Glosario

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Bartomeu Melià & Dominique Temple, El don, la venganza y otras formas de economía guaraní (2004) ; Version française du chap. « El nombre que viene por la venganza », dans la Collection « Réciprocité », n° 5, France, 2017.

2. La réciprocité négative. Les Tupinamba

6. La réciprocité négative Tupinamba - Conclusion

Bartomeu Melià et Dominique Temple | 2004

  

CONCLUSION

Les observations concernant l’anthropophagie chez les Guarani à différentes époques et en divers lieux mettent en évidence des événements courants qui ne peuvent leur être attribués exclusivement, ou à telle ou telle communauté ethnique, mais essentiellement à ce qu’est l’anthropophagie en soi.

L’anthropophagie ne se pratique pas pour elle-même mais est associée avec d’autres phénomènes. En effet, l’anthropophagie est toujours en rapport d’une part avec la vengeance, et plus précisément avec ce que nous avons appelé la réciprocité négative, et d’autre part avec la fête, c’est-à-dire l’extension et la perfection de la réciprocité positive.

La fête dont il est ici question est une fête particulière où la boisson fermentée, de maïs ou de manioc – le kaguï – est d’une extrême importance. De fait, de nombreux mythes des peuples d’Amazonie lient étroitement la boisson fermentée – la boisson qui enivre – non seulement avec l’allégresse qu’elle produit mais avec l’invitation. Cette boisson de liesse est ainsi devenue le signifiant privilégié de la réciprocité des dons.

Il y a des auteurs qui comparent ces fêtes avec celles des noces, soulignant, le cas échéant, le caractère de réciprocité d’alliance qu’elles signifient. Dans ce cas, la boisson est offerte en grande abondance, bien que sa valeur symbolique soit par ailleurs tout a fait manifeste et qu’il suffirait pour en témoigner d’un simple geste. Le don de la boisson est un don matériel qui produit plaisir, joie, bonne humeur, confiance qui rapproche les parents et les alliés ; c’est une fabrique d’amitié.

Les chroniqueurs et divers observateurs témoignent de façon répétitive que la consommation de chair humaine, l’anthropophagie, a lieu presque toujours quand les conditions sont réunies pour la préparation de grandes fêtes. La fête paraît être ainsi subordonnée au sacrifice des prisonniers, bien qu’un texte de Staden (comme nous le verrons) montre que ce sont les prisonniers qui sont destinés à donner à la fête son caractère et sa complétude.

De plus, les mêmes auteurs indiquent, qu’en général, il suffit de ne sacrifier qu’un seul prisonnier même pour une grande quantité d’invités et convives ; quand il n’y a pas suffisamment de morceaux ou de parts pour tous, on sert un bouillon de son corps ou encore on dissout les cendres du mort dans la boisson kaguï pour que la redistribution parvienne au plus grand nombre possible de participants, y compris à des amis ou alliés très éloignés, ce qui est un moyen d’établir des liens de paix. Comme on le voit, ce n’est pas le plaisir de manger de la chair humaine et encore moins de s’en rassasier, la raison de l’anthropophagie.

Les cendres servent au même effet parce qu’elles ont sans aucun doute une valeur symbolique : mélangées au kaguï, ce même kaguï est utilisé comme moyen pour assurer leur distribution à un grand nombre de gens. La fête, en plus de son rôle de créer l’amitié, sert à rassembler et lier la plus grande quantité de gens autour de soi en vue de la consumation d’une valeur constituée dans la réciprocité négative.

Le kaguï crée donc une valeur d’amitié en même temps qu’il sert de véhicule à la redistribution d’une autre valeur. Et puisqu’il existe “deux valeurs” qui procèdent de deux processus antagonistes, la valeur produite par le don à travers le kaguï et la valeur produite par la mort par vengeance, il est nécessaire de comprendre la connexion qui les associe et les unit à ce point dans la fête. La question est donc de savoir si ces valeurs peuvent fusionner ou bien si l’une est inféodée et subordonnée à l’autre, et dans ce cas laquelle à laquelle.

