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janvier 2017

3. Le surnaturel, réel Tupinamba

Bartomeu Melià et Dominique Temple

Le surnaturel, réel Tupinamba

Cependant les Tupinamba sont peut-être allés plus loin : bien que le nom vienne enfermer dans son image la “vertu vivifiante” du guerrier, le fait que les noms se succèdent indique une dissociation de la représentation et de la “vertu vivifiante”, une distinction de l’image et de la puissance spirituelle.

La puissance spirituelle constitue une sorte de Tiers entre le meurtrier et le mourant, un Tiers dont on ne peut être le réceptacle que si l’on assume la double situation de soi comme meurtrier et de l’autre comme victime et en renversant les rôles, c’est-à-dire en “souffrant la mort” de façon réciproque ou bien encore par le simulacre d’une vengeance que l’on s’inflige à soi-même. Par contre, pour le guerrier, les consciences qui vont, viennent, s’effacent à chaque meurtre et reviennent à chaque “mort”, ne sont pas sa réalité dernière. Elles peuvent le quitter, être reconquises par d’autres, elles ont une vie propre ; elles demeurent comme mémoire de la communauté des Tupinamba.

Tandis que la puissance du guerrier disparaîtra avec sa mort, les âmes en question continueront de vivre, gardiennes de la réciprocité sociale, et elles ne cesseront d’être interpellées par d’autres guerriers pour qu’elles leur communiquent le visage de gloire auquel ils prétendent. Les Tupinamba disent que ces âmes ont une vie surnaturelle, qu’elles sont des esprits, tandis que quelque chose d’irréductible à toute représentation, la “vertu vivifiante”, la force d’âme ou, pour employer une catégorie anthropologique le mana, est une puissance qui leur semble leur être propre.

Les Tupinamba ne disent pas que les structures de réciprocité sont les matrices des esprits mais au contraire que les esprits exigent la réciprocité. Pourquoi dire que les esprits contraignent à se conformer à leurs exigences plutôt que de dire que les structures de réciprocité sont génératrices des esprits ?

La seconde formulation (scientifique) permet de dissocier la structure de réciprocité de l’imaginaire. Elle confère à la structure de réciprocité un rôle universel : celui d’être le siège de l’être social, quelle que soit la forme de réciprocité [1] choisie, négative ou positive, et par conséquent indépendamment de toute représentation.

Le point de vue des Tupinamba qui part de l’imaginaire, des esprits donc, lesquels sont différents les uns des autres, ne permet pas cette distinction. Il y a des esprits qui prescrivent la réciprocité négative, d’autres esprits la réciprocité positive. Si les premiers sont les bons esprits pour les Tupinamba, la “vertu vivifiante” dont ils sont les garants ne sera pas dissociable de cette définition du Bien. Et le Bien des uns peut être le Mal pour les autres. Pour les missionnaires Franciscains par exemple les esprits du Bien des Tupinamba sont des esprits du Mal. N’y aurait-il pas là une raison de l’affrontement des chamans et des religieux ?

André Thevet raconte qu’il aurait promis la guérison à un prisonnier tupinamba malade pourvu qu’il renonce au sacrifice humain et au repas anthropophage. Le prisonnier lui répondit que si Dieu lui-même le lui ordonnait, il ne pourrait accepter sans mourir de honte :

« A quoy ce maistre Roytelet me fit response, que volontiers estant guery par la puissance de Toupan, qu’il accordoit presentement tous les articles que je luy avois proposez, hors mis un, qui estoit de ne se vanger de ses ennemis : et encores quand Toupan luy commanderait de ne le faire, il ne le sçauroit accorder : Ou si par cas fortuit il l’accordoit, il meriteroit mourir de honte » [2].

Les chamans protègent avec la réciprocité négative la condition d’accès au monde des esprits. Ils défendent leur appartenance à une sphère imaginaire qui est au commence-ment de leur être. Mais pourquoi ne trouvent-ils pas d’équivalence dans la doctrine chrétienne ?

