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2013

La transition post-capitaliste. Chapitre VII - La stratégie de la Transition

Dominique TEMPLE | Mai 2013

1. La transformation et l’interface : la limite au profit

Quelle stratégie ? Transformation ou mutation ?

La réflexion écologiste est sans doute un exemple des tentatives de la transformation. Elle conduit à soustraire au champ de l’exploitation capitaliste des territoires naturels. Devant la réduction des ressources de la planète, elle préserve les océans, la forêt, les animaux, la vie naturelle, et les conditions de la reproduction de la vie. Cela équivaut à poser des limites au champ du profit, mais cela ne modifie pas la dynamique de l’exploitation. L’écologie politique doit donc se doubler d’une réflexion économique où la limite recevra une définition plus large.

Une limite intrinsèque cependant ne serait envisageable que si l’on imaginait un champ d’activité où puisse se déployer l’économie de réciprocité. S’il n’existe qu’une seule économie, de libre-échange, toute limite au profit comme celle d’un impôt progressif devient un non-sens parce qu’elle freine ou condamne à l’arrêt de leurs activités les entreprises les plus performantes. Dans le système de libre-échange, il est impossible en effet de juguler la croissance de l’exploitation qu’impose la concurrence sans défier la loi organique du système. Par contre, s’il existe à côté de l’économie d’échange une économie de réciprocité séparée par une interface, cette limite devient féconde car elle permet à l’entreprise qui l’atteint de poursuivre son investissement dans le champ de la réciprocité. Le profit des actionnaires n’augmente plus, mais la réussite de l’entreprise dans le domaine public continue de justifier la confiance et par conséquent l’afflux des capitaux et la poursuite des investissements. La finalité de l’investissement est modifiée, le bien public se substituant au bien privé. Autrement dit, l’entreprise capitaliste se convertit en entreprise communautaire quoique toujours sous la responsabilité de son chef d’entreprise. Rien ne prouve que les chefs d’entreprise ne seraient pas plus heureux de servir que de se servir, et de devenir humains plutôt que des brutes (le terme est d’Aristote !). Nombre de professions libérales choisiraient cette option. On n’est pas chirurgien ou avocat pour défendre une classe de bourgeois ou de nobles ou les intérêts d’une secte. Ou du moins les serments originaires de ces corporations l’interdisent.

On peut imaginer autrement cette limite en indexant par exemple les prélèvements obligatoires sur l’allocation universelle : moins l’allocation universelle serait élevée par rapport au revenu moyen et plus la pente de la progressivité de l’impôt serait forte… D’une manière plus générale, les biens premiers, les ressources, l’énergie qui sont nécessaires à la vie sont aujourd’hui frappés d’une imposition forfaitaire élevée à la base qui devient dégressive au fur et à mesure que leur consommation augmente, sous le prétexte de favoriser le développement industriel. Cette logique paraissait judicieuse pour soutenir la croissance de la production de masse en dépit d’être irrationnelle et contre nature puisqu’il serait plus rationnel que la société soit capable d’offrir à chacun au moins ce que la nature lui offrait avant la vie en société. Le retour à la nature étant aujourd’hui impossible, car il n’y a plus d’espace qui ne soit exploité par le système capitaliste, il est nécessaire d’annuler cette anomalie non seulement à cause de son injustice mais encore parce que la croissance du système capitaliste est devenue une menace sur le genre humain, et comme le disent certaines écoles d’avant garde, qu’il est urgent de procéder à sa décroissance [1]. La décroissance du système capitaliste impose au moins que les biens premiers soient gratuits pour leur consommation de base, et leur surconsommation grevée d’une imposition non pas forfaitaire mais proportionnelle.

La limite au profit permettrait de transformer l’investissement lucratif en investissement non-lucratif ; le pouvoir d’asservir en pouvoir de servir ; la propriété privée en propriété universelle ; l’entreprise individuelle en entreprise responsable ; la société anonyme en entreprise communautaire ; la concurrence en émulation ; le profit en prestige social. Cette substitution de paradigme ne limiterait pas l’investissement, mais donnerait à la croissance une autre définition : la croissance du Bien commun.

2. La mutation : la révolution informatique

L’autre stratégie serait la construction de sociétés parallèles. Personne n’empêche personne de s’allier avec autrui pour fonder une entreprise communautaire. Mais nous avons vu que cette tentative échoue chaque fois qu’elle recourt, au nom de valeurs éthiques, à la réciprocité empirique parce qu’elle se heurte à une logique caractérisée par l’exclusion du Tiers. La stratégie proposée ici est de faire intervenir la raison armée d’une logique qui respecte le Tiers, le Tiers inclus.

