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Conférence de Lunel – Journées de la « Science en fête » à l’invitation de Christian B. Amphoux

Peut-on fonder un système économique… Réponses au débat

Dominique TEMPLE | 1996

Réponses aux questions du débat

(les questions n’ont pas été enregistrées)

1) Il faut tenir compte ici des analyses de Marx qui montre que l’échange condamne le travail lui-même à se mesurer par la quantité de travail nécessaire pour rétablir la capacité de production du travailleur, et donne donc une définition objective de la valeur (d’échange), le travail social abstrait régi par l’équilibre des forces entre les classes sociales possédantes qui peuvent exploiter le travail d’autrui et les classes prolétaires.

La reproduction du moi individuel, y compris dans son acception sociale, désigne une quantité d’énergie qu’il est possible de mesurer. Le moi est en effet défini par l’identique, et le retour au même signifie une quantité de travail déterminée. Le problème se pose de la nature du travail dont on dit que la commune mesure apparaît lorsqu’il peut être librement échangé sur le marché et que cette commune mesure est l’équivalent universel. La question devient de savoir si tout travail est humain ou s’il existe deux sortes de travail, le travail-pour-soi et le travail-pour-autrui. La possibilité de se référer au travail pour soi est tributaire de la nécessité de travailler pour soi, c’est-à-dire à la condition sociale d’exclu du champ de la réciprocité. Cette exclusion ne peut être envisagée qu’à partir du concept de propriété privée dès lors que celle-ci s’exerce sur les moyens de production du don. L’appropriation permet que les uns soient contraints de travailler directement pour eux-mêmes ou indirectement moyennant l’échange de leur travail. Le travail-pour-soi peut alors être aliéné moyennant salaire.

Mais lorsque l’esclave revendique la propriété du travail et la possibilité de l’aliéner, il revendique la liberté, car dans le travail serf ou esclave c’est-à-dire hors de la propriété, il n’y a aucun espace pour la dignité. En ce sens, la propriété est la première limite imposée aux privilèges des puissants qui dessine une possibilité moyennant l’aliénation de la quasi totalité de son travail d’être virtuellement libre, libre la nuit, libre de sa mort. Cette première liberté, la liberté de mourir libre est la première conquête qui a nom la propriété. C’est par la propriété que les révolutionnaires de 1789 ont mis fin à la servitude féodale. Une propriété qui n’est pas celle des nobles ou des clercs. Une liberté cher payée mais la liberté quand même. Le droit à l’aliénation du travail dégage un espace de dignité ; cet espace qu’il s’agit ensuite d’augmenter en même temps que le droit à une juste rétribution du travail aliéné : le salaire et la réduction du temps de travail. Le temps de travail diminue avec les lois qui interdisent l’exploitation du travail des enfants plus de 14 heures par jour, puis de 12 heures et la lutte pour les salaires et les quarante heures etc. etc. Double combat. Il est vrai que l’espace reconquis sur le travail aliéné est très généralement utilisé aux fonctions réparatrices des dégâts causés par le travail : c’est un temps réparateur de la force de travail mais en profondeur, il est porteur d’une promesse d’un temps de travail créateur, d’un temps de travail libre. C’est ce temps de travail qui cesse aujourd’hui d’être seulement réparateur et qui doit être structuré pour ne pas être sans signification. C’est lui qui doit être structuré par la réciprocité, mais une réciprocité qui ne soit pas subie comme loi ou commandement mais librement consentie et voulue parce que maîtrisée par la raison.

2) Comment est-on passé d’une société où le don est la mesure du prestige à des sociétés d’échange ?

L’échange instaure une relation d’égalité objective entre des marchandises qui se mesurent elles-mêmes par l’intérêt qu’elles suscitent pour chacun. Cette objectivité les délivre de leur dépendance symbolique. L’échange triomphe car il supprime toute valeur d’être et ne respecte que des imaginaires qui se confondent avec l’intérêt privé et qui se réduisent bientôt à une quantité de richesses dans l’organisation du système capitaliste. La concentration de la propriété des moyens de production permet d’asservir le travail au projet de l’entrepreneur : la maximisation des profits.

