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janvier 2009

5. Le principe de liminarité chez les Ndembu

Dominique Temple

Nous interrogerons à présent un travail de V. W. Turner : The Ritual Process (1969) traduit sous le titre : Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure [1], pour discuter le concept de liminarité, qui nous semble préciser ce que nous avons appelé la fonction contradictorielle dès lors qu’elle se manifeste à partir de la Parole d’union.

Turner part de l’observation de rituels de la société Ndembu du nord-ouest de la Zambie. Il étudie en particulier l’intronisation d’un nouveau chef de la communauté. La liminarité vient compléter deux principes que l’auteur appelle structure et communitas :

« C’est comme s’il y avait ici deux “modèles” principaux, juxtaposés et alternés, de l’interrelation humaine » [2].

Le premier modèle est celui d’un système de positions institutionnelles différencié, culturellement structuré, segmenté et souvent hiérarchique [3].

« Le second, qui émerge de façon reconnaissable dans la période liminaire, est celui d’une société qui est un “comitatus”, une communauté non structurée, ou structurée de façon rudimentaire et relativement indifférenciée, ou même une communion d’individus égaux qui se soumettent ensemble à l’autorité générale des aînés rituels » [4].

C’est le second principe qui nous intéresse : la communitas de Turner s’oppose-t-elle à la structure différenciée comme l’inconnu au connu, le chaos à l’ordre, l’inculte au cultivé, la nature sauvage à la structure pensée, le non-Soi au Soi ?

Il le semble bien puisque Turner oppose dialectiquement la communitas à la structure :

« Le passage d’un statut moins élevé à un statut plus élevé se fait à travers les limbes d’une absence de statut. (…)
En d’autres termes, chaque individu fait dans sa vie l’expérience d’être exposé alternativement à la structure et à la communitas, ainsi qu’à des états différents et à des transitions de l’un à l’autre » [5].

D’après l’auteur, dans la communitas l’égalité prime sur l’inégalité, la communion sur le particulier, la totalité sur la partie, l’homogène sur l’hétérogène, la participation sur la séparation, l’union sur l’opposition, le dégradé sur le contraste. Or, tous les premiers termes de ces alternatives ne constituent pas des caractères du chaos ou du néant. La communitas ne résulte pas de l’absence de tout ordre mais seulement de l’absence d’un ordre structuré par le principe d’opposition. Ne serait-elle pas structurée par le principe d’union ?

Turner dit lui-même :

« Ce n’est pas seulement le chef, dans les rites, que nous examinons ici, mais aussi les néophytes, dans beaucoup de rites de passage, qui doivent se soumettre à une autorité qui n’est rien de moins que celle de toute la communauté. Cette communauté est le dépositaire de toute la gamme des valeurs, des normes, des attitudes, des sentiments et des liens de parenté propres à cette culture » [6].

Il n’est pas nécessaire d’insister sur la ressemblance des principes de communitas et de maison de Lévi-Strauss, ou de domus proposé par Le Roy Ladurie. Comme l’En Soi de Jaulin, il dit sous la forme de totalité religieuse les valeurs que le principe d’opposition divise et classe. La communitas, totalité d’union, n’est donc pas l’envers de la culture, la nuit d’où émerge la lumière, le chaos d’où vient la pensée, mais une autre culture, une autre pensée, une autre lumière, celle de la communion et d’une unité contiguë, diffuse, progressive. Chacun, en effet, participe du tout en étant relation au même centre de référence, solidaire dans un tout qui assume tout, et pour cette relation de chacun au Tout, une notion nouvelle est nécessaire que nous avons empruntée à Robert Jaulin : celle de partage.

Le partage est relation sans rupture, sans calcul ni comparaison. Il est uniment abondance et gratuité, même dans le dénuement, il n’est pas une relation individuelle d’un donateur à un donataire mais diffusion de proche en proche de ce qui appartient à tous simultanément et a priori. Le partage est gracieux, il naît d’une forme continue de l’être qui donne à chacun le sentiment de participer d’un Soi communautaire. Mais qu’est-ce que cette redistribution d’une totalité qui se communique tout entière à chacun et qui ne compte pas le nombre ; une communion dans la Parole qui ne s’épuise pas d’être toujours redite ?

Une telle redistribution n’est pas la répartition de différentes parts de l’être, elle est bien davantage la multiplication de l’unité de l’être qui se communique intégralement à chacun. Le partage est cette diffusion de la totalité à tous ceux qui peuvent la recevoir. Il est le miracle de la multiplication de l’Un. Le partage traduit pour tous l’unité de l’être de la communauté y compris entre les vivants et les morts, et donc de la Tradition. Il est l’expression concrète de la Parole d’union.

