Glosario

Superior

Afrique-Cauris

27 janvier 2004

1. L’enjeu de la réciprocité

1. L’enjeu de la réciprocité

Dominique TEMPLE | 2004

Le contradictoire, enjeu de la réciprocité

Le principe de réciprocité.

Je dois vous demander une attention particulière pour écarter de notre sujet les diverses images que nous avons de la réciprocité chaque fois que nous en parlons à propos de relations humaines. Il nous faut passer outre les fonctions que mobilise le principe de réciprocité, en particulier celle du don.

Le don est parfois considéré comme un principe unilatéral, le don pur, mais le plus souvent, il est entendu, à juste titre d’ailleurs et nous en reparlerons, comme une forme de réciprocité  (lire la définition) , mais nous n’étudions pas aujourd’hui la réciprocité du don.

Nous devons écarter de la même façon toute autre fonction qui donne une forme particulière à la réciprocité comme par exemple la vengeance ou encore l’alliance matrimoniale qui pourtant est présentée par l’anthropologie comme le seuil de la nature et de la culture et comme le fondement de l’organisation sociale primitive.

Que signifie la réciprocité et quelle est sa finalité ?

C’est ce point qu’il convient de préciser et sur lequel je vous demande votre attention tout au long de ce séminaire car il commande la compréhension des différentes thèses que je désire soumettre à votre discussion.

L’enjeu de la réciprocité est de créer une situation que l’on appellera situation contradictoire pour chacun des partenaires de la réciprocité.

Pour fixer par une image cette simple observation : la réciprocité donne naissance à des situations contradictoires  (lire la définition) , Eschyle, dans l’Orestie, introduit la tragédie ainsi :

« Nos pères nous ont rapporté des temps anciens un très vieux proverbe ».

Quel est donc ce proverbe si fondamental ?

« Celui qui agit doit subir ».

Or ce principe ne peut être respecté que par le truchement de la réciprocité. « Oreste a tué », disent les Erynies, les déesses de la vengeance, « réciproquement, il doit être tué ».

La réciprocité, en effet, redouble en l’inversant la fonction qu’elle mobilise. La réciprocité fait en sorte que celui qui donne reçoive, que celui qui vole soit volé, que celui qui protège soit protégé, que celui qui aime soit aimé, que celui qui hait soit haï ; de telle sorte que l’agir soit redoublé du subir dans le même espace et le même temps. C’est ce point qui est crucial : le donateur ne peut plus être seulement donateur et le donataire seulement donataire, le meurtrier ne peut plus être seulement meurtrier et sa victime seulement victime. Le meurtrier est en même temps victime de sa victime devenue meurtrière, et le donateur est en même temps donataire de son donataire devenu donateur. C’est ce en même temps ou cet à la fois qui constitue le principal enjeu de la réciprocité.

Or, toute action a une finalité non-contradictoire. Dans l’action, nous sommes dans le domaine où règne la non-contradiction... Mais l’inversion de l’action dans le même lieu et le même moment substitue à cette non-contradiction une situation qui ne nous est pas familière, une situation étrange et dont je vais pourtant faire l’axe de notre réflexion d’aujourd’hui.

En étant à la fois celui qui agit et celui qui subit par le truchement de la réciprocité chaque partenaire d’une relation de réciprocité se trouve être dans une situation contradictoire : il est en effet à la fois sujet de deux finalités antagonistes entre elles, de donner et de recevoir, par exemple, qui se relativisent l’une l’autre.

Et il y a là comme un défi à la logique de ce qui nous paraissait caractériser les diverses fonctions dites précédemment non-contradictoires comme celles de donner ou de recevoir, d’agir ou de subir ; un défi, car la simultanéité de deux finalités antagonistes vient créer dans le psychisme de celui qui en est le siège une résultante contradictoire en elle-même.

Nous devons donc nous interroger sur la signification de ce qui est en soi contradictoire, si nous voulons apprécier plus avant ce qui est en jeu dans la réciprocité.

« Trois sont les causes, trois sont les principes… »

Venons-en à l’analyse de ce terme introduit par la réciprocité : le contradictoire : Que signifie le contradictoire par rapport à cela seul à quoi nous reconnaissons l’existence et la possibilité d’être connu, c’est-à-dire le non-contradictoire ?

Y a-t-il un sens à parler de ce qui est en soi contradictoire, de ce qui résulterait de la relativisation d’un contraire par l’autre ?

La philosophie s’est bien entendu inquiétée de ce qui peut résulter de la confrontation des contraires. Pour ce qui est de la tradition occidentale, les Présocratiques imaginèrent qu’il était de la propriété d’un contraire de se transformer en son contraire d’une façon immédiate. C’est ce qui fut appelé « l’identité des contraires ». Dans cette première solution, ce qui est en soi contradictoire disparaît [1].

