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janvier 2017

5. La théorie de la réciprocité et la tradition Tupinamba

Bartomeu Melià et Dominique Temple

Les deux Paroles chez les Tupinamba

L’expression de l’être social tupinamba se trouve dès l’origine tributaire de l’un ou l’autre de deux principes différents : ou une opposition qui donne à chacun des guerriers un “nom propre”, ou bien une union qui lui donne une expression commune mais impersonnelle. Nous avons appelé ailleurs ces deux Paroles d’opposition et d’union : Parole de complémentarité et Parole de contradiction [1].

Par le sacrifice, c’est une seule âme qui est engendrée. Elle est particulièrement “surnaturelle” puisqu’elle ne peut se ramener à la conscience propre d’aucun des partenaires de la réciprocité. L’être social s’isole dans une conscience unitaire au point qu’il faut la nommer, il faut lui donner un nom qui signifie son absoluité. Et Cadogan de l’appeler donc l’âme divine, et Staden de l’appeler Dieu, car pour Staden si l’on retire ce qui à ses yeux fait la supériorité du “vrai” Dieu, et qui résulte d’une considération d’ordre métaphysique, “on ne sait rien du monde” :

« Du Dieu vrai qui a créé le ciel et la terre on ne se préoccupe pas et ils croient que c’est une chose très naturelle que le ciel et la terre existent. Ils ne savent non plus rien spécial sur le début du monde » [2].

L’analogie avec le Dieu chrétien est possible, une certaine analogie… : « comme nous faisons avec le véritable Dieu, ceux-ci sont leurs dieux ».

Mais aussitôt, il redéfinit cette équivalence. Le Dieu tupinamba est repoussé dans les ténèbres car il est clair que ce Dieu reste prisonnier de la réciprocité négative. C’est donc un Dieu qui n’est pas totalement délivré de la nature, et qui de surcroît se nourrit de mort.

« Quand je me suis trouvé pour la première fois entre eux et qu’ils m’ont conté cela, j’ai cru que ce pouvait être un fantôme du diable, parce qu’ils m’avaient conté de nombreuses fois que ces choses parlent. En pénétrant dans les cabanes où étaient les devins qui devaient faire parler ces choses [les hochets chamaniques], on devait tous s’asseoir. Mais quand je me suis rendu compte de l’astuce, je suis sorti de la cabane et jai pensé : “Quel peuple pauvre et égaré” » [3].

De León Cadogan et Hans Staden retenons ce caractère de l’âme divine d’être la propriété de tous car elle est redistribuée à tous les guerriers à partir d’un centre unique. Cadogan parle de “portions” de l’âme divine, et Staden décrit minutieusement comment le chaman diffuse la fumée du sacrifice et le souffle de la parole dans les Tamaraka des guerriers. Cette communion est l’actualisation de la Parole d’union.

De Staden retenons encore la contradiction entre Dieu et Démon. Elle confirme que la perception de l’Esprit à partir de la réciprocité négative rendait inacceptable de le concevoir comme séparé de l’homme. Pour les Tupinamba, bien qu’autonome le divin doit être enchâssé dans la nature des meurtres et ne peut pas en être séparé, ou plutôt il doit être capturé car sinon l’homme serait privé d’être. Pour les religieux chrétiens, l’inacceptable vient de ce que le divin ne pourrait être perçu par les Tupinamba comme autonome que par une forme de réciprocité meurtrière.

Le mariage du prisonnier

Les Tupinamba, nous dit Alfred Métraux, ne se contentaient pas de garder des captifs et d’avoir pour eux des égards, ils les adoptaient aussitôt comme gendres ou beaux-frères. Chaque captif recevait pour femme la veuve d’un guerrier tué et sinon la fille ou la sœur de son vainqueur. On s’attendrait à ce qu’une veuve n’ait que souci de vengeance. Or elle épouse le meurtrier présumé de son mari ! Il faut donc envisager l’idée que le mariage puisse être l’équivalent de la vengeance.

