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Revue Contrelittérature, n° 4, Année 2021, pp. 89-105.

Propriété – Échange – Réciprocité

Les Paysans (I)

Dominique Temple | Février 2021

La réciprocité paysanne : des origines aux temps modernes

Résumé

Une brève analyse du statut des premières communautés paysannes permettra de rappeler les principes de réciprocité à l’origine de toute économie politique. Le cas singulier de la Bolivie choisi dans le cadre de cette étude montrera comment les communautés indiennes, les paysans indépendants et les ouvriers ont ensemble destitué l’idéologie ultralibérale et promu une Constitution qui protège les concepts de l’ayni (la réciprocité), de l’ayllu (la communauté), et de la propriété par leur fonction sociale. Soutenus par la critique des écologistes, les paysans des communautés et les nouveaux paysans s’inscrivent aujourd’hui en première ligne dans la construction d’un avenir possible pour les hommes et la vie sur la terre.

  
I

Le statut anthropologique de la communauté paysanne

Les paysans sont les gardiens dans leur économie domestique des structures fondamentales de l’humanité sans que personne ne s’en soucie tant elles paraissent naturelles. En effet, toutes les sociétés d’origine ont été et sont encore constituées de communautés de parenté dont les relations de réciprocité sont universelles.

– L’alliance matrimoniale, la première relation de face-à-face, dite de réciprocité binaire ou dualiste, crée entre l’un et l’autre un sentiment commun : la philia (en termes philosophiques) que l’on traduit souvent par l’amitié.

– La filiation, dite de réciprocité ternaire car trois générations sont nécessaires pour l’illustrer, est à l’origine du sentiment de responsabilité des uns par rapport aux autres.

– La troisième structure fondamentale née de la parenté est la fraternité où s’apprend le respect.

Dans la maisonnée, ces trois structures de base sont quasiment toujours conjointes et actualisées de façon collective, ce que le Philosophe appelle la communion : tout est commun dans l’oikos [1], c’est-à-dire en termes économiques l’entraide dans la production et le partage dans la distribution. Les valeurs de la communauté seront alors traduites de préférence par la Parole d’union [2].

Or, qu’en est-il des valeurs humaines énumérées dans cette présentation du système paysan ? Mes recherches sur la genèse de ces valeurs à partir des structures fondamentales de la société ont donné lieu à un corpus d’idées, réunies et publiées en 2003 sous le titre Teoría de la reciprocidad par deux chercheurs en Bolivie (Javier Medina et Jacqueline Michaux) auquel ici nous renvoyons [3]. Nous retiendrons seulement que les valeurs humaines ne sont ni innées ni surnaturelles mais produites par les interactions des hommes entre eux au sein des structures sociales qui satisfont au principe de réciprocité [4].

Les premières communautés de parenté sont dites paysannes dès lors qu’elles fabriquent des outils utiles pour décupler la production de la nature. Et dès que les statuts agricoles se différencient de ceux des artisans qui leur sont associés (le forgeron par exemple), on passe de la communauté de parenté à la communauté villageoise. Le village est sans doute l’unité économique la plus commune sur la terre jusqu’à aujourd’hui. Les services mutuels entre paysans, et entre paysans et artisans, deviennent des équivalents de réciprocité dont l’échange conduit au marché de réciprocité, dominant dans une grande partie du monde, et toujours présent dans les pays industrialisés : « marché paysan » « marché de producteurs, etc. ».

La théorie de la réciprocité montre que le sentiment d’humanité créé par la réciprocité d’alliance (la philia) est indivis. Elle montre que la réciprocité de filiation individue la conscience affective dans le sentiment de responsabilité de chaque intermédiaire entre deux autres. Le marché de réciprocité généralise la réciprocité qui devient la matrice non seulement du sentiment de responsabilité mais du sentiment de justice [5]. Or, celui-ci est le seul sentiment dont l’actualisation puisse se mesurer de façon objective, ce qui permet de l’exprimer concrètement par l’égalité des prestations entre les uns et les autres. Cette particularité permet de fonder l’économie de façon rationnelle et de l’affranchir de l’affectivité plus ou moins aléatoire de chacun. Par la notion d’égalité attribuée aux choses échangées, la quantité vient mesurer la valeur, préciser la hiérarchie des statuts et conduire à ce que Aristote appelle l’égalité inégale – le statut du magistrat étant supérieur au statut des plaideurs, celui de l’architecte supérieur à celui du maçon, de l’artisan et du paysan.