André Thevet nous donne une indication sur une réponse possible. Le mot Tupã (Toupan) qu’il utilise pour dire Dieu en tupi-guarani [3] a donné lieu à de longs débats pour savoir si les Jésuites avaient eu raison ou non de l’employer pour désigner le Dieu des Chrétiens en guarani. Thevet n’hésite pas. Il utilise Toupan parce que Toupan veut dire, aux yeux des Tupinamba, lui semble-t-il, la foudre. Jean de Léry [4] précise à son tour que si, à son avis, Toupan n’est pas le même Dieu que le Dieu des Chrétiens, il n’en signifie pas moins une force foudroyante puisqu’il serait le nom de l’esprit qui animerait le tonnerre :

« M’étant un jour inopinément trouvé en un village de la grande île nommée Pirani-iou où il y avait une femme prisonnière toute prête d’être tuée de cette façon, en m’approchant d’elle et pour m’accommoder à son langage lui disant qu’elle se recommandât à Toupan (car Toupan entre eux ne veut pas dire Dieu mais le tonnerre) et qu’elle le priât ainsi que je lui enseignerais » [5].

Pour s’accommoder à son langage, où il n’existe pas de terme pour Dieu, Jean de Léry comme André Thevet choisit donc Toupan. Peut-être les premiers interprètes se sont-ils trop rapidement servis de Toupan, comme si Toupan voulait dire “tonnerre” parce que les ondées subtropicales sont annoncées par le tonnerre, et ont-ils extrapolé : pluie – tonnerre – foudre – toute puissance – Dieu ! [6].

Il nous semble que dans sa réponse, le prisonnier tupinamba accepte de prêter à Toupan le sens que Thevet voudrait lui donner. Mais le prisonnier maintient que sans la matrice de la vie et de la mort, cet au-delà ne peut être engendré au bénéfice de l’homme. On entend dans cette réponse quelque chose comme : Si Dieu est, comme tu le dis, la toute-puissance, et qu’il prescrive donc l’abandon de la réciprocité, alors je ne saurais te suivre, car j’en mourrai de honte comme être humain.

Si le prisonnier tupinamba refuse au religieux d’abandonner la réciprocité négative, même si Dieu le lui ordonnait, ce n’est pas qu’il refuse d’abandonner le meurtre, mais qu’il refuse d’abandonner la réciprocité par laquelle il fonde son être comme puissance surnaturelle. Les religieux ne saisissent pas la raison de cette réponse. Il est vrai que les chamans partaient de l’imaginaire, du surnaturel. Et c’était l’Esprit, dans leur imaginaire, qui leur dictait de respecter le principe de réciprocité, qui leur ordonnait donc de vivre la mort, puis de tuer l’autre.

Mais pourquoi les Tupinamba accordaient-ils une importance telle à la réciprocité négative qu’ils refusaient de s’en séparer même quand les religieux chrétiens leur offraient la possibilité de la remplacer par la réciprocité positive ?

Dans notre interprétation de la réciprocité négative chez les Jivaros [7], nous avons essayé de montrer que la réciprocité négative et la réciprocité positive n’ont pas des résultats identiques. Dans la réciprocité positive, le donateur qui est à l’initiative du cycle augmente sa puissance d’être (l’équivalent de la “vertu vivifiante”) en même temps qu’il acquiert davantage de renommée. À chaque reproduction du cycle, l’accroissement de l’imaginaire et de la puissance d’être sont synchrones et de ce fait quasiment indissociables. Dans la réciprocité négative, au contraire, le guerrier qui est à l’initiative du cycle perd sa conscience de meurtre – son âme de vengeance – à chaque reproduction du cycle, tandis qu’il accroît sa puissance d’être. Les Jivaros ont nommé différemment la “puissance d’être” et la représentation de la “conscience de meurtre”, respectivement : kakarma et wakanï arutam [8].

La réciprocité négative a donc l’avantage de disjoindre la puissance d’être de sa représentation (l’âme de vengeance), et de réserver la force purement spirituelle à la relation elle-même de réciprocité. Le mana ou plutôt le kakarma est l’être même, mais dont on peut percevoir qu’il est plus réel que le réel de ses représentations.