Selon la stratégie de la mutation, partir de rien paraît logique mais c’est un saut dans l’inconnu de plus en plus insensé étant donné le degré de complexification atteint par l’organisation de la société urbaine. Néanmoins, il est vrai aussi que la poursuite du système capitaliste jusqu’à la limite de rupture contraint les exclus à se ressourcer au principe originel de l’humain à partir de rien. Les exclus qui deviennent de plus en plus nombreux sont forcés de s’organiser en société de réciprocité en ne comptant que sur leurs propres forces.

D’autre part, il n’est pas nécessaire d’en venir aux extrêmes et de passer par les hécatombes de la deuxième guerre mondiale ou celles d’aujourd’hui qui de l’Europe à l’Afrique forment une chaîne ininterrompue de crimes contre l’humanité pour s’interroger sur la réciprocité de face à face comme la matrice de l’amour et de l’amitié !

Le système capitaliste subordonnait jusqu’à présent l’information, l’éducation, l’enseignement, la recherche scientifique, la critique et même l’art à la propriété privée. Qui maîtrisait l’information par la privatisation de la télévision et de la radio, du téléphone et du télégraphe… disposait du pouvoir. Karl Marx a su prophétiser que la technique affranchirait la société du travail pénible et libérerait les forces révolutionnaires mais il n’a tout de même pas imaginé que la technique échapperait des mains de l’homme, et qu’ainsi libérée, elle lui imposerait le principe de réciprocité ! Eh bien, la technique est devenue si complexe qu’elle échappe à l’irrationalité de l’intérêt particulier des individus. Et mieux encore, pour permettre à tous les humains de vivre ensemble, elle exige la relativisation de leurs forces entre elles.

L’information, matière première de la pensée, est à la disposition de tous instantanément et sans limites. Mais la pensée elle-même ? L’Internet constitue une mémoire de tout ce qui est exprimé publiquement par l’homme, et propose une sélection de ce qui est apprécié par tous. Il est la mémoire et l’éveil de la conscience universelle. En réalité, la liberté de la pensée est définitive à moins de chaos universel. L’oiseau s’est échappé de la volière. C’est par la participation libre et gratuite de tous à l’élaboration de la pensée, et par l’accès à la pensée de tous les autres, tout aussi libre et gratuit, que s’amorce la Conscience universelle. L’Internet construit une Conscience de l’humanité qui se développe hors du contrôle des individus, et qui permet de choisir entre la réciprocité et l’échange, mais qui, elle, choisit la réciprocité ! Son accès n’est pas encore à la disposition de tout le monde, mais peu s’en faut. En tout cas cet accès devient l’objectif premier de tout programme révolutionnaire.

3. La démocratie directe

La technique supprime également les difficultés qui confinaient l’expérience de la démocratie directe aux petites communautés paysannes ou encore à l’expérience des conseils ouvriers : le débat cessait en effet d’être possible chaque fois que l’assemblée dépassait quelques centaines de personnes. La démocratie directe ne se soutenait que de relations de proximité. La communauté devait se dédoubler lorsqu’elle atteignait un certain seuil démographique. Le temps imparti à la transmission de l’information, et l’altération du message par les aléas des circonstances, rendaient difficiles la compréhension d’une situation donnée pour des communautés éloignées. Ces difficultés sont désormais éliminées par l’Internet parce qu’il distribue l’information simultanément sur toute la surface du globe terrestre en temps réel sans souffrir la moindre altération. Et tous les citoyens peuvent exprimer leur décision de façon quasi simultanée sur toutes les questions qui leur importent ou qui sont décisives pour leur avenir. Enfin, toutes les communautés du monde peuvent s’apercevoir qu’elles sont structurées par l’entraide, la réciprocité, simple ou collective, le partage, aussi bien pour le travail des champs que pour la construction de l’habitat ou l’aménagement de l’espace collectif. Toutes peuvent prendre conscience qu’elles accèdent au marché par la réciprocité généralisée, et la monnaie de réciprocité numérique n’est pas loin…

La réciprocité de l’information à la base de la formation des concepts n’est pas seule à être généralisée par l’Internet. Chacun retrouve la liberté de constituer avec autrui la relation de travail par laquelle il acquiert une citoyenneté puisque du point de vue de la formation de la valeur éthique son œuvre sera appréciée comme équivalente à celle de tous les autres citoyens du monde. Chacun peut également adhérer à la multitude pour décider de la destinée de la planète à propos des grands enjeux, et il se saura aussitôt lié par la solidarité, et il peut aussi constituer des réseaux de réciprocité conformes aux labels de son choix…

4. Propositions pour un programme transitionnel

Si une société n’est pas capable d’offrir aux citoyens les conditions d’existence que lui offrait la nature, elle n’est pas digne d’être humaine. Les biens que la nature assure à l’homme à l’origine, les biens premiers, ne peuvent qu’être partagés.

