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Teoría de la Reciprocidad. La Paz : Padep-gtz, 2003.

2. Le marché de réciprocité positive

1. L’origine du marché de réciprocité positive

Dominique TEMPLE | 2001

Adam Smith, observant le marché de son époque en Angleterre, disait :

« Dans presque toutes les espèces d’animaux, chaque individu parvenu à sa pleine croissance est tout à fait indépendant et, tant qu’il reste dans son état naturel, il peut se passer de l’aide de tout autre créature vivante. Mais l’homme a presque continuellement besoin de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s’il s’adresse à leur intérêt personnel et s’il les persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu’il souhaite d’eux. C’est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci : “Donnez-moi ce dont j’ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même” ; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s’obtiennent de cette façon. Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage » [1].

Il n’y a certainement pas lieu de discuter l’avis d’Adam Smith : il décrit la société qui est la sienne, celle de la classe bourgeoise dans l’Angleterre de son siècle. Mais il interprète tous les marchés à partir de l’intérêt privé car il postule une continuité entre les faits qu’il observe et ceux de tous les autres marchés y compris les relations économiques de toutes les sociétés depuis les origines. Or, faute sans doute d’informations à leur sujet, il extrapole :

« Comme c’est ainsi par traité, par troc et par achat que nous obtenons des autres la plupart des bons offices qui nous sont mutuellement nécessaires, c’est cette même disposition à trafiquer qui aura dans l’origine donné lieu à la division du travail. Par exemple, dans une tribu de chasseurs ou de bergers, un individu fait des arcs et des flèches avec plus de célérité et d’adresse qu’un autre. Il troquera fréquemment ces objets avec ses compagnons contre du bétail ou du gibier, et il ne tarde pas à s’apercevoir que par ce moyen, il pourra se procurer plus de bétail et de gibier que s’il allait lui-même à la chasse. Par calcul d’intérêt donc, il fait sa principale occupation des arcs et des flèches, et le voilà devenu une espèce d’armurier.
 
Un autre excelle à bâtir et à couvrir les petites huttes ou cabanes mobiles ; ses voisins prennent l’habitude de l’employer à cette besogne, et de lui donner en récompense du bétail ou du gibier, de sorte qu’à la fin, il trouve qu’il est de son intérêt de s’adonner exclusivement à cette besogne et de se faire en quelque sorte charpentier et constructeur. Un troisième devient de la même manière forgeron ou chaudronnier, un quatrième est le tanneur ou le corroyeur des peaux et des cuirs qui forment le principal revêtement des sauvages » [2].

Mais dans aucune tradition du monde il n’existe de communauté de chasseurs qui troquent leur arc. L’arc vit et meurt avec le chasseur ou se transmet de père en fils, d’oncle à neveu.

Dans son récent ouvrage L’Afrique a-t-elle besoin d’un programme d’ajustement structurel ?, le sociologue africain Daniel Etounga-Manguelle [3], citant Robert Dimi, dit comment l’arc oblige son héritier au respect des usages de son premier possesseur. Si le père avait l’habitude de chasser à l’aube ou au crépuscule, le fils ne pourra chasser à aucune autre heure et devra se servir de l’arc de son père toute sa vie au mépris des autres techniques qu’il pourrait utiliser :

« La sagesse millénaire africaine, à l’image de la sagesse Boulou (Sud Cameroun), est une sagesse de la conservation de ce qui est, de la fixité et de l’inusabilité des essences. C’est une sagesse qui exclut le nouveau et l’inédit à un point tel que chez les mêmes Boulous, lorsqu’on hérite d’un arc qui est considéré comme lié indissolublement à son ancien propriétaire, l’usage de cet arc ne peut se faire que dans les conditions et les circonstances analogues à celles dans lesquelles s’en servait son précédent possesseur. Si le défunt allait à la chasse uniquement à la tombée de la nuit, l’héritier doit faire de même » [4].

Aussi, Etounga-Manguelle considère-t-il l’héritage de l’arc comme un mécanisme anti-économique dans une économie de type occidental. Dans une autre économie, surtout dans une économie de réciprocité  (lire la définition) , l’usage en question est néanmoins dicté par une certaine performance : c’est à l’aube ou au crépuscule qu’il est le plus pertinent de chasser, et si l’arc est préféré à d’autres instruments plus efficaces, c’est qu’il permet à tous les chasseurs d’avoir accès au gibier là où d’autres moyens créeraient des inégalités, détruiraient la réciprocité, ou provoqueraient l’extinction du gibier.