Ainsi s’exprime « celui qui joue le rôle de prêtre (…) devant le peuple qui s’est réuni pour être témoin de l’installation : “Écoutez, vous tous, peuple assemblé, Kanongesha est venu pour naître aujourd’hui à la dignité de Chef. Cette argile blanche (mpemba) dont le chef, les sanctuaires ancestraux et les officiants vont être oints, est pour vous, tous les Kanongesha de jadis rassemblés ici ensemble” (…) » [7].
 
« Dans les sociétés tribales, également, la parole ne signifie pas communication, mais aussi pouvoir et sagesse. La sagesse (mana) qui est transmise dans la liminarité sacrée n’est pas simplement agrégation de mots et de phrases ; elle a une valeur ontologique, elle refaçonne l’être même du néophyte » [8].

Elle ne différencie pas le sens en valeurs particulières, opposées, complémentaires, elle ramasse au contraire l’être de la communauté (elle a une valeur ontologique) et le refaçonne : le voici reformé en une totalité d’autorité et de sagesse. Et cette totalité n’est autre que son caractère religieux.

« C’est pourquoi, dans les rites “chisungu” des Bemba, si bien décrits par Audrey Richards (1956), on dit que la fille recluse est “devenue une femme” grâce aux aînées – et elle l’est devenue par l’instruction verbale et non verbale qu’elle reçoit en préceptes et en symboles, spécialement par la révélation qui lui est faite des “choses sacrées” de la tribu sous la forme d’images de poterie » [9].

Pour les Ndembu de Zambie, l’image de l’enfantement est la jarre. La Tradition religieuse, la genèse de l’humanité, a pour image maîtresse la poterie. Ici, la Parole d’union révèle l’être social comme un enfantement.

Turner relie la communitas à la structure par la liminarité mais sans faire de la liminarité un principe différent et directeur. Comment donc se réalise ce passage, en quoi consiste le principe de liminarité ?

Selon sa description de l’initiation kumukindyila d’un nouveau chef :

« Le chef et son épouse sont habillés de façon identique, avec un pagne en lambeaux, et partagent le même nom “mwadyi”. (…) Cette apparence asexuée et l’anonymat sont des attributs caractéristiques de la liminarité. (…) Symboliquement, tous les attributs qui distinguent les catégories et les groupes dans la structure de l’ordre social sont ici en suspens ; les néophytes sont simplement des personnages en transition, encore sans lieu ni position » [10].

Ces personnes ne sont pas simplement ambiguës ou neutres ou mélangées, elles sont beaucoup plus radicalement “annulées”, réduites aux haillons, sinon à la nudité même. Elles ne s’inscrivent pas dans une forme intermédiaire entre deux structures, elles ne sont plus rien. Elles ne peuvent même pas être dites de la communitas : elles sont rejetées dans un statut inférieur à celui des membres de la communitas :

« C’est comme si elles étaient réduites ou rabaissées à une condition uniforme pour être refaçonnées à nouveau… » [11].

Le terme sur lequel nous insistons n’est plus “uniforme” mais “rabaissé”. Le futur chef est conduit avec son épouse dans une petite hutte qui s’appelle kafu :

« terme que les Ndembu font dériver de “ku-fwa”, “mourir”, car c’est ici que le futur chef meurt à sa condition d’individu ordinaire » [12].

Que l’initié ne soit plus rien est clairement exprimé par le rite que Turner propose d’appeler “Les Injures au Futur Chef” : « Tais toi ! tu es un imbécile misérable et égoïste,… ». Après ces imprécations, il lui est annoncé qu’il est choisi pour accéder à la dignité de chef pour tous, donc comme centre pour la communitas :

« Ne sois pas égoïste, ne garde pas la dignité de chef pour toi tout seul ! (…). C’est toi et toi seul que nous avons désiré pour être notre chef. Laisse ta femme préparer de la nourriture pour les gens qui viennent ici, au village principal. (…) » [13].

Situé dans l’obscurité du Rien, voilà que l’élu à la dignité de chef est promu pour être l’unique, celui vers qui convergent les hommages de tous, et de qui tout revient pour tous. Turner commente dans le même sens :

« Il “doit rire avec les gens” et le rire (ku-seha) est pour les Ndembu une qualité “blanche” et fait partie de la définition de la “blancheur” ou des “choses blanches” » [14].