Ces biens, que l’on désigne sous forme emblématique l’air, l’eau, la terre et le feu sont les ressources nécessaires à la vie des hommes. Ils étaient jadis en quantité inépuisable. Le développement de la société modifie leur statut. Ils sont désormais en quantité limitée. Et ces biens premiers sont aujourd’hui réservés par le système capitaliste à une part de plus en plus restreinte des hommes y compris au sein des sociétés les plus riches. Il est donc impératif qu’ils soient retirés du champ de la propriété privée et du profit, et restitués à tous. En particulier, la vie ne peut être soustraite de la propriété universelle. La vie, en effet, est organisation. La différenciation s’effectue par rapport à ce qui précède mais en rapport avec lui de sorte qu’elle se traduit par la complexification de l’organisation, mais nul ne peut anticiper la forme que prendra l’organisation à l’issue de cette complexification. Autrement dit, il n’est pas possible de prévoir et donc de s’approprier le résultat d’une différenciation qu’elle soit le fait de la nature ou celui de l’artifice, par exemple le résultat des mutations génétiques naturelles ou de la modification artificielle du génome.

Le raisonnement qui vaut pour les biens premiers distribués par la nature à tous les êtres vivants vaut aussi pour les biens créés par le travail des hommes en société. Si une société n’est pas capable d’offrir à tous ses propres inventions, elle n’est pas digne d’être dite humaine. Les biens de la société, l’éducation, l’enseignement, l’information, la protection sociale… doivent être gratuits. On peut résumer ces droits par le droit à la réciprocité. Si la dignité de l’être humain résulte de la relation de réciprocité, le droit à la réciprocité est “inviolable et sacré”.

Dans une société où l’accès aux biens est monétarisé, l’allocation universelle doit permette à chacun de faire face à autrui en totale sécurité, et de n’accepter ses conditions qu’en toute liberté. L’allocation universelle a été proposée dès la Révolution française [2], mais fut repoussée à plus tard car la quasi totalité de la population disposait d’un accès à la terre qui se présentait comme une sécurité de fait. Ce temps est révolu. L’allocation universelle est donc devenu le support de la sécurité que la Révolution plaçait en tête des droits humains. L’allocation universelle doit être sans condition, car elle est le préalable à ce que chacun puisse faire valoir ses dons en retour. Seul le do ut des (je donne pour que tu donnes) permet à chacun d’investir librement ses compétences. Le pouvoir de donner à son tour est la raison du droit à la réciprocité positive, droit de participer aux relations de bienveillance qui fondent le sujet en tant qu’humain en chacun des membres de la société.

Le droit à la réciprocité se heurte en fait au droit bourgeois. La bourgeoisie veille en effet à ce que le salarié ne soit pas en mesure de négocier les conditions de son travail. Elle imposa d’abord que toute la plus-value se convertisse en profit capitaliste. Après la crise de 1929 et la deuxième guerre mondiale, elle consentit au prolétariat un bénéfice, mais à la condition que la consommation de son bénéfice contribue à la croissance du capital. Néanmoins, le prolétariat a pu convertir une partie de ces bénéfices en prestations de réciprocité : les conventions collectives, le salaire minimum, la sécurité sociale, les allocations familiales, la retraite, la limite du temps de travail, les congés payés… Ces acquis doivent être dits par la Constitution irréversibles. Mais ils ne le sont pas, et deviendront de plus en plus précaires tant que ne sera pas levé le verrou de la privatisation. La propriété doit être rendue à la société, se concevoir universelle et être garantie par l’État démocratique. De la même façon, le travail doit être restitué à son propriétaire et ne plus pouvoir être exproprié comme s’il pouvait être séparé de son auteur et de sa fonction sociale, c’est-à-dire de la réciprocité. Enfin, la démocratie directe par la voie de l’Internet doit être instituée partout où elle peut remplacer la démocratie indirecte.