Cette découverte de l’autonomie du réel de l’être, qui pour nous est le surnaturel, les chamans n’acceptent pas d’y renoncer. Nombreuses sont les sociétés qui perpétuent d’ailleurs sous forme rituelle la réciprocité négative lorsque la réciprocité positive devient dominante. La mémoire de la réciprocité négative est peut-être une référence nécessaire pour éviter que la valeur spirituelle produite par la réciprocité positive ne soit confondue avec sa représentation1. [9].

L’origine du chamanisme : la parole-acte

Hans Staden raconte que la veille de l’attaque projetée par les Tupinamba sur leurs ennemis :

« Quand la nuit arriva, le chef, appelé Konian Bébe, passa par le campement de la forêt, parla et dit qu’ils étaient déjà arrivés près de la terre ennemie, qu’ils se souviennent de tous les rêves qu’ils auraient pendant la nuit et qu’ils essayent d’avoir des rêves heureux. Finie cette conversation, ils ont commencé à danser en honneur de leurs idoles jusqu’à très tard dans la nuit, et ils sont ensuite allés dormir. Quand mon maître s’est couché, il me dit d’essayer d’avoir un bon rêve. Je répondis que je n’en faisais pas cas parce qu’ils sont toujours faux. “Alors, me dit-il, demande au moins à ton Dieu que nous capturions des ennemis” » [10].

La dernière réplique nous indique que les songes en question doivent procurer des visions de meurtre, mais ces visions sont dues au souffle de la vengeance que contiennent les Tamaraka (que Staden appelle des “idoles”), et de tels souffles sont des paroles que son interlocuteur identifie aux paroles de Dieu. L’acte du meurtre n’est plus une vengeance consécutive à un meurtre, il est l’exécution d’une parole, d’un ordre. Il est l’actualisation, la manifestation de l’esprit, la vie de l’esprit.

« Au lever du jour, les chefs se sont réunis autour d’une marmite pleine de poisson frit, dont ils firent un sort tandis qu’ils contaient les rêves les plus agréables qu’ils avaient eus. Certains dansèrent en hommage à leurs idoles et voulurent aller ce même jour en terre ennemie » [11].

Le songe de chacun ou plutôt la vision de la vengeance est publiquement exprimé. Aussitôt, les guerriers estiment devoir attaquer l’ennemi comme si la déclaration de la vengeance était un acte décisif, un commandement dont on ne puisse différer le caractère exécutoire. L’imaginaire des Tupinamba n’est donc pas séparé de la nature : lorsque la conscience devient parole, elle devient aussi acte. L’unité de l’acte et de la parole est insécable. L’être est lié à son image, mais celle-ci à l’action qu’elle représente. Le surnaturel se métamorphose dans les choses qu’il nomme. Les Tupinamba vivent dans l’imaginaire mais pas encore dans le symbolique.

Cependant, le chamanisme attribue déjà l’efficience de l’acte à la parole qui désigne l’acte. La proclamation du meurtre équivaut à un passage à l’acte de la “vertu vivifiante” contenue dans la conscience de meurtre. Le meurtre concret de l’ennemi est donc presque surérogatoire ; la parole tue ! ce qui ne veut pas dire que l’on puisse se passer de tuer. Le meurtre ne peut pas ne pas être perpétré car cela impliquerait que l’on pourrait revenir sur sa parole. Le sens des âmes et des mots en serait brouillé. Il faut qu’une mort suive la parole !

Mais la parole peut tuer même là où le meurtre ne peut être directement perpétré. Le chaman prétendra à l’efficience du meurtre par la seule proclamation de la parole. Les morts de cause inconnue, toutes les morts seront ainsi perçues comme le résultat des paroles d’un esprit ou d’un chaman.

La réciprocité et la genèse de l’être social

Lorsqu’une expédition guerrière revient avec un prisonnier, celui-ci est aussitôt conduit à la tombe d’un guerrier qu’il doit “renouveler”.

Staden nous dit qu’à son arrivée :

« Ils formèrent un cercle autour de moi, moi restant au centre, avec deux femmes. Ils m’ont attaché à une jambe des choses qui se heurtaient entre elles, une autre chose dans la nuque, faite de plumes d’oiseaux, qui dépasse la tête et qui est appelée dans leur langue Arasoya » [12].

