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4. La réciprocité symétrique : Naissance de la responsabilité

Naissance de la responsabilité

Dominique TEMPLE | 1996

La raison de la réciprocité

Depuis Marcel Mauss, l’anthropologie n’a cessé de confirmer que les communautés humaines sont (ou ont été) fondées par des structures de réciprocité  (lire la définition) . Mauss constate que les premières relations sociales sont des “prestations totales” : politesses, festins, rites, services militaires, femmes, enfants, danses, fêtes, foires sont toutes immédiatement enchâssées dans la réciprocité. Le sentiment d’humanité, enjeu de ces prestations, semble néanmoins venir d’ailleurs. Parce que né entre les uns et les autres, il n’appartient, en effet, à personne.

La réciprocité redouble l’action sur autrui – qui pour autrui est passion – de la passion que provoque l’action d’autrui. Elle est donc le moyen grâce auquel une perception unilatérale se redouble de sa perception antagoniste. De la relativisation de ces deux perceptions naît une conscience de conscience  (lire la définition) qui, dans l’équilibre parfait, devient une conscience d’elle-même. Cette conscience est en soi contradictoire  (lire la définition) , ce qui lui a valu le nom de « Tiers Inclus » que lui a donné Stéphane Lupasco [1]. Dans l’équilibre parfait du contradictoire, elle devient un sentiment pur, mais lorsque le contradictoire se déséquilibre en faveur d’un de ses pôles non-contradictoires, se profile à sa limite une conscience objective  (lire la définition) . Le contradictoire devient l’affectivité au cœur de la conscience humaine, tandis que le non-contradictoire se traduit par l’objectivité de la connaissance qui apparaît à son horizon.

Le Tiers inclus naît entre les deux partenaires qui se font face et s’exprime par la parole de chacun d’eux. Chacun est donc d’abord porte-parole du Tiers. Cependant, chaque chose impliquée dans une relation de réciprocité est tributaire d’une réalité biologique différente de ce qu’elle est appelée à signifier en tant que symbole [2]. Il faut donc que l’être-naissant-de-la-réciprocité se dégage de ses conditions d’origine, que les mots emportent leur sens hors des situations où ils l’ont reçu et qu’ils apprennent à signifier entre eux sans être forcés de se traduire par des images, voire des activités biologiques. Le sens rencontre néanmoins aussitôt une autre contrainte : pour pouvoir être engagé dans la communication par des signifiants non-contradictoires, le contradictoire doit passer nécessairement sous le joug de l’une de ses deux polarités non-contradictoires. Apparaissent donc deux modalités de la fonction symbolique à l’origine de deux principes d’organisation sociale : le principe d’union  (lire la définition) pour les sociétés dites « à maison », et le principe d’opposition  (lire la définition) pour les organisations dualistes – nous employons ici la terminologie de Lévi-Strauss [3].

Karl Polanyi a décrit ces deux formes d’intégration sociale : la première sous le nom de redistribution, la seconde sous le nom de réciprocité. Mais il a réduit la redistribution à une forme centralisée de la réciprocité [4].

Il faut en réalité rattacher la réciprocité et la redistribution aux modalités fondamentales de la fonction symbolique pour que leur distinction comme deux principes distincts d’intégration économique et sociale devienne pertinente. La redistribution correspond dès lors au principe nommé par Lévi-Strauss : « principe de maison », que sous-tend ce que nous considérons comme l’une des modalités de la fonction symbolique, le principe d’union ; tandis que la réciprocité, au sens de Polanyi, répond à l’autre modalité de la fonction symbolique nommée par Lévi-Strauss : principe d’opposition.

Mais existe-t-il d’autres structures que le face à face de la réciprocité primordiale où le sens  (lire la définition) puisse naître et s’incarner dans la parole ?

Nous savons que le face à face engendre du contradictoire. Si nous découvrons cette possibilité dans une nouvelle structure, celle-ci pourra peut-être nous dire comment la société peut passer d’un système où les valeurs se révèlent en s’imposant aux individus, à un système où les individus sont responsables de la genèse de ces valeurs. Or, une nouvelle structure prétend engendrer le contradictoire spontanément dans toutes les sociétés d’origine.

