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janvier 2009

4. Le principe de maison dans les communautés rwandaises

Dominique Temple

Nous illustrerons le “principe de maison” et ses applications dans une société africaine, la nation rwandaise, en nous référant à l’œuvre d’Edouard Gasarabwe : Le geste rwanda [1].

Le symbole de l’autorité et de la parole est un siège qui se trouve au centre de la maison.

« Seul le centre de la Hutte paternelle possède les vertus qui font les hommes “grands”. (...) Le siège du chef demeure en permanence au centre de la Hutte [2] : il en impose par ses dimensions, son bois patiné et la vénération qui généralement l’entoure » [3].

La hutte a la forme d’une pyramide conique. Le faîte du toit est un nœud de paille qui se prolonge par une flèche, l’agasongero, que l’auteur compare joliment à une antenne spirituelle [4]. Cette flèche capte l’Imana, la grâce, qui vient du rocher bleu (le ciel), et la conduit dans la hutte [5]. Elle est aussi un paratonnerre spirituel :

« Absente, le Rugo devient un chaos. Imana frappe là où d’habitude il était clément » [6].

Notons ce double pouvoir de l’Imana : la clémence et le maléfice.

« Privé de son pinacle, le “temple-hutte” est rendu inhabitable parce que privé de son contact avec l’Imana (Dieu) » [7].

Le mot Dieu souligne la connotation religieuse de la valeur d’être en jeu. Gasarabwe insiste sur ce caractère :

« Si l’Animiste possédait un Droit Canon, celui-ci aurait mentionné : la flèche donne, confère à la hutte, sa validité, en tant que temple du culte des ancêtres (…). En effet, la hutte recouverte de chaume n’est pas pour autant habitable (…). Vie culturelle, vie quotidienne, que nous devrions appeler “profane” baignent l’une et l’autre dans un climat mystique et se confondent… sans qu’il soit possible d’isoler ce qui appartient à la croyance religieuse ou magique de ce qui tient de la connaissance physique, empirique » [8].

La Parole d’union prétend rendre compte de la totalité du champ de la conscience ; elle ne souffre pas de partage. Elle est concurrente de la Parole d’opposition pour dire aussi bien la poésie, la politique, la justice, le bien et le mal. Tout est enfermé dans un même lien. C’est bien le terme religieux qui lui convient. L’auteur insiste :

« La présentation complète des rites qui se jouent au centre de la hutte exigerait de notre part une description technique des usages “ésotériques” de la vie quotidienne et de la vie cultuelle, ce qui revient à la mise en chantier d’un traité sur la Religion d’un village animiste… village, car la religion n’est pas une affaire privée mais de groupe » [9].
 
« Lorsque le centre (Kirambi) est celui de la Hutte-Palais, il se transforme en Sanctuaire secret, un “Saint des Saints” du royaume animiste. Toutes consécrations importantes du Royaume : l’intronisation du roi et des insignes du pouvoir, l’acceptation des richesses, pour lesquelles il faut rendre hommage au ciel… s’accomplissent en ce lieu » [10].

Le centre est d’abord la référence d’une totalité. L’architecture de la hutte dit elle-même cette totalité par l’image d’une fermeture circulaire. L’ossature de la hutte est formée en effet de trois cercles superposés dont le dernier est un coussinet de paille qui noue l’antenne au sommet du toit. Ces anneaux et le nœud sont significatifs :

« L’anneau est par conséquent le lieu où s’opère le “repli”. (…) Le travail de la carcasse commencée à terre prend pour point de départ l’anneau ; la couverture s’achève par l’anneau-coussinet, ouvert au Rocher par la “perche”, véritable antenne mystique du foyer animiste. Vu de l’intérieur, l’anneau coussinet offre l’aspect d’un “nœud” et le nœud, quel qu’il soit, est dans tout l’univers animiste l’équivalent de “détention, d’immobilisation” » [11].