Ces biens, les armes et la parure, notamment le diadème de plumes, sont l’expression du prestige d’un guerrier défunt. Le prisonnier est présumé avoir été le meurtrier du défunt célébré puisqu’il partage le même être social que ses frères de clan. Mais il concilie désormais deux visages : celui de sa victime et le sien. Ce rite associe les images de deux ennemis comme pour indiquer que l’autre est nécessaire pour créer la conscience d’appartenir à l’humanité. Il nous semble indiquer qu’à l’origine la “vertu vivifiante” n’appartient à personne, ni au mort ni à son meurtrier mais qu’elle est suscitée, re-suscitée par le face-à-face, la symétrie et l’alternance, la réciprocité des deux guerriers dans le cycle de la vengeance.

Là, encore, on peut présumer que l’être social tupinamba prend des forces dans le face-à-face de la réciprocité. Et comme le prisonnier est destiné à mourir par celui qui prendra le nom de qui fut sa victime, c’est à un double face-à-face que procède ce rite, de sorte que la vie de l’être social ne s’interrompt jamais.

Si le guerrier est l’auteur aussi bien du meurtre que de sa mort par le simulacre, il devient l’origine de la “vertu vivifiante” engendrée par le cycle de la réciprocité. La croissance de sa force de caractère, de son autorité, de son pouvoir résulte de la reproduction d’un cycle dont il a seul l’initiative. Il devient le sujet de cette force affective et spirituelle qui est son être.

Mais sans doute le cycle individuel du guerrier qui tue et se mortifie doit-il être mis en relation avec le face-à-face où deux guerriers supportent la relation mort/meurtre, car celui-ci paraît être la structure la plus fondamentale ou originaire de l’être social dans les sociétés de réciprocité négative.

Si la succession des morts et des meurtres est la condition d’apparition de la puissance affective et spirituelle des Tupinamba, mais aussi de l’être social de la communauté, on peut s’attendre à ce que le cycle de la vengeance se renouvelle indéfiniment…

« Donc, les mêmes rites fonctionnaient selon les circonstances soit comme des rites de passage soit comme sphère de concurrence pour le prestige » [13].

Florestan Fernandez précise :

« Le sacrifice rituel d’une victime humaine et la conquête d’un nom représentaient une chose pour le jeune, qui devenait “avá”, et une autre bien différente pour l’avá qui déjà était un guerrier expérimenté. Le premier rencontrait dans les situations vécues la condition de son passage dans la catégorie d’“homme” ; le second attendait d’elles d’autres résultats, aussi importants pour lui que pour le jeune l’élévation de son statut : préserver sa position et augmenter son “pouvoir” ou charisme, ce qui causerait la hausse croissante de son prestige » [14].

Mais cette différence entre les jeunes guerriers et les guerriers expérimentés ne concerne pas la nature de la “vertu vivifiante” qui, elle, demeure bien la même : la force de caractère, la puissance éthique du guerrier tupinamba.

« L’augmentation de charisme, à travers la capture de prisonniers et du sacrifice d’un certain nombre d’ennemis – changeant selon la diligence et les aptitudes personnelles de chacun – accompagnait le lent processus de dressage des sens, des émotions et de l’intelligence auquel se soumettaient les hommes, faisant en sorte que l’acquisition du statut de “tujuáe” fut une occurence naturelle et nécessaire dans la vie d’un homme “normal”… » [15].

L’esprit de la Vengeance

Logiquement, la dialectique de la vengeance n’implique pas que les guerriers fassent des prisonniers. Ne suffit-il pas en effet qu’ils tuent des ennemis ? Le prisonnier est donc autre chose qu’un ennemi. Or, presque tous les rites des Tupinamba et presque toute leur vie sociale gravitent autour du prisonnier. Celui-ci est honoré car c’est par son sacrifice que s’engendrera la renommée la plus grande.

Le récit de Hans Staden paraît d’abord démentir cette vénération du prisonnier. À son arrivée au village, il fut non pas honoré mais frappé de coups, mais il précise aussitôt que ces coups étaient des simulacres de meurtre qui permettaient aux femmes de “changer de nom” (plus précisément de se scarifier et d’obtenir à leur tour un nouveau nom et une nouvelle force d’âme).