Conclusion

L’imminence de la société post-capitaliste

Nous avons dit que la valeur naît de la réciprocité. La valeur éthique devient valeur économique grâce à la justice. L’échange trouve d’abord sa place comme auxiliaire de la réciprocité. Lorsqu’il devient autonome, il convertit la liberté selon la Loi, en liberté souveraine mais aveugle, et motive une économie d’un type nouveau d’accumulation sans limite, et une nouvelle conception du pouvoir, le pouvoir économique. Le libre-échange exige la privatisation, et détériore la propriété en détruisant la réciprocité qui la fonde. La privatisation de la propriété enraye l’économie dans un rapport de force, l’exploitation du travail humain suscite un pouvoir économique qui prend son autonomie vis-à-vis du pouvoir politique, puis impose à la production et enfin à la consommation ses impératifs de croissance.

Nous avons dit que la critique marxiste n’a pas remis en cause la rationalité qu’invoquait le libre-échange face à la sujétion imposée par la réciprocité primitive. Et elle avoue son impuissance devant la société de spectacle. En Chine, l’économie capitaliste est même assumée par le prolétariat !

Mais grâce à l’informatique, chacun est théoriquement en position révolutionnaire où qu’il se trouve pour peu qu’il soit lucide et qu’il fasse l’effort d’interpréter sa situation non plus en termes d’intérêt pour lui, mais en termes de réciprocité généralisée. L’analyse de la situation n’est plus seulement motivée par la critique négative parce que celle-ci se double d’une critique positive.

Beaucoup diront : « mais la réciprocité, n’est-ce pas ce que nous désirons pratiquer en tant que médecin, enseignant, dans le service public et dans nos commerces comme dans notre production comme ouvrier ou chef d’entreprise ? » Eh bien, dont acte : que ce ressort de la vie individuelle devienne celui de la vie publique ! Comme le disait un des auteurs que nous avons cités : Tout le monde a le droit d’aimer tout le monde, et nous en avons aujourd’hui à l’évidence la possibilité technique.

La révolution est immanente, hors de l’emprise de tout parti ou de toute direction élitiste : à la portée de chacun, en raison par la théorie de la réciprocité, en pratique par la révolution numérique. Chacun est en situation de changer les choses parce qu’il peut en un bref moment de réflexion modifier sa relation avec son prochain, et s’assurer qu’elle obéisse à l’une des structures de réciprocité fondamentales au lieu d’obéir à une relation déterminée par le seul intérêt privé. Et le plus tôt vaudra le mieux.

On répondra que si c’était si simple, il y a longtemps que cette métamorphose aurait été accomplie par la société contemporaine : mais ce n’est pas si simple ! Cette métamorphose n’a pas été possible tant que la connaissance de la nature n’a pu dépasser certaines limites. Il a fallu, comme nous l’avons rappelé ici, les découvertes conjuguées de la physique la plus récente et de la biologie pour que seulement de notre temps il soit possible de lever les obstacles épistémologiques que nous n’avons pas hésité a évoquer au début de cette analyse. La Physique et la Biologie ont déjà franchi ce seuil fermé depuis des siècles. La Philosophie politique doit à son tour le franchir, comme le char que Platon emmenait traverser le ciel pour découvrir les “espaces clairs de l’immortalité”.

Un effort est certes nécessaire pour prendre en compte ces bases épistémologiques nouvelles : ce sont elles qui sont la garantie que les déductions auxquelles nous avons accordé crédit sont fondées. La science désormais offre l’accès aux domaines réservés jadis à la conscience affective. Dès lors, qui refusera de se donner les moyens d’être plus compétent pour explorer le domaine où il est permis de construire les valeurs universelles ? Reconnaître la logique des choses et pas seulement celle de leurs représentations permet en effet de montrer que les structures sociales qui répondent au principe de réciprocité engendrent la médiété entre les partenaires de la réciprocité, en tant que l’expression du Tiers, c’est-à-dire l’Humanité.

*

Superior


Notas

[1] Le capitalisme pouvait prétendre satisfaire au deuxième principe de John Rawls tant que rien ne s’opposait à la croissance indéfinie du capital et que les effets de sa croissance pouvaient donner l’illusion d’émanciper les pauvres autant que les riches. Ce n’est plus le cas. Aussi l’indexation du profit sur la généralisation du bien commun devrait-elle assurer la croissance par la décroissance du système capitaliste.

[2] Cf. PAINE, Thomas. “La justice agraire opposée à la loi et aux privilèges agraires”. In La revue du M.A.U.S.S. “Vers un revenu minimum inconditionnel ?” n° 7, premier semestre 1996.