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janvier 2009

9. Textes annexes “Les Deux Paroles”

Dominique Temple

1. De la physique à l’anthropologie

Niels Bohr [1] avait remarqué que l’interaction des sociétés entre elles était de même nature que l’interaction de la mesure sur l’événement observé en physique quantique ; et il l’avait clairement signalé aux anthropologues lors du congrès international d’anthropologie et d’ethnologie de Copenhague (Août 1938).

« Lorsque nous étudions des cultures différentes de la nôtre, nous nous trouvons devant un problème particulier d’observation qui vu de près présente bien des traits communs avec les problèmes atomiques ou psychologiques dans lesquels l’interaction entre objets et instruments de mesure, ou l’inséparabilité entre le contenu objectif et le sujet observant, empêchent toute application immédiate des conventions de langage adaptées à notre expérience journalière... De même que l’on se sert en Physique atomique du mot complémentaire pour exprimer la relation qui existe entre faits d’expérience obtenus par des montages différents et ne pouvant être décrits intuitivement que par des images mutuellement exclusives les unes des autres, de même nous avons en vérité le droit de dire que des cultures différentes sont complémentaires entre elles » [2].

La complémentarité de Bohr se justifie pour rendre compte d’un événement irréductible à une seule mesure parce que en réalité contradictoire. Bohr, néanmoins, s’occupait de la matière. Que le phénomène atomique dépende de sa réaction avec l’instrument de mesure ne supprime pas le fait qu’il soit plutôt homogène ou plutôt hétérogène. Il y a bien une onde associée à l’électron, mais celui-ci est “majoritairement”, si l’on peut dire, corpusculaire ; de même, le champ électromagnétique a une expression ondulatoire plus importante que son expression corpusculaire. Il y a toujours une valeur supérieure à l’autre.

Qu’arrive-t-il si aucune de ces dimensions ne peut l’emporter sur l’autre et si un tel événement est confronté non pas à des appareils de mesure eux-mêmes polarisés unidimensionnellement, mais à d’autres événements dont chacun des pôles antagonistes ne l’emporte pas non plus sur l’autre, comme dans le face-à-face des hommes ?

Il n’y a plus de mesure possible mais une inter-subjectivité, siège d’une indétermination pleine de potentialités. Le phénomène d’humanité qui naît de cette interaction hors de toute mesure, de toute connaissance même, qui échappe donc à la complémentarité de Bohr parce qu’il est essentiellement contradictoire, n’est-il pas l’avènement de cette part de l’être que nous appelons l’Inconscient ?

De même que le langage est structuré par les deux modalités de la fonction symbolique : les principes d’union et d’opposition, de même l’Inconscient est structuré par... le Principe du contradictoire  (lire la définition) .

L’Inconscient primordial est affectivité pure, au cœur des consciences de consciences. Chacune des deux Paroles est créatrice, par la fonction contradictorielle, de « plus d’être », alors délivré de toutes attaches d’origine, délivré de ses matrices biologiques ; plus d’être, qui se présente ainsi comme pure grâce.

2. Réciprocité positive et réciprocité négative

Nous avons supposé que la réciprocité d’origine était organisée selon le principe du contradictoire, mais une fois reconnu que cette forme de réciprocité est la matrice de l’être, nous pouvons accorder à l’être lui-même l’efficience qui organise l’équilibre des forces antagonistes. Le principe du contradictoire devient donc une fonction de l’être : cette fonction, nous l’avons appelée la fonction contradictorielle.

Les deux principes de croisée et de liminarité complètent les principes d’opposition et d’union pour faire de la parole non plus seulement l’expression de ce qui est, mais une source de ce qui est à être. La parole, ainsi accomplie par la fonction contradictorielle, n’est pas seulement désignation et signification, mais création… Elle est verbe. Grâce aux deux Paroles, s’instaurent les organisations moniste et dualiste.

Mais il y a aussitôt différenciation de deux grandes orientations contraires. Car l’équilibre entre l’amitié et l’inimitié peut être relatif, et dès lors, si l’amitié prévaut, il se crée un système de réciprocité positive. Ou bien l’inimitié domine, et c’est la réciprocité négative qui devient caractéristique de la communauté.

Mais que devient le principe du contradictoire ?