« Quand je suis entré, les femmes ont couru à ma rencontre et elles m’ont donnée des coups, en me tirant la barbe et en disant dans leur langue : “Sche innamme pepike a e” ; qui veut dire : “je me venge en toi du coup qui a tué mon ami, mort par ceux parmi lesquels tu étais” » [16].

Aussitôt, il fut vénéré :

« Ensuite ils me conduisirent du lieu où ils m’ont coupé les cils, jusqu’aux cabanes où ils gardaient leurs Tamaraka ou idoles. Ils formèrent un cercle autour de moi, moi restant au centre […]. Ensuite, les femmes commencèrent à chanter et, conformément à un son donné, je devais frapper le sol avec le pied auquel étaient attachées les sonailles pour qu’elles sonnent en accompagnant le chant » [17].

Maître de chant et de danse, Hans Staden est promu au rang de chef de cérémonie ! Le mot “danse” est peut-être inadéquat. Chez les Tupi-Guarani, certaines danses sont associées à des pratiques ascétiques, des jeûnes et des prières. Par leur répétition incessante, elles épuisent le corps sans doute jusqu’à ce que l’officiant perde conscience et jusqu’à ce qu’il soit investi d’hallucinations, visions dont on croit qu’elles témoignent des forces “surnaturelles”. Il devient alors la demeure des esprits. La danse est peut-être comme le jeûne une pratique mortifère, une marche-à-la-mort. Elle est normalement conduite par le chaman qui veut devenir le siège des esprits. Maître de danse, le prisonnier n’était-il pas le siège présumé de l’Esprit de la vengeance ?

En tout cas, le prisonnier lui-même considère son statut comme une charge très importante. Il n’est pas un esclave. Si tel était le cas, il pourrait tenter de s’enfuir. Il faut insister sur le fait que le prisonnier ne cherche pas à retrouver la liberté ou la vie, mais qu’il accepte son état. Alfred Métraux est net à ce sujet, comme tous les commentateurs [18].

Le prisonnier savait qu’il serait tué ; il jouissait pourtant d’une entière liberté, y compris d’aller à la chasse, à la pêche, de cultiver son champ dans la forêt, de prendre femme et de fonder un foyer, sachant cependant que ses enfants seraient à leur tour sacrifiés. En aucun cas il ne profitait de sa liberté pour s’enfuir. Staden cite bien le cas de deux prisonniers qui s’échappèrent au retour de l’expédition à laquelle il participa, mais c’étaient des “Mameluks”, des Maures portugais, aucun Tuppin-Inkin [19] ne s’enfuit.

Invité à la fête rituelle qui précédait le sacrifice d’un prisonnier, Hans Staden rapporte ses dernières paroles :

« Quand le moment fut venu de s’enivrer en l’honneur de sa mort, je lui demandai s’il était prêt à mourir, et il me répondit, en riant, que oui, mais que la “mussurana” [la corde de coton qui l’attachait] n’était pas assez longue et qu’il y manquait encore six brasses, ajoutant que je fournirais un meilleur repas, et faisant des plaisanteries comme s’il avait dû aller à une fête » [20].

Le prisonnier qui se serait échappé aurait détruit la réciprocité de vengeance, il aurait volé aux siens l’âme de vengeance à laquelle ils avaient droit. Il aurait ruiné toute la structure sociale qui engendre l’être social des Tupinamba. Il aurait mérité d’être mis à mort ignominieusement par ses propres frères.

« Mais aussi ceux de sa nation mesme ne manqueraient pas de le tuer avec mille reproches de ce qu’il n’auroit pas eu le courage d’endurer la mort parmi ses ennemis, comme si ses parents et tous ses semblables n’estoient point assez puissants pour le venger » [21].

Remarquons que le prisonnier est à mi-chemin entre la mort et le meurtre. Sa mort est différée, mais sa vie aussi puisqu’il renonce à reprendre sa liberté, puisqu’il ne sauve pas sa vie. Si le meurtrier suspend le meurtre, la victime suspend sa liberté. Ce n’est pas seulement le guerrier vainqueur qui arrête son bras, mais le guerrier vaincu qui attend la mort.

