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mars 2003

6. Échange ou genèse de la valeur

Dominique Temple

L’équivalence de la réciprocité positive et de la réciprocité négative

Peut-on décider si la raison des transactions, dans les communautés interrogées par Verdier, est la réciprocité ou l’échange, et si l’enjeu est le symbolique (tel que nous le définissons) ou l’imaginaire (le capital-vie) ?

La femme, “le plus grand des biens” selon Lévi-Strauss, qui selon l’anthropologie occidentale servirait de monnaie d’échange est-elle une représentation du capital-vie ou constitutive d’une structure de réciprocité ?

Les exemples choisis par Verdier [1] montrent que si des symboles de vengeance sont identiques à ceux des alliances matrimoniales, ils ne peuvent être remplacés par la femme qui, lorsqu’elle entre en scène, inaugure une structure nouvelle de réciprocité d’alliance. C’est donc bien la réciprocité et non l’échange, qui est le but des communautés.

Chez les Bédouins de Jordanie, dès que le garçon né d’une femme donnée en compensation d’un meurtre est en âge de porter les armes,

« … sa mère le vêt de ses habits d’homme, le ceint d’un poignard et le présente à l’assemblée des notables. Alors sa mission est accomplie : de “ghorra”, servante, elle redevient “horra”, libre. Elle quitte son mari qui n’a plus aucun droit sur elle ; s’il tente de la retenir, son père ou le chef de sa famille fera appel au garant (un répondant nommé par le preneur qui doit veiller à son retour dans sa parenté agnatique une fois sa mission accomplie). Néanmoins l’époux pourrait la garder s’il obtenait l’accord de ses beaux-parents à qui il devrait payer alors un douaire » [2].

Ce n’est pas la femme qui est donnée mais le guerrier qu’elle peut mettre au monde pour le compte de l’adversaire. L’enjeu est de reconstruire la relation de réciprocité en ressuscitant un guerrier, un meurtrier chez l’ennemi. Sans doute peut-on considérer le garçon comme un capital guerrier. On rééquilibre les potentialités de meurtre. Mais la femme sera rendue dès qu’elle aura enfanté un guerrier ennemi.

Deux voies s’offrent en réalité pour restaurer le potentiel de réciprocité négative : le prêt d’une femme jusqu’à ce qu’elle crée un guerrier, ou le don d’un enfant mâle qui deviendra un guerrier dans le clan ennemi. Cependant, la femme peut être gardée si l’époux obtient l’accord de ses beaux-parents et s’il leur apporte le douaire. Cette seconde prestation n’est pas la compensation du meurtre. Lorsqu’une relation matrimoniale est nouée entre les deux parties pour succéder à la relation de meurtre, elle doit en effet être confirmée par une promesse d’un mariage dans l’autre sens, symbolisée par le douaire.

Il en est de même chez les Moundang :

« Chez les Moundang, le roi peut attribuer, au lieu des bœufs de la composition, une femme à un frère de la victime ; si celle-ci met au monde un garçon, on considère que la réparation a été faite complètement ; le mari doit alors verser une compensation matrimoniale à ses beaux-parents » [3].

L’union matrimoniale ne sert pas seulement à rétablir l’équilibre de réciprocité entre meurtriers mais, une fois la réciprocité de guerriers restaurée, elle transforme celle-ci en réciprocité d’alliance. La femme est l’instrument d’une structure de réciprocité positive qui se substitue à une structure de réciprocité négative. Et la relation matrimoniale, pour être une alliance, doit être complétée par les prestations dotales.

Par contre, on voit que le meurtre peut avoir un équivalent symbolique qui lui est propre (des bœufs sacrifiés ou destinés au sacrifice). Ces prestations ont pour effet de restaurer la réciprocité guerrière en termes symboliques avant qu’elle ne soit remplacée par une relation d’alliance.

« Chez les Moundang, la famille du meurtrier, avant d’acquitter la composition, amène au bord de la rivière “le bœuf de la plaie” pour y être sacrifié ; son sang est recueilli et les grands de chacun des deux clans en cause y plongent leurs mains ; si le sacrifice est accepté par les esprits ancestraux, c’en est fini de la violence. (…)
 
Chez les Géorgiens de la montagne, les rites de conciliation ont lieu au grand sanctuaire du clan offensé ; les parents du meurtrier viennent y sacrifier plusieurs animaux et chaque clan boit alors la bière que l’autre a fournie et consacrée » [4].

