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septembre 2012

Réciprocité restreinte et réciprocité généralisée

Dominique TEMPLE

La présente contribution oppose la conception de la réciprocité comme règle de nature psychologique que l’on peut inféoder à l’échange à la conception de la réciprocité comme principe anthropologique de structures sociales et matrices du sens à l’origine du langage.
 
Elle rappelle que dans la théorie de la réciprocité l’on ne peut réduire la réciprocité primordiale au seul face à face puisque deux structures fondamentales traduisent le principe de réciprocité : la réciprocité restreinte et la réciprocité généralisée.
 Elle précise la raison majeure pour laquelle la réciprocité a été récusée par la société occidentale au profit de l’échange.
 
Elle suggère que si le libre-échange conduit aujourd’hui à des crises de plus en plus graves, il est nécessaire de repenser le problème de l’éthique et de l’économie par la maîtrise rationnelle des diverses structures de réciprocité à l’origine des valeurs éthiques.
 
Le débat pourra s’engager alors utilement sur les diverses modalités de sortie du système capitaliste.
*

I. De la réciprocité formelle à la réciprocité anthropologique

Le titre de cette contribution Réciprocité restreinte et réciprocité généralisée renvoie au principe de réciprocité que Lévi-Strauss traite sous le nom d’“échange restreint” et d’“échange généralisé” dans sa thèse Les structures élémentaires de la parenté [1].

Mais pourquoi “échange” ?

Lévi-Strauss a répondu en commentant la première rencontre de deux groupes humains. Ils s’approchent jusqu’à une certaine distance et s’arrêtent face à face. Cette distance témoigne d’une situation qu’il dit “contradictoire” c’est-à-dire où les forces d’attraction sont neutralisées par les forces de répulsion, l’attrait des uns pour les autres équilibré par l’appréhension des uns vis-à-vis des autres. Il note que dans cette situation particulière l’affectivité s’accumule et devient angoisse si la contradiction n’est pas surmontée soit par la fuite soit par la violence ou bien métamorphosée en une parole. Or, la parole, précise-t-il, obéit à un principe qu’il appelle “principe d’opposition” : elle est en effet composée de deux termes corrélés et complémentaires et chacun bien entendu non-contradictoire. Par exemple la femme est nommée épouse-sœur ; l’homme, frère-mari, etc. Tout enjeu contradictoire, cause donc d’une affectivité de plus en plus intolérable, est transmuté dans le champ de la parole, car la non-contradiction de l’énonciation produit un havre de paix, et cela parce qu’il est possible que l’un des partenaires échange l’un des termes de l’opposition complémentaire contre l’autre si son vis-à-vis en fait autant à son endroit. Lévi-Strauss pense que l’homme se sert de la complémentarité sœur-épouse pour que cédant sa sœur ou sa fille il acquière son épouse en contre partie, c’est-à-dire que la relation d’alliance serait un double échange en fonction d’une règle de réciprocité où chacun trouve son intérêt, de sorte que l’échange apparaît comme l’instrument qui procure la paix en satisfaisant les intérêts de tous (les hommes). Lévi-Strauss fait du principe d’opposition la clef de la fonction symbolique, et de la réciprocité une règle psychologique qui rend l’échange symétrique et égal pour les deux parties. N’est-il pas dès lors extrêmement tentant de voir dans l’échange l’opérateur qui assemble les différentes parties d’une totalité complexe ?

Mais tout n’est pas dit ! Pourquoi les hommes face à face ont-ils besoin de la sœur de l’autre pour en faire une épouse et ne se contentent-ils pas de leur sœur ou de leur fille ? Ne présume-t-on pas des motivations des hommes de façon à pouvoir dire que l’échange les satisfait ? Et enfin pourquoi tous les enjeux contradictoires qui donnent naissance à des affectivités trop lourdes se résoudraient-ils par le seul principe d’opposition ?