Le prisonnier est l’intermédiaire entre la mort et le meurtre, il est l’unité de la contradiction de l’une et de l’autre, le centre entre deux termes opposés. Son statut peut donner naissance à une conscience unitaire : il pourrait bien être le réceptacle de la “vertu vivifiante” de la réciprocité de vengeance sous une forme nouvelle, non plus divisée entre les guerriers qui se font face, mais ramassée dans une indivision qui lui confère une certaine extériorité visible par rapport à chacun d’eux.

Le prisonnier n’est pas l’Esprit de la vengeance. L’Esprit de la vengeance naît quand il est sacrifié. Mais s’il est, comme nous l’envisageons, une expression unitaire du rapport de réciprocité, cet esprit ne pourra être rapporté en propre ni à l’un ni à l’autre des deux pôles de cette relation. L’expression unitaire de la “vertu vivifiante” est préfigurée. Il suffit que le prisonnier soit sacrifié pour libérer cet Esprit de la vengeance. Et il faudra donc que le guerrier s’en empare par des rituels spéciaux.

L’Esprit de la vengeance, au lieu de s’exprimer par le nom de chaque partenaire de la relation de réciprocité, s’exprimera par un titre impersonnel, autonome et sinon métaphysique du moins indivis. Cette autonomie et cette indivision implique que cet Esprit puisse être redistribué à tous ; redistribution qui est une communion, une totalisation de la communauté et qui va conférer à la guerre et au sacrifice un caractère collectif.

Il semble bien en effet que cette deuxième matrice de l’être social tupinamba (la première étant la dialectique de la vengeance) dont le prisonnier est l’origine, renforce l’unité collective des Tupinamba. Staden fut le témoin d’une scène qui atteste cette unité : lorsque l’Esprit de la vengeance est acquis par un chaman, il est distribué à tous les guerriers, et lorsque cette âme collective de meurtre passe à l’acte, qu’elle devient un ordre de guerre, la guerre est collective, et ce caractère collectif demeure après la saisie des prisonniers.

« Cette même nuit, [le chef Konian Bébe] ordonna que chacun conduise ses prisonniers face à la forêt, au pied de l’eau, en un lieu dégagé. Ils se sont réunis et ont fait un grand cercle dans lequel ils ont placé les prisonniers. Ils les obligèrent tous à chanter, tandis qu’ils agitaient les idoles Tamaraka. Quand ils eurent fini le chant, ils ont commencé l’un après l’autre à parler avec audace » [22].

Cercle, centre, Tamarka, chef, des termes qu’il faut désormais articuler entre eux. Ils indiquent un partage ou une mise en commun, une raison unique, une totalisation de l’Esprit de la vengeance qui s’exprime comme un esprit extérieur aux guerriers, avant que d’être redistribué dans les hochets sacrés.

Comme la puissance de l’Esprit de la vengeance s’accroît avec la succession des sacrifices de prisonniers, la guerre pour faire des prisonniers devient sa structure régénératrice. Mais, d’un autre côté, la possession d’un captif signifie que l’on dispose du moyen d’engendrer l’Esprit de la vengeance, et que l’on est de ce fait invulnérable. Certains Tupinamba en possédaient depuis vingt années. Leur possession suspendait le cycle des vengeances, et leur exécution décidait de la reprise. Garder un captif pouvait donc être un moyen de différer la guerre. Le captif était-il le rempart de la paix... ? Il était exhibé dans les fêtes comme témoin de la puissance dont pouvaient disposer les Tupinamba.

« Posséder un prisonnier était un privilège envié qui justifiait amplement les quelques sacrifices que son entretien exigeait. Un maître se serait plutôt privé de nourriture que de voir son esclave souffrir de la faim » [23].
  

Lire la suite : 4. L’unité de la communauté et la thèse de Fernándes.