L’alliance matrimoniale produit aussi un être social qui porte nom d’humanité mais dans le groupe, définie par une limite que Lévi-Strauss appelle “l’endogamie vraie”. La réciprocité de vengeance avec l’ennemi engendre une humanité qui transcende l’unité du groupe, franchit la limite des alliances traditionnelles, apparaît entre les groupes. Un mariage avec le prisonnier permet donc à la réciprocité d’alliance de faire jeu égal avec la réciprocité de vengeance.

Les Tupinamba s’empressaient de marier le captif aussitôt son arrivée dans la communauté. N’entendaient-ils pas redoubler la réciprocité de vengeance de cette autre forme de réciprocité, l’alliance matrimoniale, qui était ainsi rehaussée au même niveau ?

Les deux imaginaires de la réciprocité négative et positive se trouvaient ainsi conjoints à égalité. Le caractère contradictoire de cette conjonction ne serait pas pour nous surprendre : l’esprit qui en naîtrait serait délesté de toute image positive ou négative, il serait transparent, comme infini, et tout-puissant puisque ramassant dans son être la possibilité de l’alliance et de la vengeance.

Pourtant, le mariage n’assure pas l’intégration du prisonnier au point de suspendre le sacrifice. Il est donc peut-être un équivalent de la réciprocité de vengeance, mais l’est-il du sacrifice lui-même ?

L’enfant du prisonnier, censé appartenir au clan ennemi puisque les Tupinamba sont patrilinéaires, mais qui pourrait être célébré comme le fils des deux communautés, cet enfant est également mis à mort.

Le sacrifice s’impose à la relation de réciprocité d’alliance inter-groupes. Il apparaît ici comme quelque chose de plus que la forme unitaire de la réciprocité de vengeance. Il unit en effet la réciprocité de vengeance et la réciprocité d’alliance dans un seul acte. La tendance à “l’unité de la contradiction” intéresse désormais la contradiction de la réciprocité négative et de la réciprocité positive.

Mais pour réaliser une telle unité, il faudrait d’abord que soit reconnue la forme unitaire de la réciprocité d’alliance, et que celle-ci puisse s’interpréter comme sacrifice. En quoi le sacrifice peut-il être au préalable une forme unitaire de la réciprocité positive, qui puisse à son tour être unie à la forme unitaire de la réciprocité négative ?

Peut-être le sacrifice est-il aussi la forme unitaire du don ! L’on imagine toujours le don comme le don à quelqu’un, à un donataire, qui à son tour devient donateur. La réciprocité des dons fait intervenir deux donateurs comme la réciprocité des meurtres deux meurtriers. Mais que pourrait être une forme unique de don entre deux partenaires sinon la consommation de leurs dons sur un autel commun, c’est-à-dire leur consumation gratuite ? Là émergerait une forme unique de l’être social de l’alliance. Cette forme de don n’est-elle pas l’offrande ?

Le fruit de l’alliance n’est-il pas cet enfant qui devrait donc être donné de part et d’autre, donné par les deux clans pour engendrer la forme unique de l’être ? Et le fruit de l’alliance, l’enfant, ne représente-t-il pas la réalité unique de l’être de l’alliance, tout comme le prisonnier la réalité unique de l’être de la réciprocité négative ? Comment dissocier dès lors cette offrande du sacrifice lui-même ? Le sacrifice de l’enfant du prisonnier ne serait-il pas à la fois le sacrifice du prisonnier et le don absolu, l’offrande ?

Alors le sacrifice prend toute sa portée comme “Parole de contradiction” ou “Parole d’union” qui rassemble dans son unique signifiant la totalité de l’être social né de toute forme de réciprocité.

Le “paygi”

Comme dépositaire de l’Esprit de la vengeance, le chaman [4] est non seulement source de vengeance mais il n’est, à la limite, que vengeance, vengeance pure. Il est confiné dans son pouvoir, d’autant plus isolé que, logiquement il est à l’abri de toute agression ennemie (du moins tant qu’il sera présumé posséder l’Esprit de la vengeance).

Le chaman est donc hors-société, entouré d’une aura d’invincibilité et de respect religieux. Hans Staden observe que les paygi viennent une fois l’an seulement, et prétendent disposer d’un Esprit qui vient de loin, de lieux étranges. Ils viennent exceptionnellement pour consacrer au cours de cérémonies curieuses les Tamarka des guerriers. Voilà qui indique une structure complexe et hiérarchisée des Tupinamba sur laquelle nous n’avons pas d’information.

