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La transition post-capitaliste

La transition post-capitaliste II. L’anthropologie économique

Dominique Temple | mai 2013

4. L’ANTHROPOLOGIE ECONOMIQUE

On pourrait expliquer la supériorité du libre-échange parce que les hommes sont confiants, avons-nous dit, dans la Raison, et dans la logique qu’utilise celle-ci. Pourtant, l’individualisme, que l’on ne confondra pas avec l’individuation du sujet, n’est que l’actualisation ultime de la différenciation biologique. Mais est-il légitime de confiner le développement de l’esprit à celui de l’individu, et de restreindre la représentation de la valeur à celle de la force physique par laquelle le vivant prend connaissance du monde qui lui est extérieur ?

Nous savons que ce qui obéit à cette représentation du monde, et à sa logique, légitime que les acteurs de l’économie dite aujourd’hui naturelle de la libre-entreprise, du libre-échange, de la libre concurrence, se représentent leurs relations comme rapports de forces, l’échange comme égalité de forces, et leur idéal comme domination de la nature. Certes, la physique classique confirme la validité matérielle et pas seulement formelle de cette logique puisque la part du monde dont elle rend compte semble lui obéir de façon parfaite. Ce jugement doit pourtant être suspendu car depuis l’avènement de la physique quantique, la physique classique n’est plus validée que pour une part des choses [1]. Et lorsque la raison est enchaînée par cette logique à une représentation du monde matérielle, elle est contrainte d’ignorer ce qui se revendique de la conscience affective. Et elle est impuissante à soutenir la genèse des valeurs humaines et de l’éthique. Elle est contrainte de combler le vide des valeurs éthiques par l’imaginaire.

La critique révolutionnaire a tenté de surmonter cette difficulté avec l’idée de “contradiction dialectique” et de “critique de la critique”. Promue par la négation de façon systématique, elle a conduit à la “révolution permanente”, que l’on crut capable de détruire non seulement le capitalisme mais aussi le totalitarisme érigé au nom du socialisme ; mais la “révolution permanente” se révéla pure violence destructrice. L’abandon de cette dialectique laissa le champ libre à l’économie sans limite de l’innovation au service du capital.

La critique a suggéré de retourner à la démocratie des communautés de base (la démocratie directe, la réciprocité collective) à l’image du Conseil ouvrier ou de la Commune. Mais elle n’a pas réussi à se libérer de la logique de la conception du pouvoir en termes de force. Pourtant, la force doit être surmontée par la raison : un programme qui signifie d’être conscient des matrices de chacune des valeurs humaines fondamentales comme sentiment éthique spécifique de la structure qui l’engendre, le respect par exemple pour la réciprocité symétrique, ou la bonté pour la réciprocité positive…

Il est de la responsabilité de l’anthropologie économique de révéler quelles sont les structures sociales de base qui offrent aux hommes leurs valeurs, et de la responsabilité de la philosophie politique d’instaurer les Institutions et les Constitutions grâce auxquelles ces structures ne pourront se contredire ou se faire injure.

L’État, dans les démocraties, protège de sa tutelle plusieurs structures de réciprocité de façon empirique, mais l’on aurait tout intérêt à ce qu’il les reconnaisse de façon rationnelle pour que leur territorialité soit clairement définie et leurs interfaces précisées.

5. LA CONFUSION DES STRUCTURES

Nous ne dresserons pas un catalogue des institutions obéissant au principe de réciprocité mais stigmatiserons la méconnaissance qui prévaut à leur sujet, en France, par quelques exemples :

L’éducation répond à la réciprocité ternaire simple (dont le modèle anthropologique est la filiation). Les enseignants transmettent aux étudiants un savoir qu’ils ont reçu de leurs maîtres. Ils perçoivent un équivalent de réciprocité indépendant de la qualité de leur travail, qui, elle, relève de façon exclusive de leur responsabilité. Et c’est de manière quasi infaillible qu’ils assument cette responsabilité en donnant le meilleur d’eux-mêmes. Pourquoi le meilleur ? Parce que chaque enseignant s’attache à donner plus qu’il n’a reçu pour accroître son propre sentiment d’être humain. Sa responsabilité se confond avec sa dignité. La responsabilité est en effet plus qu’un commandement éthique, elle est le sujet engendré par la structure de réciprocité ternaire [2].

Cette matrice peut cependant être faussée dès lors que l’État monnaye le travail de l’enseignant à l’heure. Le symbole des heures supplémentaires (revendication majeure des syndicats d’enseignants) est le signe de l’aliénation de la réciprocité dans l’échange et d’un rapport de force selon les critères de l’idéologie libérale. C’est en effet une quantité de force de travail qui est fixée en valeur d’échange dans une heure de travail. Dès lors chacun peut aussi compter ses heures au moindre coût alors que le travail, lorsqu’il est à la discrétion de l’enseignant, ne se compte pas. Cet exemple montre la méconnaissance de la réciprocité ternaire comme la matrice de la responsabilité.

Cependant, ce genre de détournement n’est pas toujours consécutif à l’emprise de l’idéologie de l’intérêt (privé ou corporatiste), il peut être la conséquence d’une simple confusion entre les structures de réciprocité.

La protection sociale est par excellence le domaine de la réciprocité collective car tout le monde participe au capital et tout le monde reçoit en fonction de ses besoins. Elle est cependant l’occasion d’un débat récurrent : les mutuelles permettent aux riches de disposer d’un complément de protection en fonction de cotisations supplémentaires dans une Caisse spéciale. Cette cotisation peut être interprétée comme celle d’une corporation ou d’une classe en fonction de son intérêt ou comme une contribution supplémentaire qui garantit une couverture plus large à ceux-là seuls qui veulent se prémunir contre des risques que d’autres ne souhaitent pas prendre en compte. On ne jugera pas ici. Mais, en sens inverse, la “couverture maladie universelle” prend en charge l’indigence des plus démunis sans solliciter aucune participation de leur part. Quoi qu’il en soit, la protection sociale crée entre les uns et les autres un sentiment de sollicitude sans visage que l’on qualifie de solidarité.