La première question (pourquoi la prohibition de l’inceste est-elle préalable à l’échange matrimonial ?) embarrassait les premiers défenseurs de la théorie de l’échange. Car les cousines issues du frère de la mère sont régulièrement prescrites et les cousines issues du frère du père régulièrement proscrites. Pourquoi cette distinction alors qu’elles peuvent satisfaire les mêmes intérêts biologiques. Lévi-Strauss résolut l’énigme : c’est parce qu’ils sont marqués du signe de l’altérité par rapport à ceux qui sont marqués du signe de l’identité que les partenaires peuvent témoigner d’une certaine position dans une structure de réciprocité. Mais pourquoi faut-il l’altérité pour fonder la réciprocité ? Désigner la femme comme autre lui attribue une appartenance dans une relation de forces antagoniques, répond Lévi-Strauss (les moitiés par exemple d’une organisation dualiste qui selon lui “est le seul moyen de pratiquer des inclusions par des exclusions et des exclusions par des inclusions dont la raison est de permettre la réciprocité”). De cette contrainte logique Lévi-Strauss donne l’exemple suivant pris chez les Dobu :

« chaque fois qu’il s’agissait de conclure un mariage au dehors, les deux moitiés oubliaient leurs divisions et collaboraient, chacune travaillant au succès des entreprises de l’autre, en mettant tous leurs biens en commun ; par contre, elles continuaient à partager, pour échanger ensuite entre elles leurs parts respectives, quand le mariage avait lieu à l’intérieur du village. On voit ainsi se dégager sur un plan purement empirique, les notions d’opposition et de corrélation dont le couple fondamentale définit le principe dualiste, qui n’est lui-même qu’une modalité du principe de réciprocité » [2].

Il reconnaît que l’altérité est instituée là où domine l’identité et que l’unité est instituée lorsqu’il y a altérité préalable, comme si l’opposition devait être équilibrée par la corrélation ou la corrélation par l’opposition, ce qui nous ramène à la situation contradictoire de la réciprocité primordiale. La parole ordonne donc la reproduction de la structure initiale de façon formelle : l’interdit de l’identité décline l’altérité à partir de laquelle réapparaît la réciprocité (l’alliance  (lire la définition) ) mais que Lévi-Strauss interprète aussitôt comme une règle de réciprocité pour l’échange.

Dans toutes les sociétés archaïques ou primitives, soutient l’anthropologue, les hommes “échangent” les femmes et non l’inverse [3]. On sait que la question fit débat puisque si l’échange était réellement le principe structural, d’un point de vue théorique, il n’y aurait pas plus de raison pour que les hommes échangent les femmes, que les femmes n’échangent les hommes. Mais rien n’y fit : de tous les débats la thèse de Lévi-Strauss sortit victorieuse. Ce n’est pas, explique-t-il, parce que l’homme serait plus fort ou plus habile que la femme qu’il maîtriserait les relations d’échange à son profit mais grâce à une différence donnée par la nature paradoxalement en faveur des femmes ! Ce sont elles, en effet, qui assurent la reproduction du genre humain aussi bien des filles que des garçons : la femme est par conséquent le signifiant naturel de l’humanité. Aucune force ne peut surmonter ce privilège. Mais lorsque la conscience s’élève au-dessus des déterminismes de la nature, le signifiant de référence entre les uns et les autres doit être détaché de tout lien avec la nature. Le “nom du père” succède au “nom de la mère” pour désigner l’origine de l’humanité et donner un sens purement symbolique à l’alliance et la filiation. La Bible déjà nous enseigne que c’est le travail qui sépare l’activité humaine de la production de la nature (tu travailleras à la sueur de ton front), mais elle s’adresse à l’homme tandis que la femme qui reçoit également la même dignité (signifiée aussi par la souffrance) reste connotée par la nature (la morsure du serpent).

La thèse de Lévi-Strauss nous emmène donc aux limites de ce que peut prétendre la théorie de l’échange : l’échange s’intègre dans une fonction plus large, la communication par la parole, le langage. Mais peut-on échanger des paroles ou dans quel sens ? Il suggère que les hommes se proposèrent leurs définitions les uns aux autres et finirent par s’entendre pour celles qui feraient référence pour tous, en quelque sorte un échange de bons procédés [4]. Cette thèse de l’échange des paroles n’explique pas la naissance du sens, elle constate seulement que toute énonciation est une action qui traduit une représentation en un signifié objectif qui peut éventuellement s’échanger et permettre la reconnaissance des valeurs d’autrui.

La question du sens, elle, est connexe de la réciprocité primordiale. C’est à l’origine l’étranger voire l’ennemi qui est appelé à l’alliance matrimoniale, de sorte que les deux parties fondent une communauté humaine au-dessus des déterminismes de la nature. Elle se pose en amont de l’énonciation elle-même, elle se pose dans le moment où naît le sentiment d’humanité qui se traduit ensuite par la parole. Mais que vient faire l’interdit de l’inceste, que vient faire la négation quand l’énonciation de la parole, elle, peut se contenter de définir positivement l’objet de tout désir ?