Adam Smith est-il plus heureux avec l’exemple des bâtisseurs et couvreurs des petites huttes ?
 Dans son livre “Le geste Rwanda”, l’anthropologue africain Edouard Gasarabwe dit :

« Sur une colline rwandaise, il y a quelques années, avant les divisions ethniques et la christianisation, chaque habitant pouvait compter sur tous les autres : les travaux d’importance qui risquaient de durer beaucoup de temps rassemblaient tous les hommes valides pour bâtir, cultiver même.
 
Un “rugo” s’installe et un “umuhana” s’ajoute à la collectivité. L’umuhana s’analyse de la façon suivante : 
“umu” : indicateur de classe ; 
“ha” : donner ; “na” : “et”… particule exprimant la “réciprocité” à la fin des verbes, l’association entre les termes indépendants. Le “muhana”, comme le dit son nom, signifie donc : le partenaire, celui avec qui on échange des dons » [5].

Une réciprocité dont il faut prendre la mesure : elle ne lie pas chaque partenaire à l’autre à charge de revanche mais chacun à tous les autres. Laissons parler l’auteur pour dire cette nuance :

« La construction – chez les Rwandais – est en vérité un pacte. Comme les compagnons de guerre se jurent assistance et fidélité en toutes circonstances, chez eux comme à l’étranger, en échangeant symboliquement leur sang, les habitants d’une colline concluent un pacte tacite par la coopération dont nous venons de signaler les traits essentiels » [6].

Il est juste de définir une catégorie qui rende compte de cette fusion de l’esprit du don des uns et des autres. Cette forme de réciprocité, c’est le partage.

L’exemple du couvreur de paille sert donc bien davantage la thèse “africaine” que la thèse “anglaise”.
 On pourrait continuer ainsi car d’être forgeron en Afrique est un statut qui oblige à fournir systématiquement la houe à tous les cultivateurs du village, chez les Balantes, par exemple. Et si l’on allait plus loin, l’exemple du tannage de la peau pour le vêtement contre le froid serait tout aussi malheureux pour Adam Smith. On dirait que l’auteur anglais est allé systématiquement prendre des contre-exemples pour construire un mythe de l’origine qui satisfasse son préjugé : l’idée que toutes les sociétés du monde sont construites sur le même principe de l’intérêt privé [7].

Karl Marx ne se privait pas d’ironiser sur ces imaginations fantastiques dès la première page de L’Introduction à l’Économie Politique :

« Le chasseur et le pêcheur individuels et isolés, par lesquels commencent Smith et Ricardo, font partie des plates fictions du XVIIIe siècle. (…) Il s’agit en réalité d’une anticipation de la “société bourgeoise” qui se préparait depuis le XVIe siècle et qui, au XVIIIe, marchait à pas de géant vers sa maturité. Dans cette société où règne la libre concurrence, l’individu apparaît détaché des liens naturels, etc… qui font de lui à des époques antérieures un élément d’un conglomérat humain déterminé et délimité. Pour les prophètes du XVIIIe siècle, – Smith et Ricardo se situent encore complètement sur leurs positions – cet individu du XVIIIe siècle, produit d’une part de la décomposition des formes de société féodales, d’autre part des forces de production nouvelles qui se sont développées depuis le XVIe siècle, apparaît comme un idéal qui aurait existé dans le passé. Ils voient en lui non un aboutissement historique, mais le point de départ de l’histoire, parce qu’ils considèrent cet individu comme quelque chose de naturel, conforme à leur conception de la nature humaine, non comme un produit de l’histoire, mais comme une donnée de la nature. Cette illusion a été jusqu’à présent partagée par toute époque nouvelle » [8].

Elle l’est toujours ! Même la re-découverte de l’antagonisme de l’économie des Mélanésiens et de l’économie anglo-saxonne par Malinowski [9], même la découverte de l’antagonisme de l’économie de toutes les sociétés du monde et de l’économie de la société occidentale par Mauss [10] au début du vingtième siècle n’ont pu la modifier. Lévi-Strauss annule même la perspective ouverte par ses prédécesseurs quand il tente d’arrimer la réciprocité à une relation d’échange  (lire la définition) que ce soient les femmes qui auraient été réduites à l’état d’objets ou que ce soient les mots qui, comme des valeurs, auraient été des choses précieuses que les premières communautés auraient échangées avec précaution et respect jusqu’à ce que la force de l’habitude en impose l’usage [11].