La santé publique, la sécurité sociale et les allocations sont les principaux titres de la protection sociale. Parmi celles-ci, les allocations familiales ont fait récemment en France l’objet d’un débat contradictoire. Le principe de ces allocations familiales est d’assurer aux enfants une marge de sécurité quels que soient les revenus de leurs parents. Mais à quels enfants ? Évidemment à tous les enfants, car une discrimination romprait l’unité de la structure de réciprocité collective. Quelle est la structure de réciprocité en question ? C’est le partage. La réciprocité entre les parents est une réciprocité directe et collective. L’État n’intervient que d’un point de vue technique pour assurer la redistribution entre tous de façon égale. Mais si l’on interprète cette redistribution en termes d’échanges, se présentent deux autres options : ou bien la redistribution est proportionnelle à la cotisation, et les enfants de ceux qui ont donné beaucoup doivent recevoir beaucoup, justice de classe. Ou bien la Caisse d’allocations familiales redistribue moins aux riches qu’aux enfants dont les parents sont en difficulté financière, et c’est la revanche des classes défavorisées, en termes de profit bien entendu, justice de classe par conséquent comme précédemment. Dans les deux cas, la valeur née de la réciprocité de partage n’existe plus [3].

Autre exemple : Dans sa directive aux agriculteurs, en 1998, la Mutuelle Sociale Agricole résumait la législation en vigueur en France par l’interdiction de l’entraide. Le législateur de cette époque voulait remplacer la réciprocité binaire simple, le face-à-face qui produit la philia (l’amitié) par une autre. Pourquoi ? Il ne le dit pas. Craignait-il que l’amitié nourrisse des circuits courts de réciprocité qui fassent injure à la réciprocité centralisée ? Interprétait-il l’entraide selon le schéma dominant du libre-échange comme du travail dissimulé, du “travail au noir” ?

Extrait :
« Les retraités peuvent-ils travailler ?
– Oui, mais à certaines conditions.
– Sur leur ancienne exploitation ?
– Non, la notion de “coup de main” n’est pas retenue en droit par le juge.
– Sur une autre exploitation ?
– Oui, mais la possibilité d’entraide disparaît. Ils doivent donc être déclarés comme salariés.
– Qu’en est-il de l’’“entraide familiale” ?
– Selon les textes en vigueur elle est impossible sauf entre conjoints [4]. »

Mais peu importe la justification. Le législateur ne reconnaît pas la territorialité de chacune de ces structures de réciprocité ou ne maîtrise pas leur interface. Sinon, il eut respecté l’entraide, que ce soit entre ouvriers ou entre paysans, car elle est la matrice d’une valeur exceptionnelle : l’amitié.

L’interdire est insensé car chacun est aussitôt dans l’obligation de traiter l’autre dans l’indifférence de l’égoïsme. Aujourd’hui, preuve que le débat fait évoluer les choses, l’entraide a reçu un autre statut : « L’entraide implique un échange de services fondé sur : – la gratuité : l’activité ne doit pas être rémunérée, – la réciprocité : celui qui apporte son aide doit être en mesure de demander la même chose, – l’équivalence : le bénéfice ne doit pas être à sens unique. Par ailleurs, l’aide apportée ne doit pas correspondre à une activité ou à une fonction qui devrait être assurée de manière régulière par un salarié ou un non-salarié (ex : secrétariat, comptabilité, accueil de clientèle, etc.). À défaut, l’activité peut être requalifiée en contrat de travail ou d’entreprise [5]. » L’entraide est donc désormais respectée comme réciprocité et nettement distinguée de l’échange. La législation, avant d’être amendée, tout comme la discrimination entre enfants de riches et de pauvres, était dirigée contre l’entraide. Serait-ce qu’une structure de réciprocité pourrait être retournée contre une autre structure de réciprocité ? Créon contre Antigone ?

C’est bien sur les structures sociales de base que doit se porter la réflexion puisque les solutions des difficultés auxquelles conduit l’actuel système économique sont rendues inefficaces par la confusion sur les structures de réciprocité.

Il ne s’agit pas de faire table rase du passé ni d’inventer un autre monde, ni même de le transformer en se fiant aux heureux dénouements d’initiatives aléatoires, mais de la clarification du sens des actions des uns et des autres en fonction des valeurs que la raison permet de construire.

6. LA TRANSITION

Pour les jeunes générations, les conditions d’existence de la société sont toujours un enjeu primordial de l’économie politique, et la vie de l’esprit, sa finalité, le bien commun qu’il s’agit de construire. Le but de l’économie politique n’est plus le pouvoir et son moteur n’est plus la “vie” (la différenciation biologique), que traduisait la croissance du capital grâce au profit, mais la conscience qui doit prendre au moins la mesure du pouvoir qui la défie. Mais alors comment ? Comment passer d’une économie dont on sait qu’elle conduit à l’impasse sinon à l’abîme, à une économie qui ne mette en péril ni la terre ni l’homme ? La croissance, le progrès, le développement, ces substantifs ne peuvent plus signifier l’avenir comme du temps où, le monde paraissant infini, ils pouvaient accepter des contenus divers, et selon l’imaginaire de chacun répondre aux transferts de tous. La planète Terre est limitée et contraint à des choix.

