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Afrique-Cauris

27 janvier 2004

1. L’enjeu de la réciprocité

4. L’expression du contradictoire

Dominique TEMPLE | 2004

Le premier drame de l’humanité

Comment la Parole, comme actualisation non-contradictoire, peut-elle rendre compte d’un sentiment qui est l’expression du contradictoire ?

La solution de Claude Lévi-Strauss : le principe d’opposition

J’ai tenté d’orienter notre réflexion sur l’enjeu de la réciprocité et je vous ai proposé de le définir comme la situation contradictoire que la réciprocité engendre pour chacun des participants. Or, cette situation ne demeure pas en l’état et la parole qui lui permet de se dépasser est une action qui obéit à la logique de non-contradiction sous peine de ne pas être entendue d’autrui. Il y a donc là une énigme : comment un sentiment dont le caractère absolu traduit le fait qu’il est la manifestation d’une situation en elle-même contradictoire peut-il être porté à autrui par un vecteur en lui-même non-contradictoire ?

Claude Lévi-Strauss a proposé une théorie de la réciprocité qui apporte une première solution à cette énigme.

Imaginons que l’intérêt privé soit premier : la solution pour s’emparer de quelque chose qui ne nous appartient pas est de le prendre. Mais si autrui défend cette chose, il nous faut courir un risque mortel. La solution de l’échange s’impose. Toutefois, quoi que je puisse proposer en échange du bien désiré, l’autre peut ne pas s’en satisfaire, car il peut très bien ne pas pouvoir retrouver le bien qu’on lui demande de céder. Le même principe, selon lequel chacun ne peut que vouloir ce que l’autre possède pour le posséder à son tour, l’empêche de céder le sien de façon définitive. La solution est alors que celui qui reçoit s’engage à rendre la chose elle-même lorsque les situations seront renversées terme à terme (ce qui exige, en l’attente, un gage qui est dans la théorie de Lévi-Strauss l’origine de la monnaie). La réciprocité ici n’est qu’une règle qui établit une égalité de droit sur une valeur objective. Cette règle s’applique aux échanges, de telle sorte qu’un échange dans un sens soit compensé par un échange identique en sens inverse. La réciprocité est la modalité des échanges qui assure que la paix soit systématiquement préservée, au point que Lévi-Strauss conclut que l’enjeu de la réciprocité est un échange entre le besoin de sécurité et les biens convoités par autrui. Il explique même la polygamie comme un échange entre la sécurité offerte par un guerrier puissant et les femmes auxquelles ses protégés auraient droit dans une relation de réciprocité équilibrée.

Cette thèse n’est pas nouvelle. Hobbes disait à peu près la même chose. Mais Lévi-Strauss va plus loin. Il observe que lorsque l’homme recherche une épouse, il rencontre l’opposition de l’étranger qui ne lui cède pas sa sœur aisément, et que la femme convoitée devient à la fois l’objet d’un désir prononcé et à la fois le motif d’une crainte tout aussi prononcée, une situation qu’il appelle une « situation contradictoire ». Or, dit Lévi-Strauss, il s’agit de briser cette situation par une solution non-contradictoire, et voici donc ce qu’il propose : la parole déclinerait le contradictoire par une opposition entre deux termes (ici, sœur-épouse) qui est une opposition corrélative, c’est-à-dire non-contradictoire. Les deux termes corrélés sont en effet réels et complémentaires comme le bas et le haut, l’est et l’ouest, le clair et l’obscur. Ces termes peuvent désormais s’échanger pourvu que leurs échanges soient réciproques. Pourquoi réciproques ? Parce que c’est la seule façon de réaliser l’égalité entre eux, puisque la parole d’opposition ne définit que deux termes corrélatifs [1].

Dans ce que l’on appelle l’échange matrimonial, il faut qu’un homme et sa sœur aient en face d’eux un homme et sa sœur (ou fille, bien entendu). Cette alternative est présentée par Lévi-Strauss comme le seuil entre la nature et la culture des sociétés primitives.