Dans la réciprocité positive, l’hostilité se transforme en compétition entre les uns et les autres. L’hostilité devient le moteur de la concurrence pour être « le plus grand » en termes de prestige. L’équilibre de l’organisation dualiste est transformé en dialectique du don. L’unidimensionnalité de la polarité dialectique est la source d’une objectivité qui s’affirme comme pouvoir. Le pouvoir de l’un provoque une revendication d’autrui ; revendication soit de la restauration du réciproque, soit d’une même prétention au pouvoir, prétention qui dénature la réciprocité et la transforme en son contraire : une relation d’intérêts concurrents.

Cette différenciation entre réciprocité négative et positive correspond à la surdétermination du sentiment de l’être par la représentation de ses actualisations. Lorsque ces actualisations sont des dons, voici que l’image de ces dons, le prestige, vient mesurer la force de l’être. « Plus on donne, plus on est ; mais plus on donne, plus on est grand ». Le don superpose à la réciprocité sa force quantitative, et la conscience d’être devient la puissance du donateur. L’autorité de l’être parlant, la responsabilité de l’origine, devient la renommée, c’est-à-dire le pouvoir du don.

C’est la même chose pour la réciprocité négative.

Suivant que domine l’amitié ou l’inimitié, la réciprocité primitive donne donc naissance à la dialectique du don ou à la dialectique de la vengeance. Mais les deux dialectiques s’équilibrent soit dans la communauté elle-même, où le chef politique fait jeu égal avec un “sorcier” maître des sorts maléfiques, soit par le partage du champ social en deux domaines, l’un de réciprocité positive, interne, l’autre de réciprocité négative, externe ; ou bien l’inverse : l’un interne de réciprocité négative et l’autre externe de réciprocité positive (comme, par exemple, chez les Jivaros du Pérou et de l’Equateur).

Il nous faudrait donc étudier désormais le déploiement de l’organisation moniste d’une part, dualiste d’autre part, sous ces deux angles de vue : la réciprocité positive et négative [3].

3. La structure ternaire

Si l’association de figures concentrique et diamétrale ne signifie pas le passage de la réciprocité généralisée à une réciprocité restreinte, doit-on maintenir la priorité de la réciprocité généralisée ; et si non, d’où vient la réciprocité généralisée, et que signifie-t-elle ?

La structure ternaire (la figure la plus simple de la réciprocité généralisée) est l’emblème d’une relation circulaire qui peut compter un nombre indéfini de partenaires. Je puis, par exemple, recevoir de l’un pendant que je donne à un autre, et ainsi de suite jusqu’à ce que le dernier donne au premier. Dans une structure ternaire, le donateur n’a plus besoin que son donataire lui donne réciproquement puisqu’il reçoit d’un autre. Il reçoit de cet autre et acquiert une conscience de donataire qui se rencontre avec sa conscience de donateur. Il est toujours le siège d’une double conscience. Du point de vue de la fonction contradictorielle, l’essentiel est que chacun reste toujours donnant d’un côté, recevant de l’autre. Dans la réciprocité binaire, il est nécessaire que le donataire soit aussi donateur. Chacun est ainsi dépendant de l’initiative de l’autre. Dans un système de réciprocité généralisée, un donateur doit aussi être le donataire d’un autre, mais cet autre n’est pas déterminé. Le donateur a l’initiative de le choisir. Il ne dépend que de lui-même qu’il ait toujours une conscience de conscience en donnant à qui que ce soit et en acceptant le don d’un donateur quel qu’il soit.

La réciprocité généralisée a l’avantage de permettre à chacun d’être à l’initiative de sa conscience de conscience de donataire et donateur. La structure ternaire permet donc d’intégrer la fonction contradictorielle à l’initiative du donateur. La structure ternaire correspond à l’individuation de l’être.

Cette structure ternaire instaure l’individuation de l’être mais aussi son universalisation car elle ouvre la relation de réciprocité sur l’infini. Les chaînes de donateurs peuvent, en effet, être sans limites, alors que la structure de la réciprocité binaire enferme les donateurs dans un système immédiatement saturé.

Figure 1
Figure 1

Mais le don ne circule pas obligatoirement dans un seul sens. Il peut se réfléchir quelque part et circuler donc dans les deux sens. Le tiers intermédiaire acquiert alors un double rôle vis-à-vis de lui-même, il est à lui seul le siège de la contradiction des deux consciences, la source du sentiment de l’être, la source de la parole. L’être devient synonyme de responsabilité. Mais vis-à-vis de ses partenaires, il se trouve occuper la place qui est au centre d’une symétrie bilatérale de réciprocité :

Figure 2
Figure 2

Il occupe donc la place idéale de leur Parole d’union. Il est le “Il” qui dit “je”. Son jugement doit aux autres de respecter leur vérité commune. Alors, l’être est synonyme de la justice. La justice est directement fondée comme vérité-pour-autrui.