L’auteur insiste sur la clôture, la détention de ce qui est rassemblé, noué au sein du foyer, au sein de la hutte, totalité à l’extérieur de laquelle ne reste que ce qui n’a pas de rapport à soi : l’Ailleurs, l’Autre, “l’Étranger” de Jaulin. Là encore, le cercle de la compréhension mutuelle définit une frontière entre ceux qui partagent la même redistribution et ceux qui ne la partagent pas. Le foyer, sans être exclusif des autres, n’en est pas moins une sphère de convivialité fermée. On retrouve les mêmes termes ou presque que ceux de Robert Jaulin qui parlait d’un Soi fermé parce que réflexif, uni par la communion, par le partage, mais qu’il pouvait dire d’une autre façon “ouvert” car ne pouvant se préciser grâce à une opposition, ouvert donc dans la mesure où sa frontière est progressive.

Mais de quoi le centre est-il le centre ? D’une totalité qui unit les contraires dans l’unité de leur contradiction ? Rien ne l’illustre mieux que le rite du mariage. La hutte unit les deux parties au sein du clan qui reçoit la femme.

« Avant que les jeunes mariés forment un couple par la consécration rituelle de l’union, la hutte avale comme une grande bouche qui aspirerait le couple vers la Hutte-Communauté-Humaine représentée par les “ancêtres” » [12].
 
« La fiancée s’assied sur les genoux de sa future belle-mère. De la sorte, entrer dans le giron de la famille devient vrai non seulement dans le sens symbolique, mais aussi se trouve matériellement “dessiné” par la posture du clan en ce moment précis de la vie du clan » [13].
 
« La hutte devient la sculpture vivante de l’Homme Total, accroupi pour être fécondé et pour donner naissance, figuration de l’unité primordiale dans laquelle Matrice et Flux séminal sont réunis. La Hutte apparaît sous l’aspect unitaire de l’Homme Vivant dont l’ordre et la continuité sont assumés par les sexes différenciés » [14].

Gasarabwe nous dispense de commentaires : “Homme Total”, “Figuration de l’Unité Primordiale” dans laquelle “Matrice et flux séminal sont réunis”… “L’aspect unitaire de l’Homme Vivant”… L’antenne de la hutte capte l’Imana pour l’enfermer dans la hutte, et la bouche avale la nouvelle famille dans l’unité du clan. Les images ne se lassent pas de montrer l’union de ce qui est ailleurs séparé et différencié par la Parole d’opposition.

« La hutte, dans le cœur des symboles, rejoint la réalité biologique d’un être androgyne, père et mère à la fois, de la famille étendue qu’est le lignage » [15].

Le mouvement souligné est l’union de forces contraires, leur convergence dans l’unité de la contradiction. Or, le chef de la hutte est aussi un principe de redistribution qui déploie l’autorité des ancêtres, qui transmet l’Imana, l’esprit du don et le don lui-même, non seulement à la famille proche mais au plus grand nombre d’alliés possible [16]. Au centre de la hutte, à la verticale de la flèche, ont lieu les rituels de la vie rwandaise. Tous sont symboliques du don ordonné par un centre redistributeur. L’édifice social, politique, économique, traditionnel rwandais repose sur la réciprocité du don. Le don s’enrichit de la reproduction du contre-don de ceux qui le reçoivent.

Le don engendre la valeur de prestige. Et la valeur s’accroît de ce que le don reçu pour le don donné, soit redonné. La “crue” du don entraîne celle de la valeur de prestige. Cette crue c’est l’Ubuhake. L’Ubuhake, dont Gasarabwe dit qu’il détermine les rapports sociaux entre les receveurs de bovins et les donneurs, signifie littéralement la “crue de la vache” [17]. La crue est assimilée à la fécondité de la vie (porter un veau), mais elle est dans sa traduction spirituelle la puissance de l’esprit du don. La crue est donc double : pour le donataire, biens matériels, et pour le donateur, prestige et rang social. Mais la valeur de prestige doit être elle-même réinvestie dans de nouveaux dons ou sacrifices pour valoir au donateur un prestige supérieur [18].