Lévi-Strauss a donc fait de l’opposition corrélative (l’opposition non-contradictoire) un principe, qu’il appelle naturellement le principe d’opposition et qu’il décrit comme la première modalité de la fonction symbolique. L’échange ne recourrait pas à la réciprocité de façon aveugle ou empirique pour bénéficier d’une paix certaine, mais parce qu’il serait contraint de respecter le principe d’opposition qui ne lui offre que deux termes à échanger et qui ne peuvent donc s’échanger que de façon alternée, c’est-à-dire réciproque. L’alternative la guerre ou l’échange devient la guerre ou la réciprocité des échanges.

Reste, toutefois, que si la fonction symbolique sépare ce qui est contradictoire en une opposition dont les termes apparaissent légitimes pour celui qui parle à l’autre, il faut que ces termes soient également légitimes pour l’autre. Par exemple si je dis « votre sœur est mon épouse », il faut que vous m’entendiez. Or, quand je dis « votre sœur », je définis l’altérité à partir de laquelle se constituera la réciprocité seulement pour moi. Comment peut-elle l’être aussi pour autrui ?

Cette altérité, répond Lévi-Strauss, est déjà présente à l’intérieur de la conscience individuelle de tous les hommes comme une empreinte. Le principe d’opposition serait inné. La différenciation dont témoigne le principe d’opposition est en effet le principe de la vie. En imaginant donc qu’à chaque progrès de la vie émergent des facultés nouvelles, il est possible qu’à un niveau de complexité très élevé du vivant, le principe d’opposition soit non seulement un acte de différenciation du vivant mais un acte du vivant qui permette d’incorporer autrui dans son devenir.

Mais que reconnaît-on d’autrui dans cette empreinte prédéterminée ? L’altérité qu’elle autorise pose question : elle ne signifie pas la présence d’autrui comme co-fondatrice d’une relativisation entre deux individus pour qu’émerge entre eux une résultante commune. L’empreinte prédétermine ce qui est dit altérité, puisque l’autre est a priori corrélé à son opposé par ce que l’on peut appeler plus précisément complémentarité (par exemple, mâle pour femelle). Dès lors, entre deux partenaires, il ne pourra y avoir échange que de ce qui se moulera dans l’empreinte offerte par chacun d’eux. La complémentarité mâle-femelle se prête à cette thèse et induit l’idée de “l’échange des femmes”.

Selon Lévi-Strauss, la parole propose une définition non-contradictoire de ce qui est contradictoire (la femme comme épouse et comme sœur). Mais ce principe d’opposition requiert immédiatement une règle pour autoriser et généraliser l’échange, car autrement l’échange serait à sens unique. Cette règle psychologique est la règle de réciprocité. L’échange convoque donc nécessairement la règle de réciprocité à laquelle conduit l’opposition sœur-épouse. Ainsi, la règle de réciprocité devient antérieure à l’échange comme sa condition nécessaire. La thèse de Lévi-Strauss innove donc par rapport à celle de ses prédécesseurs qui voyaient dans la réciprocité une généralisation de l’échange-don, et la définissait comme la simple symétrie de l’échange-don.

La thèse de Lévi-Strauss propose la séquence suivante :

1) L’intérêt,

2) une situation contradictoire créée par la confrontation (fortuite) des intérêts,

3) la parole en tant que principe d’opposition qui vient apporter une solution non-contradictoire à une situation contradictoire (insoutenable),

4) la réciprocité, en tant que règle psychologique, qui (seule) va permettre :

5) l’échange pacifique des valeurs définies de façon non-contradictoire.

Je retiendrai de cette thèse que :

C’est donc bien la Parole qui vient donner une issue au sentiment contradictoire,

et que,

Ce contradictoire naît d’un équilibre où les hommes sont face à face dans une situation de réciprocité initiale.

Mais pourquoi l’homme traite-t-il la femme d’objet ?

Selon Lévi-Strauss, la femme serait à l’origine une valeur et s’offrirait à l’homme par l’homme comme une pomme : de son usage on tirerait des facilités ou des faveurs ou des avantages qui la rendraient indispensable.