La structure ternaire fait apparaître les notions de responsabilité et de justice. Lorsqu’il est le sujet de la parole, parce que le siège des deux consciences antagonistes, l’individu est “responsable” puisqu’il est l’être-qui-ne-peut-pas-déroger-à-la-vérité. Le sujet est responsabilité. Mais lorsqu’il est le centre entre deux vis-à-vis et qu’il incarne leur Parole d’union, il est leur vérité commune et unique. Il est la justice. Il faut observer encore que la Parole d’union de ses deux partenaires devient équivalente de la Parole d’opposition. La structure ternaire permet à la Parole d’union d’être l’homologue de la Parole d’opposition. Elle identifie la parole universelle et la parole singulière. La complémentarité, au sens de Bohr, des deux Paroles prend sa source dans une conjonction contradictoire qui donne sens à leur deux expressions : le sens de la justice est celui de la responsabilité. Dans l’organisation moniste, le centre se transforme en tiers intermédiaire entre ceux qui donnent de façon centripète, et ceux qui reçoivent de façon centrifuge.

Enfin, la réciprocité peut être rapportée aux arbres, aux rivières, aux montagnes, aux astres, aux animaux, interprétés comme donateurs. Et l’être paraît émerger d’un au-delà. Les communautés polynésiennes, qui ont étendu la réciprocité à l’au-delà de l’univers, nomment cette efficience le mana. Une telle structure ternaire suppose qu’il y ait plusieurs donateurs possibles, c’est-à-dire qu’elle suppose le préalable d’un système où les membres de la communauté ont déjà la compréhension des termes de donner et recevoir. Elle semble donc ne pouvoir naître que de la complexification de la structure binaire. Mais il suffit d’imaginer une organisation dualiste complexe pour que les uns et les autres deviennent les centres d’une relation ternaire. Par exemple, les pôles d’une structure de parenté à huit classes sont chacun le centre d’une relation ternaire. B reçoit de A mais donne à C, fils de A, etc... Or, une telle structure est originaire, car entre deux familles qui se rencontrent, chaque homme a une sœur et aura un fils et une fille, c’est-à-dire qu’il existe dès la première structure de parenté huit pôles. Sans doute est-ce par la structure la plus complexe des structures élémentaires de la parenté que tout a commencé.

Les deux thèses des Structures élémentaires de la parenté (primauté de la réciprocité binaire) et de Anthropologie structurale (primauté de la réciprocité ternaire) sont toutes les deux vraies à condition de ne pas imaginer que l’une prévaut sur l’autre. On peut lire une illustration de cette relation entre formes binaire et ternaire dans ce commentaire de Sahlins du système matrimonial des Moalans où l’auteur emploie une terminologie très proche de la nôtre :

« Les Moalans prescrivent le mariage entre cousins croisés... Mais il existe une stipulation matrimoniale supplémentaire (…) : les premiers cousins croisés n’ont pas le droit de se marier entre eux ; le conjoint potentiel le plus proche devient un deuxième cousin croisé (par exemple, la fille de la fille du frère de la mère de la mère)… Celles-ci sont classées avec les premiers cousins croisés en terminologie de parenté. Techniquement, le système qui en résulte est “Aranda” eu égard à ses quatre segments s’inter-mariant, bien qu’il lui manque l’élaboration terminologique en un système à huit sections (…) Le modèle logique de mariage avec le second cousin croisé est celui de quatre lignées (…) Il est important de remarquer toutefois que la formation sociale est à la fois ternaire, binaire et quaternaire (…) Considéré dans son ensemble, le domaine de la parenté est composé de deux “sortes” de gens, les parents consanguins et les parents par alliance. Par la règle de mariage, cet univers dualiste de parents est inférieurement différencié en quatre lignées. Cependant, les règles de mariage empêchent la répétition d’alliances entre deux lignées paternelles sur des générations consécutives, si bien que sur un laps de temps relativement bref, chaque famille est liée à deux groupes opposés de parents par alliance, dans une relation de donneurs de femmes à certains, de preneurs de femmes à d’autres. Ceci est l’élément triadique ». Mais la structure à quatre parties « est une condition nécessaire de la structure triadique » [4].