Inféodation d’abord du savoir-faire ouvrier puis du capital social, du savoir humain, lorsque l’État doit protéger le système capitaliste faute d’alternative ou pour éviter le pire. Les sciences favorisent cette objectivité. Elles se coulent dans le lit de l’objectivité et de la rationalité tant qu’elles visent la connaissance comme pouvoir sur le monde. Les sciences humaines remettront le projet en cause en faisant valoir que l’affectivité est la valeur du sujet et que celle-ci ne peut être réduite à des connaissances objectives mais à des phénomènes d’auto-révélation.

L’industrie est incapable de reconstruire des structures de réciprocité dégagées de tout imaginaire, de construire du sens, et l’homme cherche à retrouver du sens ailleurs : dans les églises ou la drogue ou les associations d’autodéfense... ou le suicide.

La séparation de l’objet produit par le travail du producteur autorise l’accumulation du capital quand le travail lui même est devenu marchandise et la mesure de la valeur.

L’oubli de la structure de base génératrice de la valeur est à mettre en résonnance avec la construction d’un lien entre l’individu et la valeur hypostasiée, hypostase qui est nécessaire pour éviter la fusion du symbolique et de l’imaginaire, la confusion entre le moi et le soi, la mêmeté et l’ipséité.

3) Le première idée qui vient à l’esprit est que l’échange est d’abord né comme moyen de subsistance des exclus dans les empires de la réciprocité.

C’est bien à partir de ce monde d’exclus que se trame le pouvoir de l’argent, que se construisent les ports, les bourgs et les communes, les sociétés de bourgeois et de banquiers. J’en prendrai un exemple un peu cru : lorsque l’Amérique est découverte, il faut des matelots pour les caravelles et peu nombreux sont les candidats à un voyage au bout du monde. On recrute donc les repris de justice à qui l’on propose une remise de peine. Ils ont une chance sur deux de revenir. L’Amérique ne fut pas colonisée par des saints ou des poètes mais par des voleurs et des assassins. Le système que ces hommes sans foi ni loi instituent est celui de la propriété privée et de l’échange. Pour l’indien de l’Amérique, c’est le servage ou la mort, et comme il préfère en général la mort, c’est la mort. Pour remplacer cette main d’œuvre si indocile, c’est alors la traite des noirs et l’esclavage marchand. Les deux mamelles du libre-échange en Amérique sont le génocide et l’esclavage.

Mais on peut aussi faire apparaître l’échange à partir de la religion qui gouverne la civilisation occidentale au Moyen-Âge. Que l’être social soit le fruit de la réciprocité nul n’en doute, mais qu’il soit prisonnier du visage que lui donne chaque communauté de réciprocité crée un panthéon de références symboliques, ici Dieu de la guerre, ici Dieu de l’amour, etc. Le problème est de séparer la chose de son image. Dieu donc n’a pas d’image ; il ne peut être nommé, dit la tradition juive, pour délivrer le symbolique de l’imaginaire mais peut être même à cause de cette délivrance ce qui est à naître entre les hommes comme fruit de la réciprocité est hypostasié comme finalité ou causse téléologique, motif de l’investissement humain. Dès lors se pose le problème de la relation de l’homme avec ce principe hypostasié : cette relation ne peut être de réciprocité car celle-ci serait le siège d’un deuxième principe, ainsi de suite. Il ne peut donc y avoir entre Dieu et l’homme qu’un échange des richesses. À la fin du Moyen-Âge, l’Église s’institue comme la régulatrice des grâces, des pardons de Dieu, en échange des aumônes, des générosités, des bonnes actions des hommes. Elle monnaie la grâce avec l’invention du purgatoire, et fait de Dieu le grand échangiste. La critique protestante renversera cette relation. Pour Luther, Dieu ne peut être que le donateur parfait, mais comme il ne peut toujours pas y avoir de réciprocité avec l’homme, celui-ci n’est rien, il est prédestiné, élu ou condamné, incapable d’engendrer la moindre valeur éthique, et il ne sert de rien qu’il pratique la réciprocité entre lui et son voisin. Dès lors, le seul rapport qui puisse naître entre eux et qui ne produise aucune valeur nouvelle est celui de l’échange entre intérêts privés.

