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février 2008

2. Le système de redistribution-réciprocité

Dominique Temple

Origine de la réciprocité

Envisageons à présent la conception de la réciprocité de Polanyi à laquelle Sahlins nous renvoie.

La collecte des biens n’est pas ici considérée comme terme d’une récolte, dernière expression d’une phase de production, mais comme la somme des transactions bilatérales de partenaires qui, s’ils ne mettaient en commun leurs intérêts, se retrouveraient dans des situations de réciprocité. La réciprocité, telle que la conçoit Sahlins, est une relation d’échange de dons  (lire la définition) entre deux vis-à-vis.

On peut considérer au contraire que ce qui crée la relation entre membres d’une société de réciprocité, c’est le don. Mais le don doit être “produit”, pour peu qu’il signifie une expression de la conscience. C’est sa “reproduction” qui témoigne de sa compréhension sociale, de sa signification sociale ; reproduction qui devient donc réciprocité. Cette différence entre “reproduction” et “restitution” permet de préciser que la re-production du don est adressée au “Tiers”, comme le don est adressé à autrui.

C’est là la raison du don qui en se systématisant permet la construction de sociétés de réciprocité. Le mouvement de reproduction du don est suffisant pour expliquer la genèse des systèmes de réciprocité sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir l’obligation de restitution. Il n’y a donc a priori aucune nécessité de limiter la dynamique du don dès l’origine en l’enfermant dans ce que Polanyi appelle la dualité de l’échange.

Au schéma de la réciprocité de Polanyi :

Figure 1
Figure 1
Schéma de réciprocité de Polanyi

On peut opposer une autre image :

Figure 2
Figure 2

Indiquant qu’il n’y a pas de don qui n’engage autrui dans sa compréhension et ne crée une relation sociale s’il n’est pas reproduit.

On pourrait se contenter d’interpréter le don comme une distribution qui s’intéresserait au cercle de parenté périphérique lorsque le surplus de la production ne pourrait être consommé dans le cadre domestique. Nous serions ainsi réduits à considérer le don comme une surproduction traduite en redistribution.

Mais on constate que dans les sociétés de réciprocité primitives, la production est attribuée à autrui avant même que d’assurer la propre consommation du producteur. Le don implique donc la reproduction du don, et la consommation domestique est elle-même tributaire du don d’autrui, de la reproduction du don, de la réciprocité  (lire la définition) .

Enfin, dans les sociétés de redistribution, le prestige lié à la capacité du don mesure l’autorité : c’est la redistribution qui est l’expression du pouvoir.

La réciprocité, forme d’organisation de la redistribution

Recevoir un don implique socialement la reproduction de celui-ci et le cycle doit pouvoir se poursuivre ainsi logiquement par l’intégration d’autrui à la consommation. Il est évident que la chaîne ouverte se referme tôt ou tard et forme un cercle de réciprocité. La réciprocité devient : “l’obligation pour chacun de reproduire le don”, une forme donc “d’organisation de la redistribution”, ou encore le droit de tous à ce que chacun reproduise le don.

Polanyi, auquel se réfère Sahlins, eut le mérite de dégager des interprétations ethnocentriques traditionnelles l’idée qu’il existe des sociétés dont le commerce ne dépend pas de l’échange marchand. Il s’est surtout attaché à décrire trois organisations fondées par des principes empiriques : l’échange, la redistribution, la réciprocité.

Il est possible à présent de ramener la réciprocité au don, à la redistribution, et dès lors que la réciprocité n’est que la reproduction du don, il n’existe plus trois principes comme le proposait Polanyi, ni un comme le voudrait l’économie politique traditionnelle, mais deux : alors apparaît “l’antagonisme entre le don et l’échange”.

Le mouvement vice-versa, qui fait intervenir une symétrie bilatérale, pourrait exister si le cercle des relations de réciprocité se réduisait à la relation de deux partenaires, Robinson et Vendredi par exemple sur une île déserte, mais il faut observer alors que chaque don tend à être supérieur au précédent et qu’à l’exception de quelques sociétés “contradictoires”, l’un des protagonistes deviendra le maître et l’autre l’esclave.

