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Le Quiproquo historique (1992), 2de éd. Collection Réciprocité, n° 12, 2018.

1. Le Quiproquo Historique chez les Caraïbes

1. La contradiction de système

Dominique Temple | 1992

Le 12 Octobre 1492, à la deuxième heure après minuit, la terre parut. Alors, ils virent des gens nus :

« Ensuite, ceux-là venaient, nageant, aux chaloupes des navires dans lesquelles nous étions, et ils nous apportaient des perroquets, du fil de coton en pelotes, des sagaies et beaucoup d’autres choses qu’ils échangeaient contre d’autres que nous leur donnions, telles que petites perles de verre et grelots. Enfin, ils prenaient et donnaient ce qu’ils avaient, tout, de bonne volonté » [1].

Sur la première île des Caraïbes, Christophe Colomb ne trouve pas d’or, mais les indigènes lui disent qu’il en trouvera davantage plus loin. Aussitôt, il lève l’ancre. Et voilà que sur l’île nouvelle, la rencontre se reproduit : les indigènes accourent pour saluer les hommes qui viennent d’au-delà des mers et leur apportent des vivres. Ils montent sur les caravelles, offrent tout ce qu’ils possèdent et se contentent de quoi que ce soit en retour qui atteste leur contact avec l’étranger. Lorsqu’ils ne peuvent rien obtenir des matelots, au besoin ils le prennent sur le pont du navire, même si ce n’est qu’un morceau de bois, plongent et s’enfuient à la nage ! Et la scène se renouvelle sans cesse car l’Amiral [2] lève et jette l’ancre d’île en île, toujours à la recherche de l’or

Colomb observe, note à chaque fois les mêmes événements, mais longtemps insatisfait, ne parvenant pas à comprendre le sens de ces dons. D’île en île, pourtant, il approfondit son interprétation, et jamais la réalité du Nouveau Monde ne fut mieux décrite. Il vaut donc la peine de suivre l’Amiral ligne par ligne.

La première offrande des Amérindiens est une manière de souhaiter la bienvenue aux étrangers, à laquelle Colomb répond de même, mais dans son esprit, ces gestes de bienveillance sont ordonnés au souci de tirer parti d’autrui. Colomb utilise le don pour amorcer des échanges fructueux, pour établir des auspices favorables au commerce, et prête cette même intention aux autochtones. Il ne doute pas que les Indiens des Caraïbes soient les égaux des Espagnols parce qu’il les croit motivés par le même but : l’intérêt. Pourtant, le lendemain du premier jour, il remarque déjà :

« Ils apportaient des pelotes de coton filé, des perroquets, des sagaies et d’autres petites choses qu’il serait fastidieux d’énumérer. Ils donnaient tout pour n’importe quoi qu’on leur offrît. J’étais attentif et m’employai à savoir s’il y avait de l’or » [3].

Qu’ils donnent tout pour n’importe quoi. Voilà qui n’a pas échappé non plus à son équipage…

« Tout ce qu’ils ont, ils le donnent pour n’importe quelle bagatelle qu’on leur offre, au point qu’ils prennent en échange jusqu’à des morceaux d’écuelle et de tasses de verre cassées, et que j’ai vu donner seize pelotes de coton pour trois ceutis [4] de Portugal qui valent un blanc de Castille ».

Cette générosité surprend et même suscite quelque inquiétude. Aussi, Colomb impose-t-il à ses hommes de n’accepter aucun cadeau sans rien donner : si l’on veut que les indigènes échangent leur or, il faut être rigoureux sur le principe même de l’échange. Recevoir des dons sans contrepartie signifierait un autre système de prestation, un risque auquel l’Amiral se refuse. Le 22 Décembre, il renouvelle l’admonestation du deuxième jour :

« Aujourd’hui, avant de partir, il (Colomb [5]) envoya six hommes à trois lieues de là vers l’ouest, à un très grand village dont le seigneur était venu le voir la veille et qui disait qu’il avait quelques morceaux d’or. Quand les Chrétiens arrivèrent là, le seigneur prit par la main le notaire de l’armada qui était l’un d’eux et que l’Amiral avait envoyé pour qu’il pût s’opposer à ce que les autres traitassent les Indiens de manière indue, car ceux-ci n’étaient que simplesse, et les Espagnols avaient tant de cupidité et de démesure qu’il ne leur suffisait pas que les Indiens leur donnassent tout ce qu’ils voulaient pour un ferret d’aiguillette, un morceau de verre, de faïence ou moins encore, mais qu’ils voulaient tout avoir et prendre sans leur rien donner. Cela, l’Amiral l’avait toujours défendu [6]. »

Colomb n’ignore pas l’effet du don : il sait que non seulement le présent réjouit celui qui le reçoit, mais qu’il réjouit celui qui donne.

