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janvier 2009

6. La coexistence des deux Paroles chez les Huni Kuin

Dominique Temple

Nous discuterons ici le travail de Deshayes et Keifenheim sur les Huni Kuin (plus connus sous le nom de Kashinawa) qui vivent dans la forêt amazonienne de l’ouest du Brésil [1].

La société des Huni Kuin est organisée en deux moitiés : les Inubake et les Duabake.

« Ces deux moitiés sont subdivisées par les deux sexes de sorte que nous trouvons quatre parties : les Inubake se subdivisent en Inubake pour les hommes et Inanibake pour les femmes. De même, les Duabake se subdivisent en Duabake pour les hommes et en Banibake pour les femmes. (…) Chacune des quatre parties est redivisée une troisième fois en deux groupes de générations alternées : groupes d’identités s’il en est, à l’intérieur desquels se perpétuent les noms et les identités individuelles du grand père au petit fils, du vieillard à l’enfant » [2].

Aucun doute : les Huni Kuin sont un modèle d’organisation sociale dualiste. Ils en donnent eux-mêmes une version imagée à travers leur mythe des origines dont voici un résumé :

« Un jour, il se mit à pleuvoir très fort comme souvent en cette saison mais cette fois-ci la pluie ne s’arrêta pas ; tant et si bien que les sources et les fleuves débordèrent. La seule qui arriva à se sauver fut Nete Bekun (Nete : “étoile” ; bekun : “aveugle”). (…) À la décrue, elle se retrouva seule sur la terre. Pleurant ses parents jour et nuit, elle remplit quatre calebasses de ses larmes (…). Des quatre calebasses sortirent dans l’ordre : un garçon, deux filles et un garçon : Inu, Inani, Banu, Dua » [3].
 
« Appliqués aux quatre parties de la société des Huni Kuin, les groupes de générations alternées engendrent huit “shutabu” (classes) » [4].
Figure 1
Figure 1
Ensemble des relations possibles pour un homme (Schéma selon Deshayes et Keifenheim, ibid., p. 122.).

Voilà donc un système classificatoire fondé sur le principe d’opposition. Ce système est, comme le dit Jaulin lui-même, l’ordre kashinawa. Deshayes et Keifenheim proposent donc une première définition de l’Autre, qu’ils appellent l’Autre de l’intérieur :

« Il n’existe pas, bien sûr, une moitié du “Soi” et une moitié de “l’Autre”. L’Autre et le Soi étant des ensembles définis relationnellement, ils ne se construisent que dans des relations réciproques. Ainsi chaque membre d’une moitié est pour un autre membre de cette même moitié quelqu’un du “Soi” alors qu’il est pour un membre de la seconde moitié quelqu’un de “l’Autre” » [5].

Ils respectent donc ici la terminologie lévi-straussienne. Or, c’est dans cette société, qui pourrait être un prototype du système dualiste, que les auteurs vont mettre en évidence une tout autre organisation, l’organisation que nous avons qualifiée de moniste  (lire la définition) .

« Si ce système définit explicitement un Autre-allié, il définit implicitement un nouveau Soi constitué des deux moitiés totémiques et un nouvel Autre rejeté dans l’inconnu. Ce nouveau Soi, ce sont tous ceux qui ont une place dans ce système relationnel décrit précédemment. Le nouvel Autre, ce sont les étrangers, ceux qui ne sont rien au regard de ce système » [6].

Deshayes et Keifenheim se réfèrent désormais aux catégories de Robert Jaulin. Les gens du Soi sont des gens du Même. Ils sont les gens qui se retrouvent les uns les autres par référence à la communauté de biens et de valeurs qui les unit.

« Ce Kuin “fermé”, dit Jaulin, idéal, endogamique correspond à un modèle langagier dont l’objet est de différencier : la frontière est théorique, elle ferme le “Kuin” sur lui-même, mais ne postule ni des relations négatives, ni la certitude de la non-relation avec l’autre ; elle n’est à cet égard que silencieuse » [7].

Différencier veut dire désormais s’extraire du chaos, témoigner de quelque chose qui se reconnaît par rapport à ce qui lui est indifférent. La frontière ne démarque pas un autre soi-même, mais le non-Soi. Elle reste silencieuse sur ce qui n’est pas à l’intérieur d’elle-même, aveugle sur ce qu’elle n’enclôt pas. L’Autre de Jaulin n’est pas défini par une négation, mais par l’indéfini. Un indéfini au bord de ce qui est défini, pour ne pas être une négation, pose une difficulté logique, car les Huni Kuin nomment néanmoins le non-Soi : “kuinman”.