L’interdit correspond à une transgression des lois de la nature. Il oppose en effet à toute solution biologique (la violence, la fuite…) sa contraire comme sa négation : à la peur, l’envie, à l’attraction, la répulsion mais de sorte que les contraires se relativisent de façon réciproque et s’annulent au bénéfice d’une troisième dynamique : la conscience. L’affectivité s’accumule dans la bonne distance, cette distance désormais reconnue par l’anthropologie comme structuralement fondatrice [5] : elle y apparaît comme la résultante d’affectivités contradictoires entre elles comme l’envie et la peur, et se traduit par l’angoisse si elle ne trouve pas d’exutoire mais se transforme en joie si elle peut s’investir dans la parole ressentie immédiatement comme authentique, c’est-à-dire que l’affectivité se transforme dans le sens de la parole comme sa vérité, et, ajouterons-nous, autant pour les uns que pour les autres puisqu’elle procède de la participation aussi bien des uns que des autres du moins dans toutes les situations caractérisées par la réciprocité primordiale. Voici donc la réciprocité de retour en amont de l’échange, en amont du principe d’opposition, et même en amont de la communication : la réciprocité comme matrice du sentiment d’être humain et non pas comme seulement règle de l’échange, plus précisément comme matrice du sentiment qui accompagne la délivrance de la conscience de la nature, du sentiment donc de liberté de la conscience dont l’efficience souveraine est la parole. Disparaissent les affectivités liées à la nature que pourtant nombre de chercheurs ont cru être déterminantes des relations humaines parce qu’ils ont fait l’impasse sur la joie de la révélation et la transfusion de l’affectivité dans le sens de la parole.

La deuxième question (ne présume-t-on pas des motivations des hommes de façon à pouvoir dire que l’échange les satisfait ?) nous amène à reconsidérer la réciprocité primordiale comme structure sociale.

Dès que les hommes peuvent se reconnaître entre eux par la parole, aussitôt ils transfèrent dans le domaine de la réciprocité toutes leurs prestations (les prestations totales  (lire la définition) ). Tout enjeu acquiert donc immédiatement une nature contradictoire qui se résout dans une représentation aussitôt désignée par une parole. Peut-on dès lors se contenter de mesurer l’utilité de la réciprocité à l’aune de l’intérêt de chacun que satisfait l’échange comme de se nourrir ou de se reproduire ? Doit-on considérer que la motivation première de la parole est l’intérêt ou le sens ? Peut-on réduire la réciprocité à la fonction auxiliaire de celle utilitaire de l’échange que propose son interprétation formelle mais qui destitue la réciprocité de son statut de matrice originelle des valeurs humaines ? Nombre d’auteurs appellent en effet “réciprocité” la réversibilité d’une opération d’échange, ou encore la symétrie inverse de deux opérations de même nature. Cependant, l’anthropologie montre que les hommes reproduisent de façon systématique les conditions de la naissance de leurs sentiments humains et du sens de leurs activités. Et l’on peut enfin observer que si la conscience commande immédiatement de façon formelle les conditions de la reproduction de sa matrice, c’est afin de se pérenniser (croître et se multiplier). C’est ainsi que l’on peut dire que la réciprocité primordiale devient immanente à toute institution humaine.

Nous n’insisterons pas ici sur le fait que les structures de réciprocité  (lire la définition) ont d’abord pour but d’instaurer la médiété (la “situation” en soi contradictoire). Nous nous contenterons d’invoquer le principe de réciprocité  (lire la définition) tel qu’il a été décrit dans d’innombrables relations d’observateurs comme matrice universelle de la genèse.

La troisième question est de savoir s’il existe un seul devenir de cette réciprocité primordiale qui conduit au principe d’opposition ou bien si la réciprocité primordiale est à l’origine d’autres évolutions.