Dans la littérature coloniale, il est fait souvent référence à des chamans-prophètes (les karaí) comme à des chamans solitaires, craints et respectés qui pouvaient intervenir dans les affaires des communautés pour ordonner des événements importants comme la guerre ou l’exode. Sans doute les karaí de cette époque, qui doivent faire front au traumatisme de la colonisation, tirent-ils leur inspiration en partie des références des religieux chrétiens dont ils constatent les succès, mais plus certainement encore de la tradition de ces paygi.

En même temps que retirés de la communauté par leur contact avec la vie surnaturelle, les paygi sont périodiquement les “centres” d’une communion, d’un partage. Ils convoquent des communautés alliées à des fêtes considérables pour le sacrifice d’un prisonnier. En ces occasions, ils diffusent le pouvoir qui leur est propre – la puissance de meurtre – comme des “portions” de l’âme “divine”, mais des parts qui possèdent chacune la totalité de l’information de l’Esprit de la vengeance : faire des prisonniers pour le nourrir.

Comment imaginer la formation du paygi ? Il est sans doute, avant d’être chaman, le plus grand des guerriers, et peut-être aussi le plus grand des donateurs. Il associe et confond l’être social de la réciprocité des dons et l’être social de la réciprocité de vengeance dans une totalité supérieure. Alors il peut devenir le héraut de la communauté. Par la Parole d’union – parole religieuse – il distribue une valeur indivise. Cette communication est plutôt un partage ou mieux encore une communion ; elle a lieu sous la forme de répartition de puissances de meurtres, puissances de meurtre qui enchaînent les Tupinamba à la guerre contre les ennemis désignés.

Alors s’expliquent les observations de Florestan Fernándes. Celui-ci a plaidé avec tant de force l’idée de deux types de communications chamaniques, religieuse/magique et mystique/magique, qu’il faut se demander si ces catégories sont nécessaires à la théorie fonctionnaliste ou bien si l’idéologie fonctionnaliste s’adapte à des réalités dont l’intuition du chercheur a reconnu et tenté d’interpréter la prégnance.

Il y a bien en effet une union mystique communiquée par le chaman aux guerriers : cette union mystique trouve sa source dans le sacrifice, elle est actualisée par la parole chamanique et la communication du souffle de l’âme divine dans les tamarka.

Il y a bien également un monde surnaturel, au sens ici des Tupinamba, et que nous avons appelé l’imaginaire. L’âme de meurtre du guerrier n’est pas sa vie biologique ni sa vie affective, mais une conscience indépendante qui vient d’un ailleurs et repart ailleurs. La forme unitaire de l’être social né de la réciprocité de vengeance, qui n’appartient à aucun des protagonistes de la réciprocité, met en relief davantage encore ce caractère surnaturel. Il faut, pour la maîtriser, des rites spéciaux, les pratiques “religieuses” de Fernándes.

Il y a bien quelque chose de l’ordre de la communion : la redistribution chamanique soude tous les guerriers dans l’allégeance au même principe de l’âme unique et “divine”.

Il y a aussi une corrélation entre la forte identification de la communauté à cet Esprit de la vengeance et la détermination de tous les guerriers à la guerre car cette âme unique a besoin pour vivre de la reproduction du sacrifice, et donc de la guerre pour se procurer des prisonniers. Que l’on se souvienne de la force avec laquelle l’âme “divine” exige son passage à l’acte d’après Staden : « Ensuite, les devins leur ordonnent qu’ils aillent à la guerre et qu’ils rapportent des ennemis, parce que les esprits qui sont dans les tamarakas souhaitent manger de la viande de prisonniers ; on va alors à la guerre » [5].

Florestan Fernándes imaginait que les Tupinamba étaient en position de faiblesse vis-à-vis de la nature, qu’ils s’entraidaient pour faire face à l’adversité. Dès lors, leur identité commune se renforcerait de l’hostilité vis-à-vis de groupes concurrents, leur unité exigerait réparation de toute agression, et la vengeance permettrait de récupérer l’identité perdue, enfin l’équilibre des groupes serait la meilleure solution pour que chacun conserve son identité.

