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2015

Le royaume des valeurs

Dominique Temple | Octobre 2015

Publié par Paul Jorion sur son blog : http://www.pauljorion.com/blog/2015... (17 octobre 2015).
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Paul Jorion a dit :

« Je dirais qu’une valeur et un prix ça n’a aucun rapport, et qu’il faut rétablir, je dirais, le royaume, le royaume des valeurs ».

Le raccourci auquel nous inciterait l’habitus (l’habitude socialisée) d’une autre antienne risque de nous faire entendre “rétablir nos valeurs” ! Auquel cas nos cheveux se dresseraient sur la tête : quelles valeurs ? Nous penserions qu’une civilisation qui a mis des siècles à se libérer de la sujétion aux valeurs, et à faire triompher la raison (et à quel prix !) n’a que faire d’en revenir à la toute-puissance de l’absolu qui caractérise toute valeur et dont l’affrontement a meurtri suffisamment et meurtrit encore hors de nos murs l’humanité.

Mais non ! la répétition du mot “royaume” interdit de zapper ! il est bien dit le royaume des valeurs.

Mais si nous savons construire une économie sur le rapport de force que traduit la confrontation des choses entre elles en fonction de leur prix et si nous admettons que les prix et les valeurs n’ont aucun rapport entre eux, il est effectivement devenu urgent et nécessaire de s’inquiéter de la production des valeurs.

Mais d’abord pourquoi n’ont-ils aucun rapport les valeurs et les prix ? Aristote nous l’enseignait il y a quelque temps ! Les valeurs sont incommensurables, les prix le sont. Qu’on décide de compter de façon empirique le prix marginal de la dernière utilité qui trouve preneur sur le marché de l’offre et de la demande ou que l’on mesure le prix par la quantité de temps de travail nécessaire à la production de chaque marchandise une fois déduits salaires, amortissements du capital et coûts des matières premières, les prix se précisent en fonction d’un rapport de force entre intérêts privés concurrents ou opposés.

Or, la valeur est incommensurable, dit le philosophe, parce qu’elle est l’expression de la raison éthique commune aux partenaires de la relation de réciprocité qui lui donne naissance et parce qu’elle ne peut être comptée au seul bénéfice des uns ou des autres dès lors qu’elle appartient simultanément à tous.

Cependant, ajoute-t-il, s’il n’y a pas de rapport entre valeur et prix, il n’empêche qu’il y a une économie où la valeur l’emporte sur le prix comme il y a une économie où le prix l’emporte sur la valeur. La seconde est ordonnée au profit qui a l’avantage de donner prise à la mesure. De celle-ci tout le monde a l’expérience dans la société capitaliste : laissons-la à l’appréciation de chacun.

Mais l’autre ? Par définition, la valeur ne peut être mesurée ! Elle est la représentation d’un sentiment éthique qui à ce titre est absolu. On ne comptabilise pas l’amitié, la tempérance ou la responsabilité ou le sentiment de soi ou le sentiment d’humanité qui confère à chacun sa dignité, etc… !

Pourtant, nous répond le philosophe, la seconde économie, l’économie qu’il dit humaine, ne déroge pas, précise-t-il en créant la surprise… à la mesure ! Cette articulation de l’absolu sur le relatif, de la valeur sur la raison, de l’affectif sur l’objectif, est révélée par une observation décisive à l’orée de l’économie politique, et sans laquelle nous n’aurions pas le moyen d’échapper au garrot de l’économie capitaliste : l’économie politique est ordonnée à une valeur cardinale dont la matrice est maîtrisée par la raison. Et cette valeur cardinale est la justice. Qu’est-ce que la justice ? Un sentiment qui naît comme tous les sentiments éthiques entre deux options opposées et toutes deux contraires à la justice : donner trop (la prodigalité) et ne donner pas assez (la parcimonie) à qui de droit. Mais comme tout sentiment, il semble impossible de l’arraisonner. Non ! dit le philosophe, le sentiment de justice est le seul que l’on peut directement associer à la raison car le juste milieu entre le plus et le moins en cette matière c’est l’égal. Et la modalité de cette égalité est à la disposition de tout le monde : le partage. Il n’est pas facile de toujours partager en même temps : mais si l’un offre donc aujourd’hui ou invite aujourd’hui, l’autre le fera demain, et si la réciprocité n’est pas pour demain, elle se relaiera entre partenaires par un gage, et ce gage peut être converti en monnaie entre tous les citoyens d’une société où les relations de réciprocité sont généralisées.…