La valeur de prestige se représente par le troupeau sacré, les Rwandais annoncent leur rang par l’importance de leur cheptel [19]. Le donateur n’est pas propriétaire de la grâce, l’esprit du don. Comme tout donateur, il est également donataire, et à ce titre médiateur, médiateur entre ceux du présent, ceux du futur et ceux du passé, les ancêtres.

La grâce divine (l’Imana) passe par un fil généalogique qui joint le premier couple fondateur de la hutte jusqu’aux générations futures. Le chef de la hutte distribue aussi selon un plan horizontal et entretient différentes relations matrimoniales, d’hospitalité, etc. [20]. L’être exprimé sous une forme unitaire est ainsi diffusé de façon centrifuge voire diversifiée. La Hutte donne vers l’extérieur.

L’auteur compare la hutte à un temple, un panier, enfin à un ventre animal qui distribue la vie. Ici, la bouche mange, elle est mobilisée par le mouvement centripète du principe d’union. Mais elle est aussi un œil, un œil unique ! Alors l’œil parle, l’œil s’ouvre sur le monde et dit le mouvement centrifuge qui étend le territoire de l’union [21]. Les Africains précisent : l’œil unique car il s’agit d’exprimer la Parole d’union. L’œil unique, c’est l’irembo, la porte de la Hutte.

« L’irembo ne peut pas voir deux choses à la fois ». Heureuse trouvaille ! L’œil, une fois dite la Loi, ne verra rien d’autre et ne pourra décider de ce qui ressort de la Parole d’opposition ! Il voit, juge et décide souverainement de tout, mais il est si unique qu’il ne voit pas la Parole d’opposition dans son dos offrir une autre vision du monde aux habitants de la Hutte : lorsque des relations dites “profanes” ont lieu, elles doivent emprunter une autre entrée que celle de la bouche, une entrée secrète, en franchissant les palissades ailleurs que par le portail principal. Il ne s’ensuivra aucune vengeance de l’œil, qui ne voit que ce qui est “uni” et ne voit pas ce qui est “opposé”.

Chez les Rwandais, c’est le monde des oppositions, des distinctions, qui est secret, souterrain, caché, et l’intuition, la religion, qui règne. Mais l’œil est souverain et vise juste, car il voit tout chaque fois qu’il y a profanation de sa Parole dans le champ qui est le sien, par exemple, le non respect du rituel religieux. Autour de la Hutte, tout s’ordonne de façon concentrique, et chaque arc de cercle nouveau, protégé par une palissade, définit le champ d’une activité sous l’œil de la Hutte. L’ensemble du territoire s’appelle le Rugo, un terme qui a deux sens, celui d’un espace spirituel et celui d’un espace matériel.

« L’élégance de l’exposé eût requis une traduction passe-partout comme celle de l’Ethnologie classique : “enclos”. S’en tenir à une telle adéquation serait comparable à traduire le français “maison” par un terme supposé équivalent, par exemple : “abri”. Dans ces conditions, bien malheureux serait l’étudiant en langue française qui voudrait comprendre : la “Maison des Bourbons”… ou tout simplement la “Maison Dupont”. En effet, aux yeux de l’habitant de la petite république, Rugo fait jaillir bien autre chose que la silhouette d’un enclos : l’homme adulte se définit par son Rugo : l’importance de ce dernier “classe” socialement l’individu parmi les riches ou parmi les pauvres ; son existence même est le fruit de liens immatériels féconds et solides, ceux-là qui font de chacun le fils ou la fille d’un lignage. Dans l’espace géographique, le Rugo est la résidence prise dans sa totalité : hutte, palissades et champs compris » [22].
 
« Le Rugo est à la fois (…) l’homme, la femme, les enfants et les biens de cette communauté » [23].