L’on peut aussi considérer que l’obligation de “restitution”, sur laquelle Polanyi voudrait fonder la réciprocité, s’oppose à la dynamique du don, l’immobilise dès sa source, le prive de sens.

Comment pourrait-on, en effet, expliquer qu’un tel système économique constitué à partir de ces relations d’équilibre symétrique puisse transcender ses seuils et poursuivre son développement si en réalité la redistribution n’a pas une propension naturelle à dépasser ces états d’inertie, si la dynamique de la croissance n’est pas donnée dans le principe même de l’économie : le don ? Il faudrait faire intervenir des facteurs irrationnels du point de vue de la science économique (culturels, idéologiques, religieux, etc.)

L’idéologie de la redistribution

Et c’est au recours de l’idéologie que Marshall Sahlins s’adresse de préférence pour expliquer la “croissance” dans les économies indigènes de redistribution.

« Dans les formes de chefferies plus évoluées, (…) on peut admettre qu’en faisant œuvre de bienfaisance communale et en organisant l’activité communale, le chef promeut un bien collectif au-delà de ce que peuvent concevoir et réaliser des groupes domestiques pris isolément. Il institue une économie publique qui transcende la somme de ses parties constitutives, les maisonnées. Mais ce bien collectif est obtenu aux dépens de ses parties, aux dépens donc de la maisonnée. Les anthropologues attribuent trop couramment et automatiquement l’émergence de la chefferie à la production de surplus (par exemple, Sahlins, 1958). Au cours du processus historique, la relation entre les deux phénomènes apparaît pour le moins réciproque, et dans le fonctionnement de la société primitive, c’est plutôt l’inverse qui s’observe. L’exercice du pouvoir est constamment générateur de surplus domestique et le développement des forces de production marche de pair avec celui de l’ordre hiérarchique et de la chefferie » [1].

Il en déduit une contradiction entre l’égalité présumée par la réciprocité et l’inégalité qui dépend de l’autorité du chef.

« Mais du point de vue strictement matériel, la relation ne saurait être tout à la fois réciproque et généreuse, l’échange équivalent et plus qu’équivalent. Il s’agit donc bien d’idéologie pour autant que le principe de la prodigalité du chef doit nécessairement faire abstraction du flux de biens qui circulent en sens inverse, du peuple vers le chef, en l’assimilant, par exemple, à un tribut » [2].

On voit donc ici que l’interprétation de la redistribution en termes de réciprocité et celle-ci en relations d’égalité, interprétation fondée sur l’a priori de l’échange, pose une énigme : l’inégalité qui ressort de la redistribution réelle est incompatible avec l’égalité de la réciprocité présumée entre les biens reçus et distribués. S’il y a échange, il devrait y avoir égalité, or il y a inégalité, il faut donc que celle-ci s’explique par une intervention étrangère, l’idéologie.

Si l’on considère, au contraire, que la redistribution est à l’origine de la réciprocité (au moins de la réciprocité productive), la contradiction disparaît. Il y a inégalité dès le principe. Le pouvoir n’a pas besoin d’être expliqué par recours à une idéologie étrangère. Néanmoins, la réciprocité productive ouvre bien droit à la redistribution parce qu’elle devient participation à la redistribution : elle en multiplie l’efficience. L’idéologie du pouvoir, génératrice du surplus, devient ici la traduction de rapports de force conformes aux déterminations économiques. C’est l’idéologie de la redistribution qui s’actualise comme expression politique du système.

Bien qu’il observe dans les chefferies évoluées que la redistribution ordonne à ses impératifs les statuts de production, comme il ramène à l’origine la redistribution à des formes de réciprocité et celle-ci à un échange, Sahlins manque le principe dialectique qui explique la croissance de ces sociétés, leur évolution. Il est alors contraint, pour expliquer celle-ci, de faire appel aux idéologies et il est amené à opposer sous le terme de modes de production des systèmes économiques qui sont en réalité différentes phases du même processus de développement engendré par la dialectique du don  (lire la définition) .