Notons d’abord ce qu’affirme le mythe des Huni Kuin :

« Les Huni Kuin apparaissent après le déluge. Ce sont les enfants de Nete Bekun ; Les ancêtres d’avant le déluge sont les Hiri. Ceci est important et montre que l’émergence de la division interne Inu/Inani/Dua/Banu est simultanée de celle de la division Huni Kuin/Huni Kuinman » [8].

On remarque aussi le nom de la mère unique qui allie deux termes contradictoires étoile aveugle. On pourrait dire encore que la Parole d’opposition est simultanée de la Parole d’union. Quant aux ancêtres d’avant le déluge, ils ne sont pas kuinman, indéfinis, étrangers. Ils ne sont donc ni présents dans la Parole d’opposition, ni présents dans la Parole d’union, mais ils en sont la source. La simultanéité des deux Paroles entraîne la compétition des deux principes d’organisation sociale contraires. Les auteurs illustrent cette double logique :

« En même temps que l’on assigne avec qui on doit se marier et que par là on dit qui est l’Autre-allié, on distingue le Soi et cet Autre-allié formant l’unité des Huni Kuin du reste des hommes qui vivent sans ces règles : les Huni Kuinman. Ceci pour dire qu’il n’y a aucun principe de primauté sur ce que nous appelons “première” conception de l’Autre par rapport à la “seconde” » [9].

Cependant, l’homme doit prendre son épouse dans les femmes ain, c’est-à-dire de la moitié différente et de même génération. Or, seules sont « Kuin » les filles de ses kuka kuin ou de ses achi kuin, c’est-à-dire des frères de sa mère ou des sœurs de son père, ses cousines croisées. Kuin signifie donc ici ce qui est conforme à la règle de réciprocité bilatérale la plus stricte (l’échange restreint de Lévi-Strauss). Les autres sont dites « kuinman ».

On pourrait donc penser que Kuin veut dire vrai. Kuin serait un adjectif. Serait vrai tout ce qui serait régi par le système classificatoire. Tout pourrait être défini selon la même méthode : le village (Mae) est kuin s’il est créé par deux hommes qui sont doubles cousins croisés. Les autres sont kuinman, et leur existence sera passagère.

« “Mae kuin” : village “idéal” fait de huit classes à partir de deux hommes cousins croisés. Tout autre village est “mae kuinman” » [10]

Il semble que l’on pourrait se contenter de l’idée de perfection ou de vérité pour définir le kuin. Mais l’idée de kuin, si elle inclut celle de perfection d’une communauté de huit classes exogamiques, est aussi l’idée d’une totalité de partage. kuin, c’est la totalité idéale de l’humanité. Le terme kuin désigne tout ce qui est propre aux Huni Kuin : les plantes qu’ils cultivent, par exemple, tandis que les plantes cultivées par les Blancs sont kuinman. Les hommes kuin sont les hommes qui respectent les principes kuin. Les autres sont Huni Kuinman.

Huni Kuin est un nom générique qui regroupe dans l’unité tous ceux qui obéissent au même système classificatoire. Mais il ne désigne pas ce qui est préalablement défini ou classé par la Parole d’opposition. Il désigne la même chose de façon différente. Pour faire saisir cette distinction, Deshayes et Keifenheim parlent d’une céramique faite dans la communauté, et de la même céramique faite à l’extérieur :

« Les Huni Kuin considèrent comme “shumu kuin” les seules jarres d’usage quotidien destinées à transporter du liquide. Les jarres rituelles, comme les autres objets de cérémonie ornés de dessins “kene” (expression de l’Identité), sont considérés comme “shumu kuinman”. Si donc “kuin” signifierait “vrai” ou “authentique” (…) les objets seraient d’autant plus “kuin” qu’ils porteraient la marque des identités “Huni Kuin”, à savoir les “kene”. Or, c’est le contraire qui se passe. Seuls les objets non-“keneya” sont “kuin”, c’est-à-dire seuls les objets qui ne portent pas la marque d’identité d’une quelconque personne » [11].

Mais, commente Jaulin :

« Lors même qu’elle semble n’avoir d’autre sens que de contenir, lors même qu’aucune “écriture”, aucun signe ne semble lui conférer une autre fonction que de contenir – telle la fonction identitaire exprimée par des dessins expressifs du propriétaire d’une jarre –, elle sera “kuinman” si elle est étrangère ; et elle sera d’abord, parce qu’elle appartient au domaine “kuinman” qui est celui du non-Soi, de “l’étranger”, de l’Autre » [12].