4) Je voudrais attirer l’attention sur ce point que note Lévi-Strauss lors de son commentaire du don réciproque du vin dans le restaurant languedocien et lors de la rencontre des Nambikwara. Dans le premier cas il s’agit d’une situation que l’on peut qualifier de contradictoire car l’étranger est soudain mis à proximité. Ils sont à la fois très distants et très proches d’où un sentiment qui est transcendé par une solution sans contradiction : un geste de bienveillance aussitôt redoublé, ce qui crée désormais un nouveau sentiment contradictoire non plus de gêne mais d’espérance aussitôt engagé dans une solution sans contradiction : la conversation mais dont le dialogue va rétablir des sentiments contradictoires, etc.

Même chose avec les Nambikwara qui ne savent nommer leur sentiment à l’approche de celui dont on ne sait pas s’il sera ennemi ou ami, puis la solution... de la parole.

Si toutes les activités qui peuvent être ainsi relativisées par leur contraire sont réunies de façon à s’équilibrer les unes les autres, on obtient les prestations totales dont le sentiment général est celui de l’appartenance à une communauté d’un ordre supérieur qui dispose d’une espace intérieur, une intériorité où naît la parole.

Lévi-Strauss observera donc que c’est la situation contradicoire que la fonction symbolique dénoue grâce à l’invention d’une opposition de deux termes (polarités d’une opposition) et dont l’un des termes sera accepté par autrui pendant que l’autre sera accepté par l’autre. La solution des Nambikwara reste exemplaire : en s’appelant beau-frères, on dit que désormais les femmes des uns sont les sœurs des autres ou encore que les filles des uns seront les épouses des fils des autres. La femme a deux sens qui satisfont les deux parties : sœur et épouse.

On voit donc se mettre en place deux mouvements, celui de la rencontre (dans le restaurant c’est un peu une situation fortuite mais chez les Nambikwara la démarche est intentionnelle), qui a pour objectif de créer une situation contradictoire, et un mouvement qui à partir de l’intériorité affective ainsi créée trouve comme issue une solution non-contradictoire exprimée par la parole, ce que l’on a donc appelé la fonction symbolique. La première fonction nous proposons de l’appeler la fonction contradictorielle. Elle crée le contradictoire. La seconde fait passer du contradictoire au non-contradictoire mais sans revenir aux conditions initiales du réel mais en passant au plan virtuel de la représentation.

On peut donc s’attacher à l’un ou l’autre de ces mouvements : l’un crée la valeur, l’autre la connaissance. Si le contradictoire peut naître de façon fortuite, il donne naissance à des valeurs aléatoires : l’amitié de la rencontre dans un restaurant languedocien est généralement sans suite. Par contre, la réciprocité économique instaure le contradictoire de façon pérenne dans le temps et dans l’espace. C’est à partir de cette pérennisation que le langage peut se fixer de façon crédible et les communautés humaines se construire comme cultures.

Il faut rechercher la raison du triomphe de l’échange non pas dans des circonstances historiques, l’épisode de la colonisation américaine ou les avatars de la religion, mais dans la nature même de l’échange.

5) La réciprocité est la matrice des valeurs humaines mais celles-ci se représentent dans des imaginaires divers. Le prestige devient donc la manifestation de l’être personnel de chacun en tant que cet être est valeur d’humanité. L’universel doit alors passer sous le joug du particulier, le sentiment d’appartenir à quelque chose de sur-naturel doit s’exprimer dans une représentation de la réalité et bientôt s’affrontent des langages tributaires davantage de la vie naturelle que de leur commune portée symbolique.

L’expression des valeurs pose problème car elle fait intervenir des imaginaires qui reflètent les conditions d’existence de chacun, lesquelles sont le plus souvent incompatibles entre elles. Plus je donne plus je suis devient plus je donne plus je suis grand, mais aussitôt la grandeur peut être mesurée par la qualité du don et se prendre au filet de l’imaginaire du donateur. Le prestige est à la fois une quantité de valeur et l’image de l’objet donné autour de la valeur produite, le coffre et le trésor. La focalisation de chacun sur son propre imaginaire devient son intérêt dont les valeurs éthiques ne sont à l’origine pas absentes, puis l’intérêt se reporte bientôt sur les moyens qui autorisent le don et le prestige, et dès lors l’intérêt n’est plus immédiatement conjoint à des valeurs éthiques mais à des moyens matériels et à la richesse. On accumule pour donner, mais on accumule. La réciprocité se divise en statuts de production, et la valeur se traduit en sens propre de chacune de ces prestations puis se confondra avec le savoir faire de l’artisan. Le danger du fétichisme est de prendre le coffret pour le trésor, les moyens du don et le pouvoir de donner comme l’équivalent de la valeur.