Le mode de production domestique existe-t-il ?

Par exemple : Sahlins considère – c’est là sa thèse principale – qu’un système domestique dont la production serait déterminée par la consommation interne correspondrait à un “mode de production”. Mais il prive ce système de la transcendance du don pour l’enfermer dans les caractéristiques et limites de la consommation familiale, de sorte qu’il peut affirmer que la satisfaction des besoins domestiques confère au système un caractère anti-surplus : en terme d’économie, il y aurait structure de sous-production. « Une telle structure – observe-t-il – conduit évidemment au chaos » et par conséquent c’est ce chaos qu’il faudrait transcender par le recours aux idéologies politiques : ainsi naissent les chefferies qui vont opposer à la dynamique négative du mode de production domestique une tendance contradictoire, une dynamique de productivité. Cette dernière contradiction, il faut bien l’attribuer à quelque principe fondamental, Sahlins l’attribue à la contradiction “nature-culture”.

L’auteur considère que la production domestique livrée à elle-même représente le “chaos primitif” dont la peur oblige la transcendance idéologique et le recours à l’autorité politique. L’idéologie serait “motrice” du cycle et elle serait, à l’origine, la crainte de la mort. C’est là en fait retrouver les premières représentations de la dialectique du don, mais d’une manière paradoxale car l’idéologie dominante qui accompagne le don n’est pas celle de la crainte de la mort mais la conscience de la vie.

Comment peut-on admettre que le système de production et consommation domestique soit naturellement limité par la consommation familiale et replié sur lui-même, que son principe soit la sous-production, qu’il s’oppose aux tendances de la chefferie ou de quelqu’autre organisation politique ? C’est au contraire de l’extension de la redistribution domestique que peuvent naître ces formes politiques ! Si contradiction il y a, elle pourrait être dialectique, ce qui impliquerait de réintégrer le système de production domestique dans un mode de production dont il ne serait qu’une phase de développement !

Selon ce point de vue, lorsque cette forme de développement – la redistribution familiale – est transcendée par d’autres plus évoluées, elle devient une entrave à la redistribution élargie et il y a effectivement contradiction entre les sphères de réciprocité. En reprenant les termes de Marx, on pourrait dire : « Hier encore formes de développement “de la redistribution”, ces conditions se changent en lourdes entraves » [3]. Ce que constate l’auteur, d’ailleurs :

« Toute l’évolution sociale du monde primitif tend, semble-t-il, à soustraire l’économie domestique au contrôle de la structure de parenté et des obligations de solidarité pour l’assujettir plus étroitement à la structure politique » (…)
 
« L’emprise persistante de l’économie domestique en vient alors à imprimer sa marque sur la société toute entière, une contradiction entre l’infrastructure d’une part et, de l’autre, la superstructure de parenté qui n’est jamais entièrement résolue » [4].

Les faits soulignés par Sahlins sont donc plus proches des lois générales que Marx dégage de l’analyse d’une autre société que ne le laisse supposer Pierre Clastres dans son étrange préface.

Il nous semble donc que si l’on admet que le développement peut être mû de deux manières (soit par la redistribution, soit par l’échange), on observe deux déterminismes opposés mais qui auront ceci de commun de résoudre leurs contradictions sans qu’il soit nécessaire de faire appel à des idéologies métaphysiques. L’idéologie dans le système de redistribution et réciprocité aura un sort équivalent à celui qui lui est réservé dans le système de l’échange.

« Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref, les formes idéologiques dans lesquelles les hommes prennent conscience du conflit et le poussent jusqu’au bout » [5].

En ce sens, ce que nous appelons la réciprocité de parenté, par exemple, paraîtra bientôt idéologie que les forces de redistribution devront renverser pour instaurer de nouveaux rapports de réciprocité plus étendus et plus généralisés : il y a aussi des “révolutions” indigènes !