Fernándes déroule ainsi une évolution linéaire mais qui repose sur un préalable fragile. À l’origine, rien ne prouve que les Tupinamba sont en position d’infériorité vis-à-vis de la nature. L’observation des groupes amérindiens que l’on connaît aujourd’hui montrerait plutôt l’inverse : l’homme s’est adapté à son milieu naturel et en tire largement sa subsistance. On plaiderait plus aisément l’idée qu’une communauté de réciprocité est une communauté d’abondance, que le contraire. Mais que la réciprocité des dons ne soit pas motivée par la nécessité n’infirme peut-être pas les séquences suivantes de l’évolution proposée. On peut imaginer que les Tupinamba désirent protéger l’unité mystique issue de la réciprocité positive. Quelle que soit l’abondance obtenue par la réciprocité des dons, celle-ci trouve en effet une limite par la pression démographique sur un territoire donné, par exemple, ou pour toute autre raison. On peut imaginer que la compétition commence à la frontière de la réciprocité positive. Le biface de Fernándes : solidarité interne/vengeance externe demeure plausible. La vengeance protégerait donc la solidarité.

Le problème est de comprendre comment se forme l’identité mystique. Peut-elle être déterminée par des raisons matérielles, que ce soit l’abondance ou la nécessité ? Comment un sentiment de soi comme transcendance de l’être sur la nature pourrait-il avoir pour cause principale la nécessité de s’assembler pour survivre ou le bonheur de festoyer ?

S’assembler pour survivre ou festoyer peuvent être les motivations de nombreuses sociétés animales. Et chez l’homme, ni l’abondance ni la nécessité ne nous semblent pouvoir déterminer une évolution sociale qui conduise à un sentiment mystique. Ce qui nous paraît premier est la reconnaissance de l’humanité comme fondement de soi et de l’autre, et cette reconnaissance requiert une structure fondamentale ; nous avons montré que cette structure est la réciprocité, une réciprocité qui implique que l’autre ne soit pas l’identique, auquel cas tout dialogue est inutile, et qu’il ne soit pas non plus l’étranger avec qui tout dialogue est impossible, mais qu’il soit l’identique qui devient différent ou l’étranger qui devient l’allié. Il faut que la réciprocité s’équilibre autour d’une distance moyenne entre le lointain et le prochain. Lorsque la bonne distance entre l’un et l’autre est réalisée, on voit apparaître un juste milieu, la “vertu vivifiante”.

Mais aussitôt qu’il peut traduire la “vertu vivifiante” par la parole, l’homme est soumis au “principe de non-contradiction” à la base de toute communication, et là se pose un nouveau problème : par quelle non-contradiction peut-il exprimer l’être social né d’un rapport à l’autre, intermédiaire entre l’un et l’autre, contradictoire entre l’identique et le différent ?

Deux solutions sont logiquement possibles : l’unité de la contradiction ou l’opposition corrélative : ou bien un centre homogène qui rassemble dans son unité l’être social né entre soi et l’autre ; ou bien au contraire deux expressions opposées qui enferment la même entité dans leur dualité : Parole d’union, Parole d’opposition.

S’il choisit la “Parole d’opposition”, l’homme se définit par une dualité – la paix et la guerre – mais un seul terme doit mouvoir la dialectique : la paix ou la guerre. Si c’est la paix, apparaît la dialectique du don, et la réciprocité positive l’emporte pour devenir la matrice de l’être social. Sinon, la guerre, la dialectique de la vengeance et la réciprocité négative. L’homme noue des relations de réciprocité par le don si le don est possible, sinon par la mort. S’il utilise la “Parole d’union”, alors il sacrifie.

S’il utilise la Parole d’union, alors, il sacrifie.

Le repas anthropophage

Ce repas de communion est interprété par Florestan Fernándes comme une destruction finale de l’ennemi, une récupération de la substance spirituelle du mort vengé, enfin comme une redistribution de la substance spirituelle de l’être mystique du groupe restauré.

