Glosario

Superior

1ère édition : La revue du M.A.U.S.S. semestrielle, n° 10, 1997.

2de éd. : L’espoir dans la région des Grands Lacs, publié dans la Collection Réciprocité, n° 21, janvier 2020.

2. L’impasse génocidaire

L’impasse génocidaire

Dominique TEMPLE | 1996

African Rights a publié un rapport, en 1995, sur le rôle des femmes dans le génocide au Rwanda [1], dont la lecture provoque des sentiments d’horreur : comment des femmes, si souvent interpellées dans le monde entier comme porte-paroles de la paix, peuvent-elles se transformer en assassins ? Comment des femmes, qui ont traditionnellement le rôle d’assurer l’alliance par opposition aux hommes à qui est dévolu le rôle de guerrier, peuvent-elles planifier le meurtre ? Comment des mères, comment des jeunes filles, habituées à protéger et élever les enfants, ont-elles pu devenir des tueuses de nouveau-nés ? Il faut sans doute démêler dans la tragédie génocidaire des phénomènes différents, découvrir la façon dont ils s’ordonnent pour aboutir à ces extrêmes monstrueux.

L’importance des femmes

De nombreuses expressions du rapport d’African Rights sont assez précises pour recevoir une signification propre.

« Un nombre important de femmes et de jeunes filles furent impliquées dans le massacre de manières innombrables, infligeant à d’autres femmes, aussi bien qu’à des enfants, des traitements extraordinairement cruels. »

Le génocide ne se réduit pas à un complot préparé, planifié par une organisation qui s’inspirerait d’une idéologie de type nazi. Un tel complot est en réalité submergé par une force qui paraît au premier abord comme spontanée et autochtone.

« La plupart des victimes furent enterrées complètement nues à cause des pillages-fêtes des femmes sur le lieu même des massacres. […]
Beaucoup de femmes dont les crimes sont détaillés dans ce rapport sont allées tuer comme à une partie de plaisir, accompagnées de leurs enfants. »

Les auteurs emploient le terme de fête. L’euphorie l’emporte sur la compassion pour les victimes. La fête communique à tous le sentiment d’appartenir à un être commun dont sont retranchés ceux qui ne participent pas de l’union sacrée. Même les jeunes filles et les enfants en bas âge participent alors de la fête génocidaire. Le génocide n’est pas seulement un meurtre, il est pour ses exécutants une communion.

« De même que certains garçons accompagnaient leurs pères quand ils allaient chasser et tuer, garçons et filles accompagnèrent leurs mères transformées en meurtrières. »

La mère est dans son rôle de « donner l’exemple ». L’enfance elle-même participe au génocide car elle veut être élevée et éduquée.

D’autres phrases mettent en évidence le rôle prépondérant de la mère comme l’origine, la matrice :

« Beaucoup de femmes étaient des participantes volontaires. Elles excellèrent dans le rôle de meneuses du génocide, encourageant les tueurs de leurs chants et de leurs hurlements. »

Le génocide est lié au prestige des mères.

« La réputation de leurs mères comme tueuses chevronnées accroissait le prestige des miliciens. »

L’initiative des mères est une promotion pour les jeunes gens et se convertit à leurs yeux en héroïsme – la maternité devient le symbole du meurtre. Toutes les descriptions qui font intervenir ces caractères initiative, volonté, maternité, apprentissage, fête, communion et même innocence soulignent l’importance capitale au Rwanda d’un principe d’organisation économique, politique, social et religieux qui est un principe d’union.

Le « principe d’union »

Deux formes de réciprocité dominent la vie des Grands Lacs : la réciprocité horizontale obéissant au principe d’opposition, et la réciprocité verticale (ou centralisée) obéissant au principe d’union.

Le principe d’union engendre une totalité que l’on peut dire ouverte car elle se déploie vers l’extérieur, mais que l’on peut dire aussi fermée car elle ne peut par définition reconnaître une autre entité qu’elle-même sinon comme totalement étrangère. Pour montrer l’importance capitale de ce principe d’union, il faut lire et relire l’œuvre de Édouard Gasarabwe [2]. De la hutte familiale au « palais » du mwami, le principe d’union est maître d’œuvre de la société entière.