Du radicalement autre.

Une jarre du monde blanc n’est donc pas kuin, car elle n’appartient pas au champ de référence défini par l’univers kuin. Il faut encore que la jarre s’inscrive dans cette totalité. Cette inscription suppose qu’elle soit mentalement l’image de cet univers, qu’elle le réfléchisse. D’où le terme de réflexivité donné à ce type de totalité.

Le kuin est un concept de la totalité de l’être. Tout élément kuin répond à une définition propre au “domaine” (la domus que Le Roy Ladurie situe à l’origine de la parole religieuse), (le principe de maison de Lévi-Strauss) : les hommes, les jarres faites par les femmes de la communauté, les plantes cultivées par la communauté, les animaux domestiques, le village, etc., sont kuin. “Yuinaka kuin” : les animaux qui ne seraient mangés que par les hommes et non également par les esprits.

S’exprime alors l’originalité de la Parole d’union :

« Ainsi le “kuin” définit bien un ordre du Soi. Mais pour déterminer le Soi comme une unité le “kuin” le spécifie “réflexif”, c’est-à-dire un Soi qui n’aurait comme souci de n’avoir de relation qu’avec lui-même » [13].

Il est donc juste de dire avec Deshayes et Keifenheim que la même réalité est tantôt nommée par la parole classificatoire, la Parole d’opposition, tantôt par la Parole d’union. Les Kashinawa utilisent les deux Paroles. Kuin est l’unité des huit, le cercle qui inscrit le carré. Kuin est principe d’unité, Parole d’union, qui veut dire à sa façon ce que veulent dire, à la leur, les huit classes Kashinawa.

La liminarité dédoublée chez les Huni Kuin, les frontières “kayabi” et “bemakia

Mais, alors, se pose la question : comment donner à la jonction du Soi et du non-Soi une forme qui ne soit pas d’opposition marquée ? Comment le Kuin, comme totalité de ce qui est défini, peut-il ne pas s’opposer à l’indéfini ?

Il faut imaginer un passage continu, une région intermédiaire, et par conséquent, un troisième terme. La frontière entre le Soi et le non-Soi devient ainsi une région indécise, au-delà ou en deçà du Soi. Alors que dans un système dualiste ceux qui sont hors de la réciprocité ne sont pas humains de la façon la plus abrupte qui soit, ici, le passage avec ce qui n’est pas la totalité humaine est paradoxalement progressif, au point que Jaulin, qui a défini le kuin comme totalité fermée parce que réflexive, a pu dire que le kuin était “ouvert”. Il y a en effet autour de ce qui est défini par les règles de l’ordre kashinawa, dès le moment où sa réalité est perçue par le principe d’union, une région d’approximation. Si le modèle, l’idéal ou le référent, se traduit par la parole kuin, tout un monde gravite autour de lui, plus ou moins parfait, plus ou moins intégré à la totalité, plus ou moins loin du centre focalisateur. Cette première région, qui est la zone d’influence du kuin, s’appelle chez les Huni Kuin “kayabi”.

Deshayes et Keifenheim proposent alors d’envisager la frontière du kuin non plus à partir du centre kuin, mais de l’horizon kuinman. Une autre région intermédiaire est en effet aussitôt appréhendée comme la zone d’influence, le plus souvent de menace ou d’oppression, de ce qui n’est pas kuin sur la société des Huni Kuin. Cette région intermédiaire est la partie d’humanité kuin modifiée (généralement meurtrie) par les êtres kuinman. Il s’agit d’une zone d’ombre qui s’étend sur le territoire normalement éclairé par la lumière kuin. Cette région, qui subit l’influence du dehors, est dite par les Huni Kuin “bemakia”.

Nous voyons la notion de l’Autre, selon Jaulin (l’Autre que Deshayes et Keifenheim appellent désormais Autre de l’extérieur), prendre corps d’une façon particulière, car cet Inconnu vient à se manifester et à affecter l’ordre du kuin. Reconnaître l’ombre portée de l’“autre” sur le Soi, reconnaître les manifestations du non-Soi parce que subies par le Soi, confère au radicalement autre une présence réelle. Aussi, les auteurs voient-ils dans l’influence bemakia, l’efficience de l’étranger sur l’ordre kuin et en définitive la réalité même puisque la seule éprouvée, perçue et reconnue, de l’Autre de Jaulin. Désormais l’“autre” peut être défini. Les animaux non-kuin, par exemple, et qui sont la nourriture des étrangers, sont des animaux bemakia.

