• Ce texte se réfère principalement
    aux notions suivantes

Glossaire


Haut de page

Université libre de Bruxelles, Institut de sociologie. Communication présentée au Colloque Interpretazione e gratitudine organisé par l’Université de Macerata (Italie), les 31 mars et 1er avril 1992.

Du système de réciprocité à la société marchande ou la gratuité en droit romain

Du système de réciprocité à la société marchande ou la gratuité en droit romain

Jacques-Henry MICHEL | 1992

*

Ainsi que m’y invite le thème de notre colloque, je commencerai par exprimer toute ma gratitude à l’amitié Giuliano Crifo et à la bienveillance de mes collègues de Macerata, qui me valent l’infini plaisir de me trouver aujourd’hui parmi vous. Car c’est un privilège rare, pour un chercheur, de pouvoir, à trente ans de distance, jeter un regard renouvelé sur ce qui a fait l’objet de ses préoccupations au début de sa carrière, c’est-à-dire au moment où, dans la vie d’un homme, tend à s’affirmer sa vocation intellectuelle. Grâces en soient donc rendues aux hôtes qui, maintenant, veulent bien me donner la parole.

Puisque le document préparatoire du présent colloque, comme mon étude sur La gratuité en droit romain, associe à l’héritage de Rome les perspectives modernes de l’anthropologie, mon exposé devrait normalement envisager successivement l’apport de la gratuité à l’interprétation du droit romain et les lumières nouvelles que, durant le dernier quart de siècle, l’ethnologie a pu jeter sur les mécanismes de la réciprocité. Mais, étant donné que ce second domaine s’est largement plus enrichi que le premier au cours de la période écoulée, vous me permettrez, j’espère, de lui consacrer la totalité de mon intervention, d’autant plus que, vous le verrez, les données novatrices de l’anthropologie juridique et sociale intéressent directement l’interprétation que nous pouvons donner de nombreux faits romains [1].

Réciprocité et économie marchande

1. Si l’on admet que tout groupe humain, quels qu’en soient la taille et le degré de développement, doit pourvoir à deux ordres de besoins fondamentaux, à savoir : – d’une part, la reproduction de la vie, ce qui implique les structures de la parenté, la protection des mères et l’éducation des enfants ; – et d’autre part, la production des moyens d’existence, c’est-à-dire les ressources matérielles (nourriture, vêtements, habitation), mais aussi le contrôle de l’ordre social et les valeurs symboliques (religion, culture), on constate aussitôt que la production et le mouvement des biens et des services peuvent s’opérer selon deux modes radicalement opposés : le système de réciprocité ou l’économie marchande [2].

2. C’est Marcel Mauss qui, dans son Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, publié en 1924, a montré que, dans les sociétés sans écriture qu’étudie l’ethnographie, le mouvement des biens et des services, matériels ou même symboliques, se fonde sur l’échange constamment renouvelé de ce qu’il a appelé les dons et contre-dons et que, pour ma part, afin d’éviter toute interférence avec la terminologie juridique, j’ai proposé de nommer les dations réciproques. Il est permis de penser que la vision que Mauss a donnée du système de la réciprocité a triomphé sans partage durant plus d’un demi siècle. Tout au plus, Claude Lévi-Strauss, en 1949, dans son étude monumentale sur Les structures élémentaires de la parenté, avait-il fait valoir que l’échange, fût-ce à l’échelle d’une génération, s’étendait même aux femmes, expliquant du même coup l’universelle prohibition de l’inceste par la préoccupation de se procurer les épouses à l’extérieur de manière à nouer et à entretenir les relations entre groupes différents.

Une succession de hasards heureux – pour être précis : une nièce ethnographe établie en Bolivie où elle a eu l’occasion de travailler avec l’auteur – m’a fait connaître l’interprétation approfondie ou renouvelée, c’est selon, que propose du système de la réciprocité, à partir de son expérience bolivienne, un chercheur français, Dominique Temple, et qu’il a résumée dans un petit ouvrage intitulé : Estructura communitaria y reciprocidad. Del quid-pro-quo histórico al economicidio (La Paz, 1989). Voici comment peut se résumer son analyse nouvelle.

Mécanisme

3. L’échange marchand, – dont le troc représente la forme la plus primitive, parfois jusqu’à la caricature (dans le troc silencieux ou silent trade, où les deux parties veillent soigneusement à éviter tout face à face), – se fonde sur l’intérêt purement matériel de chacun des partenaires. Il implique la propriété privée et l’accumulation des biens et, par là, mène à la concurrence sans frein, à le recherche exclusive du profit individuel aux dépens du bien commun, à l’appropriation des moyens de production par une minorité de privilégiés, et finalement à la stratification de la société en classes vouées à s’affronter.

L’économie de réciprocité, en revanche, concilie les besoins des deux partenaires, à chaque prestation particulière, comme ceux de la société en général. Le bien commun ainsi visé est plus que la somme des intérêts particuliers : il est l’objectif même que s’assigne le mécanisme des dations réciproques. Le système exclut de la concurrence, l’appropriation privée de la terre, l’accumulation durable des richesses comme la transmission des inégalités fondées sur l’avoir individuel [3].