Sans insister sur le fait qu’une situation contradictoire peut logiquement être transcendée par deux solutions non-contradictoires antagonistes, l’une que l’on appellerait l’homogénéisation et l’autre l’hétérogénéisation par exemple, on peut constater que les hommes requièrent deux façons d’exprimer de façon non-contradictoire le sens de leurs enjeux ou encore leurs sentiments : le principe d’opposition, dont on vient de parler à l’origine des relations politiques entre les premiers hommes, et la parole religieuse. C’est encore Lévi-Strauss qui met en évidence, toujours dans des sociétés archaïques, un autre principe que le principe d’opposition et que nous avons appelé principe d’union  (lire la définition) pour l’opposer de façon simple au principe d’opposition. Il l’a nommé en effet d’une façon curieuse “principe de maison” : ce nom lui a été suggéré par le fait que certaines communautés se réfèrent à un terme unique réunissant en lui-même toutes les contradictions possibles ; or c’est souvent la maison le symbole de cette réunion [6]. Il cite comme illustration la maison des Habsbourg ou la maison de France, autrement dit il cite la monarchie comme expression de l’union de la communauté, mais à suivre sa perspective on s’aperçoit que le monarque est le gestionnaire sur la terre d’un monarque universel, et le principe d’union s’accomplira dès lors dans la parole religieuse [7].

Nous ne traitons donc plus désormais la réciprocité selon le point de vue de Lévi-Strauss comme une règle innée à laquelle les hommes auraient recours pour échanger des biens en fonction de leurs intérêts ou de leurs convictions mais comme la structure sociale fondatrice des valeurs humaines.

II. Réciprocité restreinte et généralisée

La réciprocité restreinte c’est ce que tout le monde reconnaît dans le face à face. Nous l’appelons aussi réciprocité binaire parce qu’elle met toujours en jeu deux parties. Elle se représente par la rencontre que nous avons évoquée. Et plus symboliquement par Adam et Eve. On peut la schématiser par un carré logique ou un tétragramme car l’appréhension et le désir des uns s’équilibrent avec le désir et l’appréhension des autres, soit quatre dynamismes contradictoires dont la résultante est un sentiment commun [8]. Comme aucune des parties ne peut s’approprier le sentiment en question sans le perdre aussitôt, celui-ci reste suspendu à ce qui apparaît à chacun comme au-delà de lui, dans une certaine mesure mystérieux, ou du moins sous forme d’une question autant que d’un assentiment, question qui renvoie à un Tiers  (lire la définition) privé de définition, d’existence, qu’aucune représentation ne permet de circonscrire mais qui seul a le pouvoir de la Parole. Dès lors que des choses sont impliquées dans la relation de réciprocité, le Tiers devient leur valeur symbolique et les choses acquièrent un sens. Elles sont paroles. Cette puissance universelle de la conscience désormais souveraine a été désignée par Mauss du nom que lui attribuent les Polynésiens le mana. Mais rien n’empêche que la réciprocité primordiale ne soit orientée soit dans la direction de l’un, soit dans celle de l’autre des contraires qui participent à la situation contradictoire, et dans ce cas naît une dialectique soit de réciprocité positive, soit de réciprocité négative, dont les illustrations sont la dialectique du don et la dialectique de la vengeance. La réciprocité positive devient ainsi la matrice d’une valeur universelle particulière à laquelle on donne souvent le nom grec de philia. La réciprocité négative de même, et nous donnons à la valeur produite le nom shuar de kakarma  (lire la définition) . La même structure peut unir deux hommes, deux peuples ou deux civilisations. Le nombre de coparticipants à la structure ne change rien à l’affaire, la structure engendre la valeur de référence commune dont l’absolu s’impose à tous de la même façon. Elle se reproduit partout et immédiatement, elle est immanente à l’apparition de toute humanité. Si commune donc… dans toutes les relations d’homme à homme et dans toutes leurs entreprises, dès le bonjour du matin jusqu’au bonsoir de la nuit. Portée à son paroxysme d’abstraction, elle se nomme l’Alliance ou la Vengeance. Le Tiers qui en est issu, seul seigneur de la parole, se dit le Verbe.

S’il est bien évident que la réciprocité binaire régit un nombre incalculable de prestations de la société humaine et qu’elle se reproduit à l’identique dès qu’un homme rencontre un autre homme dès lors qu’ils se trouvent à la bonne distance, on peut cependant distinguer plusieurs modalités du face à face : le face à face singulier, le face à face collectif qui met en présence chacun en face de tous, soit de façon simultanée et indistincte, la communion, soit de façon simultanée mais de proche en proche, le partage, soit relayée dans le temps, l’invitation… Il suffit enfin que ces face à face soit exercés tantôt avec un partenaire tantôt avec un autre pour que se créent des réseaux à la manière du jeu de domino, qui tracent des chemins par où circulent la culture ou la richesse [9].