De trois interprétations

1°/ Selon une première interprétation, la chair du prisonnier serait distribuée comme le manioc ou le gibier ou la boisson. Dans ce cas, même si elle avait une valeur symbolique, elle serait distribuée de manière aussi prosaïque que la viande de cerf des marais, de tapir ou de pécari. La redistribution serait destinée à produire l’amitié avec celui qui reçoit.

Chez les Guarani, et la même chose devait avoir lieu chez les Tupinamba, l’invitation engendrait une “obligation” du travail en commun. Les caciques ou principales autorités, et sous le nom de caciques les informateurs donnent à entendre qu’il s’agissait de grands donateurs capables de rassembler autour d’eux une quantité considérable de gens, utilisaient les fêtes de kaguï pour obtenir par réciprocité l’aide nécessaire à des travaux importants comme le défrichage d’une clairière dans la forêt ou la construction d’une grande maison communautaire.

Dans le même sens plaide le fait que la redistribution la plus ample possible de la chair du prisonnier établit une relation de solidarité qui éloigne au plus loin la frontière avec l’ennemi. Selon cette hypothèse, la guerre est subordonnée à la protection d’un territoire agricole d’autant plus important qu’à l’intérieur de celui-ci l’invitation et la fête du kaguï pouvaient se déployer largement, c’est-à-dire la réciprocité positive. Ainsi, on peut conclure que la valeur créée par la réciprocité négative est redistribuée au cours des fêtes de réciprocité positive guarani, et par là même intégrée dans l’économie du don.

2°/ L’anthropophagie, cependant, n’est pas seulement étroitement liée à la fête de la boisson, le kaguï, elle est simultanément associée à l’exécution sacrificielle du prisonnier. Parmi les traits soulignés par les commentateurs de l’anthropophagie ressort celui que la victime doit pouvoir être définie comme “ennemi” et non pas comme étranger ou extraordinaire ; celle-ci doit partager la même culture et doit être reconnue comme lui appartenant. Le plus souvent, c’est un voisin, un “proche”. Si la future victime est le trophée d’un raid guerrier dans le territoire d’indiens d’une autre culture, le prisonnier devra être adopté, inséré et comme enchâssé dans la culture du vainqueur, il doit être apprivoisé, humanisé “avaizado” (avá = homme guarani).

Mais quelle que soit l’origine du prisonnier, proche ou lointain, son sort est étroitement intégré dans un cycle de vengeance dont les protagonistes sont connus et reconnus les uns des autres grâce à leur nom propre, comme s’il existait une “parenté de vengeance” – c’est cette parenté de vengeance qui a donné matière à spéculation sur la domination des Tupi dans l’histoire – mais, pour le moins, cette intégration à une nomenclature guerrière indique une communauté d’appartenance culturelle ou spirituelle, ce qu’appuie également le fait que le prisonnier soit célébré autant sinon plus que son vainqueur, et qu’il soit honoré et paré de façon magnifique et solennelle.

Cette dernière observation montre que le prisonnier n’est plus traité seulement comme ennemi mais qu’il reçoit un nouveau statut, statut que lui-même va revendiquer comme un honneur. Un tel statut signifie un rapport avec la valeur symbolique que révèle la distribution de sa chair. Or, cette valeur, s’il la revendique c’est parce qu’elle a été nécessairement créée auparavant, ou moyennant sa mort mais dont il a préalablement connaissance. Cette valeur signifie une relation non pas au rite de l’anthropophagie elle-même, mais à la réciprocité négative.

Cette seconde interprétation voudrait donc dire que c’est la réciprocité positive qui est utilisée au bénéfice de la réciprocité négative. La réciprocité positive serait un moyen pour convoquer tous ceux qui se reconnaissent par la réciprocité négative autour du mémorial de cette dernière. Tous ceux qui participent de la communauté et qui se disent “Hommes” grâce à la réciprocité négative participeraient d’une fête rituelle qui implique l’exécution du prisonnier et la participation de l’esprit de la vengeance résultant du sacrifice.