Les valeurs échangées

4. L’économie marchande isole l’économie au sein des activités sociales. La valeur échangée est de nature strictement matérielle et elle ne porte jamais que sur les seuls biens qu’elle met en mouvement. Le travail humain lui-même est réduit à n’être qu’un objet d’échange parmi les autres. L’essentiel est d’avoir et, par conséquent, de conserver pour accumuler.

Dans le système de la réciprocité, au contraire, chaque prestation, aussi longtemps qu’elle n’a pas donné lieu à sa contre-partie, est source de prestige, non seulement à l’égard e celui qui a reçu, mais également au sein du corps social tout entier. Celui qui donne se valorise ; celui qui se bornerait toujours à recevoir perdrait la face, mais la situation normale est celle où il rend à son tour. Le pouvoir au sein de la société – d’ailleurs le plus souvent éphémère compte tenu de la précarité des biens produits et répartis – s’acquiert, non en accumulant des richesses, mais en les redistribuant, éventuellement jusqu’à la prodigalité et jusqu’au gaspillage ostentatoire. L’accent est toujours mis, non point sur l’avoir, mais sur l’être au sein du groupe.

Productivité

5. Contrairement à l’opinion reçue, il n’est pas sûr, bien au contraire, que le système de réciprocité soit un frein à la productivité. Loin de se limiter à la pure autarcie d’une société de subsistance, la recherche du prestige que procure le don suppose, au-delà de la couverture des besoins élémentaires, un surcroît de richesses à répartir dans la redistribution collective qui se réalise, notamment et par prédilection, dans les fêtes destinées à l’ensemble du corps social.

Les schémas d’opposition

6. Pour monter à quel point s’opposent l’un à l’autre le système de la réciprocité et l’économie marchande, il suffit d’énumérer brièvement les aspects par lesquels ils se distinguent on ne peut plus clairement.
- La réciprocité vise en fin de compte le bien commun, même quand elle a lieu entre deux partenaires. L’économie marchande se fonde nécessairement sur l’intérêt d’un seul.
- Dans la réciprocité, ce sont les sujets qui priment, c’est-à-dire les hommes ; au sein de l’économie marchande, c’est l’objet qui triomphe sans partage.
- La dation réciproque a en vue l’acquisition du prestige social ; l’échange marchand doit produire bénéfice et accumulation de biens.
- Quant à l’échelle au sein de la société, la réciprocité s’étend à l’ensemble du corps social ; chaque échange marchand, au contraire, constitue un contrat isolé à l’intérieur du seul domaine de l’économie.
- Dans le temps, la réciprocité est envisagée sans aucune limite prévisible ; chaque échange, en revanche, se borne strictement à l’instant même, s’il a lieu au comptant, ou à l’échéance prévue, dans le cas contraire.
- Pour le juriste, le système de la réciprocité correspond au droit coutumier ; l’économie marchande suppose constitué un droit écrit, connaissant le contrat.
- Enfin, dans le cadre de l’accumulation qui caractérise toutes les sociétés contemporaines issues de la colonisation, le système de la réciprocité peut résister victorieusement à la société marchande quoique celle-ci soit toujours et nécessairement portée à l’expansion géographique. C’est vraisemblablement la faculté d’adaptation que possède le système de réciprocité qui explique comment les populations andines ont survécu jusqu’à aujourd’hui malgré la conquête espagnole et l’exploitation de type colonial.

Situation historique

7. Le système de réciprocité éclaire le malentendu historique auquel a donné lieu l’arrivée des Espagnols au Nouveau Monde avec Christophe Colomb. Les nations indigènes et, plus spécialement, l’empereur aztèque et l’Inca étaient portés à donner sans compter en échange du prestige et du pouvoir qu’ils espéraient en tirer aux yeux des nouveau-venus, alors que les conquérants entendaient seulement se procurer au moindre prix les richesses – et l’or en tout premier lieu – qu’ils voulaient accumuler à leur profit exclusif. Pour les natifs amérindiens, le pouvoir était l’objectif du don, alors que les Espagnols voyaient dans la souveraineté politique l’outil de leur enrichissement à perpétuité.

Situation actuelle

8. L’antagonisme irréductible entre le système de réciprocité et l’économie marchande n’exclut pas la coexistence de l’un et de l’autre dans une même société, d’où la complexité des phénomènes découlant du contact entre les deux, qu’il s’agisse : – d’une part, de la survivance de la réciprocité à l’intérieur de la société à l’économie marchande, dans des secteurs résiduels, certes, mais néanmoins vigoureux (règles de politesse, protocole des cadeaux, service d’amis, fêtes et activités ludiques), autrement dit tout le domaine romain ou moderne de la gratuité ; – ou, d’autre part, de la pénétration de l’économie marchande au sein d’un système de réciprocité, ce qui est le cas de la plupart des pays du Tiers-Monde. Dans chaque cas en particulier, l’essentiel, pour l’analyse, est d’établir quel est le mécanisme dominant [4].