Mais nous n’insisterons pas sur ce débat perpétuel entre l’imaginaire et le symbolique qui intéresse seulement l’évolution de la réciprocité. Les structures de réciprocité engendrent des valeurs quelque soit l’imaginaire sous lequel celles-ci se présentent, elles confèrent aux prestations humaines un caractère obligatoire que Mauss a bien mis en évidence dans tous les systèmes du don. L’échange suppose toujours une structure de réciprocité préalable mais il ne recrée pas de réciprocité. L’on peut parodier l’expression de Lévi-Strauss et dire : il n’y a rien de plus dans l’échange que dans les choses échangées. C’est d’ailleurs la conclusion de la polémique de Lévi-Strauss et de Frazer. Lévi-Strauss montre que lorsque Frazer traite l’échange des femmes dans les organisations dualistes comme un échange économique, il est incapable de rendre compte de certaines prescriptions et de certains interdits qui ne s’expliquent que si l’échange reste ordonné au principe de réciprocité et ne se réduit pas à un échange économique. L’échange qui s’inscrit dans la réciprocité est porteur de conditions précises – la reproducion de la réciprocité – qui fait de lui un échange symbolique.

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Quelques références

• Pour l’illustration d’un système d’économie du don :

MALINOWSKI, B. Les Argonautes du Pacifique occidental, Paris : Gallimard, 1963.

• Pour la généralisation des systèmes du don et la tentative de leur interprétation en termes d’échanges :

MAUSS, M. “Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques”, dans Sociologie et Anthropologie, Paris : PUF, 1889.

• Pour l’interprétation de la réciprocité et de la redistribution comme des formes “embedded” de l’échange :

POLANYI, K., ARENSBERG, C.M. & PEARSONS, H.W. Les systèmes Economiques dans l’Histoire et dans la Théorie, Paris : Larousse, 1975.

SAHLINS, M. Âge de pierre, âge d’abondance, L’économie des sociétés primitives, Paris : Gallimard, 1976.

• Pour l’antagonisme entre le don et l’échange :

HYDE, L. The Gift, 1983, Vintage Books, Random House, New York, (non traduit) (le plus beau livre sur le don).

• Pour l’étude de la réciprocité :

TEMPLE, D. & CHABAL, M. La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, Paris : L’Harmattan, 1995.

• Pour la renaissance des études sur le don et la réciprocité :

La Revue du M.A.U.S.S., Paris : 3 Avenue du Maine, 75015, (revue semestrielle).

• Pour le Revenu Minimum Inconditionnel ou l’Allocation Universelle :

VAN PARIJS, Ph. Qu’est-ce qu’une société juste ?, Paris : Le Seuil, 1991.

Lire aussi :

– “Du revenu social : au-delà de l’aide, la citoyenneté”, n° 23 du Bulletin du M.A.U.S.S., Septembre 1987.

– “Vers un revenu minimum inconditionnel ?”, n° 7, de La Revue du M.A.U.S.S., 1er semestre 1996.

• Pour la substitution du travail des machines au travail humain et la fin de la valeur d’échange :

MARX, K. Fondements de la critique de l’économie politique, Paris : Ed. Anthropos, 1970. Les Manuscrits de 1944, Paris : Ed. Sociales, 1972.

RIFKINJ, J. La fin du travail, 1996, Paris : La découverte.

GORZ, A. Métamorphose du travail, Quête du sens. Critique de la Raison économique, Paris : Galilée, 1991.

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Pour citer ce texte :

Dominique TEMPLE, "Peut-on fonder un système économique… Réponses au débat", Conférence de Lunel – Journées de la « Science en fête » à l’invitation de Christian B. Amphoux, 1996, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 19 mars 2024).

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