L’idée d’une destruction totale de l’ennemi se confortera d’une analogie avec la consommation. La consommation d’une proie est l’objectif de la chasse. On ne confondra pas le fait de consommer une proie et le fait de donner de la nourriture comme le fait d’allaiter, qui n’est pas consommer mais le contraire : donner à consommer, distribuer. Néanmoins, le sacrifice peut être comparé avec la réciprocité des dons. Pour le donataire, il est nécessaire de consommer le don car toute activité qui dénaturerait le sens du don, tel que l’échange ou l’investissement en vue d’un profit, détruirait le lien d’âmes, ferait injure au sens du don, à l’esprit du don. Or, le don est très généralement don des vivres, et la consommation du don devient la consommation même.

Dans le sacrifice, il est nécessaire de tuer le prisonnier pour donner naissance au lien d’âmes, de la même façon qu’il est nécessaire de consommer le don ou la nourriture pour que naisse le lien d’âmes. « Voici votre nourriture qui arrive » signifie autant la destruction de l’ennemi, afin que l’esprit du sacrifice ne retrouve pas sa dépouille pour en faire son tabernacle, que la volonté de consommer le meurtre pour faire advenir le lien d’âmes comme dans une perspective de réciprocité de dons. Le prisonnier est comparé à la nourriture distribuée par un donateur. On ne saurait mieux dire l’équivalence du don et de la mort dans les deux cycles de réciprocité.

On peut aussi voir dans la vengeance chez les Tupinamba le développement d’une dialectique. En particulier l’invention du simulacre de la vengeance ennemie – la mortification – permet à chaque Tupinamba de se libérer d’une relation de symétrie vis-à-vis d’autrui. Après avoir tué un ennemi, il suffit de s’infliger soi-même la mortification rituelle pour devenir un grand guerrier. Nous avons vu dans cette pratique une forme d’individuation de l’être de la vengeance.

Par ailleurs, le sacrifice permet à chaque communauté d’être collectivement dépositaire de l’Esprit de la vengeance et par conséquent de s’isoler vis-à-vis des autres communautés, qui deviennent des pâtures à prisonniers. La distance entre les communautés s’accroît jusqu’à devenir indifférence. L’autre est l’ennemi, mais il n’est plus frère. L’identité a disparu ou presque. Or, la réciprocité exige que l’autre ne soit pas un étranger total, un inconnu indifférent. Une telle radicalisation dans la différenciation suggère donc une phase antithétique d’union, de communion, d’identification, voire, pour atteindre aussi l’extrême dans l’autre sens, de fusion.

Déjà cette nécessité se faisait sentir au travers du mariage du prisonnier immédiatement célébré avec une femme ou une fille du meurtrier ou l’une des veuves. Après le paroxysme du meurtre, s’ensuit un paroxysme inverse qui vient l’équilibrer. Cette phase fusionnelle semble s’exprimer par le repas anthropophage. Le repas de communion équilibrerait le sacrifice, comme le mariage du prisonnier équilibre la réciprocité de vengeance. En même temps que la destruction de la victime, l’anthropophagie pourrait signifier son incorporation, sa fusion dans la même identité inter-communautaire. Dans cette thèse, l’anthropophagie serait l’union rendue nécessaire par l’exacerbation de l’isolement d’un groupe vis-à-vis de l’autre.

Mais peut-être peut-on donner de l’anthropophagie des Tupinamba une raison plus profonde. Il faut, pour que la conscience et la parole naissent entre les hommes, que la perception conjointe à tout acte biologique soit relativisée au sein de la réciprocité. Un premier procédé, que nous avons longuement illustré, consiste à redoubler chaque perception d’une perception antagoniste. La réciprocité permet ce redoublement au cours duquel naît le sens et la parole. Mais peut-être existe-t-il un autre moyen, plus approprié lorsque la réciprocité est collective, qui serait d’empêcher que l’action et la perception qui l’accompagne ne puissent se réaliser totalement. En fait, le repas anthropophage qui anéantit le cadavre, comme l’a vu Florestan Fernándes, détruit davantage encore, il détruit même la mort car la consommation de la chair la transforme en vie ; c’est-à-dire qu’elle la retourne en son contraire avant même qu’elle ne puisse disparaître dans la nature.