On se gardera de présenter, du système de réciprocité, une vision idéale. D’abord, l’égalité foncière sur laquelle il repose n’exclut pas une certaine dépendance dans la mesure où l’un des partenaire donne davantage ou plus souvent que l’autre. Mais il faut se dire que, même si l’égalité est relative, la dépendance l’est également, de sorte que le système se meut à l’intérieur de limites assez étroites pour ne pas le dénaturer. Ce qu’il interdit, à coup sûr, puisqu’il ne permet pas l’accumulation, c’est l’inégalité transmissible ou l’hérédité des conditions. En revanche, la réciprocité est exposée à des risques et à des perversions qui peuvent se perpétuer : entre deux partenaires, la dation à sens unique mène à un assujettissement qui pourrait aller jusqu’à l’esclavage ; de même, la prodigalité exercée par un seul à l’égard de tous conduit au clientélisme et au pouvoir personnel. Pareille analyse, qu’il faudrait approfondir, éclaire singulièrement la crise de la République romaine et l’avènement de l’Empire. (voir chap.15).

Trois observations de méthode

9. Mais je voudrais insérer ici trois observations de méthode, de portée très intégrale, d’ailleurs.

La première concerne la langue. Même si l’on peut admettre que l’espagnol est parlé par la quasi-totalité de la population bolivienne, pourtant indienne à 90%, on ne saurait se limiter à la terminologie espagnole des activités sociale ni des institutions coutumières, parce qu’elle risque toujours de donner lieu à des interprétations inexactes d’autant plus graves qu’elles restent implicites : ainsi quand il est question de chef de village (jilakatu) ou de alcalde scolaire (amawt’u). De même la christianisation des fêtes traditionnelles, dans le monde rural, ne doit pas faire illusion : elles recouvrent des célébrations plus anciennes dont la nature profonde s’est souvent conservée tenacement. Il convient donc, dans toute la mesure du possible, de prendre en compte le vocabulaire amérindien (aymara, dans le cas qui nous occupe).

Pour compléter le tableau de la situation actuelle dans les communautés andines de langue aymara, il faut ajouter que, souvent, le titulaire d’une charge traditionnelle, acquise à l’intérieur du système de réciprocité, revêt en même temps une fonction nouvelle relevant des institution de la Bolivie contemporaine. C’est ainsi que le jilakatu pourra être élu maire ou devenir le secrétaire local du syndicat paysan.

10. Ma seconde observation de méthode porte sur les notions d’anthropologie économique, juridique, sociale, culturelle communément répandues aujourd’hui. Si, au cours du XXe siècle, et à des dates d’ailleurs variables, l’étude des sociétés sans écritures – qu’il vaudrait mieux nommer les sociétés de la parole – s’est subdivisée en diverses disciplines que j’ai évoquées, et auxquelles pourraient encore s’ajouter l’ethnomusicologie, l’ethnobotanique et même l’ethnopsychiatrie, c’est parce que des chercheurs formés aux diverses sciences modernes correspondantes ont voulu en appliquer les méthodes aux cultures les moins développées ou les plus traditionnelles qui se peuvent encore observer à l’heure actuelle.

Mais il va de soi qu’une telle démarche, pour fondée qu’elle soit dans ses intentions et par les nouvelles perspectives qu’elle ouvre, doit rester provisoire et, dès qu’elle a produit les résultats qu’on attend, il convient qu’elle soit délaissée par l’anthropologie tout court, pour qui il est impérativement nécessaire de retrouver la vision d’ensemble qu’il porte sur une société elle-même globale en ce qu’elle ignore la division du travail et le cloisonnement des domaines autonomes qui s’appellent aujourd’hui, dans nos sociétés développées et complexes, l’économie, le droit, la religion, la culture matérielle ou symbolique.

L’anthropologie juridique, par exemple, s’assignera pour tâche, moins de vérifier, dans telle société sans écriture, s’il s’y trouve du droit et en quoi il consiste, que de rechercher, plus largement, quelles y sont les différentes techniques du contrôle social alors que, dans nos sociétés évoluées, le droit constitue à première vue l’unique ou tout le moins la principale source de la cohésion collective. La même réflexion vaudrait pour l’anthropologie économique, et ainsi de suite, raison de plus, on le voit, de parler du système de réciprocité et, par contraste, de l’économie marchande ou de l’échange marchand.

11. Ma troisième remarque de méthode nous ramènera à Dominique Temple. Je dois à la vérité de dire que le modèle nouveau qu’il propose du système de réciprocité est plus qu’une hypothèse de travail d’ordre purement intellectuel. À ses yeux, c’est également un instrument de critique idéologique et une arme de combat politique, l’un et l’autre destinés aux Indiens de la Bolivie qui, de langue aymara ou quechua, représentent à l’heure actuelle les neuf dixièmes de la population de ce pays qui est le plus pauvre de l’Amérique du Sud. La dédicace de son opuscule ne laisse aucun doute à cet égard : « Esta reflexión nació dentro de las luchas de los pueblos indios y está dirigida a ellos » – « Cette réflexion est née des luttes des peuples indiens et leur est destinée ».