« Je lui donnai quelques grelots et quelques petites perles de verre et il en fut content et très joyeux. Pour que l’amitié grandisse encore davantage et pour les associer aussi, je lui fis demander de l’eau, et eux, après que je fus revenu à la nef, vinrent à la plage avec leurs calebasses pleines d’eau et ils se réjouirent beaucoup de nous la donner [7]. »

La perception d’une autre motivation que celle de l’intérêt est évidente. Cependant la fièvre de l’or augmente et n’importe quel geste indigène est interprété comme l’annonce prochaine des mines d’or.

Le 12 Novembre :

« Selon ce qu’ils exprimaient par signes, là, les habitants recueillaient l’or sur la plage, à la lueur de flambeaux, puis, au marteau, ils en faisaient des lingots [8]. »

Par signes, aussi, les Indiens renvoient Colomb toujours plus loin. Mais le temps passe et l’or reste introuvable. Le lundi 3 Décembre, Colomb rencontre une bande armée :

« Je m’approchai d’eux, leur donnai quelques bouchées de pain, puis leur demandai les sagaies et, en échange, je donnai aux uns un petit grelot, aux autres une bague de laiton, à d’autres quelques perles en verre, de sorte que tous s’apaisèrent, vinrent aux barques et remettaient tout ce qu’ils avaient pour ce qu’on voulait bien leur donner. Les marins avaient tué une tortue dont la carapace était en morceaux dans la barque. Les mousses en donnaient des morceaux gros comme l’ongle aux Indiens qui remettaient en échange une poignée de sagaies. Ce sont, dit l’Amiral, des gens semblables aux Indiens dont j’ai déjà parlé, de même foi, qui, comme les autres, croient que nous venons du ciel et, pour n’importe quoi qu’on leur donne, sans jamais dire que c’est trop peu, donnent aussitôt ce qu’ils possèdent. Et je crois qu’ils feraient de même des épices et de l’or s’ils en avaient [9]. »

“Sans jamais dire que c’est trop peu”, voilà qui récuse la première hypothèse de Colomb qui voyait dans ces dons l’amorce d’un échange intéressé. Mais une autre observation est plus décisive : peu importe l’objet rendu aux gens du pays. Il peut être un morceau, gros comme l’ongle, d’une carapace de tortue, qui est pourtant une tortue indigène, il revêt une importance exceptionnelle dès qu’il est donné par un Espagnol. Ce n’est pas la valeur propre, la valeur intrinsèque de l’objet, qui intéresse l’Amérindien mais le fait qu’il puisse être donné par l’étranger et qu’il puisse témoigner de l’alliance réalisée avec lui. Et c’est pour ce signe de l’autre que l’on donne donc tout.

Le 13 Décembre, Colomb décrit une nouvelle fois l’hospitalité des Amérindiens :

« Tous venaient auprès des Chrétiens et leur posaient les mains sur la tête, ce qui est signe de grand respect et d’amitié (…) Les Chrétiens disent qu’après que les craintes des Indiens furent apaisées, ceux-ci entraient en leurs maisons et leur rapportaient de ce qu’ils avaient à manger (…). Et ils donnaient tout ce qu’on leur demandait sans rien vouloir en échange [10]. »

Colomb réalise, cette fois, que le don exprime une intention différente pour les uns et pour les autres : pour les Espagnols, celle de créer la confiance et la paix nécessaire pour échanger, et pour les Amérindiens celle d’une autre prestation, mais qui reste encore énigmatique. Le 18, il observe que ses dons sont traités de façon exceptionnelle :

« Un marin dit qu’il l’avait (le roi d’Hispaniola [11]) rencontré sur son chemin et qu’il avait vu que tous les objets que lui avait donnés l’Amiral étaient portés devant lui chacun par un homme qui lui avait semblé choisi parmi les plus notables [12]. »

Les dons de l’Amiral sont portés en “procession”. Quelques jours plus tard, le 23 Décembre :

« Finalement, le cacique vint avec eux et tout le peuple, qui comptait plus de deux mille hommes, se rassembla sur la place qui était bien nettoyée. Ce roi combla d’honneurs les gens des navires, et ceux de son peuple apportèrent quelque chose à manger et à boire. (…) Les gens du peuple donnaient aux marins de ces mêmes étoffes et d’autres objets de leurs maisons contre les moindres choses qu’on leur remît, et dont on voyait à la manière dont ils les recevaient qu’ils les tenaient pour des reliques [13]. »