Selon la théorie de l’économie politique que l’on doit aux Grecs, les maisonnées paysannes (oikos) ont alors le choix de communiquer entre elles selon leur intérêt propre par le troc (allagé), ou bien de reproduire entre elles des relations de réciprocité entre statuts de production complémentaires (metadosis). C’est alors qu’est fondée la cité (polis) et l’économie politique. Avec le développement de la technique et la division du travail, apparaissent de nouveaux statuts. Cela se comprend aisément : il faut un magistrat ou un architecte pour des centaines d’usagers, et c’est entre statuts unis par une langue commune que se développe la cité. Celle-ci se soutient néanmoins des valeurs créées dans la communauté de parenté : la liberté, le respect, l’amitié, la confiance, la solidarité, la responsabilité et la justice. La structure paysanne demeure la matrice des valeurs cardinales de l’humanité. Cependant, ces valeurs ne se doivent plus autant aux conditions d’origine de la réciprocité qu’à la volonté de les reproduire dans l’organisation de statuts complémentaires entre eux, d’où les Constitutions [6].

Le Philosophe précise que l’organisation économique de la cité peut se réaliser soit par le travail en commun et la consommation en commun, soit par le travail en commun et la consommation individuelle, soit par la production individuelle et la consommation commune, et propose d’appeler « libérale » cette dernière opportunité qu’il dit être la meilleure le plus souvent parce que la plus propice au sentiment de responsabilité.

Si les structures de réciprocité construisent chacune une valeur éthique spécifique, les sociétés les respectent toutes mais les organisent entre elles de façon différente selon leurs conditions d’existence ou de leur histoire : l’humanité se décline donc au pluriel. Mais partout l’autorité des statuts supérieurs se transforme en pouvoir de contrainte vis-à-vis de qui déroge à la Loi. Et quel que soit le système de réciprocité, la Loi prescrit sa reproduction dans les conditions d’une époque donnée, qui se représente dans un imaginaire particulier. Lorsque l’imaginaire des supérieurs s’émancipe de ses références symboliques, il motive le pouvoir du plus fort sur le plus faible : seigneurs et serfs, maîtres et main-d’œuvre.

Que devient le statut paysan lorsque se développe le pouvoir dans la cité ? Le paysan, gardien des fondements naturels de la communauté humaine, n’est plus en situation de maître comme le citoyen athénien dans la Grèce antique. Il est corvéable à merci.

Les citadins n’abandonnent pas leurs terres mais ils distinguent la propriété foncière de la propriété d’usage et afferment leurs propriétés. Dès lors se développe une forme d’exploitation primitive : la rente foncière.

Aux limites des communautés ethniques se présente l’inconnu avec lequel il n’est pas toujours possible d’établir des relations de réciprocité. Cependant le troc dans l’intérêt de chacun permet au moins d’éviter la guerre et le pillage. Il engendrera le libre-échange lorsque la monnaie deviendra une forme d’accumulation du pouvoir à partir de la spéculation commerciale sur la valeur entre systèmes de production différents. La condition paysanne subit alors une seconde dépréciation. La première étant, on l’a vu, le servage, la seconde sera sa dépendance du profit commercial à l’origine d’un nouveau système économique qui se construit sur la privatisation de la propriété et l’individualisme, le libre-échange et l’intérêt privé, la spéculation monétaire et l’accumulation capitaliste, enfin la concurrence et le pouvoir de domination des uns sur les autres.

Une classe dominante apparaît dans les villes et surtout dans les ports, qui deviennent ses places fortes. La liberté, la justice, la responsabilité sont repensées à partir du nouveau critère d’évaluation : l’individualisme. Pour les protagonistes du libre-échange, l’intérêt pour soi, l’amour propre, permet à tout un chacun de s’orienter en fonction de sa différence. Ce droit naturel à la vie et à l’individualisation, est à distinguer du droit à la réciprocité qui permet de définir l’individuation comme la responsabilité souveraine de chacun, de l’humanité tout entière.