« La hutte réunit non seulement la famille primaire, celle de l’ascendance et de la descendance, mais aussi tous les alliés et les frères de ces derniers, et les familles des femmes de ces derniers. […] La hutte, dans le cœur des symboles, rejoint la réalité biologique d’un être androgyne, père et mère à la fois, de la famille étendue qu’est le lignage […].
La hutte devient la sculpture vivante de l’Homme Total, accroupi pour être fécondé et pour donner naissance, figuration de l’unité primordiale dans laquelle Matrice et Flux Séminal sont réunis. La Hutte apparaît sous l’aspect unitaire de l’Homme Vivant [3]. »

Le principe d’union organise la Hutte [4], mais il organise aussi les Huttes entre elles et rassemble ensuite différents lignages dans une communauté plus importante, le muryango, et enfin les mille collines autour de l’autel du mwami. Le mwami est le dispensateur de la grâce et du prestige que produit l’économie de réciprocité de la nation entière.

« Mais la hutte n’est pas seulement le symbole du corps humain, qui se définit par une communauté d’origine – la Matrice – ; elle est aussi le centre des richesses du monde, qui prolifère autour de l’Homme, fécondateur du végétal et de l’animal [5]. »

Au sommet de la pyramide, le mwami préside au partage ou à la redistribution à l’échelle de l’État. Il est le garant du lien social, l’expression de la parole commune qui témoigne de la spiritualité des membres d’une même communauté. Il transmet en effet l’Imana, la grâce divine, et il est le serviteur du Tambour, symbole du pouvoir de la Parole. Le principe d’union, qui organise la vie politique, militaire, sociale, économique du Rwanda, est aussi religieux. La fête et le sacrifice sont caractéristiques du principe d’union, la vie et la fécondité ses meilleurs symboles.

Un mythe rwandais dit qu’une femme qui n’avait pas d’enfants retira le cœur d’une vache sacrifiée et le garda neuf mois dans une jarre pleine de lait où il donna naissance à un garçon, Sabizeze, « qui se mua », dit l’auteur, en Gihanga. À l’origine, on trouve donc le sacrifice de la vache. Le mythe associe le don-sacrifice au don de la vie et à la gestation. La mère est le symbole de ce qui est au principe de la Genèse.

Ce premier ancêtre, Sabizeze - Kigwa, donna sa fille à son demi-frère Mututsi parti au-delà de la rivière. La rivière symbolise la coupure qui fait de lui un « étranger » [6]. Il devint le père des Bega, ce qui veut dire « ceux de l’autre berge ». La relation matrimoniale avunculaire est ainsi précédée de l’affirmation très claire du principe d’exogamie. Si le principe d’union se reconnaît dans la mère, le principe d’opposition, dont on sait qu’il est bien souvent le principe dominant à partir duquel se sont organisées les premières sociétés humaines, apparaît avec les deux demi-frères qui se font face de part et d’autre de la rivière.

Gihanga, maître du Tambour (symbole de la parole) et des vaches sacrées (symbole du sacrifice), eut deux héritiers. L’un devint le Mwami, l’autre l’« Archiprêtre » du royaume, le Mutsobe, assisté d’un conseil de Pairs, les Abiru (littéralement : les hommes de la maison du roi) dont l’un des principaux, le Mutege, a le commandement des Tambours.

Mais, ici, le principe d’opposition reste inféodé au principe d’union. Soulignons que le partage du royaume est impossible, ou plutôt qu’il est soumis au principe d’union : la fonction politique du mwami s’exerce sous le contrôle du Conseil qui nomme la reine-mère du mwami. Seul le Conseil peut supprimer et remplacer la reine-mère

« La dépendance du roi à l’égard du “Collège Sacré” est soulignée par l’acte même du sacre : le prince prête serment aux Tambours, assis sur les genoux du Mutsobe, lequel est assis sur le trône [7]. »

« Le Tambour est plus grand que le roi ». Les Africains ont au Rwanda choisi de donner la primauté au principe d’union. Ils lui ont inféodé le principe d’opposition.