La bière est trop universellement le symbole de l’alliance pour que l’on ne voit pas dans la succession du sacrifice sanglant et de la libation le passage d’une structure de réciprocité négative à une structure de réciprocité positive. Mais le passage requiert d’abord le rééquilibre de la réciprocité négative. Ce ne sont pas des vies que l’on échange, fussent-elles des vies symboliques capitalisées dans l’imaginaire des groupes, mais des structures de réciprocité que l’on restaure parce qu’elles sont les matrices de l’être social, les matrices du lien d’âmes. Et les âmes elles-mêmes ne sont imaginées que pour nouer entre elles de nouvelles relations de réciprocité.

Laburthe-Tolra confirme que chez les Beti du Cameroun :

« … tout tort commis exige réparation avant la reprise des échanges : dans une pièce d’Ayissi (Les Innocents, Yaoundé, S. D., pp. 25-26), la mère du héros explique à son fils comment serait possible son mariage avec une fille Ndog Mbang dont les ancêtres ont autrefois battu et humilié les siens : “Si vous battez les Ndog Mbang, le sang de vos ancêtres est vengé, et le mariage avec une Ndog Mbang, otage de guerre ou esclave, devient possible pour toi” » [5].

Toutes ces opérations de vengeance, de compensation ou de composition sont ordonnées à l’élargissement de la matrice de l’être social, et s’il y a capitalisation du symbolique, comme dans le cas des femmes porteuses de futurs guerriers, celui-ci est immédiatement investi pour continuer dans la métaphore économique, dans la structure de production du symbolique. C’est-à-dire que l’imaginaire est inféodé au symbolique, l’avoir à l’être et non l’inverse.

Si l’on pouvait échanger une femme contre un meurtrier, alors l’échange serait sans doute celui d’une part d’un capital-vie contre une autre, et l’on resterait prisonnier de l’imaginaire proprement dit, chacun faisant valoir ses droits. Si l’enjeu est la réciprocité en tant que matrice de la valeur, il est nécessaire qu’avant de passer d’un système à l’autre, le premier soit restauré dans son intégrité afin que la valeur produite dans ce système, le lien d’âmes comme dit Mauss, ne soit pas altéré ; d’où la distinction entre deux opérations, la restauration de la réciprocité négative et le passage à la réciprocité positive. La première prestation s’effectue dans les termes de la réciprocité négative (un guerrier pour un guerrier), la seconde remplace une structure par une autre.

Nous avons envisagé jusqu’ici des sociétés patrilinéaires, mais dans les sociétés matrilinéaires, le rôle de la femme ne pourra être le même. Il sera inutile de donner une femme si l’on veut simplement reproduire les conditions de la réciprocité négative, car ses enfants n’appartiendront pas au clan ennemi mais à son propre clan. Les théories de l’échange et de la réciprocité se présenteront alors de la manière suivante : s’il y avait échange de vies, une femme vaudrait toujours un homme et, dans ce cas, on pourrait payer le meurtre d’un homme d’une femme. Mais si cette femme doit rétablir une relation de réciprocité, elle ne pourra intervenir que dans le but de remplacer une relation de vengeance par une relation d’alliance, et le don de la femme signifiera exclusivement la réciprocité en termes de réciprocité positive. Il y aura donc dissociation des deux prestations. Pour rétablir la réciprocité négative, il faudra procéder au don d’un enfant mâle qui sera adopté par le clan ennemi. Par contre, le don d’une femme signifiera l’ouverture d’une nouvelle relation d’alliance qui se substituera à la relation de vengeance. Qu’en est-il ?

Chez les Maenge de Nouvelle-Bretagne (Mélanésie), Michel Panoff [6] observe que c’est le même objet, le page, qui sert au “paiement du prix du sang” et au “paiement du prix de la fiancée”. Les page sont des objets de qualité qui ont un nom et une histoire comme les mwali ou les soulava des Trobriandais. Ils ont pouvoir libératoire quand il s’agit d’obtenir un mariage ou d’indemniser une vie humaine.

« La règle était, disent les informateurs, que le sous-clan puisse éviter le talion en cas d’homicide par la remise d’une fille à marier au groupe de la victime. Les récits d’échanges hostiles montrent, en effet, que les vengeurs potentiels ont renoncé plusieurs fois à la contre-violence projetée pour accepter une femme au lieu d’un page » [7].