“Relique” ! Les Amérindiens veulent donc témoigner qu’ils ont établi une alliance avec les étrangers comme les Espagnols témoignent de leur relation à leur Dieu en vénérant les reliques des Saints. Bientôt l’Amiral cède à l’évidence. Il n’y a aucune concupiscence, aucune idée de profit dans le comportement amérindien mais le souci de donner pour créer de l’amitié. Le don indigène lui apparaît si spontané qu’il ne lui voit plus d’autre motivation.

Le don veut induire la réciprocité dont jaillit l’amitié. C’est à l’être commun produit par la reconnaissance de l’autre qu’est ordonnée l’offrande. Aussi est-elle vouée à se conformer aux désirs de l’hôte :

« Tant les hommes que les femmes et les enfants, faisant mille démonstrations, couraient les uns par-ci, les autres par-là, pour nous apporter de ce pain de niames qu’ils appellent ajes qui est très blanc et très bon, aussi de l’eau dans des calebasses et dans des cruches de terre de la façon de celles de Castille. Ils nous apportaient tout ce qu’ils avaient dans ce monde et ce qu’ils savaient que l’Amiral désirait. Et tout cela d’un si bon cœur et avec tant de joie que c’était merveille.
“Et qu’on ne dise pas, dit l’Amiral, qu’ils donnaient libéralement parce que ce qu’ils donnaient valait peu, car ceux qui donnaient des morceaux d’or et ceux qui donnaient la calebasse d’eau agissaient de même et aussi libéralement. Et c’est chose facile, ajoute-t-il, que de savoir, quand une chose est donnée, qu’elle est donnée de grand cœur [14]. »

Nous sommes le 21 Décembre :

« Finalement, l’Amiral dit qu’il ne peut croire qu’un homme ait déjà vu des gens d’un cœur si bon, si généreux et si craintifs, car tous se défaisaient de ce qu’ils avaient pour le donner aux Chrétiens, courant, à peine les voyaient-ils arriver, pour leur apporter tout [15]. »

Colomb reconnait que donner est le fondement du prestige social. Ce n’est pas seulement pour augmenter l’être de l’alliance, qu’il importe de donner, mais pour être “grand” vis-à-vis de ses proches. L’imaginaire amérindien associe l’être de l’alliance à la qualité et la quantité du don ; de sorte que plus l’on donne, plus l’on accroît son renom.

Cette proportion induit une hiérarchie. La notion d’“autorité de prestige” apparaît lorsque Colomb s’aperçoit que les Amérindiens non seulement cherchent à donner autant qu’il accepte lui-même, mais encore luttent entre eux pour donner davantage :

« Lorsqu’ils virent que l’Amiral avait reçu tout ce qu’on lui avait apporté, tous les Indiens, ou la plupart, coururent vers leur village qui devait être assez proche pour en rapporter plus de victuailles encore, des perroquets et d’autres choses qu’ils avaient, et cela de si grand cœur que c’était merveille [16]. »

Que les Espagnols qui débarquent ne cherchent que les épices et l’or, cela ne fait aucun doute. Que leur souci soit le profit, même justifié par d’autres préoccupations (Colomb avait confié à Isabelle la Catholique son désir de trouver des monceaux d’or afin de conduire les armées d’Espagne à la reconquête de Jérusalem), cela aussi ne fait pas de doute. Mais les hommes d’équipage entrevoient la possibilité de s’émanciper et de devenir riches. Ils rêvent d’instaurer leur loi sur des populations proclamées dociles et primitives. Une fois arrivés sur les terres d’Amérique, ils ne veulent plus obéir à personne. Ils n’ont d’autre but que l’or. Dès le premier voyage, le capitaine de la Pinta [17], Martín Alonzo Pinzon, fait sécession et part à la recherche de l’or pour son propre compte.

Lorsque Christophe Colomb repart pour la seconde fois pour l’Espagne, les conquistadors ont perdu leurs illusions. Ils n’espèrent plus trouver d’or que dans le sable des rivières et utilisent les indigènes comme esclaves pour laver le sable. Ils placent à leur tête un aventurier, Francisco Roldán, et se répartissent les indigènes. À son retour, Colomb doit s’incliner devant Roldán. Il recouvre cependant une part de son autorité, mâte une rébellion, puis il est vaincu. Il est renvoyé en Espagne les fers aux pieds. Le nouveau Gouverneur, Francisco de Bobadilla, dépêché par le roi d’Espagne, autorise l’exploitation de l’or. Chacun peut désormais accumuler l’or pour son propre compte et par n’importe quel moyen. Carnage et esclavage n’ont alors plus de limites. Les sociétés amérindiennes, fondées sur la réciprocité des dons, sont sans défense devant la barbarie : la chair contre le fer.

