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juillet 2013

La transition post-capitaliste. Chapitre IV - Politique et réciprocité

Dominique TEMPLE

1. La violence du Tiers

Bien que chaque communauté investisse dans toutes les structures de réciprocité possibles, elle choisit de donner la priorité à l’une ou l’autre. Or, le caractère absolu de chaque valeur éthique la condamne à des épreuves de vérité qui met en péril la liberté dont elle porte témoignage. La foi tue, la liberté est aveugle, et la justice sans pitié. Le moyen de réduire la violence de leur compétition est la conscience des conditions de leur production et de leur genèse. C’est alors que la raison peut dominer l’absolu qui caractérise chacune de ces valeurs. Si elle maîtrise les conditions de leur naissance, elle pourra en effet les produire en connaissance de cause et, il faut l’espérer, à bon escient. En instituant le marché, elle produira la responsabilité, en instituant la redistribution, la foi…, et maîtrisant la production de l’une et de l’autre, elle empêchera que l’une ne devienne despotique et l’autre aveugle. C’est alors seulement que le Tiers de toutes les structures élémentaires peut se construire sans être soumis à la violence.

Dans le libre-échange, chacun revendique comme sa liberté la plus absolue le droit de satisfaire ses désirs, en tout cas exige le respect de ses sentiments. Et cette liberté est obtenue par la répudiation de toute sujétion. En appeler aujourd’hui à une éthique constituée, une morale, n’est donc pas tenable face à la suprême autonomie conquise au prix du refus prométhéen de se soumettre au bonheur fût-il proposé par Dieu lui-même. Et s’il ne semble pas raisonnable de faire barrage à cette quête d’autonomie, il est par contre possible de surmonter la difficulté que la prétention de toutes les passions au titre de liberté entraîne. C’est de la passion de la lumière que s’éclairent toutes les autres passions. Mettre fin à la sujétion implique pour la lumière qu’elle connaisse comment elle se crée. C’est à la création que la raison en appelle pour être souveraine.

Le seuil entre ceux qui se référaient aux valeurs énoncées par la Loi et ceux qui préférèrent s’éloigner de cette tutelle a été franchi, mais il est aujourd’hui un autre seuil entre ceux qui errent dans les libertés acquises après la dénonciation de toute sujétion et ceux qui donnent la primauté à celle d’entre elles qui est capable de toutes les justifier, la passion de la création.

2. La propriété

Le sentiment de responsabilité exige la propriété nécessaire pour assurer tout service présumé. La propriété s’étend à l’espace territorial qui assure à chacun les meilleures conditions d’existence possibles. Elle implique aussi la protection de la nature environnante.

Mais la propriété est un droit de tous avant que d’être un droit de chacun. Si l’individuation se doit à la réciprocité généralisée, on ne peut en dissocier l’exercice de la responsabilité qui appartient aussi à la structure de réciprocité généralisée. Dès lors, la propriété circonscrit l’espace propre à l’activité de chacun pour autant qu’elle remplit une fonction sociale.

Par propriété dans la communauté d’origine où tout est commun, s’entend la propriété collective, puis au fur et à mesure que chacun se différencie d’autrui et participe à la production de services utiles aux uns et aux autres en fonction de ses compétences ou de ses dons, la propriété devient individuelle et relative. Individuelle en ce sens qu’elle est la garantie de la différenciation de chacun, et relative car cette différenciation est la conséquence de la généralisation de la réciprocité. Des moyens de production, la société est donc propriétaire, mais elle répartit la propriété entre les producteurs. Ainsi sur un même territoire peuvent s’ajouter plusieurs titres de propriété de façon superposée : par exemple des droits de propriété sur les plantes, les animaux, la terre, l’eau… Il en est de même de la propriété des outils, des capitaux et des matériaux dans une entreprise.

3. La propriété privée

Comment se développe la privatisation de la propriété ? Dans les Andes et en Amazonie, un combat vieux de cinq siècles entre communautés en autarcie et colons qui privatisent les ressources présente une claire illustration de cette histoire très commune.