C’est bien à présent cet ordre de la communitas que Turner évoque comme s’organisant lui-même autour de celui qui va être son centre. Le chef doit rire car le rire est signe de cette blancheur « qui symbolise le lien sans discontinuité qui doit idéalement réunir à la fois les vivants et les morts ». Certes, l’être est commun aux deux Paroles, mais il apparaît de plus en plus clairement que les auteurs s’accordent à reconnaître la Parole d’union comme l’expression religieuse qui unit, qui relie, pour Turner comme pour Le Roy Ladurie et d’autres interprètes. Mais alors, si la parole de tous ne peut être dite que par un seul pour tous, une contradiction apparaît entre le centre qui parle pour la totalité et la périphérie de la totalité. Le centre, fut-il spontané, nomade, partagé, dit Il pour tous. La parole devient l’incarnation du principe d’union, mais le Tiers ne peut demeurer en une place définie par rapport à laquelle le reste signifierait le non-être. Le Tiers est contradictoire et sa voie est le contradictoire, d’où une force centrifuge qui le ramène du centre à la périphérie, le compromet dans l’Ailleurs, dans l’Autre de Jaulin, dans le monde qui n’est pas lui.

Qui l’emportera, le centre ou la périphérie ? Le “cœur” ou la “bouche” ? À cette frontière, renaît un pronom impersonnel pour dire l’unité d’une relation réflexive avec l’au-delà. “Il” se décentre pour renaître où tout est possible, c’est-à-dire entre le Soi et le non-Soi. À présent “Il” se projette sur un cercle liminaire pour dire une parole qui engage la totalité de la sphère de l’être dans sa rencontre avec le non-Être. Et là, il se dépouille de tout apparat, il abandonne la gloire des rois mais pour acquérir la transparence, la légèreté du surnaturel.

« Dans la plupart des types de liminarité, un caractère surnaturel est assigné au sentiment d’humanité, et dans la plupart des cultures, cette période de transition est en rapport étroit avec des croyances sur les pouvoirs protecteurs et punitifs de puissances ou d’êtres divins ou surhumains » [15].

On aimerait poursuivre en nommant ces êtres divins ou surhumains, des “esprits”. Ce qui nous importe, ici, est le caractère surnaturel qui émerge de l’équilibre du contraditoire retrouvé, contradictoire qui n’est pas situé dans la région centrale, dans le cœur de la totalité, ramassé dans la Tradition de la communitas, dans le noyau du Soi, mais reporté à la frontière où s’annonce l’Hors de Soi, avec lequel il est possible d’inventer du Plus que Soi, un au-delà du Soi, un être surnaturel irréductible au Soi, qui appartient non plus à la génération de la communauté, à la race ou à la nation, mais qui est croyance et puissance “divine” encore sans parole.

Le contradictoire s’est porté du cœur, par la parole, à la bouche, à la frontière du Soi ; du cœur il est allé au monde et là, à l’intersection de l’homme et de l’inconnu, naît plus que l’être ramené au Soi. Si dans cette liminarité un caractère surnaturel est assigné au sentiment d’humanité, c’est que la parole est devenue l’expression d’un sentiment d’humanité qui s’ouvre sur l’au-delà.

« Les forces qui transforment les néophytes au cours de la liminarité pour qu’ils parviennent à leur nouveau statut sont ressenties, dans les rites du monde entier, comme des forces plus qu’humaines, même si elles sont invoquées et canalisées par des représentants de la communauté » [16].

Il faut donc associer à la Parole d’union, qui dit Tout dans l’Un, un mouvement centrifuge qui rapporte le centre à la frontière du Tout pour se conjoindre le non-être et constituer de cette relation un être nouveau que l’on pourrait appeler Lui. Ce principe, qui reporte sinon le centre du moins la totalité à la périphérie, nous proposons de l’appeler, en reprenant le terme de Turner, principe de liminarité. Il correspond à ce qui, dans la Parole d’opposition, a été appelé principe de croisée pour compléter le principe d’opposition.

On ne comprendrait pas que le principe moniste et le principe dualiste puissent organiser la société à partir de ces deux Paroles si le contradictoire lui-même ne renaissait comme appréhension simultanée sous l’angle de vue de Soi et de l’Autre ; mais il ne peut renaître qu’au-delà du non-contradictoire, il ne peut renaître que de ce qui permet de passer du non-contradictoire au contradictoire par cela que nous avons proposé d’appeler la fonction contradictorielle.

De même que la fonction symbolique a deux modalités, le principe d’union et le principe d’opposition, la fonction contradictorielle a deux modalités pour engendrer l’être de la parole : le principe de croisée et le principe de liminarité. Ainsi, la liminarité de Turner apparaît autre chose que le seuil entre deux paroles, entre deux discours, le discours politique et le discours religieux. La liminarité fait passer d’une structure moniste à une autre structure de même type, comme si “le passage d’un statut moins élevé à un statut plus élevé se faisait à travers les limbes d’une absence de statut”. La liminarité est un seuil entre deux états où l’unité acquise s’expose à la contradiction du néant ou de la mort pour créer un être supérieur dont le principe d’union s’empare aussitôt.

