Le principe fondamental de la Logique du contradictoire
de Stéphane Lupasco – le « principe d’antagonisme » – énonce que : À tout phénomène est conjoint un anti-phénomène, de telle sorte que l’actualisation de l’un soit aussi la potentialisation de l’autre, et réciproquement [1].
Mais que signifie potentialisation si aucune mesure ne peut en rendre compte ? À quoi peut servir de redoubler le monde réel, ou du moins le monde tel qu’il nous apparaît à l’expérience, d’un monde inversé et déclaré potentialisé ?
L’importance de cette proposition apparaît lorsqu’elle est redoublée d’un postulat hardi : Lupasco donne à la potentialisation le statut de conscience élémentaire
. Ce dernier postulat ouvre la voie à une théorie de la conscience humaine puisque les moments intermédiaires entre des contraires et en eux-mêmes contradictoires peuvent alors s’interpréter comme des consciences de consciences
. Au fur et à mesure que l’on tend vers ce qui est “en soi” contradictoire, les actualisations, que l’on considère comme le réel, et les potentialisations, que l’on définit comme leurs consciences élémentaires, se résorbent tandis que se déploie la conscience de conscience. Lors de l’avènement de ce qui est en soi contradictoire, les consciences élémentaires antagonistes relativisées l’une par l’autre deviennent conscience l’une de l’autre, une conscience de conscience parfaite. Mais il est alors impossible à cette conscience d’être consciente d’elle-même comme de son propre objet. L’expérience n’autorise plus aucune vision de quoi que ce soit, fut-elle de soi-même, et ne se révèle que sur le mode de la subjectivité. Dès lors, il faut que nous soyons nous-mêmes le siège de cette épreuve pour pouvoir en témoigner.
Si la conscience de conscience ne peut être que l’épreuve d’elle-même, elle l’est comme révélation subjective, révélation de son être comme absolu. Cette conscience de soi comme absolu se révèle sur le mode de l’affectivité. La conscience affective apparaît ainsi comme la manifestation de la conscience de conscience pure. Si l’une des deux consciences élémentaires antagonistes est dominante sur l’autre, elle émerge de ce qui est en soi contradictoire et la conscience de conscience devient une conscience d’une conscience déterminée, une conscience que l’on pourra dire objective
.
Lupasco pensait que la conscience de conscience pure ne cessait d’être un tant soit peu consciente d’elle-même comme de quelque chose, et comme il ne décelait dans l’affectivité aucune objectivité, il pensait que celle-ci survenait selon une procédure mystérieuse. Néanmoins, son œuvre conduit au seuil de ce que j’appellerai le Principe du contradictoire
: l’affectivité est la nature de ce qui est en soi contradictoire.
L’affectivité se trouvant déjà chez les animaux puisqu’ils manifestent des expressions comparables à celles de nos propres sensations, il n’est pas inacceptable que la conscience affective soit dite la forme la plus pure de la conscience de conscience. La conscience affective des animaux est certes plus élémentaire que la conscience objective des hommes, mais peut-être parce qu’elle est en réalité prisonnière de contraintes biologiques.
Si l’affectivité pure est manifestation de ce qui est en soi parfaitement contradictoire, elle pourrait être cependant partielle comme les sensations de plaisir, peine, angoisse, etc. selon les conditions de son devenir biologique. Tout phénomène, toute actualisation-potentialisation y compris tout événement du contradictoire est susceptible en effet d’une actualisation-potentialisation de deuxième niveau. Un événement en lui-même contradictoire peut donc s’actualiser par homogénéisation potentialisant son contraire qui s’il s’actualisait serait un événement contradictoire caractérisé par la différentiation.