(Ouvrons une parenthèse : La structure triadique est composée des « parents paternels immédiats d’ego, du groupe des frères de la mère vis-à-vis desquels ego est vasu ou “sang sacré” dra tabu, et du groupe des fils de la sœur, objet d’un respect correspondant. » Ceux-ci, comme receveurs de femmes, occupent une place prééminente. On voit apparaître ici un principe de hiérarchie comme un attribut de la relation ternaire, bien que l’on soit dans une extension d’une relation binaire en principe égalitaire : c’est une autre caractéristique de la réciprocité généralisée. La hiérarchie est un autre terme pour dire l’union).

La réciprocité restreinte et la réciprocité généralisée sont données ensemble dès les origines. La naissance de la structure ternaire s’accompagne enfin d’une hiérarchie due à la circularité des dons dans le sens de la vie et de la génération. Lorsque les deux Paroles d’union et d’opposition sont associées, leur relais donne au mouvement de l’être une double résolution : tantôt l’union ramasse l’être social dans une totalité et lui confère son universalité, tantôt l’opposition divise cette universalité en singularités qui apparaissent comme la négation de l’unité voire son aliénation dans le particulier. Mais, entre l’un et l’autre est le cœur du système lui-même : le contradictoire.

4. Le principe de complémentarité de Bohr

Nous aurons recours à Stéphane Lupasco pour introduire le principe de complémentarité de Bohr [5]. Au XIXe siècle, la Science imaginait que la logique de la nature était la logique de non-contradiction. Cette logique repose sur le postulat qu’une idée ne peut être communiquée, reçue et comprise, que si elle n’est pas contradictoire. C’est le principe dit de “contradiction”.

Ce postulat rencontrait pourtant une difficulté : la substance ultime de l’univers était-elle homogène, continue, comme une boule de caoutchouc qui ensuite subirait des déformations, ou bien était-elle discontinue, formée d’innombrables particules hétérogènes qui se combineraient entre elles de façon plus ou moins heureuse, comme un jeu de construction ? éther ou atomes ?

Les deux thèses étaient logiquement possibles puisque chacune d’elle reposait sur le principe de contradiction : la matière était dite homogène (continue) ou hétérogène (discontinue) mais non pas les deux à la fois. Les deux thèses disposaient chacune d’arguments, mais elle ne pouvaient être simultanément vraies.

Au XIXe siècle, il semblait que le débat, qui remontait à la plus haute antiquité entre “continuistes” et “discontinuistes”, devait être bientôt tranché grâce aux progrès des techniques. Mais nul n’imaginait que le principe de contradiction lui-même serait un jour désavoué et que tout le monde aurait tort. On peut aborder cette révolution avec la question de la nature de la lumière. Des expériences irréfutables démontrent qu’elle est de nature ondulatoire (les interférences de Young) : tout rayonnement est comme une sphère qui se dilate très vite. Or, à peine la théorie ondulatoire triomphe-t-elle, voici que le rayonnement de certains objets, les corps noirs, paraît ne pas être homogène. Leurs mesures expérimentales sont différentes de celles prévues par la théorie. Pour résoudre la difficulté, Max Planck a recours à ce qu’il croit lui-même n’être qu’un artifice mathématique : il associe à la valeur continue de l’onde (ν) une valeur discontinue (h), la fameuse constante de Planck. Ce recours mathématique rend compte des discontinuités observées. Planck pense que ce découpage de l’onde en morceaux par le corps noir est dû à l’échange entre le rayonnement et la matière du corps noir. L’onde passerait dans des sortes de résonateurs matériels qui seraient la cause de cette segmentation.

Einstein décide au contraire de considérer cet aspect corpusculaire comme une réalité du rayonnement électromagnétique et propose une nouvelle théorie, la théorie des quanta. Des expériences également irréfutables soutiennent sa thèse (l’effet photoélectrique, l’effet Compton). La lumière se révèle donc homogène (onde) avec les expériences d’interférence, hétérogène (quanta) selon d’autres expériences ! La choses est si paradoxale, qu’Einstein imagine que l’effet ondulatoire est seulement macroscopique, et Bohr l’inverse : c’est l’aspect corpusculaire qui serait statistique…

Quelques années plus tard, Louis de Broglie propose l’idée que tout, dans l’univers, soit tissé d’événements élémentaires construits sur le même principe qui associe contradictoirement l’homogène et l’hétérogène (onde et corpuscule). Son hypothèse est immédiatement couronnée de succès. Là, l’homogène domine, et ici l’hétérogène ; mais quelle que soit la formule, la non-contradiction n’est jamais absolue, et tout événement peut donc être décrit soit comme un phénomène ondulatoire, soit comme un phénomène corpusculaire, en fonction de l’expérience qui permet d’en prendre connaissance.