La rupture de la réciprocité communautaire sous l’effet de l’individualisation conduit à une interface contradictoire : aux frontières de la communauté de réciprocité, l’autre se présente-t-il au nom de la réciprocité ou de la non-réciprocité ? L’interface entre systèmes de réciprocité posait déjà un problème d’ajustement des modalités d’articulation des structures élémentaires de réciprocité entre elles, mais l’interface entre réciprocité et non-réciprocité innove une opposition plus radicale. La réciprocité est la condition de l’individuation que l’on disait « libérale » mais alors libéral veut dire généreux dans la réciprocité tandis que dans la non-réciprocité il signifie égoïste et concurrent. La privatisation de la propriété et le libre-échange substituent à l’individuation responsable, l’individualisation libérale. De plus, alors que la valeur se traduit sur le marché paysan par l’équivalence de réciprocité, à partir du moment où le profit guide le taux d’ajustement des marchandises entre elles, c’est un rapport de force mû par la nécessité de s’acquérir une position dominante dans la transaction qui devient le moteur de l’économie, et ce mécanisme est antagoniste de la régulation sociale de la production. Et tandis que l’accumulation des biens dans l’économie de réciprocité est limitée par la satisfaction des besoins de la communauté, dans la société de libre-échange l’accumulation de la richesse mue par la compétition entre les uns et les autres n’a pas de fin. L’économie de marché paysanne est alors refoulée sinon réfutée au nom d’une définition de la valeur en fonction de l’intérêt privé et non plus du bien commun. Dans cette nouvelle configuration, il suffit que l’État passe sous le contrôle de la bourgeoisie capitaliste pour que le marché paysan et l’économie domestique, voire l’économie politique, n’aient plus aucun recours.

Notons cependant que l’économie libérale de libre-échange n’interdit pas la pratique de la réciprocité. L’individualisme en fait seulement une question de choix à partir des valeurs constituées de chaque individu ou nation. Les valeurs constituées furent longtemps la référence éthique de la bourgeoisie libérale, ce pourquoi la bourgeoisie et la paysannerie se révolteront ensemble contre la sujétion domaniale des nobles et des clercs [7], et qu’elles dénonceront ensemble la fétichisation de la valeur dans les imaginaires du pouvoir. En France, par exemple, la sujétion à la noblesse fut l’enjeu des États généraux convoqués par le Roi sous la pression du Parlement. Proprietas ou Dominium ? Il est remarquable, observe Marc Suel, que l’Assemblée de 1789 proclame : « La propriété… [8] ». Et pourtant, les rédacteurs du procès-verbal de cette Assemblée écriront : « Les propriétés… » (au pluriel), sauvant ainsi la primauté du Domaine (de l’aristocratie et du clergé). L’Assemblée de 1791 s’apercevra de la supercherie et rétablira le singulier (La propriété…) qui restaure la primauté du principe de propriété et rend à la démocratie (la réciprocité politique généralisée) l’autorité sur la répartition de la propriété en fonction de sa raison sociale [9]. La lutte contre la sujétion et contre le domaine s’est finalement soldée par une redistribution des terres, qui s’interprète comme libération du servage, et le mot « privé » a dès lors le sens de propriété inaliénable pour les paysans.

Logiquement, l’alliance des prolétaires et des paysans contre la bourgeoisie capitaliste aurait dû succéder à celle de la bourgeoisie libérale et de la paysannerie contre la noblesse et le clergé, puisque la bourgeoisie s’empara de la propriété des moyens de production de l’entreprise industrielle comme la noblesse s’était emparée de la propriété foncière, mais la bourgeoisie s’arrogea le privilège d’interpréter le sentiment national dans son intérêt. Et la révolution dans la Révolution, la révolution bourgeoise eut le dernier mot en substituant à la propriété, la privatisation de la propriété [10] (le Code civil napoléonien).]]. On sait que chez les Romains, l’ab-usus était une prérogative du dominus (le maître de maison) qui pouvait retirer de la propriété d’usage (l’usus), destinée à l’économie de réciprocité, ce qu’il jugeait nécessaire à d’autres obligations, militaires par exemple ou de libre échange. Les révolutionnaires de 1789 n’ont pas aboli le dominium pour s’emparer de l’abusus mais pour le retirer aux nobles et aux clercs, et l’attribuer à l’État. La bourgeoisie, que l’on peut alors désigner comme capitaliste, s’arrogea, elle, le pouvoir de l’abusus lorsqu’elle s’empara de l’appareil de l’État.