Les Occidentaux ont certes éliminé celui qui incarne le principe d’union, le mwami, « serviteur des Tambours », mais sans doute pas les clans maternels qui maîtrisaient les Tambours. La femme reste donc, selon la tradition, à l’initiative du principe d’union, car c’est son clan qui nomme le Tambour. Or, « c’est la parole du tambour qui prononçait les grandes exécutions et les exils des grands féodaux rebelles », rappelle Édouard Gasarabwe.

L’impasse

Dans la société rwandaise, la réciprocité selon le principe d’union peut être brièvement illustrée par deux expressions caractéristiques, l’Umuhana et l’Ubuhake.

L’Umuhana est la réciprocité requise lors de la fondation d’une famille. Lorsqu’un jeune couple se forme, le voisinage se mobilise pour construire sa maison. Il ne s’agit pas d’un don à charge de revanche, précise Gasarabwe, mais d’un acte qui signifie la prise en charge de l’autre comme s’il s’agissait de sa propre famille, un acte similaire au pacte de sang des guerriers. On va « construire » la communauté comme on va à la guerre, pour soi-même autant que pour autrui car l’autre est partie de la totalité dont chacun assume l’existence.

L’Ubuhake (littéralement la « crue de la vache ») est une forme de réciprocité centralisée. Les éleveurs disposent des troupeaux sacrés. Ils donnent des vaches aux cultivateurs qui en ont l’usage. Les cultivateurs gardent les veaux mais restituent les génisses à l’éleveur. Plus celui-ci peut donner de vaches et plus son prestige est grand. Il est lui-même débiteur d’un éleveur plus puissant, ainsi de suite jusqu’au mwami censé posséder toutes les vaches du royaume.

« Le Buhake (institution complexe socio-économique dont la vache est le support) détermine les rapports sociaux entre les receveurs de bovins et les donneurs [8]. »

Il y a vingt ans déjà, Gasarabwe avertissait :

« Il [l’ubuhake] fut et il reste le mobile de la révolution rwandaise, qui s’est engagée dans une lutte de “clans” sans équivalent en Afrique Noire : le Rwanda ne connaît de nos jours qu’un problème social, qui lui sert d’alibi pour tous ceux que l’on ne peut pas envisager de façon réaliste : la résorption du colonialisme intérieur qui marque la fin brutale des Batutsi. Le sens de la tyrannie des rois s’est inversé pour dégénérer dans une société tendue tout entière vers la destruction de son passé, grâce à la disparition physique de tous ceux qui rappellent que ce passé fut. Le règne du Président Kayibanda aura été marqué par un fanatisme sans équivalent dans l’histoire des rois, qui n’ont jamais porté si loin l’opposition entre les classes sociales et les races, confondues dans un seul ensemble logistique [9]. »

Pour imposer le libre-échange, l’administration coloniale obtint en 1954, du mwami lui-même, que les détenteurs de vaches puissent devenir propriétaires de celles-ci à la demande de l’une des parties, selon le rapport suivant : un tiers pour le donateur et deux tiers pour le donataire [10]. Elle supprima ainsi les liens sociaux créés par la réciprocité qui assuraient l’unité de la nation rwandaise. Elle substitua une logique concurrentielle et seulement entre deux classes « ethniques » à celle de la réciprocité (l’ubuhake) qui était articulée sur différents niveaux (maisonnée, lignage, etc.) assurant une différenciation progressive dans l’unité rwandaise. Au lieu d’être solidaires, les Rwandais se retrouvèrent concurrents. Hutu traditionnellement cultivateurs, Tutsi traditionnellement éleveurs, ne furent plus associés par la complémentarité de leurs services mais opposés selon les règles de l’économie marchande de l’offre et de la demande. Les relations d’alliance scellées par la compréhension de mêmes valeurs devinrent des affrontements d’intérêts aveugles. Le libéralisme engendra donc une opposition de classes (riches et pauvres) qui fut aussitôt transformée en lutte des classes par les révolutionnaires marxistes.