Pour le moins, la logique de non-contradiction avec laquelle les scientifiques et les philosophes rendent compte des phénomènes qu’ils observent est différente de celle du réel. Quelle que soit l’actualisation dominante qui le caractérise, plus grande homogénéisation ou plus grande hétérogénéisation, il demeure en partie contradictoire. Une part d’antagonisme reste toujours en acte et irréductible. Aucun événement ne peut jamais être réduit à une objectivité pure.

Le coup de grâce aux doctrines classiques est porté par Heisenberg. Les relations d’Heisenberg précisent l’irréductibilité du contradictoire dans tout événement naturel par la mesure des incertitudes relatives à l’interaction de l’événement et de sa mesure. Il n’est donc pas possible de dissocier la réalité d’un phénomène de l’expérience qui le révèle. Autrement dit, il n’existe pas d’élément de réalité “en soi”. Toute réalité est une interaction de l’instrument de mesure et de l’événement mesuré. Cette interaction ne peut aboutir à une objectivité absolue de l’événement observé. Selon l’appareillage avec lequel on mesure un événement microphysique, on le manifeste comme une hétérogénéisation ou comme une homogénéisation (onde ou corpuscule), mais il est impossible de le réduire complètement à l’une ou l’autre de ces deux actualisations. Puisque toute mesure est limitée par une contradiction irréductible, une indétermination subsiste toujours dans le phénomène actualisé lui-même. Cette irréductibilité n’est pas une faute de précision dans la mesure, elle est due à ce que l’événement se réalise sous une forme donnée par son interaction avec ce qui le révèle, c’est-à-dire que cette indétermination est constitutive de l’événement lui-même. Ne pas tenir compte de cette interaction par une approximation qui le ferait apparaître comme seulement homogène ou hétérogène, voici ce que l’on peut qualifier de « faute de précision ».

La précision absolue est de définir l’indétermination réciproque de deux expériences contradictoires. Cette précision a pu être exprimée mathématiquement. Ce sont les relations d’indétermination de Heisenberg. La réalité “objective”, telle qu’on l’imaginait au XIXe siècle, est donc inconnaissable parce qu’elle n’existe pas : cette inconnaissabilité, c’est la part du contradictoire.

Einstein résistera tout sa vie à l’idée que la réalité ultime ne soit pas totalement non-contradictoire. Louis de Broglie n’acceptera pas non plus la réalité du contradictoire qu’il croit être une manière de considérer les choses en l’attente de découvrir l’univocité dernière de la matière. Bohr, Pauli, Heisenberg et aujourd’hui la majorité des théoriciens de la Physique, voient les choses autrement : Bohr a proposé de mesurer l’une des deux actualisations relatives de l’événement quantique, puis l’autre, et de considérer ces mesures comme complémentaires. D’où le principe dit de complémentarité. Le principe de complémentarité relie deux mesures, l’une qui actualise l’événement en une homogénéité presque parfaite – cette homogénéité correspond à la Parole d’union – l’autre qui, au contraire, l’actualise sous la forme d’une opposition corrélée de singularités, correspond à la Parole d’opposition. Bohr appelle donc complémentaires deux actualisations exclusives l’une de l’autre pour pouvoir les projeter dans le plan de la logique classique.

Mais l’une de ces actualisations peut toujours se transformer en son contraire, comme si elle possédait une mémoire de l’actualisation antagoniste de la sienne. Einstein a déjà montré, avec le principe de l’équivalence de la masse et de l’énergie, cette équivalence. Dès lors, Lupasco postule que tout événement est une actualisation redoublée de la potentialisation, ou virtualisation, de la dynamique antagoniste qu’il considère comme la mémoire de son contraire et qu’il appelle une conscience élémentaire  [6].

Lupasco va plus loin que Bohr. Il lie le réel à la conscience élémentaire sous la forme d’une relation de contradiction irréductible : le principe d’antagonisme [7]. Selon ce principe, toute actualisation (réel) est conjointe à la potentialisation de son contraire (on considère cette potentialisation comme une conscience élémentaire). Le monde est la fois énergie et conscience élémentaire. Une illustration remarquable de ce principe est le développement de ce que Weiszäcker appelle les états coexistants. Parmi les états coexistants, il en est un où aucune actualisation ne prend le pas sur une actualisation contraire ; ce qui peut se dire : où chaque actualisation est simultanément neutralisée par une actualisation contraire. En termes de potentialisation ou de conscience, cette neutralisation conduit à un état intermédiaire entre deux consciences élémentaires antagonistes où Lupasco a reconnu le déploiement de l’“énergie psychique” sous la forme de conscience de conscience.