Le non-Soi a donc des attributs qui peuvent être appréciés par les dégradations ou affectations subies par le Soi. Le non-Soi n’est pas annulé dans le néant, il est au contraire perçu comme puissant. Si le kuinman ne peut être défini, puisqu’il est le contraire de ce qui peut l’être, il n’en est plus de même de son influence. Les effets subis par le kuin tracent en négatif le visage de l’Étranger. Bemakia est l’empreinte de l’“autre” inconnu sur le monde connu. Pour Deshayes et Keifenheim, le radicalement “autre” doit être ramené à cette définition : il est bemakia. Ainsi, l’“autre” n’est plus tant kuinman que bemakia et peut être désigné sans être opposé au kuin, sans référence avec l’ordre kuin. Une relation s’installe avec lui, une relation d’influences entre principes contraires :

« Ce qu’exprime “bemakia”, c’est l’Autre, l’Autre clairement défini dans un espace avec des habitudes qui lui sont propres et avec qui les relations, lorsqu’elles existent, ne sont pas de l’ordre de la reproduction du quotidien mais de l’ordre de l’exceptionnel » [14].

Logiquement, donc, dans cette perspective, bemakia :

« c’est une catégorie fermée et immuable au même titre que kuin. La liste des animaux “bemakia” est aussi close que celle des animaux “kuin”. À la différence de “kuin” qui exprime le Soi, “bemakia” caractérise l’Autre : non simplement en ce qu’il est non-Soi (le non-Soi est, nous l’avons dit, “kuinman”), mais dans sa spécificité » [15].

Le déplacement de la contradiction entre le Soi et l’“autre” (autre = kuinman devient autre = bemakia) s’accorde au fait que la Parole d’union rend impossible toute opposition complémentaire ; elle institue en lieu et place d’une opposition corrélative une superposition d’influences de principes contraires, de sorte que l’on peut dire :

« Le monde des “Huni Kuin” est bipolarisé : par le “kuin” d’un côté et par le “bemakia” de l’autre. Le “kuin” représente, bien sûr, le point de vue des Huni Kuin, le “bemakia” étant l’opposé spatialement et existentiellement : c’est l’Autre » [16].

Il faut donc à présent distinguer une bande frontière entre le kuin et le kuinman où se manifestent les influences du kayabi et du bemakia [17]. Les deux frontières ne se recouvrent pas. Kayabi est un kuin faible, impuissant ou altéré. Bemakia apparaît comme la puissance de kuinman d’altérer la réalité sociale des Huni Kuin. Cette bipolarité, les auteurs la voient projetée sur le sol : l’espace du village entouré d’une zone de forêt cultivée, puis de forêt traversée de chemins de chasse, enfin de forêt vierge. Le village est kuin, l’espace cultivé kayabi, la forêt chassée est dite habitée par les esprits, elle est donc bemakia, et la forêt profonde kuinman. Ils reconnaissent que :

« La zone de transition définit ici une situation de rencontre très forte puisqu’elle met en concurrence les hommes et les Esprits » [18].

Les auteurs situent désormais cette zone de passage comme un lieu d’affrontement des deux pôles, qu’ils ont définis précédemment, la forêt seulement peuplée par les esprits bemakia et le village habité par les Huni Kuin. Or, à l’intérieur du village toutes les relations sont de réciprocité positive, modelées par l’alliance de parenté. L’ordre interne kashinawa est planifié par la seule réciprocité positive ; (alliances matrimoniales et offrandes réciproques). Par contre, selon Deshayes et Keifenheim, les esprits sont perçus comme hostiles, au point que le simple fait de manger des animaux dont ils se nourrissent (ils ne se nourrissent que d’animaux bemakia) fait courir aux Huni Kuin un risque très grave :

« Déjà, le simple fait d’avoir été conduit par des circonstances exceptionnelles à tuer un de ces animaux, obligera le chasseur à se soumettre à un jeûne prolongé et à des rituels de purification. Cette provocation à l’égard des Esprits entraînera inévitablement une riposte agressive de leur part. C’est une manière violente d’entrer en contact avec l’Autre pour se mesurer à lui au prix de se perdre comme humain » [19].

Ces rituels de purification ne seraient-ils pas des mortifications ? Cette mort rituelle qui anticipe sur la vengeance d’autrui ne serait-ce pas la porte de la réciprocité négative, la réciprocité de vengeance ? La chasse d’un animal bemakia, n’est-ce pas le meurtre d’un animal protégé, voire animé, par un esprit hostile qui se vengera ? Provocation et riposte agressive inévitable, n’est-ce pas la réciprocité négative elle-même ?