Quelle stratégie : transformation, mutation ? Comment faire ?

L’écologie politique est la première réponse qui se situe dans le champ d’une perspective transitionnelle. Elle requiert d’abord le respect des lois de la nature comme conditions d’existence de la société humaine. Elle s’est mondialement développée lorsque la science eut averti que la raréfaction des ressources et la saturation en déchets toxiques de la planète n’étaient plus soutenables (rapport Meedows dit du Club de Rome). Elle démontre aujourd’hui qu’il n’est plus possible de détruire les forêts tropicales, les réserves d’eau douce, les glaciers ou les banquises, de multiplier les centrales nucléaires et de stériliser les océans, ou altérer la biodiversité sans mettre en danger des populations immenses.

Si la nature est une organisation d’interactions complémentaires dont toutes les parties sont solidaires, l’homme qui en fait partie bénéficie des équilibres de celle-ci et doit l’apprivoiser dans un esprit de coopération plutôt que de domination ou d’exploitation.

Ce “il doit” sur quoi se fonde-t-il ? Sur le constat que la sensibilité humaine se manifeste spontanément dès que l’on torture un animal ou que l’on abîme la forêt ou que l’on stérilise l’océan. Cependant, cette sensibilité ne se déclare qu’après que l’injure ait été faite. Or, aujourd’hui, les dommages que la société moderne inflige à la planète menacent d’être irréversibles, et pour certaines espèces animales le sont déjà. Pour anticiper cette destruction, il faudrait que nul ne puisse contester que la sensibilité écologique est justifiée a priori, autrement dit que cette sensibilité se réfère à une affectivité naturelle. Dès lors on pourrait soutenir l’idée d’une valeur universelle de la nature et invoquer un droit naturel, un droit des oiseaux, un droit des arbres, un droit des fleuves. Cela revient à postuler que la sensibilité naît d’une propriété affective de la nature. Mais peut-on démontrer cette affectivité naturelle ?

La démonstration s’appuie sur la généralisation à certaines espèces animales de la sympathie spontanée qui s’observe entre les membres d’une même espèce. Comme tout être vivant est organiquement lié à son milieu, on cherche à prouver que cette sympathie existe aussi entre les différentes composantes de ce milieu. On fait appel également à l’empathie, cette affectivité qui se reconnaît aux mêmes expressions des uns et des autres. Empathie et sympathie, qui pourraient être étendues aux animaux et aux végétaux, supposent des structures collectives. Les structures collectives prendraient de l’importance lorsque le danger les menace. Toute généralisation de ces affectivités pèche cependant par anthropomorphisme car nul ne peut entrer dans la sensibilité d’autrui. De surcroît, ces affectivités paraissent très en deçà de celles que la conscience peut éprouver comme puissance de l’éthique en chaque être responsable de l’humanité et de la vie sur la terre.

L’écologie se trouve à peu près dans la situation du vitalisme (le courant philosophique qui postulait un “principe de la vie”) avant la découverte par la physique quantique du principe d’exclusion de Pauli [6]. Mais elle n’a pas découvert ce principe qui établirait une qualité sensible de la nature. Est-ce un constat d’échec ? Ou bien quel serait ce principe ?

Puisqu’en elle-même toute affectivité est singulière, absolue et incommunicable, pour soutenir qu’il existe une affectivité commune d’un autre niveau que les affectivités biologiques comme la faim, la soif, la peur ou l’effroi, il faudrait qu’elle soit produite par et pour tous. C’est à cette condition que l’affectivité peut être ressentie comme en même temps celle des uns et celle des autres et cesse d’être tributaire de contraintes contextuelles.

Cette condition existe dès le commencement de toute société humaine. L’anthropologie met en effet en évidence que la réciprocité produit une sensibilité commune éprouvée par chacun comme sa conscience en même temps que celle de l’autre. Or, déjà dans l’Antiquité, Aristote observait que la bienveillance était donnée à tous les membres d’une même espèce animale, et qu’elle engendrait l’amitié lorsqu’elle était manifestée de façon réciproque entre les hommes. Pour que l’affectivité devienne une conscience affective, il suffit donc seulement que la réciprocité entre les membres d’une communauté engendre la réflexion de cette affectivité sur elle-même. Ne peut-on renverser ce raisonnement ? Si la conscience affective est une propriété qui se déploie à partir d’une affectivité inconsciente (comme le remarque le Philosophe), ne peut-on en déduire que l’affectivité inconsciente est inhérente à toutes les formes de la vie, voire de l’existence dans la nature ? Dit autrement, si la réciprocité permet de créer une conscience commune de façon systémique à partir d’une sensibilité qui préexiste dans la nature animale, l’hypothèse devient légitime d’attribuer cette sensibilité à tous les animaux et végétaux, et rien ne s’oppose à ce qu’elle soit accordée au moins à titre d’hypothèse aux formes les plus simples de la matière vivante car nous ne connaissons pas de raison qui justifie un hiatus dans le cours de l’évolution entre une forme de vie et une autre forme de vie autorisant une distinction entre celles qui seraient douées de sensibilité et celles qui ne le seraient pas.

Si l’on veut donc reconnaître à la nature l’affectivité, il faut procéder en trois temps : observer comment la conscience affective se produit dans la réciprocité (le principe de réciprocité), reconnaître les caractéristiques de l’affectivité au sein de la réciprocité (le principe du contradictoire ou du “Tiers inclus”) et vérifier que dans la nature ces conditions existent partout (le principe d’antagonisme) [7]. Dès lors, même si l’affectivité est absolue et non communicable, nous pouvons estimer que tout être possède une affectivité, quand bien même celle-ci n’est pas consciente d’elle-même et ne peut être connue.