Quant au sens de cette valeur, il reste flou car chacun entend le définir à sa manière : pour certains ethnologues, il s’agit d’une force de travail ; pour d’autres, l’occasion d’une jouissance sexuelle ; pour d’autres, d’une force de reproduction de la force de travail ; pour d’autres encore, la condition nécessaire à la reproduction de soi à l’identique, etc. Et il n’est pas évident qu’entre groupes distincts les usages soient les mêmes. Mais enfin ! La théorie de l’échange des femmes peut sans doute se soutenir.

Que la femme soit considérée comme l’enjeu de la spéculation des hommes pose néanmoins un problème de fond bien vu par Françoise Héritier qui se demande pour quelle raison l’homme disposerait de la femme comme d’un objet tandis que la femme serait dépourvue de cette même compétence. Récusant que la force physique puisse être le motif de l’emprise de l’homme sur la femme, Françoise Héritier avance l’idée que la femme, enfantant les deux sexes, dispose d’une supériorité naturelle sur l’homme contraint de la respecter comme génitrice. Dès lors, la mère deviendrait l’enjeu du désir de postérité de l’homme [2].

Critique de la thèse de Lévi-Strauss

La thèse de Françoise Héritier ne me semble pas sauver la thèse de Lévi-Strauss, car ce désir d’identification de l’homme avec sa descendance, s’il était avéré, entrerait en délicatesse avec l’obligation de promouvoir le différent par la prohibition du même. D’autre part, si l’on accepte cette idée que l’homme a cette volonté de s’identifier à sa postérité, on se demande pourquoi la femme n’en ferait pas de même, réduisant l’homme à l’objet d’échange.

L’anthropologie chinoise a rappelé que dans certaines sociétés, il n’y a pas domination des hommes sur les femmes : la situation est même tellement paradoxale que l’échange, si échange il y avait, devrait être imputé aux femmes [3].

La règle de réciprocité ne s’applique pas de façon universelle au bénéfice des hommes. Il faut donc sortir du cadre de l’échange des femmes pour que le principe de l’échange puisse être dit universel et constituer le seuil de la nature et de la culture pour toutes les sociétés humaines. Cependant, Lévi-Strauss a généralisé le concept de l’échange car s’il considère la femme comme le premier et le plus précieux des biens qui motive l’échange, ce bien précieux n’est pas le seul. L’extension de la thèse de l’échange à toutes les valeurs d’usage et aux paroles qui les désignent relègue à des discussions secondaires les observations précédentes. Il suffit, en effet, de faire référence à la thèse de Mauss sur les prestations totales où les dons sont non seulement des objets mais aussi des symboles, des paroles silencieuses, qui s’échangeraient tous de la même manière. Les choses seraient échangées, puis les choses avec leurs gages, enfin leurs symboles entre eux. Lévi-Strauss estime que les paroles elles-mêmes ont été traitées à l’origine comme des valeurs d’usage et donc échangées.

Comme chaque parole est une désignation arbitraire, parce qu’elle apparaîtrait pour résoudre une situation contradictoire fortuite et intenable, il faut imaginer que des groupes humains de puissance relativement égale prennent l’habitude de se rencontrer pour échanger des biens et des paroles qui les désignent, et qu’au cours de ces rencontres, les paroles proposées par les uns ou les autres pour dépasser des situations contradictoires finissent par être acceptées par les uns et par les autres… Entre groupes humains, de tels échanges de paroles permettraient de construire une langue commune. On peut dire que la parole-objet succède à la femme-objet.

Mais cette histoire est-elle vraie ? Pour ce qui est du langage, c’est quand même difficile ! Il faut, en effet, réduire la fonction symbolique à la fonction de nommer choses et sentiments. La parole, ici, se devrait d’épouser chaque chose. Et les choses désignées doivent exister, sinon comment pourraient-elles être des objets de convoitise ?

Il est probable qu’il ne serait sans doute pas possible de séparer la réciprocité de l’échange si le langage, à l’origine, n’avait eu pour but que de désigner les choses qui existent. La fonction de la parole ne pourrait pas se distinguer d’une fonction d’échange parce que les paroles seraient des substituts des choses. Autant de mots, autant de choses, il existerait un parallélisme des choses et des mots. Cette théorie du langage a existé, il est vrai, dans l’Antiquité : je crois qu’elle était celle de Antisthène. La thèse de Lévi-Strauss met donc en jeu la question de la fonction symbolique.