5. L’actualisation des deux Paroles

Le sentiment de l’être se manifeste par la parole. Celle-ci apparaît comme une manifestation non-contradictoire du contradictoire. Elle s’inscrit dans deux dynamiques contraires permettant au contradictoire deux actualisations : les deux Paroles.

Chacune des deux Paroles, appelées Parole d’union et Parole d’opposition, exprime donc l’être en une actualisation non-contradictoire.

La Parole d’opposition fixe le sens entre deux images opposées qui ont néanmoins chacune leur propre réalité : Ombre-Lumière, Haut-Bas, Est-Ouest, Aval-Amont, etc. On ne peut pour autant réduire le sens à une adéquation de l’être à ces opposés, comme si l’être était partagé en deux parties et comme si chacune trouvait sa complémentaire dans l’autre à la manière d’un tenon sa mortaise. La Parole ne demeure pas rivée aux valeurs propres du signifiant. La Parole est l’expression de l’être contradictoriel par un signifiant non-contradictoire et reproduit immédiatement des structures contradictoires à partir de l’opposition de ses valeurs complémentaires en les inversant, comme si le Haut pouvait avoir les attributs du Bas et le Bas les attributs du Haut, ou comme si la moitié dite d’en haut alternait ses prérogatives avec la moitié d’en bas. Elle associe l’ombre à la lumière, qu’elle oppose à l’ombre à laquelle elle associe la lumière. Si la Parole d’opposition oppose le Noir et le Blanc, le Noir contient déjà le Blanc, et le Blanc le Noir, comme si le Noir était a priori rayé de Blanc et le Blanc rayé de Noir. Le Noir domine lorsque l’être qui parle choisit de s’exprimer par le Noir, mais la dominance du Noir souligne alors simplement la présence du Je, c’est-à-dire la manifestation comme sujet du Tiers.

Le principe dualiste obéit donc au principe du contradictoire, que nous appelons désormais la fonction contradictorielle. La fonction contradictorielle a ici pour résultat que l’ennemi est désigné pour être aussi l’ami, et l’ami pour être l’ennemi. (Sans elle, le principe d’opposition dirait : nous sommes amis et les autres sont nos ennemis). Elle explique que les organisations dualistes s’expriment par la réciprocité positive en même temps que par la réciprocité négative. L’équilibre entre la rivalité et la solidarité rétablit les conditions du contradictoire. La parole fonde donc l’autre comme autre soi-même. L’autre n’est plus seulement le différent, il est le vis-à-vis ou encore l’égal. Mais il n’est pas l’identique, il n’est pas le même, il est appelé par la réciprocité au contradictoire. Toute parole est un appel de parole, une nécessité de la parole de l’autre. Elle traduit non seulement le principe d’opposition, mais encore la réciprocité à partir de laquelle se reconstruit ce que nous appellerons désormais l’être contradictoriel.

Les conditions dans lesquelles peut naître le contradictoire : donner, prendre, aimer, épouser, protéger, défendre, tuer, etc. s’expriment aussi en termes complémentaires. La Parole d’opposition intéresse autant l’être contradictoriel que les dynamismes mobilisés par la réciprocité pour lui donner naissance.

Dès le moment où nourrir et être nourri, par exemple, sont réciproques, les deux notions ne seront pas seulement opposées mais rendues équivalentes. La réciprocité qui permet cette équivalence est à son tour programmée dans l’énoncé de la parole : “Nous vous donnons lorsque vous prenez”, cette relation complémentaire implique la relation complémentaire inverse que “vous donniez quand nous prenons”. Le principe du contradictoire implique que si donner veut dire donner, il est réversible en recevoir. Donner contient donc recevoir, il contient sa contradictoire, et recevoir contient donner. De la même façon, l’opposition “sœur-épouse” signifiera que ma sœur est l’épouse de l’autre en même temps que la sœur de l’autre est mon épouse. De même, l’ami ou le frère est l’ennemi ou l’époux de l’autre, etc…

La parole ouvre donc un espace à la confiance, un temps à ce qui ne passe pas, tout autre chose que l’immédiate compensation de l’échange. C’est le sens qui se déploie dans la réciprocité,et qui tient lieu d’équivalent dans l’échange. C’est le sens même qui est la joie de la conscience plus que la consommation biologique des signifiants. La réciprocité n’est pas réductible à un échange qui remplace un objet par un autre et referme toute relation inter-subjective sur l’intérêt privé, mais la confrontation permanente, le face à face pérennisé d’actions antagonistes qui sont comme les murs d’une demeure imaginaire.