On pourrait donc penser qu’une femme équivaudrait à une victime puisqu’elle vaudrait un page, et que le page pourrait servir de monnaie entre eux. Mais voici comment Panoff dissipe cette impression :

« On dira peut-être que le page étant le moyen d’obtenir une femme en mariage, les deux arrangements reviennent au même en fin de compte. Ce qu’il faut voir cependant, c’est qu’il est impossible, en société matrilinéaire, de répéter ce raisonnement pour expliquer que l’obtention d’une épouse supplémentaire puisse dédommager un sous-clan de la perte d’un de ses membres. Quel que soit le contrôle exercé par un tel groupe sur les capacités reproductrices de la femme qu’il reçoit en mariage, les enfants à naître n’appartiennent pas, en effet, au sous-clan du mari et ne pourront donc pas combler les vides creusés dans ses effectifs » [8].

La femme ne sert donc pas à rétablir un potentiel de réciprocité négative.

« C’est probablement pourquoi certaines sociétés matrilinéaires de Mélanésie avaient coutume d’offrir au clan de la victime un choix entre le talion et l’adoption irréversible d’un enfant ou d’un adolescent appartenant au clan des meurtriers (Ivens 1927 : 223). Cette forme de compensation directe, la plus directe qui soit, les Maenge auraient pu y recourir (…), mais ils ne l’ont pas fait » [9].

Ils proposent donc une autre solution : remplacer la réciprocité négative par la réciprocité positive. Une femme se substitue au page de la réciprocité négative. À un page, symbole de réciprocité négative, l’offenseur substitue une alliance. Ce n’est donc pas une vie humaine que le page symbolise, qu’elle soit homme ou femme, mais la moitié d’une structure de réciprocité, positive ou négative – jugées équivalentes quant à leur capacité d’engendrer de l’être social pour une communauté donnée – et dont l’autre moitié est nécessairement soit un meurtrier soit une épouse.

L’aliénation dans la réciprocité négative

Mais l’imaginaire ne peut-il l’emporter sur le symbolique ? La valeur de réciprocité ne s’aliène-t-elle pas dans le fétichisme de ses représentations ?

Une étude de Georges Charachidzé, comparant des sociétés européennes témoignant des quatre types de vendetta différents, permet d’apporter une réponse à cette question. Chez les Abkhazes qui occupent la partie montagneuse du littoral de la Mer Noire de part et d’autre de la chaîne du Caucase, la vengeance est devenue un phénomène démesuré :

« Le droit abkhaze multiplie comme à plaisir les occasions déclenchant inévitablement une série de meurtres et de contre-meurtres (…) Soulignons bien que chacun de ces préjudices (liste non exhaustive) donne lieu non pas, comme c’est le cas ailleurs, à une compensation en rapport avec son caractère et son importance, mais à un “meurtre”, qui lui-même enclenche le processus de la vengeance sanglante. (…)
 
Le processus ne s’éteint pas avec le temps, le droit coutumier ne prévoit aucun délai entraînant l’extinction de la créance. Ce qu’exprime fortement un dicton abkhaze : “le sang ne vieillit pas” » [10].

Chez les Tcherkesses qui se sont établis entre la Mer d’Azov et la chaîne du Caucase, la structure sociale est identique à celle des Abkhazes (structure clanique plus hiérarchie nobiliaire et vassalique), mais :

« À l’inverse de ce qui se passe en Abkhazie, c’est ici la composition qui règle la plupart des conflits et supplante presqu’entièrement l’exercice de la violence, surtout lorsque des membres de l’aristocratie s’y trouvent impliqués. (…) Dans ses moindres détails, le système était conçu et fonctionnait au bénéfice du prince » [11]

C’est-à-dire que le montant de la composition était si élevé qu’il engendrait une dette perpétuelle des victimes.

« Deux unités de compte étaient en usage : la “tête” (shxa), elle-même divisée en 60 à 80 “bœufs” (c°y). Le barème s’établissait ainsi à la fin du XVIIIe siècle : meurtre d’un prince = 100 “têtes”… (…)
 
Finalement, mais pour des raisons inverses, les Abkhazes et les Tcherkesses aboutissent au même résultat : la vendetta, soit par excès de violence, soit par abus de la composition devient proprement interminable. (…)
 
Ces deux types de vendetta, si on peut encore lui donner ce nom, s’opposent chacun à leur façon au système vindicatoire tel que le pratiquent les Géorgiens de la montagne (…).
 