Dans la communauté des Andes, la propriété est répartie selon les différentes associations des familles : la propriété individuelle et familiale est inviolable et inaliénable sauf faute grave et expulsion de la communauté. Elle assure les conditions d’existence immédiates et l’habitat : elle consiste en parcelles de terre chacune adaptée aux besoins d’une famille, les sayana. Une autre part des terres est propriété familiale mais cultivée en commun, les aynuqua assujetties à la consommation communautaire : la rotation des cultures dans chaque parcelle doit s’emboîter avec celles des autres de sorte que chaque production puisse assurer les besoins de tous. De façon concrète, si c’est à votre tour de produire de la quinua c’est le tour d’un de vos voisins de cultiver des pommes de terre et d’un autre de mettre ses terres au repos ou en jachère, etc.

Aynuqua vient d’ayni qui signifie l’entraide ou plus largement la réciprocité. D’autres terres sont possédées en commun et appartiennent à la communauté de façon indivise, les terres de pâturage. Les troupeaux sont propriété familiale, mais conduits à tour de rôle par un seul berger. Enfin, des terres sont propriété intercommunale dans le cadre de l’association de plusieurs communautés (la marka). Le caractère inaliénable de la propriété communautaire signifie que l’on ne peut la vendre à l’étranger. Les étrangers peuvent néanmoins s’intégrer progressivement à la communauté comme locataires, puis recevoir de la communauté une part ou la recevoir d’une relation matrimoniale. Mais ils ne peuvent s’en dessaisir que pour la communauté. Autrement dit, la réciprocité est la condition de la propriété [1].

Les officiers de l’administration de l’État imposent aux communautés son code civil. Il ne leur vient pas à l’esprit de transcrire la loi communautaire en code approprié. Le code de l’État renvoie au code civil espagnol, et le code civil espagnol au code civil français. En 1804, le code civil français sacralise la privatisation de la propriété, c’est-à-dire le droit du propriétaire de violer la fonction sociale de la propriété : le droit d’abus.

L’argument de la colonisation est que la transformation des propriétés individuelles ou familiales en propriétés privées convertit les productions tenues au respect des conventions de la communauté en productions pour le libre-échange. Pour obtenir l’accord de la communauté, l’État renforce l’attrait de la valeur d’échange par le crédit. La prime du crédit est l’hypothèque. La terre, propriété inaliénable dans la réciprocité, devient donc aliénable par sa privatisation dans l’échange. Les communautés n’acceptent que rarement, mais le contrat est irréversible. Elles perdent alors une propriété forte “inaliénable” pour une propriété faible “hypothéquée” dans l’espoir d’un pouvoir monétaire (surévalué !) dans l’économie de libre-échange. Le travail des uns peut alors être aliéné, et il doit forcément être aliéné dès que l’accès aux moyens de production est perdu. Le peuple privé d’autonomie devient dépendant de qui privatise la propriété.

Il n’y a pas d’antinomie entre l’échange et la réciprocité, mais entre la privatisation de la propriété et la réciprocité. La pierre d’achoppement de l’économie politique est l’antinomie entre propriété et privatisation.

On peut évoquer ce même processus aujourd’hui en France. La législation faisait droit (et peut-être fait encore droit en certaines régions) à la propriété communautaire, par exemple, dans le Languedoc : les mazades étaient des propriétés superposées sur un même terroir comme celle des apiculteurs, celle des bergers et celle des cultivateurs. Ces propriétés se léguaient comme les sayanas et les aynuqas et s’obligeaient entre elles car elles étaient sous la tutelle de la communauté : il fallait être résident pour y avoir droit. Elles furent condamnées par l’État français, il y a quarante ans lorsque l’Office des forêts reçut mandat de convaincre les paysans de renoncer à leur propriété communautaire pour une propriété privatisée, l’État s’engageant à la mettre en production et à restituer à terme le bénéfice de l’exploitation à leur propriétaire privé. La faillite de l’entreprise conduisit les paysans à revendre ces propriétés privées au plus offrant.