On constate que la conscience affective du premier niveau, repliée sur elle-même par l’homogénéisation de deuxième niveau ou déployée par l’hétérogénéisation de deuxième niveau, se traduit par des sentiments différents. Nous ne savons cependant pas pourquoi la conscience affective devient l’angoisse lorsqu’elle se condense dans l’unité de la contradiction (homogénéisation de deuxième niveau), ni pourquoi la désactualisation de cette contradiction s’accompagne d’un sentiment inverse de plaisir… Nous constatons seulement que prisonnière de ce que Lupasco nomme des paradialectiques
, ces différentes affectivités deviennent signalétiques de ce qui met en péril l’avenir contradictoire du contradictoire lui-même.
Ce qui est en soi contradictoire peut en effet se développer de façon contradictoire au deuxième niveau. On appellera ce développement contradictoriel par opposition aux deux précédents qui seront dits contradictionnels. Dans le développement contradictoriel – du contradictoire parfait, donc – la conscience affective pure devient celle du développement contradictoire du contradictoire et le sentiment d’une liberté pure, indifférente à toute peine ou joie. Comment cette affectivité de la liberté évite-t-elle d’être repliée sur elle-même par l’homogénéisation de deuxième niveau sinon en s’actualisant dans les différents moments de l’existence ? Mais comment échapperait-elle, dès lors, à cette dispersion si elle n’était à son tour maîtrisée par une homogénéisation inverse ?
Ces deux paradialectiques de deuxième niveau peuvent se relativiser l’une l’autre si elles sont confrontées dans une structure qui leur soit commune : cette structure est le “face à face” que nous appelons la réciprocité primordiale
et que l’anthropologie découvre à l’origine de toute communauté humaine.
L’actualisation du contradictoire dans l’homogénéisation ou l’hétérogénéisation de deuxième niveau cesse lorsque l’homogénéisation de l’un des partenaires d’une relation de réciprocité est neutralisée par l’hétérogénéisation de l’autre, et vice-versa ; ce qui se dirait en termes anthropologiques : lorsque l’identité entre les hommes fait jeu égal avec leur différence. Le sentiment partagé dans la réciprocité, je l’appellerai le sentiment d’humanité. Pour naître d’une structure de réciprocité
celui-ci fait resplendir le visage de chacun mais se voit d’abord sur le visage d’autrui. L’autre en devient le miroir. L’humanité reconnue comme reçue de l’autre est l’amitié.
Le mythe dit que les premiers hommes étaient “nus”. La nudité se propose pour rendre la nature “transparente à l’évidence du surnaturel” (formule du peintre Vincent Bioulès, Montpellier). Puis, les hommes soulignent la beauté qui transfigure leur visage par la parure : diadèmes de plumes, labrets d’ivoire, bracelets d’or, dessins du visage, colliers pectoraux croisés de perles bleues et rouge sang, mocassins de fourrure blanche... et l’humanité “se représente” par la beauté.
Les hommes se révèlent les uns aux autres comme doués de sentiments et capables de les exprimer et de témoigner de leur efficience par la Parole : flûtes de Pan et tambours… Puis, ils séparent le surnaturel de leur corps et ils fabriquent les masques, l’écriture.
Pour citer ce texte :
Dominique TEMPLE, "Le principe du contradictoire et l’affectivité", Le Principe du contradictoire et l’affectivité, 1998, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 12 février 2025).
[1] LUPASCO, Stéphane. Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie. Paris : Hermann, 1951. 2de éd. Monaco : Éditions du Rocher, Coll. L’esprit et la matière, 1987, p. 9.
« À tout phénomène ou élément ou événement logique quelconque, et donc au jugement qui le pense, à la proposition qui l’exprime, au signe qui le symbolise : e, par exemple, doit toujours être associé, structurellement et fonctionnellement, un anti-phénomène ou anti-élément ou anti-événement logique, et donc un jugement, une proposition, un signe contradictoire : non-e ; et de telle sorte que e ou non-e ne peut jamais qu’être potentialisé par l’actualisation de non-e ou e, mais non pas disparaître afin que soit non-e soit e puisse se suffire à lui-même dans une indépendance et donc une non-contradiction rigoureuse – comme dans toute logique, classique ou autre, qui se fonde sur l’absoluité du principe de non-contradiction. »