On a beaucoup mis en cause l’instauration par les Belges d’une carte d’identité qui désignait deux classes sociales (Hutu/Tutsi) en termes ethniques. Cette division administrative racialise en termes ethniques une complémentarité de services entre éleveurs et cultivateurs, et de surcroît la transforme en un rapport de forces entre intérêts antagonistes. Les conséquences de cette brutale intervention seront désastreuses : liée au libre-échange, la démocratie parlementaire eut pour effet de soumettre le principe d’union au principe d’opposition. Dès lors que seuls les partis peuvent prétendre au pouvoir, le principe d’union ne peut être invoqué par chacun des partis qu’à l’intérieur de lui-même. Mais comme la totalité sociale engendrée par le principe d’union ne connaît rien hors d’elle-même, tout parti, dès qu’il accède au pouvoir, ne peut qu’exclure radicalement le vaincu. Le mythe fondateur du Rwanda le dit bien : le royaume ne peut être partagé !

L’inféodation de l’union à l’opposition est contraire à toute la tradition rwandaise qui, on s’en souvient, se fondait sur l’inféodation du principe d’opposition au principe d’union.

L’acculturation au service de l’impasse génocidaire

Les femmes les plus éduquées ont été tuées par des femmes parmi lesquelles se trouvaient des femmes tout aussi éduquées.

« L’assassinat du personnel médical, malades et réfugiés fut facilité par le fait qu’un nombre important de docteurs masculins et féminins et d’infirmiers (-ères) soutenaient les tueurs. Ils identifiaient leurs collègues Tutsi pour les assassins, leurs fournirent des listes de patients Tutsi et révélèrent leurs cachettes. »

Le génocide ne fait intervenir ni une revanche des victimes de la modernité ni un mépris de ceux qui sont acculturés pour la tradition. Il ne repose pas sur une opposition entre personnes instruites selon les critères occidentaux et personnes instruites selon d’autres références. L’éducation des meneuses du génocide (ministres de la fonction publique, médecins, professeurs femmes) tout autant que l’éducation des victimes, attire alors l’attention : ce critère d’éducation ne fait pas référence à un ordre social africain. Il est inconnu dans la classification traditionnelle (familles, clans, classes d’âge et statuts). Le fait que le génocide implique surtout des Africains dits instruits, en réalité acculturés, oblige à se référer aux catégories occidentales.

« On vit des femmes et filles à des barrages, vérifiant les cartes d’identité, prélude au massacre de milliers de gens “incriminés”, du seul fait que leurs cartes portaient la mention “tutsi”. […]
Beaucoup de femmes instruites, y compris des enseignantes, des fonctionnaires et des infirmières firent des listes de gens à tuer qu’elles donnèrent aux soldats, miliciens et officiels locaux organisant les pogroms. »

Le meurtre n’est manifestement contenu par aucune limite traditionnelle telle que la famille, le clan, le lignage, il se répand autant que l’autorisent les critères classificatoires instaurés par le colonisateur, notamment la distinction de classes sous étiquetage ethnique, et ce sont des femmes acculturées qui peuvent utiliser ces critères.

« Les enseignantes participèrent au génocide plus que toutes les autres professions […] choisissant ceux qui devaient être tués.
Il est impossible d’exagérer le rôle énorme joué par les médias […]. Avant avril 1994, de nombreuses femmes travaillaient dans des journaux, se consacrant à souffler le feu sur la haine entre communautés […].
Les femmes instruites ont une responsabilité spéciale dans la grande implication des femmes dans les tueries. »

On ne peut se contenter de conclure que l’acculturation n’a pas empêché le génocide. Le rapport d’African Rights insiste sur le fait que les principales initiatrices du génocide sont des femmes qui participaient au plus haut niveau aux formes du pouvoir occidental.