La redistribution

Lorsqu’il considère plus en détail les systèmes de redistribution, Marshall Sahlins observe que :

« La forme quotidienne, courante, de redistribution est la mise en commun des ressources alimentaires au sein de la famille, fondée, semble-t-il, sur le principe selon lequel les produits de tout effort collectif d’approvisionnement doivent être mis en commun, surtout lorsque cette coopération implique une division du travail » [6].

Ce principe est situé ici à l’origine du cycle de production-consommation de l’unité familiale et l’on conviendra qu’il est difficile d’envisager une structure plus essentielle.

« Formulée de la sorte – ajoute Sahlins – la règle s’applique non seulement à l’entraide au sein de la maisonnée, mais à des types de coopération plus élaborée impliquant des groupes plus étendus que la famille, rassemblés à l’occasion de toute entreprise pour procurer la nourriture, par exemple la traque des bisons dans les Plaines du Nord des Etats-Unis, ou les grandes pêches au tramail dans les lagons polynésiens » [7].

La réciprocité productive

Il faut relever les expressions qui intéressent la production : “solidarité productive”, “effort collectif”, “entraide et coopération”… toutes ces formules traduisent des pratiques qui ne pourraient être comptées immédiatement dans la notion de réciprocité si l’on réservait cette notion à la mise en commun des produits finis.

Mais l’auteur ne refuse pas la qualité de réciprocité à cette solidarité productive dès l’origine du cycle.

« La redistribution présuppose un centre social vers lequel convergent les biens, pour de là s’écouler vers la périphérie ; et aussi des limites sociales à l’intérieur desquelles les gens (ou les sous-groupes) sont en relation d’entraide réciproque  » [8].

L’on a d’ailleurs coutume de confondre toutes les formes d’entraide sociale avec des relations de réciprocité. Nous proposons donc d’appeler ce type de relations d’entraide réciprocité productive. La réciprocité se confond avec la réciprocité productive dans les systèmes unifiés et cela dès la constitution de la famille ; on voit donc que nous sommes en présence d’un cycle économique où la collecte des biens finis est aussi la dernière phase d’une production ordonnée à la consommation d’autrui, et comme la redistribution ne saurait alors mouvoir d’autres biens que ceux produits par une telle communauté de réciprocité, il s’ensuit que la réciprocité productive est bien la forme de la production du système de redistribution.

Du fait de sa relation logique avec la redistribution, la réciprocité devient un “droit”, selon l’expression suggérée par Sahlins, un droit à la redistribution. Redistribution et réciprocité, en tant que pouvoir et droit, consommation et production d’une communauté, ce sont les bases logiques d’un développement “diamétralement opposé à celui du système capitaliste”.

Il faut souligner que si les relations de réciprocité sont organisées et ordonnées par la redistribution, le concept de réciprocité ne disparaît pas pour autant. L’obligation de reproduire le don contient toute l’essence de notre conception de la réciprocité. On remarquera que la réciprocité se confond alors avec toute forme d’activité productrice ordonnée soit au don, soit à la redistribution, c’est-à-dire qu’elle est une extension de ce que nous avons appelé réciprocité productive. La redistribution recouvre donc le concept de consommation collective, et la réciprocité celui de production, lorsque ces dernières catégories se présentent sous leur forme sociale dans un cycle dominé par la redistribution.

On peut considérer que la réciprocité et la redistribution sont deux formes de développement de catégories fondamentales et dialectiques du cycle économique à l’abri de toute ingérence idéologique, métaphysique, culturelle, rituelle, magique, par lesquelles et suivant les auteurs, elles sont suspendues au ciel de l’imaginaire.

Le cycle de la redistribution et de la réciprocité

Résumons la thèse classique : La réciprocité serait une forme d’échange de biens entre deux vis-à-vis, une relation de symétrie entre centres économiques distincts. La redistribution serait la mise en facteur d’un ensemble de relation d’un système centralisé où les biens convergent puis divergent. Conséquence de cette unité, la production s’organise collectivement.