Lorsque le principe du contradictoire échappe aux conditions qui lui ont donné naissance dans la nature, il manifeste son efficience propre, et les paroles, à présent, s’appellent entre elles. Et dès lors l’homme s’affranchit de toute nature. Alors que l’être contradictoriel résulte à l’origine de la réciprocité, entre forces physiques et biologiques, il devient inhérent au langage.

On doit ces remarques à Emile Benveniste :

« La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie “je” qu’en m’adressant à quelqu’un qui sera dans mon allocution un “tu”. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne car elle implique en réciprocité que “je” devient “tu” dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par “je”. C’est là que nous voyons un principe dont les conséquences sont à dérouler dans toutes les directions. Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet en renvoyant à lui-même comme je dans son discours. De ce fait, “je” pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est à “moi”, devient mon écho auquel je dis “tu” et qui me dit “tu”.
 
La polarité des personnes, telle est dans le langage la condition fondamentale dont le procès de communication, dont nous sommes partis, n’est qu’une conséquence toute pragmatique. Polarité d’ailleurs très singulière en soi, et qui présente un type d’opposition dont on ne rencontre nulle part, hors du langage, l’équivalent. Cette polarité ne signifie pas égalité ni symétrie : “ego” a toujours une position de transcendance à l’égard du “tu” ; néanmoins, aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre ; ils sont complémentaires mais selon une opposition “intérieur/extérieur” et en même temps, ils sont réversibles. Qu’on cherche à cela un parallèle, on n’en trouvera pas. Unique est la condition de l’homme dans le langage. Ainsi tombent les vieilles antinomies du “moi” et de l’“autre”, de l’individu et de la société, dualité qu’il est illégitime et erroné de réduire à un seul terme originel, que ce terme soit le “moi” qui devrait être installé dans sa propre conscience pour s’ouvrir alors à celle du “prochain”, ou qu’il soit au contraire la société qui préexisterait comme totalité à l’individu, et d’où celui-ci ne se serait dégagé qu’à mesure qu’il acquerrait la conscience de soi. C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité » [8].

Deux thèses, celle de la confusion primitive des représentations collectives de la horde d’où émergeraient les individus en faisant valoir progressivement leurs intérêts, et celle d’un inné biologique qui ferait des hommes tous des égaux prêts à l’échange, sont ici dénoncées au profit d’une structure de réciprocité d’origine où la conscience humaine, c’est-à-dire l’être comme Tiers de la relation de réciprocité, s’exprime comme sujet grâce à une opposition complémentaire et réversible.

À l’intérieur de cette parole duelle, réciproque, il y a l’être lui-même, le Tiers du contradictoire qui donne prééminence à celui qui prononce la parole. Le je est strictement réversible en tu, et malgré ce, il dit quelque chose de plus, une sorte de supériorité qui se manifeste par l’initiative de celui qui parle, qui renvoie au fait que c’est l’être qui parle, donc une prééminence nouvelle, singulière, transcendante puisqu’elle n’est pas réductible au moi de l’un, ni au moi de l’autre. Mais cette supériorité due à la naissance d’un sujet dans l’être n’est-elle pas la capacité de reconstruire la réciprocité pour celui qui parle ? Aussi, les deux termes sont-ils dans une opposition d’une certaine manière inégale puisque celui qui a l’initiative, celui qui parle et qui appelle l’autre à la réciprocité pour créer toujours plus d’être, définit une polarité et une finalité, un sens à l’acte d’être lui-même. “je-tu” est une “opposition” qui implique la réversibilité parce qu’elle émane du contradictoire, contient du contradictoire, parce que le contradictoire est sa source, sa vitalité, mais elle est polarisée, et cette polarisation dessine une finalité dialectique et une demande d’être relayée de sorte à créer et recréer du contradictoire.

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Notes

[1] BOHR, Niels. Physique atomique et connaissance humaine. Paris, Gauthier-Villars, 1972.