La réciprocité généralisée fait intervenir non pas deux partenaires mais au moins trois, de telle sorte que si l’un s’adresse à autrui d’un côté, la réciproque se produit de l’autre côté grâce à un troisième. On peut donc introduire dans cette chaîne un nombre indéfini de protagonistes. Pour comprendre cette structure comme structure de réciprocité, il est nécessaire de se rappeler que le but de la réciprocité primordiale est la situation contradictoire repérée par Lévi-Strauss, et observer que le Tiers est obtenu du fait que les mêmes dynamismes sont d’un côté subis et de l’autre agis. Mais cette fois-ci le Tiers n’est pas suspendu entre les partenaires comme la résultante indivise de leur interaction binaire, il est individué en chacun des tiers intermédiaires entre deux autres. Et cette individuation du Tiers fait de chacun le sujet de la valeur [10]. La genèse de l’individuation se dit souvent par la Filiation. Si le Nom du Père est celui du Tiers dans l’Alliance, le Nom du Fils est celui de l’Individuation du Tiers (l’Incarnation  (lire la définition) ) dans chaque partenaire de la relation généralisée.

La réciprocité généralisée la plus simple est circulaire. Elle devient réticulée lorsque les partenaires intermédiaires entre deux autres partenaires multiplient leurs relations avec d’autres partenaires sur le même modèle. Il peut arriver que tous les partenaires choisissent un seul intermédiaire auquel cas le système de réciprocité ne se constitue pas en réseau mais avec un centre vers lequel convergent les productions pour être ensuite redistribuées. L’amitié paraît dans le face à face, parce qu’autrui, cause immédiate du sentiment commun d’humanité, témoigne par la transfiguration de son visage, de l’avènement de la révélation (la joie se voit), et qu’il devient le témoin de l’humanité elle-même. La responsabilité paraît dans la réciprocité généralisée parce qu’aucun des deux partenaires du tiers intermédiaire ne peut assumer et refléter à lui seul le rôle que tient le partenaire dans le face à face. Dès lors chacun est le siège du sentiment d’humanité (l’individuation  (lire la définition) ) sans autre recours que lui-même pour lui donner corps bien qu’il ne puisse soutenir cette incarnation sans l’intégrité de la structure, c’est-à-dire sans escompter a priori tout un chacun comme autre Tiers, ce qui revient à répondre pour autrui de son humanité à part entière.

Si l’amitié ou la grâce (la philia pour la binaire simple ou la charis pour la binaire collective) est spécifique de la réciprocité restreinte, la responsabilité l’est de la réciprocité généralisée. Dès que la structure généralisée admet que les partenaires situés de part et d’autre d’un tiers intermédiaire peuvent inverser leur position, l’intermédiaire se trouve dans une situation redoublée qui l’oblige à équilibrer les prestations des uns et des autres pour que la réciprocité demeure symétrique. Cette modalité de la structure modifie le sentiment dont elle est la matrice : elle contraint la responsabilité à un ajustement entre les prestations des uns et des autres d’où résulte le sentiment de justice. La notion de valeur économique n’a pas d’autre source. La réciprocité généralisée donne donc naissance à deux modèles d’organisation de la société humaine : le marché (réciprocité généralisée) et la redistribution (réciprocité centralisée). Ces deux systèmes, marché et redistribution, sont incompatibles dans le même lieu et le même moment et par conséquent ou s’affrontent ou se distribuent des territoires ou encore s’articulent l’un sur l’autre.

Plusieurs structures fondamentales sont exclusives l’une de l’autre ou des autres, par exemple la réciprocité ternaire généralisée et la réciprocité centralisée, mais il est possible de constituer des systèmes de réciprocité complexes ou semi-complexes : on peut réserver le nom de semi-complexe aux systèmes obtenus par l’articulation d’une structure sur une autre, et celui de complexe aux systèmes obtenus par la cohabitation de structures différentes sur des territorialités séparées les unes des autres grâce à des interfaces. Les systèmes de réciprocité exigent alors des constitutions. Les structures associées dans les systèmes semi-complexes donnent naissance à des valeurs qui confèrent une singularité aux communautés : les peuples aussi ont des droits. Les valeurs produites dans des systèmes complexes entrent, au contraire, en compétition puisque selon la prédilection des citoyens pour telle ou telle institution, telle ou telle valeur sera promue comme la plus compétente. Ainsi dans une même démocratie chacun pourra prétendre ne pas avoir les mêmes valeurs qu’autrui dès lors qu’il choisit un ordre de préséance des valeurs différent.