Que tous les peuples colonisés dans les empires portugais, espagnol, français aient été soumis au code Napoléon explique que le système capitaliste se soit implanté sur de vastes régions du globe, non parce qu’il aurait été adopté spontanément comme l’issue d’une évolution commune mais parce qu’il y fut imposé par la force. Aujourd’hui l’indépendance politique des peuples hier soumis n’y change rien, car leurs constitutions, rédigées par la puissance coloniale, impliquent le code civil des colons. Pourtant, aucune communauté au monde n’est confiante dans la privatisation de la propriété. Elles sont toutes réticentes au fait que la privatisation de la propriété autorise à exproprier le travail et détruise la réciprocité. Ce qu’il y a de surprenant c’est qu’aucune révolution n’ait réussi à faire sauter ce verrou constitutionnel.

4. La cité

Cependant, la substitution de la société urbaine à la société rurale ne montrerait-elle pas que les hommes choisissent le libre-échange plutôt que la réciprocité dont ils ont pourtant l’expérience, quand bien même celle-ci serait archaïque ou empirique ? Quelle soif contraint les populations rurales à quitter la terre nourricière pour survivre dans la précarité de l’artifice urbain ? Seraient-ce les simulacres [2] de la production capitaliste qui éblouiraient les populations rurales et qui les attireraient dans les centres urbains comme les réverbères les éphémères ? Ou bien cet exode massif de par le monde, faut-il l’attribuer comme on le voit au 19e siècle dans les pays européens, à la famine consécutive au progrès de la médecine que n’aurait pas suivi l’agronomie, lorsque la croissance démographique jeta femmes et enfants sur les routes en direction de l’industrie naissante à la recherche d’embauche quand les épidémies agricoles dévastaient d’un coup moissons et récoltes ? L’exode rural s’enlise pourtant dans la misère des quartiers urbains qui ceinturent le cœur des villes où roulent l’or et le plaisir, mais ne se transforme pas en étau révolutionnaire. Pourquoi l’exode est-il alors irréversible ? Une motivation plus impérieuse que la nécessité ou l’avantage matériel doit l’expliquer !

La cité se construit par la complémentarité des services réciproques des uns et des autres, disait le philosophe, mais encore… la réciprocité exige la proximité des uns et des autres pour l’achat, la vente et l’échange : la place du marché. C’est autour de la place du marché que se construit la ville. Pour mille citoyens, il faut un magistrat et un stratège. Leurs statuts sont d’autant plus appréciés qu’ils multiplient l’efficience des autres : l’un les protège, l’autre leur assure la paix, mais de ce qu’ils ne peuvent à la fois exercer leur art et assurer leur subsistance se déduit une subordination et une hiérarchie : le magistrat ou le stratège est au service de tous, et il est installé par tous dans des conditions supérieures. Aristote en a déduit sa thèse de l’amitié inégale et celle de l’égalité proportionnelle… Le moteur le plus fort des migrations urbaines, bien que freiné par les vicissitudes que le capitalisme met en travers du chemin, et bien qu’égaré par les simulacres que nous avons évoqués, est la promotion sociale.

De la rencontre initiale dont nous avons parlé, premier niveau de réciprocité surgit le sens commun. L’actualisation de la parole engendre une deuxième sphère d’activités humaines qui se conforment non plus aux injonctions de la nature mais à celles de la pensée, vérifiées certes par leur compatibilité avec celles de la nature, mais ces activités façonnent un autre genre de vie. Et puis se nouent entre les imaginaires de ce deuxième niveau, de nouvelles structures génératrices de sens plus abstrait. Ce troisième niveau de la réciprocité où se plaît l’esprit, quand il “crève le dos du ciel”, est le domaine du symbolique des artistes, des savants et des mystiques.