La question posée par l’écologie est donc d’actualité et pourtant sans réponse théorique décisive. Où se trouve la difficulté ? Dans cette aporie que nous avons déjà évoquée : la connaissance objective nous donne une représentation de la nature mais nous empêche de l’appréhender sous sa forme sensible, tandis que la conscience affective se construit à partir de la seule affectivité dans l’effacement de toute représentation objective. Néanmoins, affectivité et connaissance ne sont pas aussi opposées l’une à l’autre qu’il y paraît puisque des représentations objectives peuvent auréoler la conscience affective et témoigner des valeurs affectives (le symbolique et l’imaginaire), et que l’affectivité peut s’inscrire au cœur de la connaissance pour irriguer de sens la représentation du monde (le rationnel et la science). Relier ces deux puissance de l’Esprit se renforce aujourd’hui de la logique tridialectique et des trois principes (le principe de réciprocité, le principe d’antagonisme et le principe du contradictoire) qu’elle permet de conjuguer ensemble. L’écologie peut avec cet appareil devenir le laboratoire où le dialogue transdisciplinaire de la science et de l’éthique se pratique de façon concrète pour la sauvegarde de l’humanité.

La conjugaison des trois principes de réciprocité, d’antagonisme et du contradictoire est comme une clef à trois pênes. Sa fonction peut se résumer ainsi : l’affectivité devient conscience à partir d’une relativisation d’elle-même selon le principe d’antagonisme grâce à la réciprocité. On comprend pourquoi l’écologie s’inscrit comme éthique dans la communauté : la communauté instaure la réciprocité nécessaire pour que naisse un sentiment commun. C’est alors que l’anthropologie nous révèle que la réciprocité entre les hommes est à l’origine de toutes les communautés du monde.

Nous pouvons ainsi soutenir que la sympathie est une conscience affective née d’une structure de réciprocité collective (le partage) qui permet de présumer une affectivité inconsciente, en observant toutefois que hors de la réciprocité, la collectivisation se fige dans un collectivisme totalitaire. Et de la même façon, nous pouvons soutenir que l’empathie suppose une généralisation de la réciprocité, en observant que hors de la réciprocité, l’individuation se fige dans l’individualisme et que le rapport de force entre les individus conduit à l’exploitation des plus faibles par les plus forts (le capitalisme).

Le collectif renvoie par contradiction au particulier, au moi. Le moi se défend de la collectivisation par le souci de son individualité et non par la recherche d’une relation de réciprocité avec autrui. En sens inverse, le collectivisme s’oppose à l’individualisme et campe sur une posture radicale. Il résulte de l’antagonisme entre collectivisme et individualisme une impasse pour toute relation de réciprocité (même raisonnement pour la propriété publique et propriété privée).

Le collectivisme a échoué et se trouve hors-jeu. Demeure l’individualisme. Le capitalisme prône la concurrence entre les individus, se construit sur le profit et la privatisation de la propriété. Sur une planète dont personne n’ignore les limites, il promeut une croissance aveugle. Les conséquences sont évidentes : ceux qui se ressourcent à la réciprocité (de la parenté, de la communauté villageoise, des associations civiles, culturelles ou artistiques, de l’économie sociale, du marché de réciprocité) ou à la redistribution, pour acquérir les valeurs qui en sont issues, affrontent ceux qui donnent la priorité à leur intérêt, à leur avidité et à la jouissance du pouvoir de dominer.

Dans la situation actuelle, la réciprocité n’est pas reconnue comme un droit irréductible. Or, tant qu’elle ne sera pas introduite dans la Constitution comme un droit fondamental, il y a peu de chance que la conscience des individus puisse s’affranchir de la tentation du pouvoir des uns sur les autres. Les moyens mis à la disposition des écologistes par l’économie capitaliste pour parer aux désastres qu’elle provoque sont impuissants devant l’ampleur que prend la destruction de la planète. C’est pourquoi l’écologie sert aujourd’hui de paravent ou de masque au pouvoir ou de bouclier à l’économie capitaliste. L’aménagement des conditions de vie de la société tout entière est assimilé à celui des conditions d’existence d’une société de nantis. Ainsi, quel que soit le paradis rêvé par les écologistes dans leurs domaines de recherche respectifs, la terre ne cesse d’être exploitée.

Dès lors, la généralisation immédiate du principe de réciprocité devient un impératif catégorique. Encore faut-il préciser quelle structure de réciprocité est la matrice des sentiments de responsabilité et de justice qui doivent être respectés par l’humanité entière.

La genèse des valeurs humaines selon les structures fondamentales de la réciprocité ne peut être ici développée, mais on doit dire que l’analyse scientifique qui répond à la question donne à l’écologie politique une responsabilité historique sur la destinée humaine. Il appartient à la prochaine génération de maîtriser, grâce à elle, les conditions de la genèse de la conscience et de la liberté.

1°/ La contestation écologique conduit donc à la transformation. Devant la réduction des ressources de la planète, elle préserve les océans, la forêt, les animaux et les conditions de la reproduction de la biosphère. Elle soustrait progressivement à l’emprise de l’exploitation capitaliste des territoires naturels. L’écologie politique étend même son domaine de compétence à la qualité de la vie sociale. Cela équivaut à poser des limites au champ du profit. Mais des limites relatives seulement puisqu’elles ne modifient pas la dynamique de l’exploitation. La pensée écologique doit donc se doubler d’une réflexion où la limite recevra une définition plus large et deviendra absolue.