III. La domination de l’échange

Tout sentiment né d’une structure de réciprocité est absolu et se présente comme la vérité au nom de laquelle chacun est en droit d’agir souverainement. Arrêtons-nous un instant sur une des structures fondamentales : nous choisissons la structure centralisée, le système de redistribution. Un seul intermédiaire se trouve dans la situation contradictoire qui lui permet d’être le siège des sentiments de responsabilité et de justice, et de bénéficier de l’individuation du Tiers sous son nom, et par conséquent d’être le sujet unique de la parole. Il a seul le pouvoir de la fonction symbolique aussi bien pour ce qui relève de la réciprocité symétrique que ce qui relève de la réciprocité positive et de la réciprocité négative. Il cumule donc autorité, honneur et gloire. Il dispose du pouvoir absolu sur la vie ou l’existence de quiconque participe du système de réciprocité dont il est le centre. Le système de redistribution engendre entre tous les autres membres de la communauté une valeur égale de solidarité, mais cette valeur est déposée si l’on peut dire dans la parole du centre. Leur sentiment devient donc allégeance et obéissance à la Loi telle qu’elle est prononcée par le régisseur du système, c’est-à-dire soumission volontaire : dans l’absolu ce sentiment est la foi. Pasteur, régisseur, prince, prêtre, roi, dieu sont les titres du principe monarchique. Le monarque est l’Unique mais l’Unique pour tous, et le système se définit comme une Totalité hors de laquelle il n’est pas de salut. Quiconque déroge à la soumission volontaire à la parole du monarque est exclu de l’humanité (l’ostracisme). La condition du salut est l’abnégation, voire le martyre pour sa foi. La foi est aveugle parce que non seulement absolue mais enfermée dans l’imaginaire de la Totalité incarnée par l’Unique. Nous n’évoquerons pas les évolutions possibles de la parole d’union. Cet exemple nous sert ici seulement à rappeler que quiconque fait appel à l’efficience de la valeur pour justifier ses choix ou ses actions érige la violence en dernier recours pour s’imposer à autrui et déclarer en fonction de son idéal tout autre hors humanité jusqu’à justifier le crime en fonction de sa Loi [11].

Mais d’où vient que les hommes dans une communauté soient assujettis à l’efficience des valeurs éthiques spécifiques du système qu’ils ont élaboré de façon empirique au cours de leur histoire ? Sans doute de ce qu’ils ignorent comment sont engendrées les valeurs auxquelles ils se réfèrent, et comment est engendrée la Loi à laquelle ils obéissent nécessairement pour être humain. C’est qu’avant que la conscience n’émerge de la structure de réciprocité il n’y a pas de conscience qui puisse concevoir celle-ci comme la matrice qui lui donne naissance. La conscience se délivre des dynamismes naturels, et cette libération est la condition de sa souveraineté, mais elle ne peut donc se reconnaître que comme au commencement, et quant à sa nature se référer à son efficience ; et puisque les forces qui lui donnent naissance dans le creuset de la réciprocité disparaissent au fur et à mesure de son apparition, elle s’affirme comme l’origine de la Loi. Elle est néanmoins dans l’obligation de décréter fondamentales les conditions de son existence sous peine de s’éteindre : la structure de réciprocité devient l’objet de sa parole sous forme d’une règle qui s’applique à tout. Mais la règle est énoncée comme commandement de droit divin.

