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mars 2016

Le commerce de réciprocité et le commerce de libre-échange

Dominique Temple

L’art du commerçant dans la réciprocité : l’échange de réciprocité

Dans un système de réciprocité, le statut se précise par la qualité du travail. La différenciation des statuts n’est pas seulement dictée par celle des valeurs d’usage produites mais aussi par la connaissance, la compétence, le savoir-faire de chacun. Et la relation intersubjective se redouble d’une relation avec la nature médiatisée par l’artifice de la science. L’artisan s’interpose donc entre les producteurs directs. Cependant, l’efficacité des choses les unes vis-à-vis des autres (la roue s’articule au levier, la machine à vapeur à la roue…) introduit une hiérarchie fonctionnelle (l’architecte est supérieur au maçon, le médecin au malade, et le capitaine au soldat…). Aristote appelle égalité proportionnelle le rapport de réciprocité entre statuts inégaux. Qui veut donc entrer dans un système de réciprocité en tant que citoyen à part entière n’est pas seulement appelé à la générosité mais encore à se montrer généreux à bon escient. À bon escient implique de s’adresser évidemment à qui participe de la réciprocité mais aussi de respecter la complémentarité et la hiérarchie des statuts de la communauté.

Il est une classe d’artisans dont le service est de conserver, garder et transporter les productions des citoyens pour qu’elles soient à la disposition de qui les requiert. À l’origine, ces intermédiaires échangent les marchandises en respectant leur équivalence de valeur. L’échange est un échange de réciprocité. Ce service est dans l’économie politique d’Aristote l’art du kapeliké (artisan commerçant). Et pour faciliter ces échanges, on inventa la monnaie. La monnaie est donc le symbole des valeurs cardinales de la réciprocité de marché : la responsabilité et la justice ; et dans les systèmes de redistribution (la réciprocité centralisée), de la confiance et de la justice ; et dans la réciprocité de partage, le symbole de la justice et de l’amitié commune, la fraternité, la cordialité [1].

La monnaie sert d’unité de compte, mais que compte-t-elle ? Dans les communautés primitives où les productions des uns sont dépendantes des productions des autres (le producteur de blé ne peut attendre du producteur de vin que du vin, et celui-ci que du blé) la monnaie est le signe de leur équivalence. En attendant de se réaliser en un autre bien, elle devient aussi le signe d’une promesse. Lorsque les productions se multiplient, elle permet de choisir. Ce pouvoir de choix transforme la monnaie en symbole de liberté. Néanmoins cette liberté demeure rivée à l’imaginaire de chacun. Délivrée de l’imaginaire de chacun, elle devient le témoignage de la puissance commune, et la monnaie qui s’accumule dans la cité se convertit en trésor.

L’art du commerçant dans le libre-échange, la spéculation

Cependant, le commerçant qui s’affranchit de toute relation de réciprocité (métabletikos) peut spéculer sur les différences de valeur qui existent entre communautés et considérer ce profit commercial comme sa propriété privée. La monnaie change de sens. Elle devient le signe du profit parce qu’elle est l’expression d’un prix déterminé par le rapport de force entre propriétés. Le commerçant libre s’attribue désormais un statut supérieur à celui du commerçant artisan : celui d’organiser entre eux les statuts de producteurs indépendants. Il devient banquier. Il devient, comme l’architecte vis-à-vis du maçon, le magicien d’un art nouveau : l’art de produire la croissance du capital par l’investissement du prêt. Et du capital, il est le régisseur. Pour le compte de qui ? De son capital pourvu que nul n’entrave ses décrets qui tous tendent à faciliter la circulation de la monnaie en faveur de l’investissement le plus audacieux, qui s’apprécie parce qu’il engendre l’accumulation la plus rapide. Encore faut-il que tous les citoyens respectent le critère du profit comme référence impartiale et objective de la croissance, et respectent tous la liberté de l’échange, la liberté de l’entreprise, la concurrence, ce qui n’est possible que par l’institution comme fondement du droit de la propriété privée. Il y a un point aveugle dans cette idéologie : qui possède les moyens de production peut se lancer dans la compétition, qui n’en possède pas en est exclu. D’où la question : de quel droit les moyens de production peuvent-ils être déclarés propriété des uns à l’exclusion des autres : “propriété privatrice” ? La réponse donnée par le libéralisme politique est que les uns doivent employer les autres moyennant que ces derniers bénéficient d’une certaine redistribution de la richesse produite et d’une garantie de l’emploi qui soient plus avantageux que les bénéfices à risque d’une production autonome concurrente.