La périphérie, seuil même de la totalité avec le non-être, devient le lieu privilégié pour l’être parlant. Nous ne ferons ici que l’évoquer par une brève allusion à une brillante illustration de Turner : François d’Assise. Comme le Christ, voici un homme qui se campe sur le seuil et qui refuse de se laisser récupérer par le centre. Dès que son œuvre menace d’être institutionnalisée, il se retire avec ses douze apôtres. Il ignore l’ordre centralisé. Il ignore la maison, fût-elle celle de Dieu. À la toute puissance du centre qui ramène tout à lui, Saint-François oppose le dépouillement du liminaire, la pureté d’une spiritualité allégée de la gloire, l’évidence de la nudité de l’être (ce que Robert Jaulin, dans les dernières pages de L’Année chauve, appelle le silence). Ses successeurs auront le choix de la conciliation ou de l’opposition avec le principe d’union. Ils se diviseront en conventuels et spirituels. Les spirituels subiront l’Inquisition. Les Dominicains les vaincront, et la tiare liquidera le limen. Ce que ne pouvait supporter le centre, c’était d’être réduit au centre, c’est-à-dire privé de sa dialectique missionnaire, de son mécanisme de croissance. Les disciples de Saint-François ne pouvaient pas supporter que l’on inféode le seuil au centre. Ils prétendaient élargir le seuil jusqu’à ce qu’il soit le nouveau monde, ils l’élargissaient jusqu’à Frère loup, Frère Soleil. Saint François d’Assise l’élargissait jusqu’à l’impossible. Il engendrait une parole nouvelle, décentrée, non religieuse, surnaturelle, miraculeuse. Il l’élargissait jusqu’à la Mort, la Mort… qu’il disait amie !

Sans la mort, la vie ne peut être relativisée et ne peut donner naissance au surnaturel. Quelle que soit leur expérience, quel que soit leur imaginaire, les hommes doivent atteindre par la souffrance et sinon par la mortification l’équilibre où se consument les forces de la vie pour que de l’anéantissement mutuel de la mort et de la vie naisse la vraie Vie, la Vie de l’Esprit, hors des temps, hors de tous espaces, hors de la nature.

Revenons à la Parole d’union. Elle fonde la communauté comme une totalité construite qui se donne un cœur et une bouche. La totalité est structurée d’une manière qui lui est propre. Cette structure est l’unité douée d’une morphologie concentrique composée de celui qui parle pour tous – au centre – celui-ci fût-il provisoire, d’une sphère qui représente la totalité et d’une périphérie extérieure où se trouve l’Inconnu.

Mais les deux Paroles, la Parole d’union, religieuse, et la Parole d’opposition cohabitent-elles chez les Ndembu de Zambie ?

Ce sont les observations de Turner qui donnent la réponse.

« Chez les Ndembu, les pouvoirs rituels du chef souverain furent limités par et combinés avec ceux détenus par un chef souverain du peuple autochtone Mbwela qui ne se soumit à ses conquérants Lunda, conduits par le premier Kanongesha, qu’après une longue lutte. Un droit important fut dévolu au chef Kafwana, appartenant aux Humbu, une branche des Mbwela. (…)
 
Dans les relations entre les Lunda et les Mbwela, et entre Kanongesha et Kafwana, on trouve une distinction, qui est familière en Afrique, entre les peuples qui détiennent la force politique et militaire et les peuples indigènes qui leur sont asservis, mais qui possèdent néanmoins des pouvoirs rituels » [17].

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Notes

[1] TURNER, Victor Witter. The Ritual Process. (1969). Trd. franç. : Le Phénomène rituel. Structure et contre-structure. Paris, PUF, 1990.

[2] Ibid., p. 97.

[3] « Par structure, je veux dire comme auparavant “structure sociale” telle que l’entendent la majorité des anthropologues britanniques, c’est-à-dire un arrangement plus ou moins discriminant d’institutions spécialisées interdépendantes, et l’organisation institutionnelle des positions et/ou des acteurs qu’elles impliquent. Je ne parle pas ici de la “structure” dans l’acception rendue courante par Lévi-Strauss, c’est-à-dire en tant qu’elle se rapporte à des catégories logiques et à la forme des relations entre elles. » Victor TURNER, op. cit., p. 161

[4] Ibid., p. 97.

[5] Ibid., p. 98.

[6] Ibid., p. 103.

[7] Ibid., p. 105.

[8] Ibid., p. 103.

[9] Ibid., p. 103.

[10] Ibid., p. 103.

[11] Ibid., p. 96.

[12] Ibid., p. 100.

[13] Ibid., p. 101.

[14] Ibid., p.104.

[15] Ibid., p. 105.

[16] Ibid., pp. 105-106.

[17] Ibid., pp. 99-100.


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