Tout est dit, et dans les termes de Claude Lévi-Strauss ! Le “principe de maison”, disait-il, n’est pas celui de chaumière ou d’abri, c’est un concept avec une valeur éthique comme on dit la Maison des Habsbourg ou la Maison de France. C’est ce que tient à préciser Gasarabwe lorsqu’il fait appel à la Maison des Bourbons ou à celle des Dupont pour indiquer l’unité de vie spirituelle d’un clan ou d’une famille. Cette description ne dépare pas non plus celle que Bartomeu Melià ou Branislava Susnik font du teko guarani [24], unité privilégiée qui sert de référence à un clan patrilinéaire…

Une totalité fermée, dirait Jaulin. Le Rugo est le toit d’une communauté réflexive à l’extérieur de laquelle l’autre est l’étranger, même si la frontière avec cet autre ne peut se définir de façon précise. Franchir cette frontière, c’est être nulle part, c’est avoir quitté l’unité de l’être [25].

La Totalité du Soi se distingue de l’Ailleurs, de l’Autre, de l’extérieur, de l’Inconnu ou de l’Étranger, de ce qui n’est pas, momentanément au moins, de l’ordre du Soi, sans pour autant être connoté péjorativement.

« Entre les deux piquets, le visiteur s’annonce par les formules d’usage :
- “Gens d’ici donnez nous… du lait et des vivres…”.
Réponse :
- “Nous y travaillons, ayez le roi, ou le président, avec vous !”
- “Il vit toujours ici” » [26].

Le nom du Roi est le mot de passe entre une totalité et une autre totalité dans une totalité plus grande… Le rugo est une sphère contenue dans une autre sphère…

« Le “muryango” – en sociologie – est une structure superposée aux patrilignages (“ama-zu”). Ces derniers rassemblent des unités étroites, biologiquement identifiables. Le “muryango”, par contre, rassemble des “mazu”, “huttes-clans” dont l’étendue va plus loin que la “hutte” dans la même “ethnie” – race – et au-delà de la race à des patrilignages sans aucune communauté lignagère. Cet amalgame de races, aussi différenciées que les Bahutu et les Batutsi par le mode de vie antérieur à la sédentarisation de ces derniers, est à notre avis au cœur de la formation de la nation rwandaise… » [27].

La flèche est centrale, le siège est au centre de l’espace sacré, l’Irambi, centre de la hutte ; la hutte est le centre du rugo, et le rugo à son tour fait partie d’une nouvelle sphère, le muryango, et les muryango s’inscrivent dans le Rwanda dont le Roi est le centre. Mais comment se réalise cette unité ? Gasarabwe le décrit :

« Sur une colline rwandaise, il y a quelques années, avant les divisions ethniques et la christianisation, chaque habitant pouvait compter sur tous les autres : les travaux d’importance, qui risquaient de durer beaucoup de temps, rassemblaient tous les hommes valides pour bâtir, cultiver même » [28].
 
« Un rugo s’installe et un umuhana s’ajoute à la collectivité. L’umuhana s’analyse de la façon suivante : “umu” : indicateur de classe, “ha” : donner, “na” : et… particule exprimant la réciprocité à la fin des verbes, l’association entre les termes indépendants. Le “muhana” comme le dit son nom signifie donc : le partenaire, celui avec qui on échange des dons. Le “muhana” liturgique de la construction des huttes rentre certes dans une mentalité que la civilisation de l’argent et du profit abolit » [29].

La réciprocité ? Une réciprocité unitaire, une réciprocité de partage. Non pas celle qui lie l’un à l’autre, un constructeur à un autre constructeur à charge de revanche, mais une réciprocité étendue simultanément à tous : chacun se sent investi de la mission de construire la hutte d’autrui comme si elle était la sienne, chacun est constructeur de hutte, de toutes les huttes. Laissons parler l’auteur :

« La construction – chez les Rwandais – est en vérité un pacte. Comme les compagnons de guerre se jurent assistance et fidélité en toutes circonstances, chez eux comme à l’étranger, en échangeant symboliquement leur sang, les habitants d’une colline concluent un pacte tacite par la coopération dont nous venons de signaler les traits essentiels » [30].
 