Pourquoi cette limite absolue semble-t-elle encore hors de propos ? Comme je l’exprime dans « Frente de civilización y frente de generación » [8] : s’il n’existe qu’une seule économie de libre-échange, il est évident qu’une limite condamne à l’arrêt de leurs activités les entreprises les plus performantes. Dans le système de libre-échange, il est impossible de juguler la croissance qu’impose la concurrence sans défier la loi organique du système. Par contre, s’il existe à côté de l’économie d’échange une économie de réciprocité séparée par une interface, cette interface est une limite absolue à l’extension du profit, mais qui est féconde parce qu’elle laisse à l’entreprise qui l’atteint le droit de poursuivre son activité dans le domaine de la réciprocité : le profit des actionnaires n’augmente plus, mais la réussite de l’entreprise continue de justifier la confiance et par conséquent la poursuite des investissements. La finalité de l’investissement est modifiée, le bien public se substituant au bien privé. Autrement dit, l’entreprise capitaliste se convertit en entreprise communautaire quoique toujours sous la responsabilité de son chef d’entreprise. Rien ne prouve que les entrepreneurs ne seraient pas plus heureux de servir que de se servir, et de devenir humains plutôt que des brutes. Nombre de professions libérales choisiront cette option : on ne devient pas chirurgien ou avocat pour défendre une classe de bourgeois ou de nobles ou les intérêts d’une secte. Les serments originaires de ces professions en font foi !

La limite absolue au profit permettrait de transformer l’investissement lucratif en investissement non-lucratif, le pouvoir d’asservir en pouvoir de servir, la propriété privée en propriété universelle, l’entreprise individuelle en entreprise responsable, la société anonyme en entreprise communautaire, la concurrence en émulation, le profit en prestige social. Cette substitution de paradigme ne limite pas l’investissement mais donne à la croissance une autre définition : la croissance du bien commun. D’une manière plus générale, les biens premiers, les ressources, l’énergie nécessaires à la vie sont aujourd’hui frappés d’une imposition forfaitaire élevée à la base, qui devient dégressive au fur et à mesure que leur consommation augmente sous le prétexte de favoriser le développement industriel, en réalité le développement du capital. Cette logique paraissait judicieuse pour soutenir la croissance de la production. L’alternative du retour à la nature étant aujourd’hui impossible puisqu’il n’y a plus d’espace qui ne soit exploité, il est nécessaire de juguler cette croissance non seulement parce qu’elle est cause d’injustice sociale mais parce qu’elle est devenue une menace sur le genre humain, et, comme le disent certaines écoles d’avant-garde, il est urgent de procéder à sa décroissance [9].

La décroissance impose au moins que la consommation de base des biens premiers soit gratuite pour tous, et leur surconsommation grevée d’une imposition non pas forfaitaire mais proportionnelle. On peut donc imaginer un passage progressif à la limite absolue du profit en indexant la progressivité des prélèvements obligatoires sur l’allocation universelle : moins l’allocation universelle serait élevée par rapport au revenu moyen et plus la pente de la progressivité de l’impôt serait forte…

2°/ La stratégie de la mutation suggère l’idée de sociétés parallèles. Partir de rien est cependant un saut dans l’inconnu étant donné le degré de complexité atteint par l’organisation de la société urbaine. Il n’empêche que le système capitaliste contraint les exclus à se ressourcer au principe originel de la société et cela à partir de rien. Les exclus sont de plus en plus nombreux et forcés de s’organiser en société de réciprocité ne comptant que sur leurs propres forces et sans disposer d’aucun capital. Il arrive même qu’ils n’obtiennent même pas de plage où imaginer le don du rien [10], et finissent noyés sous les yeux des nantis. Or, il n’est pas nécessaire d’en venir aux extrêmes et de passer par les hécatombes d’une nouvelle guerre mondiale, ou de celles qui aujourd’hui de l’Europe à l’Afrique forment une chaîne ininterrompue de crimes contre l’humanité, pour s’interroger sur la réciprocité !

Personne n’empêche personne de s’allier avec autrui pour fonder une entreprise communautaire. Mais nous avons vu que cette tentative échoue chaque fois qu’elle recourt aux valeurs éthiques constituées de façon empirique parce qu’elle se heurte à une logique caractérisée par l’exclusion de ces valeurs. La stratégie proposée ici est, nous l’avons vu, de faire intervenir la raison armée d’une logique qui respecte la genèse de la valeur. Et cela est possible : il s’agit donc d’en prendre conscience !

Le système capitaliste subordonnait jusqu’à présent l’information, l’éducation, l’enseignement, la recherche scientifique, la critique et même l’art, à la propriété privée. Qui maîtrisait l’information par la privatisation de la télévision et de la radio, du téléphone et du télégraphe… disposait du pouvoir. Marx a prophétisé que la technique affranchira la société du travail pénible et libérera les forces révolutionnaires : les forces productives, en se développant, détruiront les rapports de production établis pour en susciter de nouveaux. Eh bien nous assistons à cet événement : l’informatique échappe aux mains du pouvoir ! Elle est devenue si complexe qu’elle échappe même à l’intérêt particulier de qui que ce soit : elle suscite dès lors de nouveaux rapports de production : lesquels ?

L’information, matière première de la pensée, est à la disposition de tous instantanément et sans limite. L’Internet constitue une mémoire universelle immatérielle et intemporelle ainsi que la sélection de ce qui est apprécié par tous. Il soutient une conscience de l’humanité qui se développe hors du contrôle des individus et il offre à chacun de choisir entre la réciprocité généralisée et le libre-échange. Son accès n’est pas encore à la disposition de tout le monde, mais peu s’en faut. Par la participation libre et gratuite de tous à l’élaboration de la pensée et par l’accès à la pensée de tous les autres, tout aussi libre et gratuit, se crée la conscience universelle. Éveil et Mémoire de la conscience, la liberté de la pensée est définitive à moins de chaos universel.