L’individuation de l’être : les sentiments de responsabilité et de justice

Dans le face à face, le sentiment d’humanité révèle sa présence dans le visage de l’autre. C’est dans le regard de l’autre que l’on voit apparaître le signe de la compréhension, le signe d’une communauté de sens. Dans une structure de réciprocité ternaire  (lire la définition) chaque partenaire ne donne plus à un vis-à-vis dont il reçoit, mais donne à l’un et reçoit d’un autre. Comme précédemment, deux perceptions antagonistes élémentaires sont couplées l’une à l’autre et la structure ternaire permet donc, comme le face à face, la naissance du Tiers inclus. Cependant, quelque chose a changé. Le visage où se reflétait le Tiers inclus a disparu. Le sens qui naît pour chacun n’a pas de miroir. Chacun est lui-même la source du sentiment qui donne sens à l’une et l’autre de ses perceptions antagonistes. Chacun devient l’origine de l’être social. La structure ternaire est le support de l’individuation de l’être.

Figure 1
Figure 1
Structure binaire

Figure 2
Figure 2
Structure ternaire

Le contradictoire, qui se traduit par un sentiment au cœur de toute conscience de conscience, ne s’impose plus de l’extérieur comme lorsqu’il naissait entre deux personnages égaux. Il se construit d’une pure affectivité, sans image ni miroir. Alors se comprend le secret d’une subjectivité absolue du moi. L’être est subjectivité pure parce qu’affectivité pure qui ne semble plus être partagée. Il est manifestation de soi pour soi. Il est révélation intérieure pour chaque personnage, liberté originelle et par là même ignorance de ce qu’il procède de l’autre.

Par contre, l’individuation de l’être suppose la réalisation d’une relation ternaire de réciprocité. L’individuation du sujet ne provient pas d’une multiplication de quelque essence affective, elle signifie un Je personnel face à autrui. La liberté du Je n’est pas l’indépendance de soi vis-à-vis d’autres personnes, elle est une prise en charge d’autrui par chacun. L’Autre est en Je : cela veut dire que le sujet est responsabilité. L’individuation de l’être fonde la liberté du Je comme responsabilité de tous les autres.

L’effacement de la structure n’est pas sa disparition. La structure est seulement devenue invisible. L’extériorité de l’Autre a été remplacée par l’intériorité du Soi, mais cette intériorité a emporté avec elle la structure d’où l’Autre naissait et l’on doit alors la retrouver dans ce que Michel Henry appelle si justement « l’intériorité réciproque » [5].

Mais rien n’oblige le don à circuler toujours dans un sens plutôt que dans un autre. Sa généralisation à elle seule entraîne souvent son aller et retour. Alors chacun devient le siège de deux mouvements inverses et les dons de l’un de ses partenaires se confrontent avec les dons de son autre partenaire. Entre ces derniers réapparaît une structure de face-à-face mais équilibrée et médiatisée par un tiers intermédiaire. Ce tiers intermédiaire occupe la place centrale du Tiers né de leur face-à-face.

Ce tiers intermédiaire n’est pas un support factice du Tiers inclus, il est aussi réellement le Tiers puisqu’il consomme et reproduit le don de chacun, le catalyse au travers de sa propre personne. Il est le Tiers de la réciprocité ternaire. À ce titre, il est l’incarnation du sentiment d’humanité, de l’être social de la relation bilatérale de ses deux partenaires, en même temps que le Je de l’individuation. Aussitôt, apparaît une forme de liberté qui est autre chose que l’accès au sens, ou la responsabilité de celui-ci : le choix de peser le pour et le contre de toute décision vis-à-vis d’autrui.

L’orientation unique des dons conduisait chacun à donner le plus possible pour accroître son nom dans la hiérarchie de l’être social, car l’être social avait alors pour visage celui de donateur. Il n’en est plus de même si les dons proviennent de sources différentes et doivent être confrontés les uns aux autres par le tiers intermédiaire. Il n’est pas la même chose de devoir donner à autrui parce que l’on a reçu de lui et d’équilibrer, comme le fléau de la balance, les dons des uns et des autres. Le sentiment de responsabilité se métamorphose. La responsabilité n’est plus seulement reconnaissance de l’humanité ou souci des conditions d’existence d’autrui mais souci de la juste mesure due à chacun. Comment faire en sorte que le don de l’un soit rendu à l’autre ? Le sentiment de responsabilité devient celui de la justice.