Avant d’engager le débat sur cette question, je voudrais souligner l’importance de la théorie de Lévi-Strauss.

L’importance de la théorie de Lévi-Strauss

L’économie politique occidentale a postulé dès son origine que l’intérêt privé était la raison de l’économie. Elle observe aussitôt que la concurrence des intérêts peut être maîtrisée par l’échange pour le bien du plus grand nombre sinon de tous. L’échange se présente en effet comme alternative à l’affrontement des intérêts, à la guerre et au chaos. Or, à partir de cette thèse, que l’on peut certainement vérifier dans certaines régions du monde et à certaines époques de l’histoire, les théoriciens ont cru pouvoir élaborer une théorie universelle de l’économie. Ils ont imaginé non seulement que les Occidentaux s’organisaient par l’échange, mais que toutes les sociétés du monde en faisaient autant. Il s’agissait là d’une extrapolation.

Lorsque l’anthropologie se constitue, au début du XXe siècle, les premières observations de ses fondateurs (Boas, Malinowski, Mauss, etc.) démentent cette imagination. Toutes les sociétés du monde, dira Mauss, y compris la nôtre, sont (ou furent) fondées par la réciprocité : l’échange est une invention tardive. Reste alors la solution de considérer la réciprocité comme une forme archaïque de l’échange. Mauss attachera son nom à cette hypothèse. Et il interprétera le don comme le premier terme de trois obligations liées entre elles pour constituer la réciprocité du don dont il espère montrer la fonction comme échange au point de donner pour titre à son célèbre essai : « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques » [4].

Cependant, Mauss se heurte à ce qu’il appellera d’un nom polynésien : le mana, la valeur de référence de ces trois obligations, ou encore à la fameuse valeur du hau maori. Comme le mana (ou le hau) est une valeur différente de la valeur d’usage des biens engagés dans la réciprocité des dons, Mauss en fera la valeur éthique des hommes qui entrent en relation de réciprocité. Les choses données et reçues sont dès lors considérées comme des symboles qui témoignent des sentiments des uns ou des autres. Les dons sont des signes autant que des valeurs d’usage. Enfin, Mauss croit que de telles valeurs éthiques sont constitutives de la personnalité du donateur et ne peuvent s’aliéner définitivement. Les dons reviennent à leur donateur parce qu’ils sont attachés à ce qui de lui ne s’aliène pas : sa conscience affective. Pour Mauss, le donateur met à l’ombre de son nom le destinataire qui les accepte, ou bien l’oblige à rendre d’autres biens, lesquels peuvent être significatifs également de la bienveillance ou de la reconnaissance d’autrui (et c’est ce qu’il appelle la réciprocité). L’échange reste donc subordonné à quelque chose qui ne s’échange pas : le mana, le sujet affectif des partenaires qui se rencontrent dans la réciprocité pour s’aimer ou se défier. La réciprocité est la symétrie de cet aller et retour du mana de chaque donateur, une symétrie de sympathie qui autorise l’échange des choses. En définitive, seules les choses peuvent s’échanger les unes les autres mais sous le manteau de cette extension et rétraction du mana (elles peuvent aussi avoir un certain mana car elles emportent avec elles ce que le fétichisme du mana leur accorde).

Pour Mauss, l’évolution économique consiste à séparer la réciprocité de l’échange. La réciprocité devient le socle de la morale, et l’échange le moteur de l’économie moderne. Lévi-Strauss pense que Mauss a été séduit par la théorie indigène du mana selon laquelle le mouvement des choses s’explique par référence à une affectivité qui en serait comme le maître-chanteur. Il lui reproche de s’être laissé conduire par les sirènes indigènes, d’être la victime du fétichisme des indigènes qui prêtent du mana aux choses données et mêlent leurs intérêts avec leurs sentiments. Il fallait, dit-il, récuser le ciment affectif qui ennoie les prestations primitives et découvrir, sous les tentatives d’explication des indigènes polynésiens, la vraie dynamique qui meut secrètement les sympathies des uns pour les autres, c’est-à-dire découvrir l’échange proprement dit dont le seul motif est l’intérêt que les hommes portent aux biens d’autrui.