7. LA CRITIQUE REVOLUTIONNAIRE

Comme exposé dans Frente de civilización y frente de generación,il faut dépasser la critique révolutionnaire qui se contente d’appeler les hommes à s’unir pour affronter le système capitaliste. La seule proposition qui ait été appliquée (la collectivisation des moyens de production) s’est avérée une erreur : la confusion du collectif et du communautaire. Le collectivisme nie le principe fondamental de toutes les communautés sur lequel Marx lui-même fondait l’avenir : le travail réciproque. Mais le collectivisme s’est effondré de lui-même.

La disparition du collectivisme a désemparé les luttes anticapitalistes. L’idéologie libérale, qui s’est efforcée de lutter contre l’idéologie fasciste et national-socialiste et en même temps contre le collectivisme au nom de la responsabilité et de la liberté individuelle, règne seule aujourd’hui, mais elle occulte la question de fond car elle dénature la structure de réciprocité qui engendre la responsabilité de chacun vis-à-vis d’autrui en substituant à la notion de valeur celle de prix et à la notion de réciprocité celle du libre-échange.

Il ne manque pas d’arguments pour justifier cette option. Rappelons-les, plus solides : 1) Le libéralisme a été le rempart de la liberté et de la responsabilité lorsqu’elles furent refoulées par le collectivisme soviétique, annihilation confirmée par l’autocritique des communistes eux-mêmes (cf. la Perestroïka de Mickaël Gorbatchev). 2) Chez de nombreux peuples de commerçants aussi bien en Afrique qu’en Asie, le profit est la règle de l’ascension sociale parce que soumise à une éthique engendrée par la réciprocité de parenté ou religieuse. Il paraît alors possible de soumettre dans un régime démocratique la Raison au pouvoir du plus fort au nom d’une éthique personnelle (l’éthique chrétienne, par exemple, qui ordonne d’investir le capital au service de la société…). 3) Le profit a été le seul moyen de conquérir un espace de liberté pour ceux qui fuyaient leurs conditions d’esclaves ou de serfs dans les systèmes de réciprocité inégale, et donc leur condition de survie. 4) Enfin, le principe même de la démocratie autorise de choisir l’égoïsme comme idéal tant qu’autrui peut émigrer ailleurs s’il choisit un autre idéal, et sans prétendre donc à son élimination. Certains par exemple adoptent la concurrence vitale comme le ressort de leur progrès individuel à la manière du sportif qui veut se prouver qu’il est capable de se dépasser par un record. 5) Le système capitaliste peut autoriser et même encourager les ouvriers à s’entraider mutuellement pourvu que cette collaboration profite au capital. Bien que beaucoup prennent conscience qu’il s’agit là d’un marché de dupes, le cynisme et l’hypocrisie peuvent aussi intervenir avec l’égoïsme pour le rendre plus efficace. On doit se rappeler ici que les idéologies racistes, fascistes, national-socialistes se sont parées des vertus les plus hautes : le fascisme n’exaltait-il pas le courage au nom de la solidarité rivée à une identité collective et le national-socialisme ne prêchait-il pas des qualités intellectuelles idéales (du surhomme) rivées à une identité génétique ? Le capitalisme à son tour se pare de la liberté d’entreprise et des valeurs individuelles qu’elle exige.

Ainsi toutes ces bonnes raisons peuvent justifier la croissance indéfinie de la production capitaliste tant qu’elle se développe en milieu ouvert et que les ressources exploitées n’ont pas de limites. Et si la liberté n’est que l’expression la plus haute de la vie, la corrélation entre les individus peut prétendre assurer la croissance générale de la société [11].

Il reste que tous les peuples de la terre qui ont pourtant été fascinés par la Raison selon la définition de la société occidentale se sont estimés trahis par l’usage qu’en fit l’exploitation coloniale. Le ressentiment des peuples trompés et ruinés souleva des armées. Le communisme leur proposa une alternative. Il l’enraya dans le collectivisme. Le capitalisme triompha.

Mais les temps changent. Beaucoup d’hommes n’ont plus la possibilité d’émigrer ni de construire les conditions de leur existence, ou bien les moyens leur en sont refusés parce que le système de la croissance illimitée du capital sous l’aiguillon du profit a rencontré ses limites avec celles de la planète. Un système fondé sur le principe de la vie n’est possible que dans un monde ouvert où les ressources sont illimitées. En milieu fermé il est condamné.

Ce n’est pas seulement la Conscience qui se rebelle contre le système capitaliste, c’est la Nature qui met fin à sa croissance.

Un autre discours devient nécessaire.

L’homme primitif (l’homme nu) n’était pas séparé de la nature et ne s’appropriait pas la terre, il faisait corps avec elle et, au mieux, ouvrait une clairière dans la forêt avec une hache de pierre. Il mit bientôt la terre à contribution et lui aliéna sa force de travail, tandis que la terre produisait plus qu’elle ne recevait : un épi de maïs pour un grain de maïs. Elle devint l’auxiliaire d’une relation de réciprocité entre le travail de l’homme et celui de la vie. La mise en production de la terre permet de définir la propriété par son usage et la jouissance de son produit (l’usus et le fructus).