Toutefois, Aristote fit remarquer que l’identité des contraires signifie que tout va et vient dans une réversibilité donnée une fois pour toutes, et que l’on ne peut ainsi expliquer le mouvement, la génération, l’irréversible, le développement, etc. Bref, que cette solution de l’identité des contraires exclut beaucoup trop de choses et crée beaucoup de difficultés.

« Ceux qui professent l’existence simultanée de l’Être et du non-Être sont cependant conduits à admettre que toutes choses sont plutôt en repos qu’en mouvement : il n’y a rien en effet en quoi elles puissent se transformer puisque tout est dans tout » [2].

Il lui substitue l’idée que ce qui est en soi contradictoire est un principe qu’il appelle la matière. « Ainsi, trois sont les principes », dit alors le Philosophe, deux non-contradictoires (les contraires) et un contradictoire (la matière).

« Nécessairement, donc, la matière qui change doit être en puissance les deux contraires à la fois. Ainsi, trois sont les causes, trois sont les principes : deux constituent un couple de contraires, dont l’un est définition et forme, et l’autre, privation ; le troisième principe est la matière » [3].

La matière est alors située à l’origine des contraires : elle a donc les potentialités d’actualisations antagonistes et on l’appellera puissance par opposition à l’acte qui signifiera l’avènement de ces contraires, dont on dira qu’ils sont en acte lorsqu’ils sont réalisés. Le passage de la puissance à l’acte est le fait de la dunamis, tandis que l’énergie appartient à l’acte. L’un des contraires apparaît comme la différenciation, la vie, l’organisation ; l’autre comme la désorganisation, le chaos, la mort. Pour Aristote, l’unité de ces trois principes est orientée, elle est polarisée par la vie. L’homogénéisation est la désorganisation, la mort du vivant. Elle ne constitue pas une deuxième lignée évolutive. La forme est donc spécifique du vivant. La forme du contraire inverse est plutôt “informe”, le chaos.

Quoi qu’il en soit, la forme dans laquelle les choses se réalisent est non-contradictoire. Et la matière reste, elle, donc inconnue et même inconnaissable.

On ne peut en effet rien en dire si dire c’est dire ce que l’on connaît, si la connaissance est connaissance de quelque chose, si tout acte de connaissance requiert une relation de non-contradiction entre le sujet connaissant et l’objet connu. Or, ce que l’on appelle l’existence signifie quelque étendue d’espace et de temps que l’on peut mesurer ou connaître, c’est-à-dire quelque chose qui ait une forme ou non mais qui soit non-contradictoire. On doit donc dire que le contradictoire n’existe pas.

Mais ce n’est pas parce qu’il n’existe pas qu’il ne doit pas être pris en considération.

La relativisation des contraires l’un par l’autre a, toujours selon cette philosophie, une résultante sans aucune dimension d’espace ou de temps. Le moment qui résulte de la relativisation des contraires est hors de la nature, si l’on entend par nature ce qui se définit par l’actualisation de la non-contradiction. “Hors nature”, est-ce à dire donc surnaturel ?

Si les philosophes nommèrent cette instance puissance et aussi matière, aujourd’hui on lui donnerait plutôt le nom de néant (Hegel, Heidegger, Sartre...). Pour que le contradictoire ne soit pas rejeté dans le néant, il faudrait néanmoins réunir des conditions précises :

1) que le contradictoire se révèle par lui-même, c’est-à-dire hors de toute connaissance,

2) que nous soyons nous-mêmes le siège du contradictoire pour pouvoir témoigner de cette révélation,

3) et que nous puissions en témoigner, c’est-à-dire lui permettre de s’exprimer.

Or, l’affectivité répond à ces trois impératifs.

Voilà qui nous oblige à une nouvelle analyse avant de pouvoir traiter de l’enjeu de la réciprocité : il nous faut envisager cette fois l’affectivité en relation avec ce qui est en soi contradictoire !

L’affectivité est-elle l’expression du contradictoire ?

La philosophie à laquelle je me suis référé, la philosophie aristotélicienne [4], dès son origine, a immédiatement repéré que l’affectivité se présentait comme quelque chose d’insécable qui ne donne prise à aucune mesure et qui n’a aucune dimension d’étendue ou de temps. La douleur, la souffrance, la joie sont donc a priori inconnaissables... il est en effet impossible de saisir une affectivité dans une étendue qui lui soit propre ou une durée qui lui soit propre. Vous ne pouvez pas en prélever une quantité donnée, l’ajouter ou la retrancher à une autre. L’affectivité, qu’elle soit douleur ou joie, peut être présente un certain temps en un lieu précis, mais elle habite ce temps et ce lieu, elle n’est pas ce temps ni ce lieu. Cependant, vous ne pouvez nier sa présence.