L’auteur utilise son modèle pour s’attaquer non seulement à l’exploitation économique des Indiens héritée de la colonisation et au sous-développement chronique qu’elle entraîne, mais aussi à l’aide nouvelle que prétendent leur apporter les missionnaires, surtout américains et protestants, ou même les représentants des organisations que la terminologie des Nations-Unies appelle non-gouvernementales. Par leurs dons, fussent-ils apparemment désintéressés, ils s’acquièrent, auprès des bénéficiaires, le prestige et le pouvoir qui, dans les sociétés indiennes, appartiennent traditionnellement aux notables engagés dans le système de réciprocité, où chaque étape de l’ascension hiérarchique est liée à la prestation d’une charge au profit de la collectivité. D’où il suit que l’aide et la coopération internationales aboutissent à saper le fondement du système de réciprocité et, par là, la société traditionnelle elle-même, avec sa culture et dans sa spécificité propre. C’est ce que l’auteur appelle « economicidio ».

Je signale au surplus – car ce point ne manque pas d’intérêt – que Dominique Temple voit dans la liquidation du système de réciprocité la cause essentielle de la faillite à laquelle les expériences de collectivisation de la terre ont mené l’Union soviétique et la Chine populaire : la propriété collective du sol ruine le prestige individuel acquis par les prestations réciproques et, tendant à rabaisser la production agricole au niveau de la pure subsistance, finit par exclure tout surproduit. D’où, également ce corollaire à l’analyse de l’auteur : on peut privatiser le travail humain, on ne saurait privatiser ou collectiviser la propriété du sol sans liquider le système de réciprocité.

Il ne m’appartient évidemment pas ici de décider si cette application de la réciprocité à l’élucidation de ces grands phénomènes contemporains est fondée ou non, mais j’ai pensé que je me devais au moins de le mentionner.

Un exemple particulier

12. Pour me prémunir contre le reproche d’arbitraire auquel pourrait m’exposer la seule synthèse abstraite du modèle proposé par Dominique Temple, je crois bien faire en reprenant, avec quelque détail, la description de la hiérarchie au sein d’une communauté andine pour illustrer concrètement la stricte équivalence qui s’établit entre redistribution, prestige et pouvoir (pp. 84-92).

Chez les Aymara, la base de la communauté rurale est l’ayllu, famille large ou lignage qui assure à ses membres la jouissance du sol, mais le cadre plus général de la vie sociale est la marka, qui réunit un certain nombre d’ayllus. (Ici, je ne résiste pas au plaisir de rappeler que Friedrich Engels n’avait pas manqué de relever l’homonymie – purement accidentelle, cela va de soi – entre la marka des Andes et la marche des institutions germaniques du haut moyen âge.)

Grâce aux ressources que lui procure le sol de l’ayllu, tout individu plus entreprenant que les autres peut ambitionner de s’élever dans la hiérarchie de la marka, en s’acquittant des charges successives, de plus en plus coûteuses, certes, mais qui, chaque fois aussi, lui procurent davantage de prestige, donc de pouvoir, à l’échelle locale. Il faut observer, d’entrée de jeu, que si l’ascension sociale s’arrête à un degré quelconque faute d’une prestation nouvelle, tout le prestige acquis précédemment est aussitôt perdu et, d’autre part, même si cela va de soi, que le pouvoir d’un individu ne saurait se transmettre à ses descendants.

13. 1) Au sein de la communauté, le premier degré de la hiérarchie est le poste de « chef de file » (en espagnol : cabecilla, en aymara : p’eka), et le candidat dispose de douze mois au plus pour accumuler les moyens qu’il redistribuera à la collectivité au cours d’une des fêtes annuelles à coloration chrétienne.

2) Celui qui a été élu cabecilla ou p’eka peut prétendre, en s’acquittant d’une prestation nouvelle qui risque de représenter au moins deux ans d’économies, s’élever ensuite à la dignité de Kamana, le chef des semailles communes, qui suppose, outre la distribution de biens, notamment pour offrir les sacrifices aux divinités de la terre (la communauté n’y intervenant que pour la moitié), une certaine compétence technique en matière agricole, et l’on aperçoit de la sorte aussitôt que le système de réciprocité englobe la totalité de la vie communautaire, y compris la maîtrise du savoir traditionnel et la pertinence des conseils que prodigue le titulaire. (D’ailleurs, celui qui rend visite au Kamana pour le consulter doit lui offrir trois verres d’alcool.) Le prestige que s’acquiert le Kamana est donc complexe, lié qu’il est à la fois à la générosité de ses redistributions, mais aussi à sa compétence qui déterminera l’abondance de la récolte et, par conséquent, la prospérité du groupe [5].

14. 3) La fonction suivante est celle de l’alcalde de l’école (en aymara amawt’a) qui, au nom de la communauté, contrôle l’instituteur, lequel s’appelle yatichiri, dérivé de yati, un mot qui, détail intéressant, signifie à la fois « coutume » et « savoir » [6]. Il est bon de faire observer ici que le maître d’école lui-même, bien qu’il soit un personnage d’importation européenne, joue un rôle particulier parmi les notables de la communauté rurale, sans doute en raison des rapports qu’il entretien avec les parents qui, souvent, se réunissent sous sa présidence à l’école : de la sorte, l’instituteur finit par constituer une manière de contre-pouvoir en face des autres notables locaux.