« Au Mugorozi – Architecte – revient l’honneur de surveiller la conformité du bâtiment aux normes que l’on attribue volontiers à l’ancêtre Gihanga, ce roi civilisateur qui traça la frontière de l’État au cours d’une chasse, découvrit les vaches et créa le tambour. On peut affirmer sans exagérer que l’Architecte du Rugo est le prêtre de cet illustre roi dont les traits à la fois divins (omniscience...) et humains (la chasse, la femme, les enfants…) prêtent à penser que ce premier homme fut en définitive un dieu » [31].
 
« L’aspect rituel de la construction de la hutte et du rugo ne s’arrête pas exclusivement à la présence du devin sur le terrain ; les ouvriers eux-mêmes conçoivent cet acte non comme un acte de générosité et d’humanité mais comme la preuve de leur propre existence par et pour le groupe. L’on va “construire” comme on va à la guerre, sans solde » [32].

La réciprocité en question est comme un pacte de sang qui scelle l’unité de tous dans la vie et la mort. La réciprocité ici est communion, et chacun devient part des autres, donne à chacun sans que personne ne lui doive de contrepartie car il reçoit réciproquement aussi de tous. La réciprocité est offrande à la totalité dans une indivision dont le centre est successivement chaque antenne des huttes affiliées à l’Imana. On va construire comme on va à la guerre, sans solde, parce qu’il y va de son essence spirituelle. Une telle foi est de nature religieuse : le devin consacrera la hutte devenue un temple. Gasarabwe nomme même le nouveau foyer “l’autel” !

Mais alors, il nous manque une ultime Parole, le roi-prêtre du Rwanda. Or, la force des évidences devient telle, ici, que nous ne pouvons plus ajouter notre commentaire, il faut ouvrir le livre de Gasarabwe, il faut le lire tout entier pour entendre parler la Parole d’union :

« Dans la vie profane, rien n’assimile le Rugo à l’État ; cependant, des considérations du déroulement de nombreux rites, on reconnaît aisément le symbole. En particulier, lorsque le roi se fait pontife et conduit la liturgie, le “Rugo-Palais” devient l’autel du Rwanda qu’il gouverne. Le rugo du roi est un palais végétal semblable à celui des sujets quant au schéma et aux matériaux qui le composent. Mais dans le cadre rituel, il est le théâtre de cérémoniaux qui ne peuvent se dérouler dans aucun autre point du pays et, à ce titre, possède un poids particulier. Le caractère semi-nomade du roi rwandais (…) s’explique par la volonté rituelle de faire du pays tout entier le “rugo du souverain”. Les cérémoniaux d’intronisation se déroulent cependant au cœur du pays dans l’enceinte principale dite “bwami” (chez la royauté). (…) Au cours des randonnées du souverain dans les différents gîtes secondaires, il éparpille son caractère sacré dans tous les horizons de l’État. Les gîtes éparpillés étendent la personnalité du monarque à l’échelle du pays » [33].

Mais à ses limites territoriales, la totalité rwandaise est aussi prête à se risquer au dialogue avec ce qui est encore inconnu, à se risquer dans l’Ailleurs, un saut dans le non-Soi qui peut lui ouvrir l’accès à de nouvelles valeurs, à moins qu’elle ne rencontre un principe décidé à la détruire pour imposer sa propre loi.

« Toute la nation croit que tous les maux : épidémies, pestes bovines, sécheresses, pluies diluviennes… qui obligent le pauvre à se déplacer pour chercher sa pitance… viennent de la zone frontalière et des forêts. Cette croyance d’ordre général se double d’une xénophobie que la bonne conscience veut cependant réprimer à tout moment. Craindre l’étranger serait insensé… aussi, on ne craint vraiment que ce qu’il peut faire de mal et, au fond, on appréhende qu’il se comporte mal… car il n’est pas Rwandais » [34].