Dans la société française à laquelle nous réduisons notre observation, les paysans ont été cisaillés par la contradiction des deux sens du mot privé : l’un qui protège la création des valeurs inaliénables de la communauté de base, l’autre qui donne accès aux marches du capitalisme. La séparation de la propriété foncière et de la propriété des paysans a certes précédé de longue date la séparation du travail et de la force de travail de l’ouvrier, mais l’aliénation paysanne n’a pas été traitée par une critique révolutionnaire comme celle de l’aliénation et de l’exploitation du travail ouvrier.

La dépendance de la condition paysanne du capitalisme ne fut dénoncée par la critique révolutionnaire qu’en tant que prolétarisation de la fonction agricole. Le prolétariat, en effet, entendit propriété privée non au sens que Marx lui reconnaît lorsqu’il parle de l’appropriation de la terre dans les communautés primitives, mais au sens de propriété privée privatisée par la bourgeoisie qu’il lui donne dans Le Manifeste du parti communiste. Pour le prolétariat ouvrier, le paysan, à moins d’être ouvrier agricole, fut alors perçu comme l’allié de la bourgeoisie

Partout où la population fut privée de ses moyens de production grâce à la dissociation de l’usufruit et du foncier, de la propriété privée et de la propriété privatisée, enfin du travail et de la force de travail, la production sociale put être privée d’une part de son bénéfice. La rente de la terre et le profit commercial se trouvèrent ennoyés par l’aliénation et l’exploitation du travail dans le profit capitaliste. Encore fallait-il que la Loi y consente, mais la lutte pour le contrôle de l’État s’est conclue par la victoire de la bourgeoisie capitaliste sur la commune populaire. Dès lors, les relations sociales se réduisent à la lutte des classes. Les prolétaires certes s’organisent par la réciprocité entre eux (la solidarité) mais sont démunis de moyens de production nécessaires à son développement économique, et dans un rapport de force vis-à-vis de la bourgeoisie qui exclut la réciprocité. Si le prolétariat espère se libérer de ses chaînes par la généralisation de la réciprocité, il ne peut espérer fonder cet avenir qu’après la fin du capitalisme [11].

La société paysanne, elle, est victime du recouvrement de ses catégories par celles de l’économie soviétique en URSS comme en Chine, et par celles de l’économie capitaliste en Europe et aux USA.

En définitive, il n’y a pas eu de révolution prolétarienne. Le capitalisme a surmonté la crise qui devait logiquement l’abattre en consentant au prolétariat une part de bénéfice puis en créant les conditions d’une consommation productive [12], celle qui induit l’activité du plus grand nombre à son avantage. Dès lors, la croissance du capital ne s’exerça plus seulement au détriment du travail humain mais au détriment de la nature par l’intermédiaire du travail humain. Or, si nous savons que l’économie capitaliste se réfère à la vie (la différenciation biologique et la concurrence), nous savons aussi que la vie ne se développe qu’en milieu ouvert. En milieu fermé, privée de ressources, son entropie s’accroît irréversiblement, et aujourd’hui le capitalisme se heurte aux limites de la planète. À l’Est, le stalinisme et le maoïsme ont imposé une fausse alternative : la collectivisation de la propriété et l’industrialisation de la production agricole. L’échec fut retentissant. Comme le dit le dernier secrétaire du parti communiste soviétique Michaël Gorbatchev : les valeurs humaines ont déshabité le socialisme. Après l’abandon du collectivisme par l’Union soviétique et la Chine, l’esprit révolutionnaire fut désemparé. Il lui fallut reprendre la réflexion aux sources de la production de la valeur humaine et de l’appropriation des moyens de production, il lui fallut s’inquiéter à nouveaux frais du mode de relation sociale qui justifie cette appropriation. Cette réflexion naît en Mai 1968. Chacun tenta de retrouver les fondements de l’économie politique à partir de sa propre recherche y compris par un retour la nature et aux conditions d’existence de la société à sa naissance. Il est peut-être temps de mettre en commun toutes ces observations individuelles…

*

Lire la suite : II. La contribution des paysans à la lutte contre le capitalisme

Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "Les Paysans (I)", Propriété – Échange – Réciprocité, Février 2021, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 25 avril 2024).

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Notes

[1] L’oikos est l’unité de production de la structure de parenté grecque et a donné son nom à l’économie (oikonomia).

[2] Le principe d’union fait suite à la notion de maison établie par Claude Lévi-Strauss dans les années 1970 pour désigner un principe d’organisation de la vie en société concurrent du principe dualiste. Selon nous, ces deux principes d’union et d’opposition trouvent leur expression symbolique dans la Parole d’union et la Parole d’opposition. Cf. D. Temple, Les deux Paroles, publié dans la Collection « Réciprocité », n° 3, France, 2017.