Le manque d’informations ne nous permet malheureusement pas d’étayer cette hypothèse. Mais les auteurs nous donnent des indications que nous pouvons interpréter comme les traces d’un discours des Huni Kuin sur la réciprocité des meurtres. Deshayes et Keifenheim racontent comment le chasseur doit appeler l’animal pour le tirer à l’arc. Mais s’il n’y parvient pas, il le suivra pour l’approcher. Il peut ainsi se perdre dans la forêt et devenir la proie des esprits : chasseur chassé par d’autres chasseurs. Ne sommes-nous pas à nouveau dans l’évocation de la réciprocité négative  (lire la définition)  ?

Y aurait-il donc un rapport entre la chasse, du moins la chasse dans la forêt profonde, et la réciprocité négative ? Certes, le bon chasseur est célébré comme un grand donateur par ceux qui bénéficient de la redistribution de nourriture. Mais un mythe des Huni Kuin raconte que : « Il se trouvait un chasseur si maladroit, qu’un esprit de son ‘shutabu’ le prit en compassion et lui apporta son aide ». Nous apprenons donc que si les esprits peuvent être dits hostiles, ceux de son propre clan sont hostiles aux autres, et sont donc protecteurs du clan. Cette précision nous invite à considérer les esprits non plus comme des esprits ennemis, mais comme des esprits guerriers. Le mythe poursuit : « Désormais, le chasseur maladroit devient un grand chasseur ». Mais voilà que son esprit protecteur séduit sa femme, et l’homme se venge en le tuant... N’est-ce pas l’instauration de la réciprocité de vengeance ?

La chasse est une activité dont le référent est l’affrontement des guerriers. S’engager dans la forêt profonde, c’est défier les Esprits. Or, disent Deshayes et Keifenheim : « C’est une manière violente d’entrer en contact avec l’Autre pour se mesurer à lui au prix de se perdre comme humain ». Les auteurs voudraient-ils dire que l’enjeu de la réciprocité de violence est d’acquérir un « être supérieur » à celui du kuin ? Ou encore qu’il s’agit de l’ambition d’être le siège de l’esprit né de la réciprocité de vengeance, fût-ce au prix de l’être kuin, c’est-à-dire de l’être acquis par la réciprocité d’offrande ?

Voudraient-ils dire que l’homme recherche aux frontières des offrandes réciproques une autre relation de réciprocité pour entrevoir ce qui naîtrait au-delà ? Les Huni Kuin qui s’en vont chasser dans la forêt vierge, que chassent-ils ? Connaîtraient-ils la tentation d’être autres que d’être-pour-eux-mêmes ? La souffrance et la mort seraient-elles la voie d’un autre monde ? Qu’est-ce qui guide le chasseur plus loin que l’éleveur de bétail, comme s’il était emporté par la houle des arbres, les labyrinthes des rivières, comme s’il était attiré par les sols mouvants des marais, happé par les rideaux de nuit, d’arbres et de pluie ? Pourquoi va-t-il au bout de ses propres forces, pourquoi se risque-t-il sous la voûte des morts ? Serait-ce la hantise d’une présence qu’il approche lorsqu’il abandonne son propre Soi ?

Deshayes et Keifenheim ont défini le centre kuin comme le principe d’union de la réciprocité positive, et un cercle kayabi comme région intermédiaire entre le kuin et le kuinman. Leurs observations sur le rapport du village et de la forêt vierge, des chasseurs et des esprits, des esprits et de la vengeance, conduisent à une nouvelle perspective : la frontière bemakia semble à présent pouvoir témoigner de la réciprocité négative. Lorsque les auteurs qualifient bemakia comme la frontière d’une entité fermée, on peut comprendre cette frontière non plus comme ce qui est propriété de l’“autre”, mais comme ce qui relève de la totalité de la réciprocité négative ; de la même façon que kayabi est la frontière d’une totalité de réciprocité positive.

Les deux frontières kayabi et bemakia peuvent donc à présent s’interpréter comme deux frontières du Soi, l’une en termes positifs, l’autre en termes négatifs, vis-à-vis de l’Inconnu. Jaulin dit que le défi à l’Inconnu, la provocation au Non-Soi, a pour objet d’affirmer l’ordre kashinawa. Invitation et défi sont deux adresses à l’ami et à l’ennemi possibles à sortir de l’ombre pour appartenir au monde kashinawa, invitation au chaos pour que de l’être émerge à la lumière, pour qu’il advienne de l’humanité fût-ce comme esprits ennemis, invitation à l’inconnu redouté, comme les Incas des Andes, ou même les Blancs, ces dieux d’un autre monde [20].