La frontière n’est pas seulement négative, elle est espérance de ce que l’ordre rwandais saura apaiser, unifier, inclure l’Autre dans la sphère du partage. L’irembo, c’est l’ouverture et l’espérance de la frontière sur l’Ailleurs. Il est ouvert sur le ciel, sur l’infini.

« Ainsi, à l’image journalière du passage, se joignent successivement les symboles “de l’espoir” (les issues élargies, l’horizon chargé de bénédictions) “d’un avenir heureux” » [35].
 
« Les colonnes de l’irembo ne supportent que l’Ikirere “atmosphère” impalpable mais différente du néant. Dans l’atmosphère, plane pour ainsi dire “la grâce salvatrice”, alors que le néant pour l’homme est l’“absence de mémoire”, de vivant qui se souvienne de l’être que nous fûmes » [36].

Mais les Rwandais qui donnent une telle primauté à la Parole d’union, ignorent-ils la Parole d’opposition ? Nullement ! D’un seul trait, le rite rappelle qu’à l’origine, le fondement du langage humain fut partagé entre deux manifestations, avec pour clefs emblématiques le chiffre huit et le chiffre un :

« Le rugo doit être bâti en huit jours et achevé le neuvième. La même durée est de rigueur pour la rénovation des peaux de tambours. Si les Animistes avaient écrit la Genèse, ils auraient probablement transmis au monde la semaine de neuf jours. Le roi vécut huit jours. Le neuvième, il découvrit le Feu ! » [37].

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Notes

[1] GASARABWE, Édouard. Le geste rwanda. Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1978.

[2] Gasarabwe distingue la hutte, lorsqu’il s’agit du toit, et la Hutte lorsqu’il s’agit de la communauté humaine qui vit sous ce toit.

[3] GASARABWE, E., op. cit., pp. 376-377.

[4] « Littéralement, dit-il, “le-point-petit-de-la-finition” associe parfaitement l’image de “la dernière main sur la hutte” et “le point liturgique qui défend la hutte contre le maléfice” ». (Ibid., p. 355). « La construction du “rugo” s’achève – en ce qui concerne les travaux – par le toit de chaume qui reçoit une huppe d’herbes trillées enroulées autour d’une perche dite “agasongero” ». (Ibid., p. 253).

[5] « Le montage de la flèche est une véritable liturgie. » (Ibid., p. 356).

[6] Ibid., p. 363. « La Hutte, Matrice du Lignage (Inzu) est pour l’animiste un sanctuaire purifiant. » (Ibid., p. 375).

[7] Ibid., p. 204.

[8] Ibid., pp. 353-354.

[9] Ibid., pp. 374-375.

[10] Ibid., p. 379.

[11] Ibid., p. 343.

[12] Ibid., p. 319.

[13] Ibid., p. 318.

[14] Ibid., pp. 303-304.

[15] Ibid., p. 303.

[16] « La hutte n’est pas seulement le symbole du corps humain qui se définit par une communauté d’origine – la Matrice – elle est aussi le centre des richesses du monde qui prolifèrent autour de l’Homme, fécondateur de l’animal et du végétal. L’ordre universel – qui est harmonieux – va de Dieu – “Imana” – au Monde Vivant, en passant par l’Homme, qui se fait le Devin ou le Découvreur des mystères de la Vie. » (Ibid., p. 304).

[17] Ibid., p. 314.