Cette union des guerriers autour du sacrifice, au lieu d’être destinée à éloigner la vengeance, serait destinée à la célébrer comme le principe commun qui permet aux hommes de se dire et se sentir hommes. Ce ne serait pas la réciprocité positive qui réunirait les guerriers dans le but de surmonter leur hostilité réciproque, mais le principe d’union qui les conjoindrait pour que tous communient dans le même esprit de la vengeance. La réciprocité positive serait ainsi instrumentalisée, et dans ce cas subordonnée à la réciprocité négative.

Cette thèse a l’avantage de justifier l’impossibilité radicale (notée par de nombreux commentateurs et par Staden lui-même) que les missionnaires puissent concilier anthropophagie et christianisme. Les Tupi et les Guarani invitent à la communion autour d’un calice qui est celui de la réciprocité négative – la vengeance –, tandis que les chrétiens inversent la proposition : le sang du prisonnier versé en sacrifice est transformé en vie, le sang en boisson du salut dans le vin, et le corps en nourriture de vie dans le pain.

Les caciques entrevirent cette évolution – le triomphe de la réciprocité positive sur la réciprocité négative [1] – et en entrant dans les Missions et en acceptant d’être “réduits”, ils renoncèrent presque immédiatement à l’anthropophagie. La distinction dont parlait le père Diego Torres Bollo est tout-à-fait pertinente :

« Les baptisés ne consomment pas de chair humaine ; les autres la mangent, mais pas au titre de viande de boucherie, comme d’autres nations, mais au titre de la vengeance » [2].

3° / Selon une troisième interprétation, enfin, l’anthropophagie peut être le moyen d’une conversion de la réciprocité négative en réciprocité positive : la valeur créée par la réciprocité négative devient, lorsqu’elle est redistribuée, valeur de réciprocité positive, autrement dit elle se transforme en puissance de celle-ci : il y a transfusion de la valeur créée par la première en la valeur créée par la seconde.

Cette interprétation suppose que la valeur créée par l’une des deux formes de réciprocité soit la même que la valeur créée par l’autre, comme doit l’être le sang que l’on transfuse d’un corps à l’autre. Cette conversion aurait lieu en sens inverse chaque fois qu’une grande fête de kaguï est associée au sacrifice d’un prisonnier, et ce sacrifice avec la reconduction des cycles de vengeance.

C’est précisément ce que Hans Staden décrit chez les Tupinamba où c’est aux deux périodes de l’année les plus abondantes en vivres qu’ils décident de lancer leurs expéditions guerrières en vue de faire quelque prisonnier qui sera sacrifié pour la fête du kaguï, qui a lieu donc à l’époque de la maturité du maïs ou de la migration des poissons [3].

La fête autour du sacrifice ressemblerait à la fête et aux danses tsantsa des Jivaros, durant lesquelles le guerrier qui danse avec ses femmes diffuse la puissance du muisack (l’esprit de la vengeance conservé dans la tête réduite “tsantsak” de l’ennemi) à la femme qui le ceint au niveau des reins. La femme, pour son compte, est chargée de la préparation de la bière de manioc – masato – qui est distribuée pour se faire des amis, c’est-à-dire la réciprocité positive. Ces fêtes sont les plus importantes de la vie des Jivaros [4].

Chez les Guarani, les parts de prisonniers ou leurs cendres sont les signifiants de cette force spirituelle, qui chez les Jivaros se convertirait en la puissance d’âme propre aux maîtresses des champs de manioc. Acquise par l’homme dans le cycle de la vengeance, cette force se transforme ainsi en la force spirituelle des donateurs, ou réciproquement, la force du donateur en force guerrière.