Mais aujourd’hui, le profit est un critère obsolète pour rendre compte du progrès économique et social, pour des raisons évidentes : la croissance sans fin de l’accumulation du capital rencontre avec l’épuisement des ressources de la planète (ou leur dégradation) des limites indépassables. La néoténie s’ensuit, c’est-à-dire l’exclusion d’un nombre toujours plus grand de vaincus, de migrants ou de réfugiés, conduisant à une implosion généralisée. La privatisation de la propriété n’assure plus la complémentarité du travail des uns et du capital des autres au bénéfice de l’activité productrice. Bien au contraire, le capital et le travail sont devenus antinomiques du fait que le capital constant s’est enrichi de toutes les facultés du travail salarié, qui, lui, est même devenu un frein à la croissance.

Or, l’usage d’une seule acception des notions de valeur (la valeur d’échange), de marché (de libre-échange), de l’économie (capitaliste), de la monnaie (spéculative), autrement dit la suppression de l’interface entre la réciprocité et l’échange, par la privatisation de la propriété, efface toute alternative.

L’interface entre monnaie de réciprocité et monnaie d’échange

Comment différencier la valeur d’échange, à partir de laquelle se construit le système capitaliste, de la valeur ? La banque de l’État pourrait marquer sa monnaie, les banques commerciales marqueraient également la leur. La première pourrait se protéger de la seconde par une interface : la monnaie de réciprocité ne pourrait être convertie en monnaie d’échange. C’est ce qui a été proposé par J. M. Keynes à l’issue de la deuxième guerre mondiale : la “chambre de compensation” capable de réguler le marché financier international émettrait une monnaie de réciprocité non convertible en monnaie d’échange : le bancor [2].

Peut-on imaginer que des monnaies parallèles rétablissent l’usage de la monnaie de réciprocité ? C’est difficile car la quasi totalité des prestations ne se réalisent plus à l’échelon local où s’établissent des équivalences entre les activités des uns et des autres en fonction d’une éthique commune. Pour être fiable, la monnaie doit être garantie par le pouvoir, mais le pouvoir économique appartient désormais au système capitaliste qui se fonde sur la privatisation de la propriété, par nature opposée au principe de réciprocité.

Peut-on espérer que la nation soit le creuset d’une économie sociale qui souscrive au principe de réciprocité ? La question mérite débat car c’est bien l’identité nationale qui permit à la bourgeoisie d’instituer la “propriété privatrice” comme la base du droit, le profit comme critère du progrès économique, et la valeur d’échange comme référence de la valeur.

Quoi qu’il en soit, la spéculation s’est rendu maîtresse de l’économie non seulement de la nation mais entre les nations, et n’est pas, là non plus, maîtrisée par la démocratie politique. Dominent les financiers qui ne mesurent leur compétence qu’à l’aune du profit. Et personne pour l’instant n’est en mesure de s’opposer à leur jouissance du pouvoir pour instituer un commerce qui respecterait le principe de réciprocité.

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Notes

[1] Cf. D. Temple (2009) “Le marché de réciprocité symétrique”.

[2] Cf. D. Temple (2010) “Keynes. Le Bancor”. Voir aussi (2016) “Le bancor”.


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