Il n’imagine pas que le sens du mot puisse jaillir tout comme la valeur éthique d’une relation de réciprocité et qu’il puisse se constituer comme le nouveau sujet des individus, nouveau par rapport au sujet biologique, nouveau parce que l’expression propre de l’humanité. Plus grave encore, les théoriciens n’ont cessé de tenter d’interpréter la réciprocité comme un échange primitif pour asseoir la spéculation des économistes occidentaux sur l’origine. Mauss lui-même se demandait quelle est la règle d’intérêt qui expliquerait que les échanges se présentent sous la forme de dons et de contre-dons. La valeur, dont il constatait qu’elle était l’enjeu de la relation du don et contre-don, il en faisait non pas le produit de la relation mais une propriété du donateur, un acquis qu’il engageait dans le jeu des dons comme un investissement dont le donateur attendrait un bénéfice ou un profit.

Karl Marx observait pourtant :

« Ce n’est qu’au XVIIIe siècle dans la “société bourgeoise” que les différentes formes de l’ensemble social se présentent à l’individu comme un simple moyen de réaliser ses buts particuliers, comme une nécessité extérieure. Mais l’époque qui engendre ce point de vue, celui de l’individu isolé, est précisément celle où les rapports sociaux (revêtant de ce point de vue un caractère général) ont atteint le plus grand développement qu’ils aient connu. L’homme, est, au sens le plus littéral un “zoon politikon” (animal politique) non seulement un animal sociable, mais un animal qui ne peut s’isoler que dans la société. La production réalisée en dehors de la société par l’individu isolé ­ fait exceptionnel qui peut bien arriver à un civilisé transporté par hasard dans un lieu désert et qui possède déjà en puissance les forces propres à la société ­ est chose aussi absurde que le serait le développement du langage sans la présence d’individus vivant et parlant “ensemble”. Inutile de s’y arrêter plus longtemps. Il n’y aurait aucune raison d’aborder ce point si cette niaiserie, qui avait un sens et une raison d’être chez les gens du XVIIIe siècle, n’avait été réintroduite très sérieusement par Bastiat, Carey, Proudhon, etc…, en pleine économie politique moderne » [12].

Cependant, que veut dire ensemble ?

Ensemble ne veut certes pas dire ensemble d’individus isolés ! Quelle est donc la structure ou les structures qui permettent aux hommes d’être ensemble et de parler en se comprenant mutuellement, car c’est de cela qu’il s’agit d’abord : de se comprendre.

Lire la suite : 2. L’origine du Marché selon Jean-Pierre Guingané.

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Notas

[1] SMITH, Adam. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Trad. C. Debyser, Paris : Gallimard, Coll. Idées, 1976.

[2] Ibid.

[3] ETOUNGA-MANGUELLE, Daniel. “¿Tiene necesidad el África de un programa de ajuste estructural ?”. Editions Nouvelles du Sud, Dakar, 1991.

[4] DIMI, Robert. Sagesse Boulou et Philosophie. Paris : Silex, 1982, p. 47.

[5] GASARABWE, Edouard. Le geste Rwanda. Paris : Union Générale d’Editions 10/18, 1978.

[6] Ibid.

[7] Cette thèse ethnocentrique est ce que l’on appelle à présent la pensée unique. Pas plus tard qu’aujourd’hui, le Président des États-Unis d’Amérique du Nord, Georges Bush II, déclarait au journal Le Monde (19 Juillet 2001) : « À Gênes, je dirai que ceux qui sont prospères doivent mettre en place les politiques nécessaires pour renforcer cette prospérité : moins d’impôts, moins de réglementations et plus de libre-échange. » Soit l’inverse de ce que les sociétés civilisées proposent : plus de règles, plus de contributions des uns et des autres au bien commun, et plus de réciprocité…

[8] MARX, K. Œuvres. Paris : La Pléiade, 1965.

[9] Cf. MALINOWSKI, B. Les Argonautes du Pacifique occidental. Paris : Gallimard, 1963.

[10] Cf. MAUSS, M. “Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques”. L’année sociologique (1923-24), seconde série, t. 1., réed. Sociologie et anthropologie. Paris : PUF (1950), réed. 1991.

[11] Cf. LÉVI-STRAUSS, Claude :
-  La vie familiale et sociale des indiens Nambikwara. Paris : Société des Américanistes, 1948.
-  “Introduction a l’œuvre de Marcel Mauss”. In Marcel MAUSS Sociologie et Anthropologie, Paris : PUF (1950), 1991.
-  Les structures élémentaires de la parenté. Paris : Mouton (1947), réed. 1967.
-  Anthropologie structurale. Paris : Plon (1958), réed. 1974.
-  Le regard éloigné. Paris : Plon, 1983.
-  Paroles données. Paris : Plon, 1984.

[12] MARX, K., op. cit.