Nous avons souligné que la production collective pouvait être comptée comme réciprocité productive et que l’articulation de la production sur la redistribution pouvait exister dès l’origine de la famille. Il fallait encore montrer que le principe selon lequel la redistribution organise la réciprocité productive est capable d’expliquer la croissance du système de redistribution tout aussi bien qu’une mise en commun des relations d’échange, et nous avons interprété le don comme une dynamique de consommation adressée à autrui et la réciprocité comme la reproduction du don, c’est-à-dire la réciprocité comme une forme d’organisation de la redistribution. Dans les sociétés unifiées par la prédominance d’un centre de redistribution, la réciprocité se réduit à la réciprocité productive.

Il faudra donc réinterpréter les schémas qui permettent à Sahlins d’illustrer ses concepts de la redistribution et de la réciprocité :

« D’un point de vue très général, écrit Sahlins l’inventaire des transactions économiques, tel que l’a dressé l’ethnographie, se laisse réduire à deux types : premièrement, la série de mouvements “vice-versa” entre deux parties, connu familièrement sous le terme de “réciprocité” (A–><–B) ; et deuxièmement, la série des mouvements centralisés : collecte auprès des membres d’un groupe de biens qui souvent sont rassemblés entre les mains d’un seul et redistribués par la suite à l’intérieur du groupe en question ; c’est la mise en commun des ressources ou, mieux, la “redistribution” » [9].
Figure 3
Figure 3

Dans la série de transactions dites de la redistribution, l’auteur déclare qu’il doit y avoir “mise en commun” des biens pour qu’ils soient ensuite “redistribués”.

Selon notre point de vue, le fait de rassembler s’oppose à celui de distribuer, car nous interprétons la collecte de biens comme une “récolte” c’est-à-dire l’ultime phase d’une production sociale. Il y a ici deux temps du cycle économique. L’on ne peut donc affecter la même valeur au sens des flèches dans chacune de ces figures, elles doivent être notées d’un indice spécifique (p) par exemple pour la mise en commun des richesses et (c) pour leur répartition collective :

Figure 4
Figure 4

Il suffit de rapporter cet indice sur le schéma dit de la réciprocité pour s’apercevoir que la formule :

Figure 5
Figure 5

exprime en réalité :

Figure 6
Figure 6

bien que ce type de transaction soit plus rare.

Cette formule peut être considérée comme l’expression la plus simple (binaire) d’une formule circulaire plus générale :

Figure 7
Figure 7

qui décrit une forme plus connue de redistribution des valeurs produites dans les sociétés de redistribution et réciprocité non centralisées. En tenant compte du vecteur de la production, le schéma doit traduire que la réciprocité est la reproduction du don :

Figure 8
Figure 8

Il suffit à présent que la différenciation et la complémentarité des statuts élèvent la productivité pour que le surplus soit à son tour cause de relations plus étendues de réciprocité.

Le mécanisme de la reproduction du cycle de sur-consommation le plus universellement reconnu par les sociétés de redistribution et de réciprocité est la fête. Le surplus, l’abondance, est non pas stocké ou échangé au profit de l’accumulation, base du pouvoir dans les sociétés de concurrence et d’échange, mais consommé : l’invitation des communautés périphériques est la règle d’or des sociétés de redistribution. La fête devient forme de reproduction élargie du cycle économique, génératrice des relations d’alliance qui sont une généralisation des relations de réciprocité de parenté. On ne peut s’empêcher de citer après Sahlins le témoignage de Firth.

« Quiconque participe à une “ana” (fête donnée par un chef Tikopia) se trouve engagé dans des formes de coopération qui vont bien au-delà de ses intérêts personnels ou familiaux, car elles englobent la communauté entière. Une telle fête rassemble les chefs et leurs proches parents claniques qui, en d’autres temps, sont âpres rivaux, à l’affût des critiques et des médisances, mais qui se réunissent ici avec de grands dehors d’amitié… En outre, une activité à ce point motivée sert un projet social plus vaste, commun à tous, dans la mesure où tout le monde, ou presque, travaille délibérément ou non à le promouvoir. Par exemple, le fait d’assister à l’“ana” et d’y contribuer économiquement, renforce le système de pouvoir des Tikopia. (Firsth, 1950, pp. 230-231.) » [10].