C’est cette troisième hypothèse qui fait de la réciprocité négative et de la réciprocité positive les deux piliers d’une construction dont la clef de voûte est le surnaturel. Pour que l’esprit engendré par la réciprocité puisse se délivrer de tout imaginaire et devienne purement surnaturel, il est nécessaire que la mort neutralise la vie ; c’est-à-dire que la réciprocité négative équilibre la réciprocité positive pour que leurs imaginaires respectifs s’annulent en se neutralisant l’un l’autre. Quand l’équilibre est obtenu, les chants et les danses qui accompagnent toujours ces sacrifices et fêtes peuvent manifester seuls l’émotion spirituelle qui surgit alors. Plaident pour cette thèse la description de ces fêtes comme les plus solennelles et le fait que le prisonnier soit célébré et orné de façon magnifique, en particulier avec les couronnes de plumes qui, si nous nous rapportons à certains textes mythiques des Guarani, sont les premiers insignes et les principaux ornements de la gloire de Dieu ou des esprits. Le prisonnier est un “adornado” – jeguakáva – ; et à la manière de Dieu, il est Dieu. 

La réciprocité donne origine et naissance à une épreuve affective qui est pure révélation, comparable au sentiment de la grâce. Le premier signifiant possible d’une telle affectivité est donc ce qui supporte toute sensation quelle qu’elle soit : la chair. Le premier signifiant de l’affectivité de l’esprit, de l’affectivité qui se trouve au cœur de toute conscience humaine, est la chair. On comprend donc facilement pourquoi les Tupinamba et les Guarani célèbrent, font une célébration de leurs prisonniers et consomment leur chair : par la chair du prisonnier, ils communient avec la chair de l’esprit et accèdent à la vie éternelle.

La communion dans le pur esprit, au-delà de l’alliance matrimoniale ou de la vengeance de sang, a pour signifiant premier la chair humaine. La communion de l’esprit a lieu, la vie de l’esprit se donne, par la relation de chacun avec le premier signifiant de l’être : la chair, c’est-à-dire la participation à la consommation du prisonnier. Le sacrifiant est même appelé père, qui consent au sacrifice du prisonnier dont il a fait qu’il soit fils. Père et fils sont ornés (adornados) de manière identique comme s’ils étaient des dieux parce qu’ils sont indissolublement unis dans l’acte même du sacrifice.

À cela nous devons ajouter que chaque sacrifiant sera à son tour sacrifié, et que chaque père sera un jour fils. Ainsi l’a aperçu Han Staden :

« Celui qui va tuer le prisonnier dit “moi qui suis ici, je vais te tuer puisque les tiens ont également tué et mangé nombre de mes amis”. Et le prisonnier lui répond : “Quand je serai mort, j’aurai alors de nombreux amis qui sauront me venger ” » [5].

Maintenant, nous pouvons comprendre l’enchaînement de ces deux propositions : premièrement, c’est pour lui une gloire d’être prisonnier ; et en second lieu, tous les hommes sont égaux devant Dieu et en Dieu. C’est pour cette raison que le chef guarani considérait comme l’honneur suprême de sa vie de la terminer comme prisonnier qui devait être sacrifié.

Le corps du prisonnier est un corps mystique, et le bouillon est un sang mystique. Les cendres signifient aussi le corps du prisonnier guarani, instance de l’esprit pur engendré par la réciprocité et distribué à toute la communauté. On pourrait presque comparer les cendres, gardées pour être envoyées à ceux qui sont au loin, à des hosties primitives. Car la nourriture anthropophagique devient une Pâque.

Le prisonnier guarani sait que son sacrifice permet la naissance de l’esprit divin – comme le Christ –, bien que ceux qui sacrifiaient le Christ ne savaient pas ce qu’ils faisaient alors que les sacrificateurs guarani, ou au moins certains d’entre eux, assumaient leur rôle de sacrificateurs avec la foi d’Abraham pour que du sacrifice naisse le sentiment de Dieu. Prisonniers et sacrificateurs communiaient dans l’essence même des esprits. Les esprits, eux aussi, communiaient. Dieu consommait la chair de ses fils.

Rappelons ce que Antonio Ruiz de Montoya [6] a pu saisir de ce moment :

« Après avoir enterré le défunt, si l’on entend gronder le tonnerre dans le lointain, on dit que ce sont des fantômes qui se nourrissent des corps morts, et que donc ils se rassemblent pour consommer celui-ci ».