« Les quelques femmes qui occupaient des positions dans l’administration civile furent parmi les pires criminelles. »

Le génocide n’est pas parti de la brousse. C’est au contraire là où l’acculturation était la plus forte, dans l’enseignement, dans la fonction publique, dans la presse et les médias qu’il s’est propagé le plus rapidement.

Mais pourquoi le génocide ?

Selon les faits rapportés par African Rights, il existerait une relation immédiate entre la relation matrimoniale exogamique (entre Tutsi et Hutu) et la classification des victimes.

« Les gens qu’elles dénoncèrent n’étaient pas seulement d’obscurs réfugiés, mais leurs propres voisins, amis, collègues et quelques fois même leur propre famille. »

Dans la désignation des victimes ou des sauvés n’entre pas de mépris, d’hostilité pour les uns, d’amitié pour les autres, mais une discrimination logique et prédéterminée : beaucoup de femmes dénoncèrent les victimes cachées par leurs maris. Il s’agit manifestement des parents exogamiques. Est-ce à dire que la relation matrimoniale s’est transformée en vecteur du génocide ?

« Des mères et grand-mères refusèrent même de cacher leurs propres enfants et petits-enfants Tutsi. Les garçons Tutsi, petits bébés inclus, étaient un risque, vus comme de futurs soldats FPR. Ils furent tués par les hommes et les femmes. »

Le mariage, lorsqu’il unissait Hutu et Tutsi, s’est donc bien transformé en meurtre. Ce renversement de l’alliance matrimoniale en meurtre peut s’expliquer par le fait que le don et la vengeance étaient autrefois régis par le même principe de réciprocité. Le changement de médiation (la médiation du don par celle du meurtre) ne portait pas atteinte à la société elle-même du moment que la réciprocité demeurait – ce qui veut dire aussi que dans la société traditionnelle, le meurtre gratuit n’avait pas de sens.

La difficulté est de comprendre pourquoi la réciprocité, qui limite la vengeance par une relation entre les morts reçues et données et qui obéit à des règles, est submergée par une violence unilatérale, génocidaire. C’est précisément la disparition du principe de réciprocité qui livre le meurtre à la barbarie, détruit le contrôle de la violence par les valeurs éthiques telles que l’honneur ou la justice, fussent-elles traduites dans l’imaginaire de la violence. Dans un système qui n’a plus de sens, le meurtre devient aveugle et perd toute référence. Il est « libre » (tout comme l’échange), et c’est le génocide.

Deux logiques, celle des Africains et celle des Occidentaux, ajoutent ici leurs effets respectifs. Les femmes obéissent à la tradition africaine de l’union sacrée, mais dans un contexte imposé par les Occidentaux où les structures de réciprocité qui organisaient la Tradition sont détruites et remplacées par un affrontement entre classes ethniques. Telle est l’impasse génocidaire à laquelle sont conduits les peuples du Rwanda et du Burundi. L’impasse génocidaire résulte de la contradiction entre les matrices d’humanité africaines et les structures du système capitaliste.

Telle est l’impasse génocidaire à laquelle sont conduits les peuples du Rwanda et du Burundi. L’impasse génocidaire résulte de la contradiction entre les matrices d’humanité africaines et les structures du système capitaliste.

Le génocide n’est pas « africain », il est une conséquence de l’imposition aux systèmes de réciprocité africains d’une économie capitaliste. Il est la conséquence de la surimposition à la démocratie communautaire fondée sur la réciprocité et la responsabilité de chacun vis-à-vis d’autrui d’une racialisation d’individus concurrents en fonction de leurs intérêts.

La démocratie liée au système capitaliste libère de l’imaginaire traditionnel mais supprime aussi les obligations de chacun vis-à-vis des valeurs sociales et morales créées par les structures de réciprocité héritées de la Tradition. Le capitalisme a détruit le principe de l’intégration mutuelle des trois ethnies originelles dans l’unité de la nation rwandaise.

