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janvier 2009

3. La Parole d’union et le principe moniste

Dominique Temple

Le principe d’opposition de Lévi-Strauss (Parole d’opposition), le principe dualiste et la quadripartition sont des catégories bien connues. Par contre, ce que nous appelons Principe d’union, ou Parole d’union, et principe moniste méritent peut-être d’être explicités. L’observation ethnologique en donne d’innombrables exemples mais que les commentateurs ramènent en général à des formes hétérodoxes de dualisme.

La Parole d’union focalise l’être commun sur un centre homogène. L’Union, c’est il. Et ce il est Tout. On pourrait donner une liste des représentations dues au principe d’union qui fasse écho à celle des représentations du principe d’opposition : le Tout, le Centre, le Milieu, le Sommet, l’Hermaphrodite, l’Ambigu, le Doute, le Gris, l’Equateur, l’Axe, le Solstice, la Sphère, le Cœur, la Bouche, le Mélange, le Neutre…

Bien entendu, le Tout a un contraire. Mais Le Rien et le Tout ne sont pas corrélés. L’opposition de Rien et de Tout n’est donc pas identique à l’opposition de Haut et de Bas. Le Bas s’oppose au Haut par référence à lui, par différenciation d’une essence commune : la hauteur. Il n’en est pas de même des contraires tels que le Rien et le Tout. Le Tout ne partage pas son essence avec le Rien.

La Parole d’union focalise le contradictoire dans l’Unité. Le contradictoire des origines est ainsi contraint par le signifiant de l’unité à ne former qu’une totalité, mais au sein de cette totalité il ne cesse d’être contradictoire. L’Unité est donc complexe car elle retient en elle la relation primordiale.

L’être parle, à présent, par la Parole d’union. Il parle par l’Unité qui enferme le contradictoire dans le Tout, et ce qui lui échappe n’est donc pas son vis-à-vis mais se présente d’abord comme Rien. Le Tout est comme une sphère qui se noue pour elle-même au sein du néant, il est un univers dans l’infini.

Le Tout affronte la nature informe. Mais cette frontière est particulière. La frontière entre le Soi et la nature serait-elle définie qu’elle renverrait à une dualité, une opposition, une exclusion. Si l’Unité était par exemple lumineuse et que sa frontière soit délimitée de façon précise, l’au-delà serait immédiatement l’obscur et nous retrouverions le contraste ou l’alternance significatifs de la Parole d’opposition. Le passage du Tout au Rien est un passage continu, progressif, dégradé. Il en est de même à l’intérieur du Tout. Puisqu’il n’est plus possible de les opposer à l’intérieur de la totalité, les différences seront des progressions et régressions continues. Il ne peut y avoir d’endroit privilégié comme centre qui s’opposerait à une périphérie fixe, ni d’une qualité qui s’opposerait à une autre comme centre privilégié.

Robert Jaulin [1], parlant des sociétés Sara d’Afrique Noire (Tchad), dit que le Soi peut être ce qui se définit par l’unité du toit, de la cour, du quartier, du village, de la région.

« Être du “même” se peut aussi bien en raison de la résidence que de la production ou de la consommation de nourriture, de relation à la terre, aux morts, etc. » [2].

Le Soi est ainsi pluriel suivant le point de ralliement choisi, selon les saisons et les chemins. Il n’est même pas nécessaire que le centre soit reconnu, il peut être diffus. Il n’est pas en tout cas un lieu par rapport auquel pourrait se préciser une opposition qui engendrerait une alternative. Il est ralliement qui peut être positif mais aussi négatif comme l’est le centre de la bataille dans la guerre.

Dès lors, la référence du Soi, que Jaulin appelle aussi le noyau, est le centre d’un Tout dont les limites sont fluctuantes et peuvent être différentes selon le discours. Rien ne permet de lui fixer une valeur propre. Le centre de référence de la sphère, le noyau du tout, est indéfinissable ou incertain. Le Soi acquiert une grande richesse d’amplitudes et de multiples définitions. Le centre est partout et naît ou renaît à chaque fois de façon indéterminée, il est nomade.

La Parole d’union n’est jamais tranchée, elle renvoie de façon simultanée à tous les contraires. Jaulin la dit réflexive en ce sens que le même mouvement part de soi et revient à soi, nourri de l’apport de tout ce qui participe de l’unité de la communauté. Le Tout, ainsi réparti dans la communauté, se traduit par l’idée du partage.

« Le partage est une relation réflexive, elle n’opère pas nécessairement dans le strict cadre d’un individu à lui-même, mais encore dans celui où des autres lui sont, en regard de cette relation, du “même”, du Soi. Un repas se partage avec soi-même et d’autres. Le partage fonde une communauté, génère un univers dont il constitue l’évidence, la prégnance ; la culture est dès lors réflexive, elle est le lien toujours immédiat, quelle que soit son épaisseur, sa durée de l’existence » [3].