Sujet, chacun l’est donc de plusieurs façons : dans l’être parce que le sens se noue dans sa parole... comme oracle, donc, mais aussi de l’être parce que chacun est la source du sens lui-même, comme responsable donc, enfin, comme juge puisque centre intermédiaire d’une relation de réciprocité bilatérale entre deux autres. On comprend ainsi la position de ceux qui avec Paul Ricœur voient dans la relation de la conscience à elle-même (l’ipséité) une initiation à l’expérience de l’autre, et de ceux qui pensent que l’altérité ne peut se réaliser en soi que si l’on a d’abord accès à l’autre. La présence de l’Autre en soi (l’ipséité) ne peut se produire que dans des structures de réciprocité généralisée, tandis que dans les structures de réciprocité bilatérale l’Autre est toujours un Ailleurs dont la révélation est nettement perçue comme due à l’autre. C’est pourquoi dans la première de ces thèses, l’être du sujet s’instaure comme la responsabilité pour autrui – ou encore comme la justice. Tandis que dans la seconde, l’amitié qui est la manifestation de l’Autre ordonne toutes les autres valeurs à sa prééminence. Dans les deux cas, l’expérience du sujet est d’abord celle d’un manque puisque le contradictoire n’est rien de comparable à ce qui se présente comme réalité objective mais un vide. Et si rien de ce qui parle ne préexiste nulle part, son apparition est la souveraine liberté du sujet, c’est-à-dire ce qui commande cette chaîne de signifiants dont chacun appelle l’autre pour dépasser son incomplétude.

Le réel, il est vrai, peut s’entendre dans un autre sens. Lorsque la fonction symbolique est empêchée, lorsque la parole ne peut se dire, les gestes primitifs font brutalement retour sur le devant de la scène.

Le rôle de l’échange

L’échange serait-il le moyen par lequel les hommes se libèrent de l’immobilité de la Tradition pour assumer individuellement leur souveraineté comme êtres conscients ? L’échange permettrait-il un accès privé au sens ?

Comment l’intérêt privé peut-il se concilier avec la responsabilité de chacun pour tous ? On entend dire le plus souvent que l’intérêt doit être dissocié en deux : un intérêt inférieur renvoyant à la cupidité, au souci du même, à l’égoïsme, et un intérêt supérieur, celui de l’homme vertueux, qui se déploie par le sacrifice de l’intérêt inférieur au profit d’autrui. Mais il est difficile de conforter l’idée que l’homme soit vertueux par nature. Si, par contre, il existe une structure (ou plusieurs) qui engendre la responsabilité, on comprend que l’homme puisse devenir responsable ou non, suivant qu’il y participe ou pas.

Il faudra sans doute reconnaître à l’échange le mérite de remplacer la réciprocité chaque fois qu’elle est prisonnière d’imaginaires archaïques et de permettre à chacun de reprendre l’initiative de nouvelles relations de réciprocité. C’est peut-être pourquoi la conjonction de la responsabilité et de la liberté semble émerger dans l’histoire avec le libre-échange. Mais en réalité, l’émergence de la responsabilité est concomitante de l’individuation du sujet qui requiert une structure de réciprocité généralisée tout en impliquant l’oubli de cette matrice.

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Pour citer ce texte :

Dominique TEMPLE, "Naissance de la responsabilité", La réciprocité symétrique : Naissance de la responsabilité, 1996, http://dominique.temple.free.fr/reciprocite.php, (consulté le 19 mars 2024).

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Notes

[1] LUPASCO, Stéphane. L’énergie et la matière psychique. Paris : Julliard, 1974.

[2] Lorsque Jean-Marie Tjibaou dit par exemple : « chez nous, plus on donne, plus on est grand » ; on peut entendre deux choses : « plus chacun donne dans la réciprocité et plus l’être est grand », ou bien encore : « plus l’un donne par rapport à l’autre et plus il a de pouvoir ». En ce sens, c’est l’imaginaire qui s’impose au symbolique.

[3] LÉVI-STRAUSS, C. Paroles données. Paris : Plon, 1984.

[4] Polanyi entend par économie la production et la consommation de biens matériels, mais cette économie est dite encastrée (embedded) parce que soumise à la contrainte de valeurs symboliques. La production de biens réifiés et mesurables doit tenir compte de motivations subjectives, éthiques, religieuses ou idéologiques. Ces valeurs sont mobilisées à l’initiative de chacun – et c’est la réciprocité – ou bien elles sont invoquées par un centre de référence pour tous – et c’est la redistribution. Polanyi ne va pas jusqu’à reconnaître dans la réciprocité et la redistribution les structures originelles, les matrices de ces valeurs symboliques. Il ne se préoccupe pas de la genèse des valeurs qui sont mobilisées dans la reproduction des cycles de la redistribution et de la réciprocité. Cf. TEMPLE, D. “La dialectique du don. Essai sur l’économie des communautés indigènes”. Paris : Diffusion Inti, 1983.

[5] Michel HENRY. Philosophe, écrivain, Université de Montpellier.