4) Traits caractéristiques : celui qui vise le plus haut degré, celui du jilakatu ou chef du village, proclame son ambition des années à l’avance. ce dignitaire du rang le plus élevé a, entre autres, la charge de la fête annuelle célébrée en l’honneur de l’Enfant saint Sauveur, la plus importante et aussi la plus dispendieuse de toutes qui, chaque fois, risque d’épuiser les ressources du titulaire.

On voit ainsi le lien indissoluble qui unit les ressources que le personnage officiel tire de son ayllu, la distribution des dons, l’acquisition du prestige, qui suppose richesse, compétence et générosité, et l’exercice du pouvoir politique, étant bien entendu que prestige et pouvoir sont remis en cause à l’occasion de chacune des libéralités possibles, c’est-à-dire, en définitive, à chaque fête annuelle.

Application au monde romain

15. Il y a trente ans déjà, je constatais que le mécanisme des dations réciproques éclairait utilement le régime grec des liturgies et l’institution romaine des munera publica, jusque dans leurs manifestations agonistiques qui évoquent le potlach de la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord : ainsi, dans les libéralités à but électoral, le nombre croissant des paires de gladiateurs lors des spectacles offerts au peuple. Mais je crois qu’aujourd’hui le modèle proposé par Dominique Temple pour le système de réciprocité permet d’affiner l’analyse de la situation romaine. Voici comment je synthétiserais cet apport nouveau.

1) Le système de réciprocité se fonde sur la terre, mise en valeur par l’agriculture et l’élevage. il est donc essentiellement rural, entretenu qu’il est par le surplus que laissent les produits du sol au-delà de la consommation du groupe [7].

2) Dans la société romaine aussi, c’est la production de la terre qui assure les revenus des sénateurs et des bourgeoisies municipales, mais les munera publica sont destinés exclusivement à la ville. Il y a là une première déviation de la réciprocité : l’univers paysan en est dépouillé. On sait assez que ce phénomène, à longue échéance, ruinera les décurions et entraînera inexorablement la décadence des villes romaines [8].

3) Le système romain, quand les prestations se répètent en sens unique, aboutit au clientélisme, d’ailleurs institutionnalisé dans le patronat (lequel s’étend même aux collectivités publiques), et débouche, avec les guerres civiles, sur le phénomène des armées dévouées, non plus à la République, mais à leur seul général, qui doit se les attacher par ses donativa ou des concessions de terres.

4) L’autre choc subit par le système romain est celui qui résulte de l’expansion par les conquêtes au cours des deux derniers siècles de la République : elle entraîne, pour l’Italie, un afflux de richesse dont les politiciens ambitieux tirent un surcroît de libéralités pour assurer leur carrière personnelle. Ici, on pourrait parler peut-être d’une version romaine de l’economicidio.

5) L’empire apparaît dès lors comme le siège d’un clientélisme à l’échelle du monde connu, où l’empereur est le plus riche des propriétaires fonciers et dispense en Italie, à des millions de citoyens à peu près désœuvrés, les moyens de leur subsistance et de leur oisiveté (panem et circenses), puisés principalement dans les provinces les plus productives (telles la Sicile, l’Afrique, et surtout, l’Egypte) [9].

6) On voit ainsi que c’est toute la vision de l’histoire romaine, jusque et y compris la catastrophe finale, qui s’éclaire, dans une large mesure, à la lumière de l’analyse que Dominique Temple propose du système de réciprocité.

On se demandera notamment si l’Egypte, après avoir duré quelques trois millénaires dans le relatif équilibre interne dû au système de réciprocité que n’avait pas entamé le royaume lagide, n’a pas été ruinée en quatre ou cinq siècles par l’occupation romaine qui la vidait de ses ressources au seul profit de Rome et de l’Italie.

Le système de réciprocité dans les communes rurales de l’Italie antique

16. Dans la mesure où je tiens pour assurée l’analyse qui reconnaît le système de réciprocité dans nombre de mécanismes de la société romaine, depuis le régime des munera publica et l’institution du patronat jusqu’à tous les aspects de l’amitié dans la vie sociale et de la gratuité en droit privé, je crois qu’il vaudrait la peine, pour avoir quelques chance d’ouvrir des perspectives nouvelles à l’investigation scientifique, de rechercher, dans ce qu’on peut entrevoir des communautés rurales de l’Italie, s’il est possible d’y reconnaître des manifestations particulières du système de réciprocité parmi le schéma général de l’économie marchande qui définit officiellement le régime juridique de la société romaine.

C’est assez dire que je vais maintenant privilégier les questions de méthode qui seules sont de nature à garantir la validité des données nouvelles que pourrait dégager une recherche originale. J’énoncerais volontiers trois principes fondamentaux.

1) Il faut donner la préférence à la comparaison et à la démarche analogique, qui doivent prendre le pas sur la pure conjecture, fût-elle apparemment logique.