Nul ne peut en expliquer la nature, mais nul ne peut nier en être le siège. On dit que Diogène, à qui l’on demandait : « qu’est ce que l’homme ? », répondait par un coup de bâton sur la tête du questionneur imprudent qui criait de douleur, lequel cri est une réponse indiscutable. L’affectivité apparaît comme une expression de la subjectivité la plus irréductible et dont le caractère absolu s’oppose de façon radicale à la relativité de la connaissance objective.

On s’est évidemment aperçu que ce qui est en jeu dans la création de l’affectivité est ce qui est en soi contradictoire. C’est en effet à la frontière de la vie et de ce qui la menace, la mort, que naît la sensation. Aristote remarque qu’entre le corps senti et le corps sentant, il y a un corps intermédiaire qu’il appelait le meson, le milieu, et qui n’est autre que la sensation, l’affectivité elle-même.

Entre le monde et la vie qui lui est opposée, entre l’intériorité d’un vivant et l’extérieur qui lui est étranger, à fleur de peau si l’on peut dire, là où prennent d’ailleurs naissance les organes des sens, se déploie donc un milieu intermédiaire, un milieu entre ce qui est senti et ce qui est sentant, une interface, sans étendue certes mais si tangible et si consistante qu’on lui donnera le nom de chair. Or, cette interface est le lieu de la confrontation des contraires, de la vie et de la mort. Le contradictoire paraît donc soudain comme le champ privilégié de l’expérience affective, au moins de la sensation primitive.

Entre le corps vivant et le monde l’affectivité, qui constitue notre réalité la plus irrécusable, résulte de la confrontation et de la relativisation des contraires (la vie et la mort).

À défaut d’une telle relativisation, il faudrait envisager une dualité entre l’affectivité et la nature, et renoncer à établir un lien logique entre elles.

Cependant, on peut constater que la joie apparaît là, et la souffrance ici, l’angoisse là, et l’ennui ici, mais le fait que l’une ou l’autre de ces affectivités apparaisse là ou ici ne livre pas son secret. Stéphane Lupasco, dans ses premiers travaux, disait que l’intrusion de telle ou telle affectivité dans telle ou telle interface de la vie et de la mort (et donc dans telles ou telles structures biologiques ou psychiques qui déploient ces interfaces) relève du mystère.

Il n’en reste pas moins que nous pouvons repérer dans quelle structure apparaît systématiquement telle ou telle donnée affective et que nous pouvons en déduire une économie de l’affectivité.

Si l’on se souvient que matière et forme ont été remplacés par puissance et acte pour tenir compte de la “dunamis” et de l’énergie, on peut aussi doter l’affectivité de cette notion d’énergie.

Que l’on ne puisse pas déconstruire ce que l’on nomme la chair parce qu’elle a le caractère de l’absolu ne signifie pas qu’elle ne puisse dépasser cette absoluité. La manière dont elle se dépasse en tant qu’absolu et manifeste donc son énergie, est la parole.

La parole lui permet de se dire, et elle dit d’abord qu’elle est hors de toute réalité naturelle, qu’elle est quelque chose de surnaturel, si l’on appelle encore une fois nature l’étendue et la temporalité. Renversez la proposition et vous retrouvez le prologue de Jean :

« Au commencement était le verbe, et le verbe s’est fait chair ».

*

Superior


Notas

[1] Cf. L’identité des contraires, chez Héraclite : « Le temps héraclitéen ne permet à la rigueur aucune véritable progression puisque absolument rien n’est conservé chez lui dans le changement ; c’est pourquoi dans cette perspective toute modification se laisse si facilement ramener à l’identique : quand les métamorphoses ont fait un tour complet, n’ayant rien gardé de leurs tours antérieurs, elles peuvent se retrouver absolument intactes à leur exact point de départ. L’on est dans un cosmos où rien ne peut arriver ». ARISTOTE. Métaphysique. G, 5, 1010 a ; Trad. J. Tricot, pp. 35-38.

Selon Gilbert ROMEYER DHERBEY : « Le concept de kairos V (Kairos V : le don offert par les dieux, le destin, ici, “le moment fugace où tout se décide”) instaurant une complète solution de continuité, permet de comprendre comment les contraires se déversent totalement l’un dans l’autre sans regret, si l’on peut dire, puisque rien ne subsiste du précédent dans le conséquent ; l’on peut saisir par là « l’identité des contraires », qui ne pourrait être affirmée si ce développement n’était pas total ». ROMEYER DHERBEY, Gilbert. La parole archaïque. Paris : PUF, 1999, pp. 181 et 186.

[2] ARISTOTE. Métaphysique, op. cit., pp. 35-38.

[3] ARISTOTE. Métaphysique. L, 2, op. cit.

[4] Le contradictoire fut interprété comme matière et puissance, et le non-contradictoire comme forme et acte par la philosophie aristotélicienne.