Si l’on distingue les diverses forces en compétition, les causes du génocide commencent à apparaître. La fête, l’union, le rôle prépondérant des femmes-mères, l’innocence et la foi commune des jeunes gens ou des enfants sont des caractères du principe d’union. Ils ne sont pas déterminants du meurtre, même s’ils contribuent à lui donner une part de son ampleur. Le meurtre devient collectif et devient génocide avec la destruction des liens de réciprocité et la distinction de deux classes rivales, définies en termes ethniques, pour accéder au pouvoir. Il ne s’agit pas là d’une donnée africaine mais d’une donnée imposée aux Africains.

Un recours contre le génocide : l’Imana

Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda créé par l’ONU, qui siège à Arusha en Tanzanie, a pour mission de punir les auteurs du génocide au Rwanda (celui de 1994, mais sans référence à celui de 1963-1964, perpétré sous la Présidence de Grégoire Kayibanda. C’est pourtant à cette époque (1959-1964) qu’a été imaginé par des politiciens au pouvoir le génocide des Tutsi [11].

Les compétences de ce tribunal ont été définies de sorte qu’il ne puisse convoquer aucun témoin pour des faits antérieurs au mois d’avril 1994, et qu’il ne puisse engager de poursuites contre d’autres personnes que les seuls ressortissants de nationalité rwandaise – une façon pour les Occidentaux qui ont institué ce tribunal de cantonner le génocide à ses exécutants et de libérer de toutes sanctions ceux qui pourraient être convaincus d’être les collaborateurs, instigateurs ou les principaux intéressés au génocide, une sorte d’aveu sur leur responsabilité car on ne se met pas à l’abri de la justice en la bâillonnant lorsque l’on est innocent.

Imaginons un tribunal qui instruise le procès du génocide en toute liberté. Il aurait à faire comparaître des « responsables politiques » [12] déterminés à la manipulation du principe d’union – ce principe de confiance religieuse qui soude les populations à l’autorité nationale –, des responsables politiques déterminés à l’exclusion de la partie opposée au nom du même principe, enfin, qui se sont décidés à utiliser ce couple de forces en termes de violence et à organiser le génocide.

En même temps que les responsables politiques du génocide, le tribunal aurait à juger des adolescents qui ont tué à la machette femmes, enfants, vieillards, parents, amis, pourvu qu’ils aient été désignés comme ennemis ; des femmes meurtrières de centaines de nouveau-nés, pourvu qu’ils aient été désignés comme Tutsi ; des jeunes filles qui ont trempé leurs mains dans le sang de leurs camarades dès lors que celles-ci étaient désignées comme Tutsi ; tous participant d’une foi commune rappelant celle des catholiques et des protestants lors des massacres de la Saint-Barthélemy et les guerres de religion dites saintes par les Églises, ou encore le génocide ordonné par Pol Pot à un peuple également organisé par le principe d’union et soumis à des divisions qui lui ont été imposées de l’extérieur.

Il pourrait dire que ces enfants, adolescents, femmes, religieuses, mères… coupables de génocide, sont devenus des meurtriers-fous, irresponsables parce que pris dans l’impasse génocidaire. Il convoquerait les responsables de l’ethnocide au Rwanda et leur demanderait au nom de quels principes de justice ils ont détruit les références culturelles des Rwandais. Il convoquerait les responsables de l’économicide au Rwanda et leur demanderait pourquoi ils ont remplacé la réciprocité traditionnelle de la communauté rwandaise – l’umuhana – par la concurrence ; pourquoi ils ont détruit l’ubuhake et créé deux classes ethniques. Il inculperait ceux qui ont imaginé la possibilité du génocide comme une solution politique, et ceux qui ont financé et armé un procès politique qu’ils savaient conduire au génocide.

L’impasse génocidaire est la contradiction du principe d’union, facteur dominant de l’intégration réciproque des communautés rwandaises, que l’on peut comparer au principe de partage ou de communion en vigueur dans les églises occidentales, et du principe de la concurrence entre intérêts particuliers ou de groupes, ici traduits en termes ethniques puis parlementaires.