Jaulin appelle Gens du Soi les membres d’une communauté chez qui domine cette perception de leur identité comme totalité, et il les appelle également Gens de l’Autre à cause de leur perception d’autrui comme de ceux qui ne participent pas de cette totalité [4], d’où une définition nouvelle de l’altérité.

Il ne s’agit plus d’altérité au sens où l’autre est reconnu comme autre soi-même, mais où l’autre est ce qui n’a aucun rapport avec soi, le tout autre. Le sens de autre est donc profondément différent de celui que lui donne Lévi-Strauss pour qui l’autre est le vis-à-vis dans une relation de réciprocité.

Les termes de complémentarité, différence, réflexion, etc. reçoivent alors une signification différente de celle qu’ils ont reçue jusqu’à présent, dont la cohérence vient de ce qu’ils se réfèrent au principe d’union au lieu de correspondre au principe d’opposition.

Le principe de maison dans les communautés occitanes

Les organisations sociales auxquelles la Parole d’union donne naissance n’ont pas reçu de la part de l’anthropologie la même attention que les structures dualistes. Certes, les descriptions qui en témoignent ne sont pas rares, comme celle par exemple d’Emmanuel Le Roy Ladurie [5]. Le Roy Ladurie a montré que la domus ou l’ostal, en Occitanie à la fin du Moyen âge, “concept unificateur” de la vie sociale, familiale et culturelle, est au commencement de la religion.

« Rien ne montre mieux l’importance de la “domus”, comme principe unificateur de la vie sociale, familiale, culturelle au village, que le rôle de pierre angulaire qu’elle joua en Haute Ariège et à Montaillou, dans la construction ou reconstruction du catharisme » [6].

Il cite un dialogue éloquent :

« - Où vas tu, me demanda Guillaume.
- Je vais à l’église
- Oh bien, rétorqua Guillaume, te voilà vraiment bonne “ecclésiastique” !
Autant vaudrait que tu pries Dieu dans ta propre maison, que de le prier ainsi à l’église ».
 
Je lui répondis que l’église était un lieu plus convenable pour prier Dieu que ne l’est la maison. Alors il murmura simplement à mon intention :
- “Tu n’es pas de la foi” » [7].

“Maison contre maison…”, l’homme qui retournait aux sources de la religion avait la sensation que la maison était bien plus qu’un abri mais le lieu d’origine de la religion. À Montaillou, archipel de maisons, on compte alors onze domus cathares et cinq catholiques. Le Roy Ladurie observe :

« Tous nos montagnards soulignent en chœur avec une force convaincante la force mystico-religieuse de la “domus”. Nos témoins pourraient s’approprier la formule latine, que je bâtis pour la circonstance : “cujus domus, ejus religio” » [8].

De la parole, on passe au principe organisateur :

« D’un point de vue juridico-magique, faut-il dire ethnographique, l’“ostal” ariégeois, tout comme la “casa” andorrane, représente plus que la somme des individus périssables qui composent la maisonnée correspondante. La maison pyrénéenne est une personne morale, indivisible en biens, et détentrice d’un certain nombre de droits : ils s’expriment par la propriété d’une terre, par des usages sur les forêts et les pâturages communs de la montagne, “solanes” ou “soulanes” de la paroisse » [9].

Le Roy Ladurie souligne d’autres fonctions d’union de la domus ou ostal : L’“ostal” est la maison des vivants et des morts…

« elle continue le personnage de son maître défunt » [10]
 
Le souci de la “domus” n’est donc pas “patrilocal” ou “matrilocal” mais ambivalent » [11].

Enfin, la maison est dirigée par un chef qui n’est pas nécessairement le père ou la mère, comme dans une organisation dualiste, mais la personnalité la plus forte.

« La soumission au chef de maison (…) peut tourner au culte de la personnalité, fait d’admiration, d’adoration » [12].

Le centre réunit tout, il est le lieu unique où tout converge, d’où tout provient. Ce Tout, les habitants de la domus n’hésitent pas à l’appeler Dieu. Le Roy Ladurie raconte comment le Montalionais Bernard Clergue, apprenant la mort de son frère, chef de la maison, s’effondre « Mort est mon Dieu. Mort est mon gouverneur… » [13].