2) On s’intéressera par prédilection aux conservatoires d’archaïsme encore observables à l’époque contemporaine ou, du moins, accessibles grâce aux archives locales.

3) Les communautés rurales sont historiquement antérieures et conceptuellement étrangères au droit de propriété romain, mais la jouissance communautaire du sol n’exclut pas le travail individuel. La règle est le mélange des modalités : redoutable exercice d’imagination pour le juriste !

17. La communauté rurale, comme le système de réciprocité qu’elle sous-tend, relève toujours, en Europe, de la reconstitution historique et, dans les pays d’outre-mer conquis par la colonisation, de l’exotisme fragile des sociétés archaïques. Mais jamais, à peu de choses près, nous ne sommes plus en mesure de l’observer à l’état pure, à supposer même qu’elle se soit un jour présentée sous cet aspect idéal. De la communauté rurale et du système de réciprocité, nous ne saisissons que des manifestations imparfaites, déjà entamées par l’économie marchande. Nous n’en recueillons, au mieux, que des éléments partiels ou fragmentaires : vestiges, survivances, traces ou souvenirs, tout au plus, et encore devons-nous ces témoignages incomplets à des réservoirs d’archaïsme, liés à des circonstances particulières qu’il faut chaque fois analyser avec soin, mais dont je crois pouvoir faire la synthèse grâce à quelques critères fondamentaux où s’opposent chaque fois les facteurs d’évolution et les facteurs de conservation.

Facteurs
d’évolution de conservation
Ville campagne
Agriculture élevage
Plaine montagne
Voies de communication isolement
Échanges commerciaux autarcie
Forte population faible peuplement
Propriété individuelle jouissance communautaire du sol
Richesse pauvreté
Inégalité transmissible égalité relative
Les hommes circulent on reste sur place

18. Pour rechercher les traces des communautés rurales et du système de réciprocité dans l’Italie romaine ou ailleurs dans l’Empire, il faut disposer au départ d’un modèle méthodologique aussi complet et aussi riche que possible qui en rassemble tous les traits susceptibles de se retrouver dans chaque cas particulier aux différents niveaux de la réalité sociale puisque, dès que s’affirme l’économie marchande, elle tend à s’étendre aux dépens des structures archaïques dont elle ne laisse subsister que des vestiges qu’il s’agit d’identifier. Pour chaque chercheur, la démarche la plus sûre est de nature empirique : elle consiste à étudier lui-même, au préalable, une ou plusieurs communautés rurales qui se prêtent encore à l’observation directe sur le terrain ou, du moins, à l’étude dans les archives locales, de manière à en tirer son propre modèle et sa méthodologie personnelle.

Il me paraîtrait moins profitable de se limiter, quels qu’en soient l’intérêt et les mérites, aux synthèses générales qu’offrent notamment le recueil n°41 de la Société Jean Bodin (dues à nos collègues René Besnier et Capogrosso Colognesi pour le monde romain). Cela ne veut évidemment pas dire, bien au contraire, qu’il n’y a plus rien à tirer d’un ouvrage ancien, mais qui reste toujours suggestif, comme celui de mon compatriote Emile de Laveleye sur les communautés rurales en Europe, qui fut un classique souvent réédité à la fin du siècle dernier, mais qui est aujourd’hui injustement oublié.

19. Mon point de départ personnel, modeste et limité, certes, mais néanmoins instructif, je l’ai trouvé en Belgique, en étudiant la trace que les communautés rurales ont laissée dans la toponymie de la Wallonie, plus spécialement dans l’Ardenne, située au sud-est de la vallée de la Meuse. Il faut savoir que cette région se recommande à notre attention parce qu’elle constitue un conservatoire d’archaïsme tout à fait exceptionnel dans l’ensemble de l’Europe occidentale : zone au relief accidenté – à l’échelle de la Belgique, bien sûr –, herbagère et surtout forestière, peu développée traditionnellement et faiblement peuplée, elle a échappé complètement à l’industrialisation des deux derniers siècles et, fait caractéristique, elle conserve relativement vivace le plus archaïsant de tous les dialectes du domaine français. Je relèverai même que le pouvoir politique a encore accentué cet isolement et ce particularisme au siècle dernier quand, de façon systématique, pour complaire aux catholiques conservateurs et aux grands propriétaires fonciers, l’Etat a tracé le réseau routier de l’Ardenne en faisant passer systématiquement les voies de communication à quelque distance des villages eux-mêmes fort clairsemés…

20. Pour l’historien du droit, le trait marquant de l’Ardenne est la survivance, jusqu’à l’époque contemporaine, des biens communaux qui se traduisent pas le fait, sans doute exceptionnel, que certaines communes restent propriétaires, au sens strict du droit privé, de la plus grande partie de leur territoire, généralement constitué de forêts. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, quelques une de ces communes privilégiées rétrocédaient même en argent, à leurs habitants, une partie du revenu produit par l’exploitation de leurs bois et, aujourd’hui encore, dans nombre de villages ardennais, la population reçoit gratuitement son bois de chauffage pour l’hiver, sans compter le fait que ces communes se sont maintenant transformées en petits paradis fiscaux où les habitants ne s’acquittent d’aucun impôt local.