On part de la terre à la ville pour être magistrat ou médecin, et l’on abandonne, à la génération suivante, l’art de la médecine ou du barreau pour devenir artiste ou philosophe. La promotion sociale fascina par exemple lors de la Renaissance les banquiers Médicis, et les obligea à jouer toute leur fortune pour conquérir le statut de roi et de pape, plus vénérés que celui de spéculateur. Par de-là le dévoiement par le pouvoir ou la passion, la hiérarchie des niveaux de réciprocité tend l’énergie sociale vers son sommet. L’ascension sociale est cependant aujourd’hui hiérarchisée par le système capitaliste à d’autres fins.

5. L’État

Dans les sociétés de réciprocité, l’État résulte de l’association des communautés. Son but n’est pas de protéger l’accumulation sans limite de la richesse, ni le pouvoir des uns sur les autres, mais le bonheur.

Qu’entendre par bonheur ?

« Mais comme c’est surtout à la vertu et à la corruption politiques que s’attachent ceux qui regardent à de bonnes lois, il est clair que la vertu est le premier soin d’un État qui mérite vraiment ce titre et qui n’est pas un État seulement de nom. Autrement, l’association politique est comme une alliance militaire de peuples éloignés, s’en distinguant à peine par l’unité de lieu ; la loi, dès lors, est une simple convention ; et, comme l’a dit le sophiste Lycophron : “Elle n’est qu’une garantie des droits individuels, sans aucune puissance sur la moralité et la justice personnelles des citoyens.” La preuve de ceci est bien facile. Qu’on réunisse par la pensée les localités diverses, et qu’on enferme dans une seule muraille Mégare et Corinthe ; certes on n’aura point fait par là de cette vaste enceinte une cité unique, même en supposant que tous ceux qu’elle renferme aient contracté entre eux des mariages, liens qui passent pour les plus essentiels de l’association civile. Ou bien encore qu’on suppose des hommes isolés les uns des autres, assez rapprochés toutefois pour conserver des communications entre eux ; qu’on leur suppose des lois communes sur la justice mutuelle qu’on doit observer dans les relations de commerce, les uns étant charpentiers, les autres laboureurs, cordonniers, etc., au nombre de dix mille par exemple ; si leurs rapports ne vont pas au-delà des échanges quotidiens et de l’alliance en cas de guerre, ce ne sera point encore là une cité. Et pourquoi ? Ici pourtant on ne dira pas que les liens de l’association ne sont pas assez resserrés. C’est que là où l’association est telle que chacun ne voit l’État que dans sa propre maison, là où l’union est une simple ligue contre la violence, il n’y a point de cité, à y regarder de près ; les relations de l’union ne sont alors que celles des individus isolés. Donc évidemment, la cité ne consiste pas dans la communauté du domicile, ni dans la garantie des droits individuels, ni dans les relations de commerce et d’échange ; ces conditions préliminaires sont bien indispensables pour que la cité existe ; mais, même quand elles sont toutes réunies, la cité n’existe point encore. La cité, c’est l’association du bonheur et de la vertu pour les familles et pour les classes diverses d’habitants, en vue d’une existence complète qui se suffise à elle-même. Toutefois on ne saurait atteindre un tel résultat sans la communauté de domicile et sans le secours des mariages ; et c’est là ce qui a donné naissance dans les États aux alliances de famille, aux phratries, aux sacrifices publics et aux fêtes qui réunissent les citoyens. La source de toutes ces institutions, c’est la bienveillance, sentiment qui pousse l’homme à préférer la vie commune ; le but de l’État, c’est le bonheur des citoyens, et toutes ces institutions-là ne tendent qu’à l’assurer. L’État n’est qu’une association où les familles réunies par bourgades doivent trouver tous les développements, toutes les facilités de l’existence ; c’est-à-dire, je le répète, une vie vertueuse et fortunée. Ainsi, donc, l’association politique a certainement pour objet la vertu et le bonheur des individus, et non pas seulement la vie commune » [3].