Le principe de redistribution tend à mobiliser les forces productives pour engendrer des richesses qui ne peuvent être produites par les seules communautés de base mais aussi pour soutenir les dépenses de prestige de l’autorité établie ; ce qui devient une forme d’“exploitation” caractéristique de ces sociétés de redistribution et annonce l’esclavage. Cependant, tant que la société bénéficie d’une distribution de richesses supérieures à celles qui sont investies dans l’augmentation du travail imposé, cette dernière contrainte peut être socialement acceptée.

L’aliénation du système de redistribution-réciprocité

À l’origine d’un système de redistribution chacun a le statut qu’il mérite selon les avantages de la nature de sorte que le statut apparaît sous le jour agréable de l’humanisation, de la différenciation sociale, au bénéfice de la communauté. Le surplus économique se traduit par l’extension des relations sociales qui à son tour motive de nouveaux désirs. Les statuts se différencient et se précisent : céramistes, tisserands, joailliers… au bénéfice de l’Ego collectif, de la totalité qui exprime ici l’essentiel de l’humanité.

Mais avec la hiérarchie des statuts apparaît l’aliénation qui va conduire, lorsqu’une capacité de redistribution pourra être elle-même redistribuée, à l’esclavage. Un esclavage de nature différente de celle de l’esclavage occidental, plutôt comparable à ce que représente dans notre système, le prolétariat. En effet, c’est lorsque le travail devient marchandise qu’il peut être compté en force de travail et que les détenteurs des moyens de production peuvent accumuler la différence de l’un et de l’autre, la plus-value. Dans le système de redistribution, lorsque la capacité de redistribution d’un homme ou d’un peuple peut être redistribuée, le prestige lié à la première distribution peut aussi être extorqué par l’auteur de la seconde. Ce prestige “confisqué” est une transcription de la plus-value du système capitaliste.

Cette forme d’esclavage n’a donc rien à voir avec l’esclavage occidental où l’esclave n’était pas un distributeur redistribué, un tailleur de pierres, un créateur de pirogues, un habile commerçant. Plus l’esclave est riche ou puissant, plus son “Inca” a de prestige. Pour l’occidental, plus l’esclave est réduit à une force aveugle et mécanique, et mieux cela vaut pour son maître. L’esclave occidental est un sous-prolétaire, tandis que l’esclave oriental est l’égal d’un prolétaire. Mais il y a des esclaves sous-esclaves, comme il y a des sous-prolétaires. La réduction de l’esclavage peut être telle que la capacité de redistribution de l’esclave puisse elle-même être sacrifiée et l’on connaît des sacrifices d’esclaves, des potlatch d’esclaves.

Ainsi, le don est le contraire de l’échange, et la réciprocité le contraire de la concurrence. Il existe, donc, deux évolutions économiques antagonistes l’une de l’autre, qui à partir de stades primitifs déploient différentes formes d’intégration sociale, mais dont l’unidimensionnalité dialectique est aussi cause d’aliénation.

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Notes

[1] SAHLINS, M. (1972) Stone Age Economics ; Trad. fr. : Âge de pierre, âge d’abondance. Paris : Gallimard, 1976, pp. 190-191.

[2] Ibid., p. 183.

[3] MARX, Karl. Œuvres Economie I. Avant-Propos à la Contribution à la critique de l’économie politique. Paris : édition La Pléïade, 1859.

[4] SAHLINS, M. Âge de pierre, âge d’abondance, op. cit., pp. 178-179.

[5] MARX, Karl., op. cit.

[6] SAHLINS, M., op. cit., p. 242.

[7] Ibid., p. 242.

[8] Ibid., p. 241.

[9] Ibid., p. 240.

[10] Ibid., p. 243.


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