Jaulin a raison : l’Ailleurs, l’“autre” irréductible, est kuinman. Bemakia est une frontière de la réciprocité négative. La cohérence de l’analyse de Deshayes et Keifenheim voudrait – si bemakia n’était que de l’autre et kayabi du Soi –, que le bemakia, puisqu’il est négatif, soit redoublé d’un bemakia positif ; et le kayabi, puisqu’il est positif, d’un kayabi négatif, car l’“autre” radicalement “autre” ne peut être présumé ni seulement positif ni seulement négatif ; ou bien que kayabi ne soit ni négatif ni positif et que bemakia ne soit ni négatif ni positif mais l’un et l’autre à la fois.

En guise de réponse, Deshayes et Keifenheim nous donnent à interpréter la fête rituelle des Huni-Kuin.

« Soudain, à l’entrée du village, des cris et des hurlements se font entendre. Une masse feuillue encore peu distincte de la forêt s’agite. Elle semble se détacher de la forêt pour s’avancer vers le village. Alors les hommes du village saisissent leurs arcs, leurs flèches, leurs trompes et leurs fusils et se précipitent vers cet étrange envahisseur. Parmi les cris des défenseurs, les mêmes exclamations sans surprises : “les hommes-plantes... les étrangers... les Esprits de la forêt”. (...) Les hommes du village attendent encore un peu puis l’affrontement a lieu. Des flèches fusent, des coups de fusil sont tirés, pour en venir ensuite au corps à corps. Alors les hommes du village s’aperçoivent que ce sont leurs alliés, beaux-pères et beaux-frères qui sont sous les feuillages. Fendant le groupe des hommes-plantes, ils vont crier avec eux et les amener jusqu’au centre du village. Là, un tronc de palmier “tau”, creusé en son centre, est couché ; c’est le “kacha”. Alors les alliés-couverts-de-plantes vont se défaire d’une partie de leurs feuilles pour danser et chanter autour du “kacha”. Ensuite, ils vont s’asseoir devant leurs femmes et ceux du village vont les couvrir de présents de viande » [21].

Les auteurs distinguent trois phases :

1) L’intrusion des êtres étranges, le combat et les retrouvailles des alliés.

2) La danse et les chants autour du kacha,

3) L’échange de nourriture, qu’ils interprètent comme le passage des intrus supposés “Autres du dehors” en “Autres du dedans” pour faire basculer la guerre en alliance.

Et de conclure :

« La guerre simulée de la “kachanawa” n’ayant aucun autre sens que de défendre le Soi et par là de sauvegarder l’indivision, ce rituel révèle dans sa mise en scène combien l’alliance interne et la guerre externe se conjuguent dans la conception “Huni-Kuin”. Leur finalité est la même : la cohésion du groupe comme “totalité une” » [22].

Ils explicitent cette thèse :

« Nous avons déjà dit que, sur le plan effectif du fonctionnement, l’alliance entre les deux moitiés totémiques se révèle comme continue. Elle est aussi bien fondatrice de la société que garante de son maintien continu comme totalité une. L’alliance est indissociable du corps social “Huni-Kuin” et élément même de sa continuité (...). Grâce à la discontinuité simulée, l’alliance révèle sa fonction. Loin de s’inscrire dans un équilibre d’inertie, elle fait jaillir son caractère dynamique en s’opposant comme alternative à la guerre (...). Non pas but mais moyen, elle trouve sa raison d’être dans la volonté politique de maintenir les forces multiples de la société dans un équilibre. Cet équilibre fait que la société persévère dans l’indivision » [23].

Cette indivision serait le principe de la société. Les auteurs interprètent la succession guerre-alliance comme signifiant l’avènement de l’unité d’une totalité. Ce qui implique que l’alliance est supérieure à la guerre dans l’ordre du Soi. Les étrangers, disent-ils, seraient dès lors des Huni-Kuin qui auraient abandonné la collectivité et qui reviendraient chez eux comme des enfants prodigues. Ils seraient très vite reconnus et débarrassés aussitôt de leur visage d’étrangers. Les auteurs ajoutent cependant :

« L’Autre du dedans, engendre l’alliance ; l’Autre du dehors engendre la guerre » [24].