Que signifie le gage dès lors qu’il ne représente plus une vache pour une vache, un porc pour un porc, une jarre de vin pour une jarre de vin ? Si le gage s’incarne dans un équivalent de réciprocité particulier, une monnaie métallique par exemple, cette monnaie ne signifie pas seulement ce qui est engagé comme équivalent matériel dans toutes les relations de complémentarité qu’instaure entre les membres d’une communauté la division du travail, mais la valeur créée par chacune des différentes relations de réciprocité qui concourent sur le marché (relation binaire simple ou collective, ternaire simple ou bilatérale, etc.), c’est-à-dire qu’il est le symbole de leurs valeurs éthiques. Il signifie la justice et même davantage l’amitié, la confiance entre les membres d’une même communauté de réciprocité parce que la réciprocité est révélée grâce à la justice comme la matrice invisible de tous les sentiments éthiques : pour l’essentiel l’individuation de la liberté, la responsabilité, mais aussi la confiance, la cordialité (l’amitié politique), la justice évidemment, et la dignité de chacun (ou le respect) : valeurs qui font le ciment ou encore le lien social comme on dit aujourd’hui qui sert de socle aux prestations des uns et des autres, de socle dans une société civilisée, de toit et de refuge lorsque la civilisation se délite !

L’observation de Aristote est la suivante : toutes les valeurs procèdent du même principe. Elles sont toutes le juste milieu entre deux extrêmes opposés qui sont des antivaleurs, et dont elle est donc le contraire, et elles deviennent toutes des références universelles parce qu’elles sont produites par la réciprocité qui est un principe.

Jorion parle du royaume dont la reine est la justice et les valeurs les princesses. Aristote, lui, dit que la réciprocité est la matrice de l’économie politique, et la justice la mère de toutes les valeurs : matrice égale royaume ? Comme nous savons produire le profit à partir d’un rapport de force, nous savons produire les valeurs à partir d’un rapport de non-force ! Ce qui est dès lors si évident que le philosophe ne se donne pas la peine de le dire , c’est l’antinomie entre le fait de relativiser son intérêt pour faire droit au besoin d’autrui et le souci de son seul intérêt au mépris du besoin d’autrui. Il se contente de dire qu’il existe deux économies, l’une qu’il appelle l’économie politique qu’il dit humaine, et l’autre l’économie capitaliste (la chrématistique) qu’il dit inhumaine.

Alors, peut-être, doit-on se demander pourquoi aujourd’hui il faut rétablir le royaume des valeurs ? On a mis en évidence grâce au mot royaume qu’il ne s’agit pas (répétons le !) de rétablir le pouvoir des valeurs en ignorant la raison qui leur assigne leur place dans l’organisation de la cité ! Mais pour leur assigner à chacune sa place et les articuler entre elles, il faut maîtriser les structures de production de chacune d’elles et le territoire qui doit leur être dévolu ! C’est ici que la question prend un sens plus aigu : si la philosophie politique a pour objet la genèse du bonheur de la société (article premier de la Constitution de 93 !), elle doit s’inquiéter de ses “structures de production” et de leur territorialité, de leurs fiefs, si l’on continuait dans la métaphore de Jorion.

Il n’est pas évident que la philosophie politique s’intéresse à cette question : elle est obnubilée par une autre : le pouvoir, le pouvoir de domination (la rentabilité du capital, la production des prix…). Alors oui ! Quand on voit où nous conduit la lutte pour le pouvoir et le rapport de force entre les prix, il est juste de s’inquiéter du royaume des valeurs ! Encore une fois, si l’on sait produire les prix par les rapports de force entre intérêts privés pourquoi ne produirait-on pas les valeurs par les relations entre les uns et les autres qui ne seraient pas des rapports de force mais des relations de partage et de bienveillance réciproque ?

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Publié par Paul Jorion sur son blog : http://www.pauljorion.com/blog/2015...
(17 octobre 2015).

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