La réciprocité et la complémentarité entre productions diversifiées conduisent au partage et au marché, à la vente et à l’achat d’équivalents de réciprocité. Et l’échange démultiplie le marché aux frontières de la communauté de réciprocité. Ainsi les communautés peuvent-elles commercer avec l’étranger. Le mercantilisme cependant n’oblitère pas l’économie naturelle. Il la relaie. Si le paysan traditionnel utilise à la place de la hache de pierre la tronçonneuse pour ouvrir sa clairière dans la forêt, il consacre encore une partie de son travail au cycle économique naturel mais l’accumulation monétaire lui permet de disposer d’une plus grande liberté de choix dans ses acquisitions. Il cesse d’être dans la situation primitive de donner sa force de travail à la nature pour qu’elle lui rende le centuple parce qu’il investit dans le capital monétaire, auquel il demande de produire des bénéfices comme il le demandait à la terre. Il s’approprie le capital monétaire comme il s’appropriait le capital terre. Il s’intègre dans un système bancaire qui démultiplie son économie monétaire : l’économie monétaire implique cependant encore la réciprocité au sein de la société, même si elle suscite aussi la concurrence entre ses membres pour le pouvoir par l’accumulation de valeur d’échange. Mais si l’homme primitif faisait corps avec la nature et si l’homme historique s’en est partiellement détaché, l’homme moderne ne compte plus que sur la connaissance (la technologie) dans le but d’une croissance indéfinie du capital où le lien avec la nature est devenu insignifiant. Que s’est-il passé ? Où se situe la trahison de la raison ?

Avant la révolution bourgeoise, la revendication de la propriété s’entendait comme celle de la propriété individuelle pour se défaire de la domination du seigneur à laquelle elle était précédemment asservie. La lutte contre le servage fut en effet motivée par cette réappropriation de la terre par celui qui la travaille, par la conquête de la propriété, par la libération de l’usus de l’abusus du maître (dominus), mais lorsque la bourgeoisie prit le pouvoir, elle s’arrogea l’abusus. Elle changea le sens du mot “privé”, qui voulait dire “individuel” pour les paysans et les ouvriers, et la propriété devint “privatisée” par la société anonyme de la bourgeoisie. La bourgeoisie capitaliste définit comme droit universel non la propriété mais la privatisation de la propriété. Dès lors, elle redistribua le droit d’abus des privilégiés à tous ceux qui dans la lutte généralisée entre les uns et les autres s’avéraient les plus habiles pour accumuler la nouvelle forme du pouvoir, la valeur d’échange fétichisée dans le prix des marchandises.

Le fétichisme de la valeur s’explique par la réification de la valeur dans un signifiant objectif. Le travail humain fut lui-même représenté dans la force de travail que l’on pouvait se procurer au prix de sa reproduction biologique (le salaire). Et l’on justifia l’exploitation de l’homme par l’homme. Lorsque la propriété fut mutilée de son usage social par sa privatisation, la liberté fut assujettie à l’arbitraire du plus fort. L’usus fut remplacé par l’abusus, et le fructus par le profit. Sous couvert de liberté (arbitraire) et de démocratie (capitaliste), la bourgeoisie institua une hiérarchie du pouvoir sur l’accumulation de la valeur d’échange, le capital. Un seuil fut donc franchi par ceux qui s’approprièrent la propriété des moyens de production et de la force de travail d’autrui. Ils constituèrent une société dans la société, la société capitaliste. La fraternité fut réduite à la solidarité de classe, et la conscience révolutionnaire contrainte à la lutte des classes.

Mais la compétition entre capitalistes (la baisse tendancielle du taux de profit) contraignit à l’élargissement du marché, à la concentration des entreprises, à la baisse des coûts de production parmi lesquels était désormais compté le coût de la force de travail. Un tel système devait s’effondrer, faute de consommateurs solvables, par la surproduction induite par la compétition. Ce fut la Première Guerre mondiale, immédiatement suivie de la Révolution d’Octobre (1918) et ensuite la “Grande crise” (1929). Le capitalisme dut concéder au prolétariat une part de bénéfice pour que la croissance du capital se poursuive : le “pouvoir d’achat”. L’abusus fut relativisé au bénéfice de l’usus et du fructus. Ce fut l’heure du capitalisme à visage humain dit des Trente glorieuses au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Mais il n’en demeure pas moins que la consommation demeura sous contrôle du profit capitaliste dont la croissance est toujours aveuglée par la lutte pour le pouvoir.

Serrons de plus près cette idéologie ultralibérale : si l’on considère que la conscience, la raison et la pensée sont des attributs de la vie (le matérialisme biologique de Lévi-Strauss par exemple), l’économie capitaliste devient logiquement l’économie du vivant. L’énergie psychique est considérée comme une force productive au service de la vie de la société. Mais c’est cela qui pose question : la vie permet de transformer l’énergie en matière vivante et la subordination de la pensée à la vie a pour conséquence une surdétermination sans limite de cette transformation de l’énergie en rapports de force entre les vivants. Or, pour que la vie puisse continuer à puiser dans la nature les ressources qui lui sont nécessaires, le système d’exploitation de celle-ci doit nécessairement rester ouvert : l’énergie transformée en matière vivante doit être sans limite sinon le vivant est contraint de se dévorer lui-même, de détruire ses formes les plus primitives pour nourrir ses formes les plus évoluées. Et nous observons cela sous nos yeux mettant en question la subordination de la pensée à la vie : au siècle dernier, la combustion des concentrés fossiles de la matière organique (le charbon et le pétrole) n’était certes qu’un signe du processus qui aujourd’hui s’accélère. La destruction des formes essentielles de la vie, telles que la forêt sur la terre ou le plancton dans la mer, n’est plus seulement un signe mais un symptôme. La disparition accélérée de la biodiversité est plus qu’un symptôme : elle contraint à un diagnostic. Ainsi l’idéologie libérale doit affronter les limites de la terre qui mettent un terme à toute croissance biologique aveugle à moins de conduire à la guerre.