Comment l’“autre” radicalement “autre” peut-il donc être la guerre ? N’y a-t-il pas là une contradiction ? Deshayes et Keifenheim pensent que le mythe rappelle l’émergence du chaos. À l’extérieur, la guerre, à l’intérieur, la paix. Ceux qui s’égarent hors de l’ordre “kuin” sombrent dans le chaos. Ils errent dans la nuit végétale et lorsqu’ils re-découvrent la communauté “kuin” ils revoient la lumière, déposent leurs armes. Mais les hommes-feuilles ne reviennent pas les mains vides : ils apportent des chants qu’ils auraient appris des esprits végétaux ! Que veut dire qu’ils soient porteurs de chants ?

Les auteurs ont heureusement noté que le rituel se dissocie en deux manifestations : l’une a lieu le matin, l’autre au crépuscule. Or, elles sont identiques à ceci près que les rôles sont inversés : ceux qui sont les attaquants à l’aube jouent au crépuscule les attaqués, et inversement.

Notre interprétation s’appuiera sur cette ultime observation qui situe le cadre de tout le rituel. Ce cadre est celui de la réciprocité primordiale, tout entière ordonnée à la naissance du contradictoire à partir de la confrontation et de la relativisation des contraires. Puisque les uns et les autres changent de rôle, il n’y a pas symétrie entre deux moitiés ennemies, puis entre deux moitiés amies, mais opposition entre une moitié qui incarne l’hostilité quand l’autre incarne l’amitié, et réciproquement, c’est-à-dire entre deux moitiés à la fois ennemies et amies de sorte que l’une est amie lorsque l’autre est ennemie. Il n’y a pas quadripartition – qui serait matin simulacre de réciprocité négative et soir simulacre de réciprocité positive (+/+ et – –), mais au contraire, relation croisée (matin –/+ et soir +/– : les ennemis qui se déclarent tels sont reconnus sous le masque du feuillage comme amis par les autres).

Ce principe, que nous avons appelé principe de croisée  (lire la définition) permet non seulement d’équivaloir réciprocité positive et réciprocité négative, mais de les associer contradictoirement de façon à faire naître entre eux un état d’équilibre : et cet état d’équilibre, qui est lien entre les deux, est figuré par un tronc de palmier creux, lieu des chants et des danses.

À l’intérieur de chaque rituel, soir ou matin, nous distinguerions bien trois phases mais dans un sens légèrement différent de celui retenu par Deshayes et Keifenheim.

La première phase serait la rencontre hostile des hommes-feuilles : étrangers, arcs, fusils corps à corps.

La troisième phase au contraire est la rencontre amicale et même d’alliance, distribution de nourriture, les hommes se mettent en face des sœurs de leurs hôtes, qui deviennent leurs femmes.

Dans la seconde phase, autour du tronc d’arbre creusé, les thèmes de l’hostilité et de l’amitié n’apparaissent ni l’un ni l’autre. Se neutralisent-ils ? Qu’est-ce qui peut donc occuper ce temps voué ni à la guerre ni à l’alliance matrimoniale ou la fête de nourriture ?

« Là, un tronc de palmier tau, creusé en son centre est couché ; c’est le kacha. C’est autour de ce vide creusé dans le tronc d’un palmier que les hommes dansent et chantent ».

Que veut dire le tronc de palmier creusé ? L’arbre est-il l’image du lien social et ce creux dans l’arbre est-il l’image d’un vide dans la nature qui puisse être le berceau d’une puissance surnaturelle, le siège d’une liberté spirituelle dont le souffle inspira à l’homme le premier morceau de poésie, la première mélodie, le premier pas de danse, le premier dessin abstrait ? [25].

En écrivant ces lignes auxquelles j’avais ajouté “le premier dessin abstrait” à “la poésie, la musique et la danse” alors que seuls ces dernières sont dûment indiquées par le mythe, je fus saisi d’une hésitation car si la figure littéraire permettait de ne pas pénaliser la peinture par rapport aux autres arts primordiaux, elle forçait manifestement le texte que je relisais de Deshayes et Keifenheim et qui ne parle pas de peintures ou dessins dans la célébration du kacha, et je refermais leur livre dans cette indécision. Mais surprise ! L’illustration de la couverture du livre est une photographie des hommes-feuilles, de deux hommes-feuilles plus exactement, dont le visage est merveilleusement dessiné et peint de motifs géométriques. Les dessins abstraits étaient là ! Et qui plus est, comme “visage de l’humanité” des Huni-Kuin !

Je note aussi qu’ils sont très semblables aux motifs d’une autre communauté Pano, les Shipibo. Or, l’anthropologue Angelika Gebhart-Sayer a montré que les dessins en question sont la traduction de chants et qu’ils sont obtenus par les visions des chamans de leurs esprits protecteurs [26].