Les théories fonctionnalistes qui expliquent ces choses non comme des moments fondateurs de l’histoire humaine mais comme des fonctions destinées à la préservation de ce qui est déjà établi par la vie – les espèces, les familles ou un je-ne-sais-quoi, vu que tout s’évanoui quand on cherche à définir à quoi seraient destinées ces fonctions – sont des théories bien pauvres. Rien ne se crée, tout serait déterminé par les forces biologiques et les équilibres physiques...

Les hommes seraient-ils si fous, si insensés qu’ils désireraient leur propre mort avec pour seul but et seul souci de conserver intacte leur appartenance à un groupe tribal biologique ? Devraient-ils inventer fêtes et cérémonies complexes pour une si faible motivation ? Et si la cohésion d’une horde primitive avait une telle force qu’elle puisse imposer la mort aux individus, à quelle force surhumaine faudrait-il en appeler pour s’en libérer ? Mais alors pourquoi cette force n’opèrerait-elle pas depuis le commencement et ne conduirait-elle pas l’homme à se libérer de la nature ?

En réalité, la réciprocité est la matrice des valeurs humaines, lesquelles ne sont pas seulement des affectivités passives, mais des principes moteurs. La vie de l’esprit ou des esprits mobilise la vie à son service – les forces biologiques ou physiques de la nature dans l’homme –. En ce sens, on peut dire que la vie naturelle est dominée par la vie spirituelle.

La vie spirituelle n’est pas une vie passive, résultant de contingences exceptionnelles ; c’est au contraire une vie “active” selon les lois précises qu’elle se donne pour se déployer, mais selon les principes qui dès l’origine lui donnent naissance et qui sont la réciprocité et le don. Certes, les valeurs produites par la réciprocité sont prisonnières en première instance du réel – meurtres et noces –, et ensuite de l’imaginaire – les esprits protecteurs ou ennemis qui obligent la réciprocité à se plier à ses conditions d’existence, et par conséquent à reproduire les rituels guerriers –. Cependant, l’effort humain ne peut faire moins que tenter partout et toujours de se libérer du réel et de l’imaginaire ; c’est-à-dire de se débarrasser des conditions primitives qui lui ont donné naissance.

Dieu nous donne sa propre chair

L’effort de l’esprit en l’homme est de libérer le symbolique de l’imaginaire, et ensuite de faire émerger la présence réelle de ce à quoi se réfère le symbolique lui-même.

Et c’est ici qu’apparaît sans doute une grande opposition entre les Guarani et les chrétiens. La finalité des uns et des autres est la même, mais la parole des prisonniers n’est pas la même ; le prisonnier, que Staden entendit, reproduit avec ses commandements le même cycle : il ordonne et dit la loi : tue ! et que je meure : on me vengera et tu mourras aussi.

Mais le Christ est au-dessus de la Loi, même si celle-ci est le contraire de la précédente : tu ne tueras pas et même pardonneras à ton ennemi. Et cela parce qu’il se place à un niveau où tout imaginaire, duquel la Loi est encore l’expression, est dépassé. Lui-même se dit la Vie de l’esprit auquel le sacrifice conduit. Il est Dieu.

Le Christ est un prisonnier qui accepte de souffrir la mort, refuse de la fuir et la transforme en nourriture, disant : prenez et mangez, ceci est mon corps. Il revendique son sacrifice comme nécessaire et l’offre ensuite aux siens, le transformant en nourriture et en boisson. Antonio Ruiz de Montoya, avec une audace extraordinaire – sans doute du fait qu’il n’est pas tant parlant la langue guarani qu’il n’est parlé par elle – se risque à expliquer la communion en termes clairement anthropopha-giques, sans craindre de prendre la chair dans son sens fort.

« Che ro’o i’upyrete, ma chair est véritable nourriture ;
Che ruguy itykykupyrete, mon sang est boisson (Tesoro : 405) 
Tupã oñembopepy ñandéve, guo’o ho’uukávo, Dieu nous invite au banquet de sa chair ; (Tesoro : 268v) » [7].