Le capitalisme n’est plus soutenu que par des gens pour qui le destin de la planète n’importe pas et qui peuvent dire : que ceux qui s’intéressent à l’humanité s’en occupent car, pour notre part, notre objectif est de jouir de la vie autant qu’il est en notre pouvoir. Ils acceptent l’idée que pour survivre l’humanité puisse s’autodétruire (la guerre biologique ou physique leur apparaît possible). C’est le phantasme des gens qui subordonnent la pensée à la vie et utilisent la vie comme pouvoir, c’est le phantasme des héritiers du racisme et de l’antisémitisme. L’imaginaire du capitalisme est la lutte d’une forme de vie plus performante contre une forme de vie moins performante. L’erreur est ici dans la confusion de la vie spirituelle et de la biologie. L’interface entre la réciprocité créatrice des valeurs humaines et la non-réciprocité du pouvoir de domination des uns sur les autres est une contradiction systémique autre que la contradiction dialectique du plus vivant vis-à-vis du moins vivant, mais elle est plus fondamentale.

La science est désormais formelle sur ce point : l’énergie psychique est distincte de celle de la biologie. La vie de l’Esprit est la capacité de la conscience de s’affranchir de tout déterminisme, y compris de la différenciation biologique. Elle se caractérise par une autonomie que certains disent encore surnaturelle car ils réservent l’adjectif naturel aux forces physiques et biologiques, mais elle est en réalité intrinsèquement constitutive de la nature au même titre que l’énergie physique et que l’énergie biologique. La relation des hommes entre eux qui fonde la société n’est pas une interaction physique ou une interaction biologique, mais toute relation qui se fonde sur le principe de réciprocité.

La génération qui vient ne pourra éviter la catastrophe annoncée si elle ne tourne pas la page du capitalisme, comme les précédentes ont tourné la page du racisme et du fascisme. La propriété des moyens de production n’est pas seulement l’enjeu de la lutte des classes ni du système de production fondé sur la privatisation de la propriété, mais du système de production fondé sur le mode de relation des hommes entre eux qui permet à la Conscience d’émerger dans la nature comme libre et souveraine. Sur cette ligne de front, tout le monde peut se reconnaître au signe de la réciprocité généralisée que toutes les communautés du monde appellent la fraternité. Et cela doit être inscrit dans toute Constitution.

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Lire la suite : Chapitre III. UN PROGRAMME TRANSITIONNEL

Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "La transition post-capitaliste II. L’anthropologie économique", La transition post-capitaliste, mai 2013, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 24 avril 2024).

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Notes

[1] La logique d’identité, relativisée à partir d’un certain niveau de précision par la physique quantique, demeure un cas particulier d’une logique plus générale : la logique dynamique du contradictoire, découverte par Stéphane Lupasco (1900-1988). Cf. D. Temple, « Le Principe d’antagonisme de Stéphane Lupasco », Bulletin Interactif du Centre International de Recherches et Études Transdisciplinaires, CIRET, n° 13, 1998.

[2] La réciprocité ternaire établit la conjonction de la conscience d’agir et de subir d’où résulte un sentiment commun qui ne trouve pas comme dans la réciprocité binaire un visage pour en témoigner. Chaque partenaire de la réciprocité ternaire doit pouvoir rendre compte à lui seul du sentiment commun : l’individuation du sujet. L’individuation du sujet est ainsi le sentiment qui répond pour autrui de sa contribution à la réciprocité, c’est-à-dire le sentiment de responsabilité. Cf. D. Temple, « Naissance de la responsabilité » (1996).

[3] En France, en 1997, une loi socialiste (loi Aubry) réserva les allocations familiales aux enfants des classes défavorisées. La loi fut heureusement abrogée par le même gouvernement qui l’avait votée !

[4] La Mutuelle Sociale Agricole : « L’entraide en agriculture » (1998).

[5] Site web de la MSA, mis à jour le 24/05/2018.

[6] Le principe d’exclusion fut d’abord découvert pour une catégorie de particules élémentaires, les électrons, avant d’être généralisé à toutes les particules de type fermion (par opposition aux bosons, comme les photons). Dans un système donné, aucun électron ne peut se définir par les mêmes nombres quantiques qu’un autre électron. Ce principe rend compte de la différenciation des éléments.

[7] Le principe d’antagonisme signifie que les dynamiques non-contradictoires de la nature, l’énergie physique et l’énergie de la matière vivante, s’actualisent, l’une potentialisant l’autre et inversement (ce que dit par exemple l’équivalence de la masse et de l’énergie). En conséquence, la relativisation mutuelle de leurs actualisations-potentialisations conduit à l’apparition de ce qui est en soi contradictoire exclu de la connaissance selon toute logique de non-contradiction.

[8] D. Temple, Reciprocidad mapuche : Frente de civilización y frente de generación, chap. 3 (2022 inédit).

[9] Le capitalisme pouvait prétendre satisfaire au deuxième principe de John Rawls tant que rien ne s’opposait à la croissance indéfinie du capital et que les effets de sa croissance pouvaient donner l’illusion d’émanciper les pauvres autant que les riches. Ce n’est plus le cas. Aussi, l’indexation du profit sur la généralisation du bien commun devrait-elle assurer la croissance par la décroissance du système capitaliste.

[10] Jean Duvignaud, Le don du rien, essai d’anthropologie de la fête, Paris, Stock, 1977.

[11] D. Temple, Idéologie marxiste et Théorie moderne de la réciprocité. Critique des thèses de Alvaro Garcia Linera, Coll. « Réciprocité », n° 16, 2020.