[18] Le sacrifice est ici envisagé comme un don de tous pour tous, un don qui vaut son nom au groupe entier et qui assure un lien social unique entre tous. Le sacrifice, en tant qu’offrande, permet à chacun de participer de l’humanité du groupe. Que les vaches puissent mesurer le sacrifice fait d’elles une monnaie sacrificielle (mais pas pour autant une monnaie d’échange. On n’échange rien contre des vaches). Le don d’une vache établit un lien social. Par exemple, les vaches sont utilisées dans le mariage comme manifestation de la puissance du mari. Des vaches dépend donc que les jeunes hommes puissent contracter des mariages dont naîtront les rejetons de la lignée, « ceux qui permettront pour l’ascendant d’accéder au rang d’ancêtre au lieu de devenir un esprit condamné à errer à l’extérieur de la chefferie. » (Ibid., p. 45)

[19] « Les grands féodaux pouvaient être des serviteurs d’autres féodaux. Les Bahutu “nouveaux nobles” par la richesse en terres et bovins devenaient des “châtelains” ». (Ibid., p. 43). Au plus bas de l’échelle, situation de la majeure partie des agriculteurs et des Batutsi démunis de troupeau, l’on trouvait un peuple avide de posséder et prêt à s’engager sur une simple promesse de “don de bovidé”.

[20] « En effet, la Hutte réunit non seulement la famille primaire, celle de l’ascendance et de la descendance, mais aussi tous les alliés et les frères de ces derniers, et les familles des femmes de ces derniers. » (Ibid., p. 302).

[21] « On place un bâton à travers de l’irembo. La présence de ce bois rituel rend l’issue close, et la sortie impossible. La femme l’enjambe et va son chemin, accompagnée de son mari sur une certaine distance hors du rugo. “L’impossible est impossible”, se dit la Hutte qui ne possède qu’un œil et ne peut donc pas “voir double”. Une personne, aux yeux du rituel, peut par conséquent être corporellement hors de l’enceinte tout en restant “spirituellement” dans la hutte. » (Ibid., p. 290).

[22] Ibid., p. 195.

[23] Ibid., p. 202.

[24] Cf. TEMPLE, Dominique (2002) « Le Quiproquo Historique chez les Guaranis ». Chap. 2. Le quiproquo missionnaire.

[25] « “Nturirenge” : ne franchis pas l’irembo, sonne aux oreilles du Rwandais comme un article du décalogue pour le croyant : tu ne passeras pas par-dessus ce qui est interdit. Matériellement, l’irembo n’est qu’un passage étroit entre deux univers : le chez-soi et “ailleurs”… le Rwanda de tout le monde. Mais ce sens matériel qui tient à l’architecture est de loin (…) dépassé par la portée “éthique” de l’unique ouverture du rugo sur le monde. (…) Être passé par-dessus “rugo” est en définitive l’équivalent de l’image empruntée à la navigation : “être jeté par-dessus bord” – S’il s’agit d’un “tronc de fils d’Eve”, cela signifie le retour à l’infini d’où sont sortis les hommes qui peuplent la terre. » (GASARABWE, Édouard. Le geste rwanda, op. cit., pp. 265-266).

[26] Ibid., p. 266.

[27] Ibid., p. 316.

[28] Ibid., p. 243.

[29] Ibid., p. 244.

[30] Ibid., p. 244.

[31] Ibid., p. 242.

[32] « La joyeuse équipe des bâtisseurs n’a certes pas conscience de commémorer – comme pourraient le conclure les commentateurs de thèmes anthropologiques généraux – l’installation de l’homme sur la terre, elle pense avant tout à l’utilité et à la beauté de la hutte qu’elle voit grandir. Mais ils savent qu’après leur départ, un vieillard passera pour installer les ancêtres de son lignage, leur montrer le nouvel autel où ils seront honorés. Quelques uns seront de la fête, d’autres y seront invités pour l’initiation des enfants qui naîtront, ils y incarneront peut-être l’un des principaux personnages de la liturgie initiatique, qui Binego, qui Mashira, qui Ryangombe et d’autres encore… En tout état de cause, un Rugo s’installe et un Umuhana s’ajoute à la collectivité. » (Ibid., p. 243).

[33] Ibid., p. 218.

[34] Ibid., p. 287.

[35] Ibid., p. 268.

[36] Ibid., p. 269.

[37] Ibid., p. 253.


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