[3] Dominique Temple, Teoría de la reciprocidad, vol. I La reciprocidad y el nacimiento de los valores humanos, vol. II La economía de reciprocidad, vol. III El frente de civilización, La Paz, Tari plural editores, Padep Gtz, 2003.

[4] La réciprocité est ici la relation entre les hommes qui produit la conscience affective, les sentiments éthiques, le sens de leurs représentations dans leurs consciences objectives, c’est-à-dire la valeur. Le concept de réciprocité au sens anthropologique fait référence au Tiers inclus et à la logique du contradictoire de Stéphane Lupasco à laquelle nous devons faire appel parce que la logique de non-contradiction exclut toute autre appréhension que celle requise dans la communication et la connaissance, utile certes, mais qui ne peut prétendre rendre compte de la genèse de la conscience affective (et de la valeur éthique).

[5] Lire à ce sujet D. Temple, L’économie politique II : Apologie du marché, publié dans la Collection « Réciprocité », n°14, France, 2018.

[6] Cf. Aristote, La Politique.

[7] L’aliénation de la Parole politique dans l’imaginaire s’est redoublée de l’aliénation de la Parole religieuse. La genèse de la spiritualité religieuse par les « communautés de base » est alors dominée par l’actualisation des valeurs religieuses constituées. L’infériorisation du statut paysan, dans le cadre de la Parole politique, est parallèle à son infériorisation dans celui de la Parole religieuse dont témoignent la révolte et la défaite des maisons paysannes (cathares puis protestantes) contre la sujétion de la grande maison (la monarchie catholique), se traduisant par la confiscation de l’imaginaire religieux par le sacerdoce et la privatisation du pouvoir symbolique dans la langue (le latin) et l’écriture (l’imprimatur). Voir par exemple Emmanuel Leroy Ladurie, Montaillou village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 2008. Mais l’asservissement religieux de la condition paysanne n’est pas ici notre sujet.

[8] « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».

[9] Marc Suel, « La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : L’énigme de l’article 17 sur le droit de propriété : La grammaire et le pouvoir ». Extrait de la Revue du droit public et de la science politique en France et à l’étranger, Paris, éd. Librairie générale de droit et de jurisprudence, sept.-oct. 1974, pp. 1275-1318. Les rédacteurs du procès-verbal étaient des nobles, certes révolutionnaires à titre individuels mais ici la classe les rattrapa. Lire aussi à ce sujet Dominique Temple, Commun et Réciprocité, publié dans la Collection « Réciprocité », n° 1, France, 2017.

[10] Selon Bartolomé Clavero, le terme propriété privée apparaît pour la première fois dans un projet de loi constitutionnelle en 1796 (un projet du Code civil). Cf. Bartolomé Clavero, « Les domaines de la propriété, 1789-1814 : propiedades y propiedad en el laboratorio revolucionario ». Estratto del volume Quaderni Fiorentini. Per la storia del pensiero giuridico moderno, Dott. A Giuffrè Editore, Milano, 27, 1998, pp. 269-378. Voir aussi D. Temple, Commun et Réciprocité. On peut dire que l’usus du droit romain (la propriété d’usage) sera dédoublé entre le foncier et l’usufruit par l’ab-usus du souverain et mis au nom du peuple par la privatisation de la propriété mais en réalité du plus fort dans le Code civil de Napoléon (1804) le fructus (la propriété du fruit du travail) sera également dédoublé entre le salaire et le profit.

[11] Marx ne se penchera que tard sur le mode des relations humaines qui informe toute appropriation de la nature, et s’il reconnaît, lors de sa réponse à Vera Zassoulitch, la question paysanne comme primordiale, il n’aura pas le temps de l’approfondir. À partir de l’anthropologie de son époque (Morgan), il n’a envisagé qu’une forme d’appropriation collective confrontée à une forme d’appropriation familiale, qu’il dit privée donc, et ce schéma du privé et du collectif se retrouve dans le dualisme propriété bourgeoise et propriété soviétique, deux formes d’appropriation antithétiques mais qui ignorent toutes deux les différentes relations de réciprocité de l’économie politique, c’est-à-dire les matrices spécifiques des différentes valeurs éthiques de toute société.

[12] La consommation productive est selon Marx la consommation investie par la force de travail dans la production capitaliste.