Mais le pouvoir né de ce sacrifice n’est pas un pouvoir qui nécessite que l’on revienne aux conditions de son origine et de sa naissance, au contraire, il s’agit de détacher l’esprit de tout lien à ces conditions – qu’elles soient des alliances matrimoniales ou guerrières –, et de donner pour sujet de la parole l’esprit désormais délivré des contingences de la nature. Il faut dessaisir la vie de Dieu des ténèbres originaires. Et tandis que chez les Guarani et les Tupinamba, c’est la structure de réciprocité qui mobilise le réel pour engendrer le prisonnier, chez les chrétiens c’est le prisonnier lui-même qui parle, se donne et se redistribue comme Vérité.

Chez les Guarani, la divinité n’est pas assumée par un sujet qui se dit Dieu, elle n’est pas incarnée en un individu qui dit : Je suis…, à partir duquel énoncé Dieu est présent sans médiation d’aucune force naturelle – alliance ou mort ! – et sans l’aide d’aucun imaginaire, sinon par la seule efficience de sa parole. Le sacrement chrétien est celui de la présence réelle engendrée par le sacrifice du prisonnier et qui assume sa responsabilité divine.

En dépit de si profondes différences entre Guarani et chrétiens, qui justifient certes leur radicale opposition, Jean de Léry fait erreur lorsqu’il s’adresse à une captive en lui disant de recommander son âme à Dieu, comme si elle ne savait rien de Dieu, alors qu’en réalité elle sait déjà que par sa condition humaine elle participe de la condition divine. Et il se trompe aussi complètement lorsqu’il demande au Tupinamba de renoncer à l’anthropophagie en échange d’une guérison, puisque celui qui renonce à consommer la chair de l’homme ne pourra à son tour être sacrifié pour être dieu, et mourra de honte. L’offre qu’il fait à ce guerrier tupinamba que pour obtenir la guérison d’un mal physique il accepte de renoncer à la vie spirituelle est une sordide tentation digne d’un démon, tout comme celle du souverain pontife Caïphe au Christ : renoncer à être Dieu en échange de la vie terrestre.

Les Tupinamba désiraient finir leur vie comme prisonniers et être sacrifiés de la même manière que les premiers chrétiens désiraient finir la leur comme martyres. Cela était leur honneur et leur gloire. Durant leur vie, ils se réalisaient comme sacrificateurs, non en termes symboliques mais en termes réels, jusqu’au jour ou eux-mêmes étaient sacrifiés. La chair de l’esprit, ils la payaient de leur sang.

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BIBLIOGRAPHIE

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Notas

[1] Cf. chap. 3 « La société guarani et les Réductions jésuites », dans MELIÀ & TEMPLE, op. cit., pp. 189-215.

[2] Cité dans MELIÀ & TEMPLE, op. cit., p. 159.

[3] « Il y a deux saisons où l’on doit principalement craindre les attaques des sauvages : l’une est au mois de novembre, parce que c’est alors que mûrissent certains fruits qu’ils nomment “abbati” (maïs), et qui leur servent à composer une boisson appelée “kaa wy” […]. Il aiment à faire la guerre à cette époque, parce qu’à leur retour ils trouvent les abbati mûrs, et peuvent préparer le breuvage […]. Ils l’aiment tant, qu’ils soupirent toute l’année après le moment où ces fruits seront mûrs. On doit aussi les redouter au mois d’août, car ils pêchent alors une espèce de poisson qui quitte la mer pour remonter dans les rivières. […] Ils prennent beaucoup de ces poissons (…). Les sauvages choisissent volontiers ces époques pour leurs expéditions guerrières, parce qu’il leur est facile de se procurer des vivres. » STADEN, (2003), op. cit., p. 75.

[4] Cf. HARNER, op. cit.

[5] STADEN, (1983), p. 216.

[6] MONTOYA Antonio Ruiz (de), Conquista espiritual hecha por los religiosos de la Compañía de Jesús en las provincias de Paraguay, Paraná, Uruguay y Tape (1639-1892), Bilbao, nueva edición de 1989.

[7] MONTOYA Antonio Ruiz (de), Tesoro de la lengua guaraní [1639], Madrid, (ed. facsim. por Julio Platzmann, Leipzig, 1876), cité dans Melià & Temple, op. cit., p. 163.