Arrêtons-nous sur le premier commandement “Tu respecteras ton Dieu…” symbole de l’Humanité : nous avons vu que le Tiers se décline en valeurs irréductibles les unes aux autres selon la structure de réciprocité qui traduit de façon concrète le principe de réciprocité, et que la valeur des uns et la valeur des autres prétendant à la même suprématie ne peuvent que devenir hostiles l’une à l’autre. Pire, entre certaines formes de réciprocité, le Bien des uns est le contraire du Bien des autres : par exemple la valeur dans la réciprocité positive a pour anti-valeur la valeur de la réciprocité négative, et réciproquement. Au nom de l’absolu qui caractérise tout sentiment éthique, le crime s’est donc répandu sur la terre comme une malédiction originelle. Dès lors, on peut comprendre que l’on ait cherché à substituer à la réciprocité un autre principe qui fasse l’économie de toute référence éthique. Ce principe est l’échange. L’échange a la modestie d’une fonction utilitaire qui ne produit aucune valeur éthique, puisqu’il est le garant d’ une liberté totale y compris vis-à-vis de l’éthique. La liberté était obtenue de la libération de la nature par la réciprocité, mais la nouvelle liberté à laquelle on réserve le nom de libre-arbitre s’obtient par le rejet de la réciprocité afin que nul ne doive rien à personne ni à plus forte raison à un Tiers. L’une est libération des contingences de la nature, l’autre de l’absolu de la sur-nature. C’est par le recours au libre-échange et la destitution de la réciprocité qu’il devient possible à la raison de défier la toute puissance de l’absolu et de substituer à la violence de la Loi la relativité du contrat social. La démocratie aujourd’hui a partie liée avec l’échange économique parce que le libéralisme politique est inféodé au libéralisme économique qui annule toute obligation vis-à-vis de tout absolu a priori. Le choix des valeurs éthiques est alors mis de côté, de façon que personne ne puisse l’imposer à autrui : tel est le principe de la morale négative de la Déclaration universelle des droits de l’Homme ; pourtant le contrat social impose à l’échange de ne pas outrepasser les limites de la réciprocité, réduite il est vrai à une règle juridique, plus précisément de la réciprocité généralisée parce que c’est elle qui permet à la parole de s’individuer en chacun des membres de la société. Dès lors que le libre-échange est inséré lui-même dans la réciprocité, le libre-arbitre est éclairé par la responsabilité. Il n’est pas de partisan du libre-échange qui ne croie en une éthique du libre-échange et qui n’en appelle à la responsabilité. Or, la réciprocité est une valeur créée par la réciprocité généralisée en tant que structure sociale : le marché de réciprocité. Le marché de réciprocité crée cependant une autre valeur cardinale, la justice, mais dont le libre-échange n’a que faire puisqu’il s’accorde avec la privatisation de la propriété, alors que la réciprocité généralisée implique une égalité de fait entre les citoyens, et pas seulement en droit, c’est-à-dire une égalité entre leurs moyens de production.

Sans doute n’eut-il pas été possible d’en revenir à l’éthique au nom de la volonté générale ni de subordonner l’échange à la réciprocité par décision de cette liberté absolue à laquelle on se réfère aujourd’hui au nom du libéralisme politique si le libre-échange ne conduisait systématiquement au système capitaliste. Le libre-échange a l’avantage d’assurer à tous la liberté individuelle mais seulement en fonction de l’intérêt des individus (en instaurant comme fondement de l’accumulation du capital la privatisation de la propriété, c’est-à-dire en renonçant à l’égalité nécessaire au sentiment de justice) au mépris donc de la réciprocité généralisée comme structure de production sociale. Le libre-échange a permis de récuser la violence de la conscience affective mais il s’est substitué aux matrices naturelles des valeurs éthiques et, dans l’ignorance de la genèse du sentiment et du sens par la réciprocité, il a permis le développement du pouvoir nu (du pouvoir pour la jouissance du pouvoir), et la compétition pour le pouvoir mène l’humanité au bord de l’abîme, l’incite au crime et à la terreur sans limite. Mais il a aussi amoindri ses propres bases matérielles en détériorant la nature. C’est alors par la force des choses même que l’humanité doit revenir à l’éthique. Elle le peut d’une façon neuve et paradoxale grâce à la science à laquelle le libre-échange a donné la préséance sur l’idéologie ou la foi, puisque c’est la science qui permet aujourd’hui de connaître de façon objective les conditions nécessaires à la production des valeurs éthiques et par conséquent de maîtriser la violence de l’absolu par le contrôle de sa production. Alors que devant la fin du système capitaliste les fondamentalistes suggèrent le retour à la toute puissance de leur Loi, il est aujourd’hui possible de leur opposer la réflexion et le contrôle des sources de toute Loi. L’essentiel en effet n’est pas de s’en remettre à l’efficience des valeurs auxquelles on peut se référer librement, l’essentiel est de maîtriser la production de chacune : l’enjeu de la philosophie politique est de les rendre toutes compatibles et efficientes sans qu’elles s’affrontent. Cette réflexion est certes théorique tandis que le défi est pratique mais elle est un impératif incontournable. La sortie du système capitaliste est à ce prix. Elle exige que chacun puisse choisir en connaissance de cause les relations de réciprocité qui épanouissent son humanité selon ses compétences et selon ses dons. Il se pourrait qu’une autre économie puisse alors se substituer à celle de l’échange, comme celle de l’échange s’est substituée à celle de la réciprocité, une économie de réciprocité raisonnée au détriment de la réciprocité positive (le don) tout autant que de la réciprocité négative (l’agôn), une forme de réciprocité symétrique. La réciprocité symétrique donne la préséance sur l’imaginaire de la réciprocité positive et de la réciprocité négative, le prestige et l’honneur, aux valeurs de responsabilité, de justice et d’amitié qui disent autrement les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.