La consommation de la chair est une manière d’associer vie et mort, comme le prisonnier était une manière de suspendre vie et mort. Dès lors, l’Esprit de la vengeance ne s’évanouit plus pour ceux qui sacrifient au profit de ceux qui sont sacrifiés, mais il reste entre les uns et les autres un pur esprit qui peut être maîtrisé par les paygi.

Dans les termes imagés des Tupinamba, on fait disparaître le cadavre en le mangeant pour que l’Esprit de la vengeance ne puisse s’y enfermer. On sépare la mort réelle de son image (de meurtre) en la faisant disparaître. L’Esprit de la vengeance est désormais en quête de son visage, et on peut le capturer en lui offrant un corps de substitution (les têtes-calebasses).

L’Esprit et les Esprits

La réciprocité de vengeance d’une part et le sacrifice d’autre part contribuent sans doute à la genèse de l’être social des Tupinamba. L’une comme matrice de l’âme de vengeance personnelle, matrice du nom propre, puis avec la reproduction du cycle, de la renommée individuelle. L’autre, comme matrice de l’âme générique de l’Esprit de la vengeance.

Le guerrier reconnaît l’être sous deux aspects : une âme singulière, gravée sur son corps avec les incisions. L’autre aspect est l’Esprit de la vengeance. Du sacrifice jaillit un souffle unique, tout-puissant que seul le paygi, le sacrificateur, maîtrise au nom de tous. Ce souffle est parole religieuse, et cette parole contient l’ordre, déjà présent dans le nom de chaque guerrier, de la vengeance non plus sous forme de meurtre de l’ennemi mais sous forme du sacrifice du prisonnier.

L’Esprit surnaturel, enfermé dans ces tabernacles de la vengeance que sont les calebasses consacrées, communique aux Tupinamba la vie “divine”. On pourrait dire que l’Esprit surnaturel qui a pris siège dans le sacrifice communique à chacun son essence. L’être divin parle et ordonne la reproduction des conditions de sa naissance. Les contraintes inhérentes à la réciprocité négative (c’est le meurtrier qui survit, non le mourant) permettent de dissocier la “vertu vivifiante” des consciences de l’imaginaire. Les consciences se succèdent, se perdent et se gagnent alternativement tandis que la “vertu vivifiante”, la puissance d’être du guerrier, s’accroît sans cesse. Aussi, les âmes individuelles ont-elles une vie propre tout comme l’âme divine de la vengeance, indépendante en quelque sorte du guerrier.

La pratique collective du sacrifice ouvre droit à la communion avec l’Esprit engendré. La part de l’Esprit qui revient à chacun, la force spirituelle distribuée par les paygi, ne pourrait-elle pas être appelée la grâce tupinamba ? La participation aux structures de réciprocité négative et aux rites sacrificiels, la foi tupinamba ?

Pour revenir aux deux Paroles, il semble que les statuts qui en dérivent aient été distincts chez les Tupinamba. Le chaman, remarque Staden, venait avec ses officiants consacrer les hochets sacrés une fois l’an. Il venait d’un ailleurs. Il était sans doute à part, loin des communautés rivales, parce que sa fonction ne s’inscrivait pas tant dans le jeu des vengeances réciproques que dans le rituel du sacrifice. Staden parle du paygi comme d’un personnage spécialisé qui présidait à des rituels complexes et “curieux”, dit-il. Ces paygi ne se confondent pas avec les guerriers.

Florestan Fernándes confirme :

« Parmi les individus qui occupaient ces positions, se distinguaient les “principaux”, et les “pajé”. Concernant les principaux, il est possible de reconnaître quatre gradations de statut : celui de chef de maloca, celui de chef de bande guerrière, celui de chef de groupe local et celui de leader guerrier (de “confédérations” qui se composaient en règle générale de bandes guerrières de plusieurs groupes locaux solidaires). Le statut de “pajé” également n’était pas uniforme ; le contraste le plus grand s’établissait entre le chaman dont les pouvoirs le confinaient à la pratique des guérisseurs, et celui qui était qualifié comme “pajé-açú” qui disposait de la faculté de se communiquer avec beaucoup d’esprits, d’inculquer des pouvoirs émanés de ces derniers à ses partisans, de lancer la mort, d’enchanter la chasse, de prévoir l’avenir » [6].