[2] Voici comment Bohr présentait le problème épistémologique posé par la Physique quantique aux anthropologues de cette époque et comment il définissait la réalité du phénomène d’une part et la complémentarité d’autre part : « En théorie de la relativité, le point décisif avait été de reconnaître que des observateurs en mouvement les uns par rapport aux autres devaient décrire le comportement d’objets donnés de manière essentiellement différentes. L’élucidation des paradoxes de la physique atomique a révélé le fait que l’interaction inévitable entre objets et appareils de mesure fixe une limite absolue à notre possibilité de parler d’un comportement des objets atomiques qui soit indépendant des moyens d’observation. Nous nous trouvons ici en face d’un problème épistémologique tout nouveau pour les sciences de la nature. Jusqu’alors, toute description de faits d’expérience reposait sur l’hypothèse inhérente aux conventions ordinaires du langage qu’il est possible de faire une distinction nette entre le comportement propre des objets et les instruments d’observation. Cette hypothèse est pleinement justifiée par notre expérience journalière ; bien plus, elle constitue la base de la physique classique et celle-ci a atteint une perfection merveilleuse grâce justement à la théorie de la relativité. Mais dès que nous nous occupons de phénomènes tels que les processus atomiques individuels qui, de par leur nature même, sont essentiellement déterminés par l’interaction entre les objets étudiés et les appareils de mesure nécessaires pour définir les conditions de l’expérience (…), aucun renseignement sur un phénomène qui se trouve en principe hors du champ de la physique classique ne peut être interprété comme une information sur les propriétés indépendantes des objets : ce renseignement est intrinsèquement lié à une situation définie dont la description implique essentiellement les appareils de mesure en interaction avec les objets (…) ». Niels BOHR. « Le problème de la connaissance en physique et les cultures humaines ». Allocution faite au congrès International d’Anthropologie et d’Ethnographie. Copenhague, août 1938. In Physique atomique et connaissance humaine, Paris, Gauthier-Villars, 1972, pp. 33-46.

[3] Dans son analyse du principe de réciprocité, Lévi-Strauss (Cf. Les structures élémentaires de la parenté) a décrit ce phénomène à partir d’un fait universel qu’il observe dans un petit restaurant populaire du Languedoc (France). Voilà que des étrangers se retrouvent à des tables voisines ou à la même table commune. Devant chaque convive se trouve un pichet de vin identique. Lévi-Strauss observe que le rapprochement à la “même table” de personnes “étrangères” crée une situation contradictoire. Alors, l’un des Occitans verse de son pichet de vin dans le verre de l’autre. Quelques instants plus tard, ce dernier rend la pareille. La réciprocité de cette parole silencieuse rétablit donc du contradictoire, car si dans un premier temps en donnant du vin l’un devient donateur et l’autre donataire, avec la réciprocité, le donataire devient aussi donateur et le donateur également donataire. Dès que cette situation du contradictoire est rétablie, la conscience qui en résulte se manifeste, et la conversation s’engage. Au vin, succèdent les paroles. Cette conversation établira une série de points communs, distanciés d’une toute aussi importante série de réticences ou démarcations. Tout l’art de la conversation sera de garder la bonne distance entre la familiarité et la réserve. Les Occitans, par l’offre du vin, ne font que retrouver ou perpétuer un geste fondateur de la communauté humaine. Mais Lévi-Strauss remarque que si l’étranger refuse le vin ou la conversation, rien ne revient jamais comme avant. L’homme ne sera plus l’étranger indifférent, il sera l’adversaire, reconnu partout dans le monde, où qu’il aille, comme l’ennemi personnel de celui dont il a refusé le vin. L’un ne peut plus être que l’ami ou l’ennemi de l’autre. L’efficience de l’être est une force du réel !

[4] SAHLINS, Marshall. Au cœur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle. Paris, Gallimard, 1980, pp. 45-46.

[5] LUPASCO, Stéphane. L’expérience microphysique et la pensée humaine. Paris, PUF, 1941.

[6] LUPASCO, S., op. cit.

[7] LUPASCO, S. Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie. Paris, Hermann, 1951.

[8] BENVENISTE, Emile. Problèmes de linguistique générale. Paris, Les Editions de Minuit, 1966, p. 260.

 
Benveniste ajoute : « C’est un fait remarquable - mais qui pense à le remarquer tant il est familier ? – que parmi les signes d’une langue, jamais ne manquent les “pronoms personnels”. (…) Or, ces pronoms se distinguent de toutes les désignations que la langue articule, en ceci : ils ne renvoient ni à un concept ni à un individu. (…) À quoi, donc, “je” se réfère-t-il ? À quelque chose de très singulier qui est exclusivement linguistique : “je” se réfère à l’acte de discours individuel où il est prononcé, et il en désigne le locuteur (…). Il est donc vrai à la lettre que le fondement de la subjectivité est dans l’exercice de la langue. (…) Le langage est ainsi organisé qu’il permet à chaque locuteur de s’approprier la langue entière en se désignant comme “je”. » (Ibid., pp. 261-262).

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