L’État, dans la société capitaliste, c’est tout autre chose. Selon Marx, il est l’instrument qu’utilise la bourgeoisie pour exercer son pouvoir sur les classes qu’elle exploite. Il faut reconnaître que lors de la Révolution française qui mit à bas les régimes de propriété de la féodalité et de la monarchie, la bourgeoisie a réservé le titre de citoyen à ceux-là seuls qui pouvaient payer le cens. Elle a mis la main sur l’État, et aussitôt a imposé la privatisation de la propriété comme la pierre d’angle de l’économie. L’État n’est plus ici l’association des communes, comme le proposait le philosophe, mais l’administration de qui s’empare du pouvoir. Le contrôle de l’État est devenu ensuite l’enjeu des possédants et des dépossédés, une foire d’empoigne, comme le dit quelque part Michel Foucault.

Il ne restait dès lors qu’une alternative : la privatisation ou la collectivisation. Les États communistes ont remplacé la propriété privée par la propriété collective. Et l’on ne peut pas dire que la propriété ait été nulle part rendue aux citoyens. La collectivisation et la privatisation forment une alternative pourtant dénoncée dès la fondation de la cité. Platon répudia ce qu’il appelait l’égoïsme, la propriété privée, mais il estimait que le Bien étant indivisible devait être identique pour tous, et il en déduisait que l’on pouvait collectiviser les pratiques des uns et des autres. Cette thèse fut dénoncée par Aristote parce qu’elle fait peu de cas de la responsabilité de chacun sur son travail. Il suggéra que la propriété soit dite individuelle à condition d’être ordonnée au bien de tous.

Mais c’est le libre-échange qui s’est imposé avec la privatisation de la propriété. Pourquoi ? L’économie de libre-échange prétend dominer le monde de façon objective, et de façon indifférente à tout imaginaire et à toute valeur éthique. Elle offre aux hommes l’opportunité de s’affranchir de la sujétion sans pour autant leur interdire de se référer aux valeurs de leur choix. Le libre-échange s’est emparé du marché mais non des structures de réciprocité autres que celle du marché. Il n’est donc pas exclu de concilier l’intérêt et l’éthique (c’est par exemple l’objectif de la théorie de la justice de John Rawls) notamment en reconnaissant aux frontières du marché de libre-échange l’existence de systèmes de réciprocité politiques ou religieux. C’est donc à partir de positions extérieures à l’économie capitaliste qu’il a été possible de garder une morale selon sa foi ou sa tradition, puritaine dans le nord de l’Europe, catholique dans le Sud, et que le pouvoir politique a espéré concilier l’économie de libre-échange et l’éthique. Le libre-échange fit alors illusion.

Cependant, le développement des forces productives s’accélère de façon si rapide que l’adéquation du pouvoir politique et de l’économie de libre-échange est de plus en plus irréalisable. Alors tout devient compliqué car les droits hérités du système de réciprocité, encore en vigueur dans le champ politique sont aux prises avec un pouvoir économique qui les considère comme des obstacles, et ne cesse de les détériorer ou de les contourner.

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Lire la suite : V - LA VALEUR

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Notes

[1] Cf. TEMPLE, D. “La structure spirale dans le système de réciprocité Aymara”, 2004.

[2] Cf. infra chap. VI-5.

[3] ARISTOTE. La politique. Livre III. Traduction française : Barthélemy-Saint-Hilaire.


FORUM DE DISCUSSION

❀ Bruno MALLARD dit :

