volonté propre, mais aussi sa conviction lorsqu’il témoigne de confiance et de respect envers l’autorité de sa communauté et de solidarité avec tous les autres membres de sa communauté, voire quand il fait ostensiblement allégeance à qui incarne l’autorité.

Le partage et la grâce

J’envisage maintenant une structure plus simple. Je supprime le centre de cette “communauté-étoile” que nous avons appelée redistribution. L’offrande de chacun s’adresse alors à tous. C’est une forme de réciprocité très connue. Par exemple, vous invitez des amis, puis chacun d’eux à son tour invite les autres. Parfois, chaque invité apporte pour tous une part de ce qui sera consommé par chacun. Je crois que la première formule se rencontre dans les invitations à l’européenne, tandis que la seconde ressemblerait plus à ce qui se passe dans diverses sociétés africaines. Mais c’est pratiquement la même structure que j’appelle le partage. Cette structure n’est plus ternaire mais binaire car chacun est en face-à-face avec tous les autres.

Le sentiment qui en résulte n’est pas un sentiment où l’individuation détermine un certain nombre de valeurs comme justice ou responsabilité. Il apparaît plutôt quelque chose qui ressemble à l’amitié, mais une amitié sans visage particulier. On penserait à la solidarité mais il n’y a pas entre les uns et les autres de différence de statut qui puisse instaurer une différenciation entre deux niveaux de la même perception. Tout le monde est alors dans un même état de grâce car l’affectivité ressentie n’appartient à personne, comme dans l’amitié, mais est ressentie de tous. Les Grecs n’ont pas hésité à appeler ce sentiment : la grâce, la charis  (lire la définition) et d’en faire la vertu la plus haute du politique, la vertu de la démocratie athénienne, c’est-à-dire de ce que l’on connaît mieux aujourd’hui sous le nom de démocratie directe.

Nous pourrions, ainsi, poursuivre l’analyse des structures de production des valeurs éthiques. Il faudrait décrire ce que chaque structure de réciprocité produit comme valeur, puis étudier ce que ces valeurs deviennent lorsque ces structures s’associent pour former des systèmes de réciprocité  (lire la définition) . Comme certaines de ces structures s’excluent parce que contradictoires entre elles (par exemple, la réciprocité ternaire diachronique et la réciprocité de partage), les hommes qui vivent en société délimitent des champs d’application spécifiques et fabriquent des institutions pour leur assurer leur indépendance.

Certains systèmes allient de façon géniale des structures apparemment incompatibles [6] : je pense au système spirale  (lire la définition) des sociétés aymaras et quechuas décrits par Jacqueline Michaux [7].

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Pour citer ce texte :

Dominique TEMPLE, "Les structures élémentaires de la réciprocité", Les structures élémentaires et les trois formes de la réciprocité, 2004, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 25 avril 2024).

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Notes

[1] Si l’on ne considère que la destinée des choses données et si l’on interprète la cause du don comme un échange mû par un intérêt, alors nous reconnaissons ce que Lévi-Strauss appelle « l’échange généralisé ». Par opposition à l’échange généralisé, Lévi-Strauss a appelé la réciprocité binaire : « l’échange restreint ». Et il a choisi de considérer l’échange généralisé comme premier, et l’échange restreint comme la réduction de celui-ci à deux partenaires. Cette réduction découle logiquement de l’idée que l’échange est la base des rapports humains, car il n’y a qu’une structure de l’échange.

[2] CHABAL, Mireille. « Le nom de la mère ». In Revue du M.A.U.S.S. semestrielle, N°12, 2° semestre, Paris : La Découverte, 1998.

[3] MICHAUX, Jacqueline. Santé de la femme et interculturalité. Une approche anthropologique de l’interculturalité dans le domaine de la santé chez les aymaras du département de La Paz (Bolivie). Thèse de doctorat en sciences sociales, mention anthropologie, Bruxelle, Université Libre de Bruxelle, 2000.

[4] Cf. MAUSS, Marcel. “Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques”. In Sociologie et Anthropologie, Paris : P.U.F. (1950), 1991.

[5] Cf. SAHLINS, Marshall. Stone age economics, 1972 ; Trad. franç. : Âge de pierre, âge d’abondance. Paris : Gallimard, 1976.

[6] Il existe plusieurs structures élémentaires de réciprocité, des structures intermédiaires, des systèmes semi-complexes, et enfin des systèmes complexes de réciprocité ; mais aussi trois formes de réciprocité : positive, négative et symétrique, dont les dialectiques définissent des imaginaires antagonistes.

Comme système semi-complexe, on citera celui des communautés des Andes qui associe des structures de réciprocité élémentaires de façon hélicoïdale  (lire la définition) (Cf. Dominique TEMPLE (2004) “La structure spirale dans le système de réciprocité Aymara”. Les charges communautaires sont assumées par différents lignages dans un ordre circulaire avec une durée telle que lorsqu’elles reviennent à leur point de départ c’est avec un saut de génération : alors un fils succède à son père et l’on a une structure de filiation.

Par structure généralisée, j’entends une structure comme celle du marché de réciprocité  (lire la définition) .

[7] MICHAUX, Jacqueline. “Territorialidades andinas de reciprocidad : la comunidad”. In Las estructuras elementales de la reciprocidad. La Paz : Tari, 2003.