En dehors de l’Ardenne d’ailleurs, les biens communaux, encore considérables au XIXe siècle, ont été lotis en petites propriétés à bâtir qui se reconnaissent au premier coup d’œil par leur allure géométrique dans le parcellaire cadastral ou par des termes non équivoques dans la toponymie (commune, comogne). Même dans la Hesbaye, située entre Louvain et Liège, qui est la région agricole la plus riche de notre pays, mais qui, curieusement, est toujours restée sous-peuplée jusqu’à l’époque contemporaine – et par là pauvre en innovations techniques dans la mise en valeur du sol –, les communautés rurales, de longue date disparues, ont laissé des traces perceptibles dans la mentalité villageoise, où la solidarité communautaire, m’a-t-on dit, a trouvé largement à s’employer dans les années difficiles de la seconde guerre mondiale.

Ajouterai-je, pour la Hesbaye, une observation personnelle que j’ai pu renouveler régulièrement depuis vingt ans : la culture des petits pois, prise en charge par les cultivateurs pour les le compte des grandes entreprises de l’industrie agro-alimentaire, donne lieu chaque année, au lendemain de la récolte effectuée par de gros engins mécanisés, à la pratique ancestrale du glanage ressuscitée par des habitants qui ne sont pas tous des nécessiteux.

21. Mais l’institution la plus caractéristique et d’ailleurs la plus répandue dans les communautés rurales de la Wallonie, en général, et de l’Ardenne, plus spécialement, réside dans la pratique du troupeau commun confié au berger communal : car la jouissance des pacages communaux était subordonnée à l’obligation, pour chaque habitant, de confier ses bêtes- bœufs, moutons et porcs- à ce représentant de la communauté, élu et rétribué par elle. Je signalerai à cet égard, que le dernier herdier connu est mort en 1950 dans le village de Chooz, près de Givet, situé en France, mais de dialecte wallon, célèbre depuis trente ans par sa centrale nucléaire…

Il n’est pas sans intérêt de souligner la part germanique dans la terminologie des communautés rurales de Wallonie : outre la marche – zone ou limite –, on mentionnera la herde et le herdier, à rapprocher de l’allemand die Herde, de même que la sonre, désignant le troupeau de porcs qu’on mène à la glanée dans les bois. (Voilà une raison de rappeler une fonction importante de la forêt dans l’élevage traditionnel.) Je citerai encore scalot, l’aide du herdier, du germanique skalk, qui se trouve en français dans « maréchal, sénéchal ». Cet élément germanique me paraît attester l’influence qu’ont exercée les grandes invasions sur les communautés rurales de la Belgique.

22. Le troupeau commun et son gardien officiel avaient leurs habitudes quotidiennes : convoquées à son de trompe, les bêtes étaient rassemblées sur la place du village, et cet usage suffit à expliquer, dans maints villages de Wallonie l’étendue de la grand-place, aujourd’hui hors de proportion avec l’importance actuelle de la commune. Ici, c’est l’archéologie ou la géographie qui nous instruisent sur les communautés rurales.

Une fois rassemblé, le troupeau gagnait ses pâturages par un trajet immuable à l’aller comme au retour et qui, en divers endroits, s’appelle aujourd’hui encore « la voie de la herde ». Tout aussi immuables étaient les emplacements où le herdier faisait la sieste et prenait ses repas : d’où le mot wallon de prandière, non attesté en français et issu du latin prandium, ou, parfois, « reposoir » (qui existe aussi en Suisse romande).

23. Si j’ai pris la peine d’évoquer, trop sommairement d’ailleurs, ma propre expérience des communautés rurales en Wallonie, c’est parce que j’y vois la démarche qui prépare le mieux à rechercher, dans notre documentation romaine, les traces des communautés rurales de l’antiquité inévitablement recouvertes par l’épais manteau du droit privé et de la propriété quiritaire. Et il va de soi, à mes yeux, que nos collègues italiens sont les mieux placés pour se livrer à e passionnant travail de redécouverte.

Dans cette entreprise, il est permis de recourir à la méthode régressive : une institution qui a survécu depuis le moyen âge jusqu’à l’époque contemporaine peut aussi s’être maintenue de l’antiquité au moyen âge, et il serait certes impressionnant de retrouver ainsi des vestiges deux fois millénaires. Pour la Belgique, je citerai ainsi le latin cultura, attesté à la fois dans la toponymie wallonne et flamande, alors que le mot manque dans le reste du domaine germanique, ce qui prouve qu’il désigne chez nous des défrichements antérieurs aux grandes invasions…

24. Sans vouloir m’étendre davantage, je me bornerai à citer, sans plus, les quelques termes latins qui, en droit romain, orientent dès l’abord vers les communautés rurales et leurs modes archaïques d’organiser la jouissance du sol : qu’il s’agisse, à côté de l’ager publicus, de l’ager arcifinius, compascuus, vectigalis, sans parler de ces communalia que les œuvres des arpenteurs romains sont seules à nous signaler, notamment pour l’Ecurie, ou encore ces communiones, plus d’une fois citées par la table hypothécaire de Véléia. Mais il va de soi, pour moi, qu’il appartient à nos collègues italiens d’explorer dans ce sens, – et j’oserai dire : par le menu –, tous les témoignages que leur territoire peut receler en ce domaine.