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Notes

[1] Négative, positive et symétrique sont les trois formes de la réciprocité. Le prestige est l’imaginaire dans lequel s’exprime le sentiment de l’humanité créé par la réciprocité positive (définie par la bienveillance) ; l’honneur, le sentiment de l’humanité créé par la réciprocité négative (définie par la vengeance). La réciprocité symétrique, résultant de la relativisation de la réciprocité positive et de la réciprocité négative, ne peut être nommée de façon objective sinon par les valeurs qu’elle produit : le respect est la première valeur de l’éthique de la réciprocité symétrique délivrée de tout imaginaire. Cf. Dominique TEMPLE, « Les trois origines de la réciprocité symétrique » (2006).

[2] THEVET André, Les singularités de la France antarctique. Le Brésil des cannibales au XVIe siècle (1556). Choix de textes, introduction et notes de Frank Lestringant. Paris : Editions La Découverte/Maspero, 1983, p. 86.

[3] Les langues tupi constituent une famille de langues amérindiennes d’environ 70 langues parlées par différents peuples du Brésil, les Tupi et les Guarani dans la forêt amazonienne et au Paraguay. D’après la légende, Tupí et Guaraní étaient deux frères qui se sont séparés ; le mot guaraní signifie aussi “guerrier”.

[4] LÉRY Jean (de), Voyage fait en la terre du Brésil (1563-1578), éditions de Paris, 1957.

[5] Ibid., p. 177.

[6] Il s’agit bien de leurs propres représentations de Dieu et non de celle des Tupi-Guarani car Toupan ne veut pas dire “tonnerre”. Le sens de Toupan le plus authentique nous est rapporté par León Cadogan dans sa traduction des chants sacrés des Mbyá-Guaraní, Ayvú Rapyta : « Ñande Ru Tenonde (“Notre Père primordial”) dit à l’un de ses trois fils, Tupã Ru Eté : “Tu auras à ta charge la vaste mer et les ramifications de la vaste mer dans sa totalité. Tu auras à t’inspirer du juste milieu qui relativise l’ardeur de la divinité” (Yo haré que tu te inspires en las leyes mediantes las que se refrescará la divinidad) ». Cf. CADOGAN León, Ayvú Rapyta. Textos míticos de los Mbyá-Guaraní del Guairá, Universidad de São Paulo, Boletim 227, Antropología n° 5, São Paulo, 1959, p. 31.

[7] D. TEMPLE & M. CHABAL, “La réciprocité négative chez les Jivaros”, dans La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris : L’Harmattan, 1995, chap. 2, pp. 79-124. Les peuples amérindiens habitants les forêts de la haute Amazone ont été désignés par les premiers envahisseurs espagnols sous le nom de Jivaros (Xibaros) qui signifie “sauvage” ou “barbare”. Actuellement cinq peuples, dont les territoires sont coupés en deux par la frontière entre l’Équateur et le Pérou, sont regroupés sous le terme de Jivaros : majoritairement en Équateur : les Shuar, les Achuar et les Shiwiar ; majoritairement au Pérou : les Aguaruna et les Huambisa.

[8] Cf. HARNER Michaël J., The Jivaro : People of the Sacred Waterfalls (1972). Trad. fr. Les Jivaros : Hommes des cascades sacrées, Paris, Payot, 1977.

[9] Dans les Réductions jésuites, les missionnaires livreront combat aux chamans guarani en s’associant les caciques par le don, s’appropriant la réciprocité positive et réfutant la réciprocité négative comme le mal. Cf. Bartomeu Melià, El Guaraní conquistado y reducido, Biblioteca Paraguaya de Antropología, vol. 5, Asunción, 1993.

[10] Texte original : “Cuando llegó la noche, el jefe, llamado Konian Bébe, pasó por el campamento del bosque, habló y dijo que ya habían llegado cerca de la tierra enemiga, que recordasen todos el sueño que tuvieron durante la noche y que procurasen tener sueños felices. Acabada esta conversación, comenzaron a danzar en honor de sus ídolos hasta muy entrada la noche, y después se fueron a dormir. Cuando mi amo se acostó, me dijo que procurase tener un buen sueño. Yo respondí que no hacía caso de ellos, que siempre son falsos. “Entonces, me dijo él, ruega por lo menos a tu Dios para que capturemos enemigos”. STADEN Hans, Verdadera historia y descripción de un país de salvajes desnudos [1557], España, éd. Argos Vergara, Biblioteca del Afil, Barcelona, 1983, cap. XLI, pp. 136-137.