Lévi-Strauss ne nie pas le don, il lui reconnaît même le pouvoir de mettre autrui sous sa dépendance en créant une unité de consommation sous le chapiteau d’un seul centre de production, il lui reconnaît de produire une valeur communautaire mais, selon lui chaque donateur cherche à être le centre d’un chapiteau et donc à se démarquer de l’autre par sa production pour l’échanger, d’abord à l’abri du don, ensuite librement, mais toujours dans son intérêt. Le don, dès lors, est un moyen pour instaurer la confiance et l’amitié afin que se produisent des échanges dans la paix. Et la réciprocité des dons est nécessaire pour éviter que les échanges ne soient inégaux, car l’inégalité peut conduire à la guerre.

Si la thèse de Lévi-Strauss est juste, alors toutes les sociétés humaines sont apparentées par un même principe et ne diffèrent que par les modalités de son application ou par le niveau de son développement.

On comprend donc l’importance de cette théorie : elle donne à l’extrapolation des économistes occidentaux, qui s’imaginaient que l’intérêt est le motif de toutes les transactions humaines, une base scientifique aussi profonde qu’étendue :


– profonde, car elle rend compte de la réciprocité qui défiait l’échange et l’arrime au service de l’échange,


– étendue, car elle déborde le cadre de l’économie occidentale et lui soumet toutes les économies du monde.

La thèse de la réciprocité matrice du sens et des valeurs humaines

La situation contradictoire résulte-t-elle d’une rencontre aléatoire ?

Mais vous vous en êtes sans doute aperçu, la situation contradictoire apparaît dans la thèse de Lévi-Strauss comme une situation fortuite, due en quelque sorte au hasard de la rencontre. Il faut que la femme ou tout autre chose qui susciterait sa convoitise soit pour l’homme le motif d’un désir et d’une crainte de forces égales sinon, bien sûr, l’homme s’empare de cette chose ou y renonce. Et de surcroît, il faut que cet équilibre soit simultanément le même pour le vis-à-vis. Une telle égalité, qui peut être imaginée d’un point de vue logique, tient, dans la réalité, du miracle ou du hasard ! qui plus est, cette situation, Lévi-Strauss la juge intenable, et c’est justement parce qu’elle est intenable qu’elle justifierait l’intervention de la fonction symbolique pour éviter le chaos.

Deux choses dans la théorie lévistraussienne me paraissent néanmoins ici essentielles :

1) Le contradictoire est reconnu. Sans cette consistance de la situation contradictoire, la fonction symbolique n’aurait aucune possibilité de se manifester. Sur quoi opérerait, en effet, le principe d’opposition ?

2) La parole tranche par la non-contradiction la situation dite contradictoire en transformant en une représentation dédoublée l’affectivité qui caractérise cette situation.

À ces deux observations, j’ajourerai les propositions suivantes :

Nous avons vu que le contradictoire peut s’actualiser en une parole constituée de deux termes différenciés mais corrélés (puisque ni l’un ni l’autre n’a la moindre existence sans l’autre). Il ne s’agit pas de contraires mais seulement de complémentaires, comme peuvent l’être le bas et le haut, le clair et l’obscur. Lévi-Strauss appelle cette parole : principe d’opposition, mais c’est une Parole que l’on peut appeler Parole d’opposition  (lire la définition) .

Or, le moment contradictoire peut aussi s’actualiser en une non-contradiction inverse de l’opposition complémentaire : la non-contradiction d’une identité qui l’unifie avec lui-même. Cette identité unifiante, je propose de l’appeler : l’unité de la contradiction. Le contradictoire se focalise sur cette polarité non-contradictoire de l’unité de la contradiction. Mais cette unité de la contradiction devient aussi une Parole, que j’appellerai : Parole d’union  (lire la définition) .

La Parole d’union me paraît aussi répandue que la Parole d’opposition et permet aux communautés d’avoir une seule référence pour tous qui trouve aussi ses images dans la nature, par exemple : le sommet, le centre, le cœur, le soleil, le gris, la bouche, le ventre, l’humide, la pénombre, etc.