Le système qui s’instaure en Amérique ne règne pas encore en Europe où les marchands n’ont aucun droit aux décisions politiques. Mais la rencontre des deux mondes anticipe sur l’histoire. Elle est déjà l’affrontement de deux systèmes économiques dont l’un – celui de l’échange – apparaît pour la première fois dans l’histoire humaine libre de toute obligation. Sur le continent américain, parmi les colons, la valeur d’échange l’emporte sur toutes les valeurs religieuses, politiques et morales. Or, les deux économies du don et de l’accumulation, du prestige et du profit, sont antagonistes.

Valeur de prestige contre valeur d’échange, la contradiction des deux systèmes est radicale. L’Amérindien voit la valeur dans la parure dont la beauté est celle de l’être de l’alliance nouvelle, et l’Espagnol mesure son avantage à la possession des biens matériels. Le premier cherche l’extension de l’être par la reconnaissance d’autrui, le second l’extension de son pouvoir sur l’autre.

Les deux sociétés sont mues par des dialectiques inverses. Pour les uns, le don est un geste de reconnaissance d’autrui. Cette relation est génératrice d’amitié. Pour les autres, le don est bagatelle et n’a de sens que pour introduire son contraire : l’échange et l’accumulation, puis la mise en exploitation du travail indigène.

La découverte des autres sociétés du Nouveau Monde confirmera que le système amérindien est tout entier, de l’Alaska à la Patagonie, ordonné autour de deux principes :

La réciprocité des dons est génératrice d’une valeur d’amitié supérieure à la valeur propre de chacun des partenaires.

Plus l’on donne à autrui et davantage l’on est prestigieux.

Les étrangers, quant à eux, prennent et pillent sans mesure. Leur objectif est l’accumulation, et leur loi, le profit. Leur système économique est fondé sur l’intérêt et la propriété privée. Mais si le prestige est le contraire du profit – puisqu’il s’acquiert en distribuant et non pas en accumulant – les deux systèmes ajoutent leurs effets dans le même sens : le transfert de toute la richesse matérielle entre les mains des Européens.

La colonisation ne se réduit pas à une seule dynamique, celle du fort contre le faible, mais à un jeu de forces antagonistes qui, loin de se neutraliser, se renforcent. La colonisation ne s’exprime pas seulement par “les Espagnols prennent”, mais par “les Amérindiens donnent”.

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Pour citer ce texte :

Dominique Temple, "La contradiction de système", Le Quiproquo Historique chez les Caraïbes, 1992, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 29 mars 2024).

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Notes

[1] Christophe Colomb, La découverte de l’Amérique, 1991 ; rééd. Écrits complets (1492-1505), La Découverte-Poche, Paris, 2015, p. 119.

[2] Christophe Colomb (1451-1506) est nommé Amiral, vice-roi des Indes et gouverneur général des territoires qu’il découvrira, par Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, les Rois Catholiques d’Espagne.

[3] Ibid., pp. 120-121.

[4] Une des plus infimes piécettes espagnoles de l’époque. Un blanc de Castille = un demi-maravédis.

[5] L’original du Journal de bord, remis par Colomb aux souverains espagnols, à son retour des Antilles, est perdu, mais une copie (aujourd’hui également disparue), conservée à Saint-Domingue dans les archives de la famille Colomb, a permis à Bartolomé de Las Casas de rédiger son Historia de las Indias (écrite entre 1527 et 1559). C’est pourquoi le récit de Colomb est à certains endroits rapporté au style indirect.

[6] Ibid., pp. 205-206.

[7] Ibid., p. 134.

[8] Ibid., p. 152.

[9] Ibid., p. 175.

[10] Ibid., p. 188.

[11] Aujourd’hui Haïti Saint-Domingue, dans les grandes Antilles.

[12] Ibid., p. 197.

[13] Ibid., p. 208.

[14] Ibid., pp. 201-202.

[15] Ibid.

[16] Ibid., p. 203.

[17] L’expédition de Christophe Colomb se compose d’un grand navire, la Santa María, et de deux caravelles, la Pinta et la Niña.