Les “deux Paroles”, qui donc se traduiraient par des statuts différents, ont cependant toutes deux à charge d’organiser la société. Qualifiées souvent de “politique” et “religieuse”, elles correspondent à deux modalités distinctes de la fonction symbolique, dont l’une a pour origine le principe d’opposition auquel Lévi-Strauss a consacré son attention [7].

De ce principe d’opposition provient la réciprocité proprement dite avec ses deux développements antagonistes : la réciprocité positive et la réciprocité négative (l’alliance et la vengeance). L’autre modalité, que nous voyons naître avec le sacrifice, procède à l’inverse de la précédente ; elle a pour origine non plus le principe d’opposition mais un principe d’union. Elle permet de rassembler le sacrifice du prisonnier – meurtre absolu – et l’offrande – don absolu – en un seul acte dit “religieux”.

*

Lire la suite : Conclusion

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Notes

[1] Cf. Dominique TEMPLE, Les deux Paroles, collection « Réciprocité », n° 3, France, 2017. Lire en ligne. Lire aussi “Communauté et Réciprocité” (2000).

[2] Texte original : “Por el Dios verdadero que creó el cielo y la tierra no se preocupan y creen que es una cosa muy natural que el cielo y la tierra existan. Tampoco saben nada especial acerca del comienzo del mundo”. STADEN, Hans. Verdadera historia y descripción de un país de salvajes desnudos [1557]. éd. Argos Vergara, Biblioteca del Afil, Barcelona, 1983, chap. XXII, p. 201.

[3] Texte original : “Cuando me hallé por primera vez entre ellos y me contaron eso, creí que podía haber sido un fantasma del diablo, porque me contaron repetidas veces que estas cosas hablan. Penetrando en las cabañas donde estaban los adivinos, que debían hacer hablar estas cosas, tenían que sentarse todos. Pero cuando me percaté de la sagacidad, salí de la cabaña y pensé : Qué pueblo pobre y engañado. STADEN, op. cit., chap. XXII, p. 202.

[4] Paygi, payé ou pajé selon les traductions en portugais ou en espagnol.

[5] Texte original : “Después, los adivinos les ordenan que vayan a la guerra y que traigan enemigos, porque los espíritus que están en los tamarakas desean comer carne de prisioneros ; entonces se van a la guerra.” (cité supra).

[6] Texte original : “Aos indivíduos que ocupavam essa posicão, sobrepunham-se os “principais”, e os “pajés”. Com relação aos principais, é possível reconhecer quatro gradações de status : o de chefe de maloca, o de chefe de bando guerreiro, o de chefe de grupo local e o de líder guerreiro (de “confederações” que se compunham geralmente de bandos guerreiros de vários grupos locais solidários). O status de pajé também não era uniforme ; o contraste mais amplo se estabelecia entre o xaman cujos poderes o confinavam ao curandeirismo e o que era qualificado como “pajé-açú” que dispunha a faculdade de comunicarse com muitos espíritos, de inculcar poderes emanados dêstes aos seus seguidores, de lançar a morte, de encantar a caça, de prever futuro, etc.”. FERNÁNDES, Florestan. A função social da guerra na sociedade tupinambá. São Paulo, Brasil : Editora da Universidade de São Paulo, Livraria Pioneira Editora, 1970, p. 217.

[7] Le structuralisme a jusqu’à présent fait intervenir essentiellement une modalité de la fonction symbolique (le principe d’opposition), mais il devrait pouvoir déployer de nouvelles ressources d’interprétation à partir d’une seconde modalité, que l’on pressent à l’œuvre dans la parole dite “religieuse”, et qui se fonde sur le principe d’union. Lire à ce sujet, de Dominique TEMPLE, Lévistraussique : La réciprocité et l’origine du sens, 1ère publication dans Transdisciplines, Paris, L’Harmattan, avril 1997, pp. 9-42 (Lire en ligne) ; 2de édition revue, Collection « Réciprocité », n° 6, France, 2017.


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