Nous interprétons les observations ethnographiques qui établissent le principe d’union avec un raisonnement semblable à celui des anthropologues pour les organisations dualistes. En amont du “principe organisateur”, qui ici focalise et redistribue toute autorité, le principe d’union est équivalent au principe d’opposition de Lévi-Strauss. Si le principe d’opposition est une modalité de la fonction symbolique, la tentation est grande de considérer le principe d’union comme une deuxième modalité de la fonction symbolique. Quant au principe organisateur de la vie matérielle et spirituelle, que nous avons appelé principe moniste, symétrique du principe dualiste, il rétablit l’équilibre du contradictoire à partir du redoublement de l’union en sens inverse.

Comment cet équilibre s’établit-il ? Le frère de Bernard Clergue, chef de la domus, est d’abord “adoré” : « Mon Dieu est mort ! », mouvement donc centripète ; mais c’est de lui que tout revient : « Mon gouverneur ! » : il est le centre de la redistribution : force centrifuge. Équilibre donc contradictoire entre deux mouvements, celui qui rassemble et celui qui redistribue. l’Unité, en effet, peut être convergente ou divergente, elle peut ramener l’autre à soi ou distribuer à partir de soi. Et puisqu’il y a deux mouvements propres à l’Un, le principe moniste consistera à équilibrer ces deux mouvements, le mouvement convergent de l’offrande vers le centre et le mouvement centrifuge de la redistribution collective à partir du centre. De la contradiction de ces deux mouvements renaît l’équilibre entre forces antagonistes.

Dans une organisation dualiste, les “représentations dédoublées” par le principe d’opposition sont redistribuées de telle manière que les choses, qui peuvent être dites positives, redoublent celles qui peuvent être dites négatives. Il en est de même dans une organisation moniste. La force qui rétablit ainsi l’équilibre contradictoire, nous proposons de l’appeler la fonction contradictorielle  (lire la définition) .

La parole d’union opère donc comme la parole d’opposition : elle obéit non seulement à la fonction symbolique mais aussi à la fonction contradictorielle. Le principe que nous appelons moniste par analogie avec le principe dualiste (tel du moins que nous avons défini celui-ci) atteste par rapport au principe d’union ce deuxième temps. Celui-ci pourra même être visualisé dans l’espace habité par les hommes. Le contradictoire apparaîtra comme le lieu à mi-distance entre le centre et la périphérie, d’où la formation des organisations concentriques.

Dans Paroles Données [14], Lévi-Strauss reconnaît implicitement ce principe. Il repère en divers points du monde des sociétés pour la compréhension desquelles :

« Il faut introduire dans la nomenclature ethnologique la notion de maison (au sens où l’on parle de “maison noble”) (…) : personne morale détentrice d’un domaine, qui se perpétue par transmission de son nom, de sa fortune et de ses titres… » [15].
 
« Il s’agit, en effet, dans les sociétés “à maison”, d’hypostasier l’opposition des preneurs et des donneurs sous l’apparence de l’unité retrouvée. C’est donc aussi l’opposition de la filiation et de l’alliance qu’il faut transcender » [16].

Le « principe de maison » consiste par conséquent à nommer l’unité de la contradiction entre la différence (l’alliance) et l’identité (la filiation), ou encore à résoudre la contradiction donneurs-preneurs par un terme qui signifie l’unité de cette contradiction ; et c’est bien de la contradiction qu’il s’agit, car cette unité est conflictuelle :

« Enfin, dans toutes les sociétés “à maison”, on observe des tensions et parfois des conflits entre des principes antagonistes qui sont ailleurs exclusifs : filiation et résidence, exogamie et endogamie, et, pour employer une terminologie médiévale mais qui s’applique parfaitement aux autres cas, droit de la race et droit de l’élection » [17].

Le « principe de maison » est bien Principe d’union de forces antagonistes, Parole de l’unité des contradictions !

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Notes

[1] Robert JAULIN dans la préface de DESHAYES P. & B. KEIFENHEIM. Penser l’Autre chez les indiens Huni Kuin de l’Amazonie. Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 5-27.

[2] Ibid., p. 7.

[3] Ibid., p. 6.

[4] JAULIN, Robert. Gens du soi, gens de l’autre. Paris, éd. 10/18, 1973.

[5] LE ROY LADURIE, Emmanuel. Montaillou, village occitan de 1294 à 1324. Paris, Gallimard, 1975.

[6] LE ROY LADURIE, E., op. cit., p. 53.

[7] Ibid., p. 54.

[8] Ibid., p. 59.

[9] Ibid., pp. 59-60.

[10] Ibid., p. 60.

[11] Ibid., p. 63.

[12] Ibid., p. 65.

[13] Ibid., p. 65.

[14] LÉVI-STRAUSS, Claude. Paroles données. Paris, Plon, 1984.

[15] Ibid., pp. 189-190.

[16] Ibid., p. 198.

[17] Ibid., p. 190.


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