L’unité produite par la réciprocité traditionnelle est refoulée dans l’inconscient collectif par les normes occidentales, mais elle revient à la surface dès lors que l’un des partis accède au pouvoir. Elle s’exprime aussitôt par l’exclusion de ceux qui ne sont plus intégrés à l’unité nationale faute de réciprocité… Si les partis décident d’employer la violence, le génocide devient une arme stratégique.

Or, comme si de rien n’était, comme si rien ne s’était passé, les mêmes processus d’ethnocide et d’économicide qui ont préparé le génocide se reproduisent au Rwanda. Les uns et les autres qui prétendent au pouvoir sont toujours pris au piège de cette impasse logique ; et de nouveaux massacres génocidaires se poursuivent au Zaïre, ou à huis clos au Burundi.

Pourquoi ne pas donner la prééminence aux formes modernes de la réciprocité, qui engendrent les valeurs humaines, sur la compétition pour le pouvoir ? Pourquoi ne pas donner une expression moderne aux structures traditionnelles de l’Ubuhake et de l’Umuhana qui ont permis l’intégration mutuelle des communautés rwandaises ?

Mais l’Umuhana devrait triompher au bénéfice de tous les Africains et non pas pour quelques-uns à l’exclusion des autres.

Alors, l’hospitalité et la générosité légendaires des « maisons » du Rwanda nourriront à nouveau la puissance de l’Imana.

Le toit de la maison rwandaise se dit igisenge : gu-seng-a qui signifie « orner par un travail de fine vannerie », mais aussi « prier Dieu-Imana » ; i-seng-esho signifie « la chose qui sert pour prier, la prière » ; i-seng-ero :« le lieu de prière » [13].

Et le dôme de la Hutte est prolongé par une perche, une antenne, qui adresse à l’Imana, la prière de la maisonnée :

« Seka ! Cururuka…
Souris, Lève – ou Dresse toi ! »
  

Superior


Notas

[1] African Rights, « Not so innocent : when women become killers », traduction française : « Rwanda. Moins innocentes qu’il n’y paraît. Quand les femmes deviennent des meurtrières », (communication personnelle), Londres, 1995. Lire aussi d’African Rights, « Rwanda. Death, Despair and Defiance », Londres, 1994.

[2] Édouard Gasarabwe, Le geste Rwanda, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1978.

[3] Ibid., p. 302-304.

[4] « La Hutte, comme le Rugo, est une entité complexe, tant dans sa structure matérielle marquée particulièrement par le rituel, que dans son extension symbolique, de l’habitation au clan et à la tribu ». (Ibid., p. 303).

[5] Ibid., p. 304.

[6] L’« étranger », l’« autre », c’est le muhana (litt. « celui avec qui on échange des dons »), précise Gasarabwe, p. 197.

[7] Ibid., p. 37-38.

[8] Ibid., p. 314.

[9] Ibid., p. 314-315.

[10] Cf. Luc de Heusch, « Anthropologie d’un génocide », Les Temps Modernes, n° 579, décembre 1994.

[11] Cf. Luc de Heusch, « Anthropologie d’un génocide », op. cit.

[12] « Ceux-là gardent la conscience froide de leurs objectifs. Ainsi le général Bizimungu, chef d’état-major des Forces armées rwandaises, a-t-il pu déclarer cyniquement au Rapporteur spécial des Nations unies au mois de juin 1994 que les autorités rwandaises pourraient faire appel aux populations pour qu’elles arrêtent les exactions, et que les populations les écouteraient, mais que la conclusion d’un accord de cessez-le-feu était une condition préalable à un tel appel. Le général Bizimungu ne pouvait pas plus ouvertement faire l’aveu de sa culpabilité et de celle des autorités rwandaises ! » Éric Gillet, « Le génocide devant la justice », Les Temps Modernes, n° 583, Juillet-Août 1995, p. 240.

[13] Gasarabwe, op. cit., p. 352-353.