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Notes

[1] LÉVI-STRAUSS, C. Les structures élémentaires de la parenté. Paris : Mouton (1947), 1967.

[2] LÉVI-STRAUSS, C. Les Structures élémentaires de la parenté. Chap. “L’organisation dualiste”.

[3] « Mais ce caractère en apparence formel des phénomènes de réciprocité, qui s’exprime par le primat des rapports sur les termes qu’ils unissent, ne doit jamais faire oublier que ces termes sont des êtres humains, que ces êtres humains sont des individus de sexe différent, et que la relation entre les sexes n’est jamais symétrique. (…) La relation globale d’échange qui constitue le mariage ne s’établit pas entre un homme et une femme qui chacun doit, et chacun reçoit quelque chose : elle s’établit entre deux groupes d’hommes, et la femme y figure comme un des objets de l’échange, et non comme un partenaire entre lesquels il a lieu ». Cf. Les structures élémentaires de la Parenté, chap. VIII “L’alliance et la filiation”, pp. 134 -135.

[4] « Il était de la nature du signe linguistique de ne pouvoir rester longtemps au stade auquel Babel a mis fin, quand les mots étaient encore les biens essentiels de chaque groupe particulier : valeurs autant que signes ; précieusement conservés, prononcés à bon escient, échangés contre d’autres mots dont le sens dévoilé lierait l’étranger, comme on se liait soi-même en l’initiant : puisque en comprenant et en se faisant comprendre, on livre quelque chose de soi, et qu’on prend prise sur l’autre. L’attitude respective des deux individus qui communiquent acquiert un sens dont elle serait autrement dépourvue : désormais, les actes et les pensées deviennent réciproquement solidaires ; on a perdu la liberté de se méprendre ». Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit.

[5] Cf. TEMPLE, D. (2006) « Evans-Pritchard et le principe du contradictoire ».

[6] LÉVI-STRAUSS, C. Paroles données. Paris : Plon, 1984.

[7] Cf. TEMPLE, D. « Lévistraussique – Hommage à Lévi-Strauss ». Transdisciplines. Paris : L’Harmattan, 1997, pp. 9-42. Le Je-Tu qui dit le principe d’opposition comme sujet du verbe se redouble donc du Il transcendant ou le Nous des communautés originelles (« Nous les hommes authentiques ») pour le principe d’union.

[8] Cf. TEMPLE, D. (2005) Le carré magique de la réciprocité.

[9] Cf. D. TEMPLE & M. CHABAL, “La réciprocité négative chez les Jivaros”. In La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris : L’Harmattan, 1995.

[10] Lévi-Strauss a étudié la réciprocité ternaire ou généralisée dans le mariage matrilatéral sous le nom de réciprocité tripartite, mais comme précédemment la réciprocité qu’il appelle dualiste il en fait une règle psychologique ordonnée à l’échange.

[11] Cf. TEMPLE, D. « La Parole d’union, origine de la Parole religieuse ». Publié en espagnol dans Teoría de la Reciprocidad. La Paz : Padep-Gtz, 2003


FORUM DE DISCUSSION

❀ Bartomeu MELIÀ dice :

Sat, 21 Jul 2012 15:18

Cher Dominique,

Me alegra el verte tan activo en los trabajos sobre la reciprocidad. Nuestro libro El don, la venganza y otras formas de economía, ahora después de ocho años, lo veo citado en el Paraguay ; cuando lo conocen se quedan fascinados. Algo entró incluso en la universidad a través de profesores que lo consideran importante y fundamental. Es poca cosa, pero para el Paraguay, es mucho.

Hace un mes hemos tenido un golpe de Estado de lo más absurdo, que en realidad es un golpe no contra el gobierno, sino contra el Paraguay, para en en esta transición dictatorial se pueda dar entrada sin límites a las plantaciones transgénicas y a un contrato con Río Tinto Alcan, empresa que fabrica de aluminio, que tiene un alarmante historial de muertes en donde ha estado trabajando, y es un desgracia ecológica, económica y humana para la población toda. El Paraguay en breve tiempo entra en procesos de los que difícilmente se podrá recuperar en muchos años. El mundo campesino está literalmente destrozado en su economía, pero sobre todo en su modo de ser e identidad. No es fácil soportar esta situación.

Bartomeu, s.j.

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