C’est de la même manière que l’opposition corrélative et l’unité de la contradiction focalisent le contradictoire sur le non-contradictoire. Voici donc que la fonction symbolique n’apparaît pas rivée à une seule modalité mais à deux modalités. Dès lors, il est difficile de croire que la situation contradictoire, qui origine ces deux Paroles, soit un accident de terrain, une rencontre fortuite entre les désirs des uns et des autres. Le contradictoire, qui légitime les deux Paroles d’opposition et d’union, joue un rôle si fondamental qu’il me paraît improbable qu’il n’ait pas été l’enjeu principal de la rencontre des premiers hommes, plus exactement, qu’il n’ait pas exercé sur eux une puissante attraction. Les rencontres originelles ont dû avoir pour objectif de l’instituer par la réciprocité de façon systématique, de façon pérenne, et dans tous les domaines. Ce qui différencie la thèse de Lévi-Strauss de la thèse que je vous propose est que la réciprocité selon Lévi-Strauss est une règle psychologique qui intervient après l’actualisation de la parole. Je propose, au contraire, de situer en amont de la fonction symbolique une première structure de réciprocité, et de définir la réciprocité non pas comme une règle psychologique innée dans les individus, mais comme une structure sociale (ce que récuse explicitement Lévi-Strauss), qui a pour enjeu de créer des situations contradictoires de façon systématique. Dès lors, la situation contradictoire qui sert de pivot à la séquence lévistraussienne n’est plus un fait de hasard. Et la naissance de La Parole trouve là une matrice.

On comprend alors pourquoi la parole est immédiatement et définitivement comprise de tous les membres d’une communauté de réciprocité, et pourquoi Mauss a pu dire que « ces cris, ces larmes, ces démonstrations, ces dons sont des symboles compris de tous » ; c’est que leur sens est le produit de la relativisation mutuelle des forces engagées par les uns et par les autres, (« de façon à ce que, dit Mauss, les cohésions croisent les oppositions et les oppositions les cohésions »).

La communauté est indissoluble parce que ses membres sont tenus ensemble par le principe du contradictoire, et c’est la réciprocité qui en est la matrice. La fonction symbolique ne se réduit pas au principe d’opposition. Une deuxième modalité de la fonction symbolique lui fait concurrence : le principe d’union.

La réciprocité ne sert pas à pacifier des échanges pour que chacun soit certain de pouvoir jouir en paix de son bien quand il en aura l’envie ; la réciprocité a pour objet de maintenir une tension, c’est-à-dire un équilibre dans lequel le contradictoire fait au moins jeu égal avec le non-contradictoire ; le contradictoire étant la condition du sens du non-contradictoire, ou encore la révélation de la conscience à elle-même comme sentiment de liberté créatrice.

En partant des prestations totales, en effet, les activités humaines peuvent se distinguer les unes des autres pourvu que chacune d’elles s’inscrive dans une relation de réciprocité qui engendre une situation contradictoire spécifique et commune pour les uns et pour les autres. Le sens se répartira en chacune d’elles. Suivant la polarité qui dominera dans les équilibres de réciprocité lorsqu’ils sont provisoirement déséquilibrés, l’excès qui ne sera pas relativisé par son contraire, engendrera l’horizon irréductible auquel le contradictoire donnera sens  (lire la définition) .

Dès la situation imaginée par Lévi-Strauss comme le seuil de la nature et de la culture, qu’il appelle l’échange des femmes, on trouve le souci de pérenniser la situation contradictoire, et je m’étonne que cela ne lui ait pas sauté aux yeux. Ma sœur devient l’épouse de mon vis-à-vis, et la femme dont il est le frère devient bien mon épouse ; mais mon épouse reste la sœur d’autrui, et son épouse reste ma sœur. Cette pérennisation de la double situation de chacun, comme frère d’une part et époux de l’autre, épouse d’un côté et sœur de l’autre, fonde la communauté de parenté.