En observant que les Guaranis incisaient sur leurs corps de tels dessins à chaque mortification rituelle qui succédait à un meurtre guerrier, et d’autre part que pour être chaman, il faut souvent être d’abord un guerrier, j’ai suggéré que ces dessins et ces chants aient pour origine la réciprocité négative. Le fait que les hommes-feuilles soient des guerriers, et que ce soient les hommes-feuilles qui apportent les chants-dessins, est un nouvel argument pour cette hypothèse.

Y aurait-il entre kayabi et bemakia un lieu où la parole s’avance au-delà de l’imaginaire ? La succession temporelle guerre-paix ne serait-elle que de pure forme, et la flèche de la structure ne serait-elle pas le moment intermédiaire contradictoire à l’état pur qui échappe au temps, au futur comme au passé, pour engendrer la présence de ce qui est, hors des temps, l’éternité ?

Le principe de liminarité a donc été dédoublé entre deux frontières, l’une positive, l’autre négative. Ces deux frontières sont distinctes comme l’étaient les relations des moitiés dans la quadripartition. Mais le rite les associe pour dire à quel point elles n’ont elles-mêmes de sens qu’unies contradictoirement, comme le rite aymara rappelait également que les moitiés amies et ennemies n’avaient de sens que si elles se rappelaient d’un équilibre fondateur.

Ainsi, le principe de liminarité correspond-il au principe de croisée. Il ne redouble pas seulement le mouvement de redistribution centrifuge par un mouvement d’offrande centripète. Il oppose au mouvement positif, un mouvement négatif, et au mouvement négatif, un mouvement positif.

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Notes

[1] DESHAYES, Patrick & Barbara KEIFENHEIM, Penser l’Autre chez les indiens Huni Kuin de l’Amazonie. (Préface de Robert Jaulin). Paris : L’Harmattan, 1994.

[2] Ibid., p. 63.

[3] Ibid., p. 65.

[4] Ibid., p. 112.

[5] Ibid., p. 117.

[6] Ibid., p. 140.

[7] JAULIN, Robert. In DESHAYES, P. & B. KEIFENHEIM, Penser l’Autre chez les indiens Huni Kuin de l’Amazonie, op. cit., p. 11.

[8] DESHAYES, P. & B. KEIFENHEIM, op. cit., p. 153.

[9] Ibid., pp. 153-154.

[10] JAULIN, R., op. cit., p. 15.

[11] DESHAYES, P. et B. KEIFENHEIM, op. cit., p. 156.

[12] JAULIN, R., op. cit., p. 13.

[13] DESHAYES, P. & B. KEIFENHEIM, op. cit., p. 155.

[14] DESHAYES, P. & B. KEIFENHEIM, op. cit., p. 173.

[15] Ibid., p. 177.

[16] Ibid., p. 183.

[17] Ibid., p. 180.

[18] Ibid., p. 189.

[19] Ibid., p. 194.

[20] Aujourd’hui, la catégorie bemakia est utilisée pour les échanges commerciaux qui ne sont pas des dons réciproques mais des relations d’intérêts concurrents, c’est-à-dire pour le commerce avec les Blancs, qui semble donc être interprété par les Huni Kuin comme réciprocité négative.

[21] Ibid., pp. 219-220.

[22] Ibid., p. 222.

[23] Ibid., pp. 221-222.

[24] Ibid., p. 221.

[25] C’est dans un tronc de palmier que siège le Tiers de la réciprocité chez les Jivaros, dans le mythe de Nuñui, lorsque la réciprocité positive et la réciprocité négative s’équilibrent. Cf. TEMPLE, D. & M. CHABAL. La réciprocité et la naissance des valeurs humaines., “La réciprocité négative chez les Jivaros”. Paris : L’Harmattan, 1995.

[26] GEBHART-SAYER, Angelika. The Cosmos Encoïled : Indian art of the Peruvian Amazon. Catalogue de l’exposition organisée en 1984 par le Center for Inter-American Relations (690 Park Avenue, New York 10021), Washington, 1984. « Les artistes les plus remarquables pratiquaient autrefois certaines disciplines spirituelles et physiques, comme le jeûne, la continence, la peinture mentale des dessins et l’accroissement du “Tena” (l’imagination) par les plantes médicinales. Souvent, elles étaient “couronnées” par le chaman de l’invisible “quene mati” : la couronne de dessins. Ces couronnes augmentaient leur prestige social au même titre que la puissance de leur “shina” (la pensée) ». Cf. TEMPLE, D. “Le sceau du serpent”.. In : La Céramique et le Verre, n° 64 - L’Art céramique shipibo, Mai-Juin 1992.


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