Sans doute n’ai-je guère évoqué la gratuité en droit romain. Mais j’avouerai que je ne m’en excuserai même pas. Ce que j’ai plutôt essayé de faire, c’est de tracer quelques perspectives nouvelles qui, si elles pouvaient séduire de jeunes chercheurs, seraient susceptibles d’enrichir notre connaissance des communautés rurales dans l’Empire romain et, par là, de restituer devant nos yeux le terrain d’élection où a pu fonctionner, dans l’antiquité, le système de réciprocité sous sa forme la plus homogène.

Bibliographie

1- Sur les Aymara de Bolivie :

TEMPLE, Dominique. Estructura communitaria y reciprocidad. Del quid-pro-quo histórico al economicidio. La Paz : coll. Ensayos para repensar el país, 1, 1989.

BERTONIO, P. Ludovico. Vocabulario de la legua aymara (1612). Réimp., La Paz, 1984.

BERTONIO, Manuel. Dictionario aymara-castellano, castellano-aymara. La Paz, 1983.

2- Sur la Wallonie :

MICHEL, Jacques-Henri. « La trace des communautés rurales dans la toponymie wallonne ». Les communautés rurales. Ve partie. Europe occidentale et Amérique. Paris, 1987, pp. 249-280 (Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions, 44).

Voir aussi : Premiers éléments d’un répertoire de toponymie à l’usage des archéologues. 2 fasc., Bruxelles : Presses de l’U.L.B., 1981.

Pour citer ce texte :

Jacques-Henry MICHEL, "Du système de réciprocité à la société marchande ou la gratuité en droit romain ", Du système de réciprocité à la société marchande ou la gratuité en droit romain , 1992, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 29 mars 2024).

Haut de page


Notes

[1] Peut-être n’est-il pas inutile de préciser la terminologie : ethnologie est le terme traditionnel, notamment en français et en italien ; celui d’anthropologie est plus récent et d’origine anglo-saxonne. En gros, ils sont synonymes, mais l’anthropologie juridique peut réunir à la fois l’étude des coutumes dans les sociétés sans écriture et l’histoire du droit écrit, alors que l’ethnologie juridique se limite nécessairement aux sociétés archaïques.

[2] Je voudrais préciser aussitôt que c’est à dessein que je parle du système de réciprocité et, par opposition, de l’échange marchand ou de l’économie marchande, dans la mesure où la réciprocité transcende l’ensemble de la vie sociale, alors que l’économie marchande, à l’intérieur de notre société, est conçue comme indépendante de tous les autres secteurs d’activité (notamment le droit ou le pouvoir politique.

[3] Le système de réciprocité peut se résumer par le principe suivant : Cuanto más doy, más soy – « Plus je donne, plus j’existe ». La société marchande, par le proverbe espagnol : Tanto valgo, cuanto tengo – « Je vaux autant que j’ai. Tant j’ai, tant je vaux ». Cf. Temple, D., op. cit., p. 154.

[4] Cf. Dominique Temple (op. cit., p. 72) estime que le système de réciprocité, à l’heure actuelle, fait vivre 70% de la population de la Bolivie. Cette estimation, dans la mesure même où elle présente un intérêt tout particulier, mériterait une démonstration plus développée.

[5] Dans les temps anciens, quand il ne pouvait être commercialisé, le surplus servait à pourvoir aux besoins des membres de la communauté qui ne s’adonnaient pas à l’agriculture, pour qu’ils disposent du temps nécessaire aux autres formes de travail. Il en résultait un équilibre entre la production agricole, la pression démographique sur la terre et la couverture de nouvelles activités sociales qui faisaient la richesse de la communauté. Les titulaires de ces fonctions devaient aussi participer aux fêtes et aux manifestations culturelles les plus importantes.

[6] Pour marquer son nouveau statut, Mateo se procura le fouet et l’écharpe qui sont les signes de toute autorité sociale, mais aussi un poncho couleur de vigogne, montrant par là également son ambition d’accéder à la dignité suprême du jilakatu (p. 88).

[7] Je croirais volontiers que la recherche du prestige, au sein du système de réciprocité, et les prodigalités ostentatoires qu’il entraîne éclairent d’un jour nouveau les lois somptuaires de la République (qui commencent d’ailleurs avec les Douze Tables.

[8] Ce qui ne veut pas dire que le système de réciprocité ne fonctionnait plus en milieu rural, mais seulement que nous ne disposons plus guère de témoignages formels à ce sujet. J’y reviendrai dans la suite. Il n’en reste pas moins qu’un théâtre ou des arènes, en pleine campagne, peuvent résulter de la libéralité d’un notable rural.

[9] Sous l’Empire, en revanche, les collegia tenuiorum, les associations religieuses et telles corporations professionnelles prennent le relais du système de réciprocité pour tous les déracinés qui, de la sorte, en préservent la forme symétrique sur pied d’égalité, qui est la seule authentique.