La réciprocité primordiale n’est pas une règle psychologique au service des échanges mais la matrice du contradictoire. Le contradictoire n’est pas un accident, il est la source systématique du sens. [5]

Voilà pour le principe !

Et nous verrons bientôt quelles sont les formes et structures de réciprocité et quelles sont les valeurs qu’elles créent ; comment ces valeurs se représentent, et enfin comment la cité se construit sur des modèles différents.

Mais nous aurons à nous poser une question préalable. Si le face à face auquel nous avons réduit la réciprocité primordiale se construit par l’équilibre entre l’identité des hommes et leur différence dans la bonne distance, qui leur permet d’être le siège d’un sentiment contradictoire où éclot la parole, n’y aurait-il pas d’autres structures de bases qui auraient le même enjeu ?

Et, dès lors, la parole elle-même ne pourrait-elle pas naître d’autres conditions que celles que nous avons reconnues à l’aide de l’anthropologie lévistraussienne ?

*

Pour citer ce texte :

Dominique TEMPLE, "L’expression du contradictoire", L’enjeu de la réciprocité, 2004, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 29 mars 2024).

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Notes

[1] La thèse classique explicitée par Lévi-Strauss :



  • 1) l’intérêt,
  • 2) une situation contradictoire créée par la confrontation des intérêts,
  • 3) le principe d’opposition (la fonction symbolique) qui décompose la situation contradictoire en une opposition corrélative (les termes opposés sont complémentaires),
  • 4) qui autorise l’échange,
  • 5) moyennant la règle de réciprocité.

[2] HÉRITIER, Françoise. Les deux sœurs et leur mère : anthropologie de l’inceste. Paris : éditions Odile Jacob, 1994 ; rééd. 1997. F. Héritier décrit un deuxième inceste qu’elle appelle inceste de deuxième type qui consisterait en une communion entre deux parents par un intermédiaire commun : pour une mère et une fille, par exemple, par la relation sexuelle avec le même homme. Cet inceste de deuxième type est donc prohibé, mais il est généralement prohibé sous un énoncé défini par l’homme (avec des référents masculins), ce qui semble confirmer que l’homme s’est emparé de la parole et s’autorise à traiter la femme comme objet, même lorsque l’interdit de l’inceste concerne une affaire exclusivement féminine. Néanmoins, il y a ici reconnaissance du fait que les générations ne peuvent s’étendre à l’identique sous peine d’inceste. Comment, dès lors, l’homme, quand bien même il s’arrogerait l’exclusive de dire la Loi, pourrait-il avoir pour ambition de se reproduire à l’identique, s’il énonce lui-même la Loi selon laquelle une telle reproduction est incestueuse ?

[3] CAI, Hua. une société sans père ni mari, les Na de Chine. Paris : P.U.F., Coll. Ethnologie, 1998.

[4] MAUSS, Marcel. « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques ». In Sociologie et anthropologie (1950) ; rééd. Paris : P.U.F. « Quadrige », 1991.

La théorie classique dit que toutes les sociétés humaines sont fondées par le primat de l’intérêt maîtrisé par la relation d’échange.

Le démenti de la théorie classique, par l’anthropologie du début du XXe siècle, soutient que les sociétés humaines ne sont pas fondées sur l’échange mais sur la réciprocité qui obéit à un principe éthique.

L’interprétation de Mauss : la réciprocité est un mélange d’échange de valeurs d’usage et de réciprocité au nom de valeurs éthiques inaliénables. L’éthique est déterminante de l’échange.

L’interprétation de Lévi-Strauss : l’intérêt est déterminant, la valeur éthique est une justification indigène.

– La thèse de Lévi-Strauss annule le démenti que l’anthropologie du début du XXe siècle apportait au postulat de la théorie de l’économie politique classique. En postulant l’échange comme l’unique fondement de l’organisation sociale, elle justifie le primat de l’intérêt pour soi et la thèse de l’économie politique occidentale. La théorie de Lévi-Strauss réduit à une fonction secondaire la réciprocité et lui enlève toute prétention à concurrencer l’échange.

[5] Cf. TEMPLE, Dominique. “Hommage à Lévi-Strauss”. In Transdisciplines, Paris : L’Harmattan, 1997.