Fri, 12 Jul 2013 15:07

À propos du concept de « propriété » (p. 17) : La distinction qui est faite entre « propriété collective » et « propriété privée » est importante. Toutefois, d’un point de vue théorique, on peut être réservé à l’égard de la démarche consistant à ériger les concepts de l’économie politique (qu’il s’agisse de la « propriété », des « droits », de la « production », du « travail », des « besoins », de l’« utilité », de la « consommation »…) en catégories d’analyse à portée universelle, même s’ils sont assortis d’épithètes, partiellement redéfinis et modulés dans leur acception. Car non seulement ceux-ci sont lourdement connotés et sémantiquement très ancrés dans une histoire particulière – ce qui peut conduire à des malentendus dès lors que l’on change complètement de milieu culturel –, mais beaucoup de représentants de sociétés non occidentales (autochtones) ou de spécialistes de ces dernières, les récusent (ou bien s’en emparent, mais en acceptant des distorsions ou déperditions de sens par rapport à ce qu’ils veulent réellement dire) (1). En outre, même si l’on prend soin de les redéfinir en profondeur, ils se révèlent à l’usage si solidaires de certains modes de raisonnement, d’une découpe particulière du réel et d’un arrière-plan ontologique spécifique, qu’il devient difficile de toujours apporter des éclairages pertinents sur les sociétés issues de traditions très différentes (2).

À titre d’illustration, je citerai, parmi de nombreux exemples possibles, ce que disait Javier Medina (« Forma Estado y forma Ayllus. Ideas para rebobinar el proceso de cambio », 2011) à propos, précisément, du concept de propriété dans le cadre de la recherche, en Bolivie, d’alternatives inspirées de la pensée amérindienne : « Si queremos tener Ayllu debemos saber que éste no conoce el concepto de propice (“propiedad collective es socialismo ; propiedad comunitaria es una contradictio in adjecto) sino el de Usufructo. El regazo de la madre : la Pachamama, es la que da seguidad ontológica al jaqi, que recibe de la comunidad, hasta su muette, la sayañas que le permitirán, como sentido de la vida y conversación con el tiempo y las estaciones, la crianza de la biodiversidad en el altar de la chacra. »

À propos de : « Dans les sociétés de réciprocité, l’État résulte de l’association des communautés… » (p. 20). La remarque est analogue à la précédente. Javier Medina (idem) écrivait : « Si queremos tener Estado, debemos saber que éste se basa en el individuo : el yo : liberalismo, o la suma de individuos : socialismo… » (dans le même sens, on peut présumer que ce n’est tout de même pas sans raison que Pierre Clastres a cru bon de parler, dans son célèbre essai sur les Indiens Guayaki, de « société contre l’État »). Rien, bien sûr, n’interdit formellement de donner une définition très différente de l’État (même s’il semble bien problématique de faire abstraction des origines historiques d’un mot aussi lourd de sens). Cependant, si ce terme se met à désigner, dans les « sociétés de réciprocité », « tout autre chose que dans la société capitaliste » (p. 20), on peut se demander s’il est vraiment judicieux de l’introduire dans ce contexte.

À propos de : « L’économie de libre échange prétend dominer le monde de façon objective, et de façon indifférente à tout imaginaire et à toute valeur éthique. » (p. 21). Il est tentant de préciser ici que le fait d’accorder une place intellectuelle et sociale hégémonique à l’« objectivité » (au sens scientifique classique du terme) et, corrélativement, à forclore l’empathie bienveillante, la mutualité, l’altruisme, procède aussi d’un certain imaginaire social, d’un certain héritage historico-culturel, structuré autour d’un répertoire particulier de normes, valeurs et schèmes cognitifs.

(1) Par exemple, pour les cas des cultures andines, voir Atawallpa Oviedo (2012), « El posmoderno Buen Vivir y el ancestral Sumak Kawsay », in Construyendo el Buen Vivir, Pydlos, Cuenca (Équateur), p. 49-81.

(2) Dans la même optique, et sur un plan plus général, j’avoue être assez mal à l’aise face aux opérations de « dédoublement » conceptuel portant sur des termes analytiques clés (vrais besoins / faux besoins, travail concret / travail abstrait, valeur d’usage / valeur d’échange, technologie occidentale / technologie indigène, etc.). Si une telle approche peut avoir des vertus heuristiques et pédagogiques et être pertinente dans des cas particuliers, elle peut aussi aboutir à universaliser insidieusement et indûment certains présupposés ou catégories de pensée et à faire l’impasse sur des interrogations radicales indispensables.

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