[11] Texte original : “Al rayar el día, los jefes se reunieron en torno a una olla llena de pescado frito, de la que dieron cuenta mientras contaban los sueños más agradables que habían tenido. Algunos danzaron en homenaje a sus ídolos y quisieron ir este mismo día hacia tierra enemiga”. Ibid.

[12] Texte original : “Formaron un círculo alrededor de mí, quedando yo en el centro, con dos mujeres ; me amarraron en una pierna unas cosas que chocaban entre sí, otra cosa en la nuca, hecha de plumas de pájaros, que sobrepasa la cabeza y que se llama en su lengua Arasoya”. Ibid., cap. XXIII, p. 92.

[13] Texte original : “Por isso, os mesmos ritos funcionavam circunstancialmente quer como ritos de passagem quer como esfera de competição por prestígio”. FERNÁNDES, Florestan. A função social da guerra na sociedade tupinambá, op. cit., p. 201.

[14] Texte original : “O sacrificio ritual de uma vítima humana e a conquista de um nome representavam uma coisa para o mancebo, que se tornava avá, e outra bem diferente para o avá que já era um guerreiro experimentado. O primeiro encontrava nas situações vividas a condição de passagem para a categoria de “homem” ; o segundo esperava delas outros resultados, tão importantes para êle quanto para o mancebo a ascenção de status : preservar sua posição e aumentar seu “poder” ou carisma, o que acarretaria a elevação crescente de seu prestígio”. Ibid.

[15] Texte original : “O aumento de carisma, através do aprisionamento e do sacrifício de certo número de inimigos - variável de acôrdo com a diligência e as aptidões pessoais de cada um - acompanhava o lento processo de adestramento dos sentidos, das emoções e da inteligência a que se submetiam os homems, fazendo com que a aquisição do status de “tujuáe” fôsse uma ocorrência natural e necessária na vida de um homem normal”. Ibid., p. 156. « Le statut de “tujuáe” représente culturellement, pour les Tupinamba, le type de configuration le plus complexe et le plus harmonieux de la vie d’un homme »

[16] Texte original : “Cuando entré, las mujeres corrieron a mi encuentro y me dieron bofetadas, tirando de mi barba y diciendo en su lengua : “Sche innamme pepike ae” que quiere decir : “me vengo en ti del golpe que mató a mi amigo, muerto por aquellos entre los que tú estuviste”. STADEN, (1983) op. cit., chap. XXI, p. 88.

[17] Texte original : Después me condujeron del lugar donde me cortaron las pestañas hasta las cabañas, donde guardaban sus Tammerka o ídolos. Formaron un círculo alrededor de mí, quedando yo en el centro (...) Después, las mujeres comenzaron a cantar y, conforme a un son dado, yo tenía que golpear el suelo con el pie en que estaban atadas las sonajas, para que sonaran acompañando al canto”. Ibid., chap. XXIII, p. 92.

[18] MÉTRAUX, op. cit., p. 52.

[19] Tupi est un radical de la langue tupi qui se retrouve dans le nom de plusieurs tribus et qui signifie : les descendants d’un même père, Tupinamba par exemple signifierait “les plus anciens”, “le peuple ancestral”. L’ethnonyme renvoie au dieu suprême de la mythologie tupi-guarani Tupã, “Notre Père”. Tupin-Inkin signifierait “le peuple d’à côté, les collatéraux”.

[20] STADEN, (2005), chap. 36, p. 119.

[21] D’ABBEVILLE, C. cité par Alfred MÉTRAUX, op. cit., p. 52.

[22] Texte original : “Esa misma noche, (le chef Konian Bébe) ordenó que cada uno llevara a sus prisioneros frente al bosque, al pie del agua, a un lugar despejado. Se reunieron e hicieron un gran circulo dentro del cual situaron a los prisioneros. Obligaron a todos ellos a cantar, mientras agitaban los ídolos Tammarka. Cuando acabaron el canto, comenzaron uno tras otro a hablar con valor”. STADEN, (1983) op. cit., chap. XLII, p. 144.

[23] MÉTRAUX, op. cit., pp. 48-49.


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