Chez les montagnards georgiens orientaux (Pshav et Xevsur autour du mont Kazbeg) et occidentaux (Svanes au sud du massif de l’Elbrouz), on pénètre dans un autre monde. Dans ces hautes vallées presque inaccessibles demeure intouché jusqu’au milieu du XXe siècle une sorte de conservatoire naturel des genres de vie traditionnels avec les modes de pensée qui les accompagnent » [12].

Tandis que pour les Abkhazes,

« le meurtre délibéré est prévu par la loi, en contrepartie d’un préjudice quelconque. Chez les Géorgiens, au contraire, seul le contre-meurtre enclenchant la vendetta est tenu pour licite : on n’a le droit de tuer que si le partenaire a déjà tué » [13].

D’autre part, le clan du meurtrier est astreint à un certain nombre de démarches rituelles d’ordre religieux effectuées dès le premier meurtre et prolongées pendant plusieurs années qui relèvent de la composition : aucune médiation n’est possible tant qu’une année entière ne s’est pas écoulée après le meurtre, mais ensuite, commence le rituel de la conciliation avec deux sortes de rites, les uns, sacrificiels, les autres qui inaugurent des relations de réciprocité positive.

L’égalité entre les clans, le préalable de la mort subie pour justifier la vengeance, le rétablissement de l’équilibre de la réciprocité négative avant son relais par la réciprocité positive, sont autant de traits d’une réciprocité équilibrée originaire qui donne naissance à deux évolutions. Charachidzé poursuit en effet :

« Ce système de régulation extrêmement puissant a donné lieu à deux types d’évolution aboutissant respectivement à des situations inverses l’une de l’autre. L’un d’eux a été étudié dans notre travail sur la féodalité géorgienne. (…) Du XIe au XVIIIe siècle, les rois et les princes ont institué des lois tenant compte de l’archaïque droit coutumier, mais en le soumettant à une distorsion intéressante : du système de la vendetta, ils ont évacué toute compensation violente, ne retenant que le principe de la composition. (…)
 
Le second type d’évolution s’est effectué à l’inverse du précédent : du système de la vendetta, seuls ont subsisté le caractère violent et l’obligation morale de tuer en riposte au moindre préjudice. (…) Ce type de vendetta n’a encore jamais été étudié, il est propre aux Géorgiens musulmans » [14].

Les deux évolutions antithétiques des Géorgiens, soit la violence qui élimine l’autre, soit la composition qui l’asservit définitivement, aboutissent aux deux premiers types des Abkhazes et des Tcherkesses. Nous voici ramenés donc à trois types seulement de vengeance. Les deux dialectiques sont articulées sur un tronc commun où ni l’accumulation de l’honneur ni celle de la richesse n’est l’enjeu principal des prestations humaines mais la valeur spirituelle, comme l’indiquent ces observations de Charachidzé :

« Le pouvoir politique et militaire est aux mains des prêtres-sacrificateurs choisis par élection divine. (…) Le respect du droit coutumier se fonde sur la force contraignante de la religion et de la foi, qui agissent pour ainsi dire de l’intérieur » [15].

Cette action de l’intérieur est la clef du système. C’est de l’intérieur de la structure sacrificielle (la réciprocité unifiée par le principe d’union) que sourd la foi, lien social unifié. La foi indique l’aveuglement de toute conscience ou représentation singulière au profit d’un lien d’âmes unique. Au prêtre est dévolu le rôle d’un tiers intermédiaire et réservée la fonction de donner au Tiers, par le sacrifice rituel, ce caractère d’unité.

S’il y a renversement de primauté entre l’imaginaire et le symbolique, comme en témoigneraient certaines communautés du Caucase, dès lors, se constitue un capital-vie imaginaire que les clans tentent d’augmenter indéfiniment. La dialectique qui a certes des effets novateurs lorsqu’elle est au service de la réciprocité, peut aussi conduire à l’aliénation du cycle dans sa polarité : donnant on acquiert du prestige dans son imaginaire, et plus on donne et plus on est grand ; mourant, on tue dans l’imaginaire, et plus on subit de meurtres et plus on a de droits au meurtre. Ne doit-on pas, cependant, considérer de telles évolutions comme des aliénations ou déviances de la structure fondamentale ?

La structure fondamentale, les Géorgiens de la montagne l’ont conservée en assurant une constante commutativité entre les deux systèmes ; la relativisation de l’un par l’autre, la neutralisation même de l’un et l’autre. Abkhazes et Tcherkesses déploient eux des dialectiques sans fin ni mesure. Mais l’une de ces structures est-elle plus archaïque que les deux autres ? Ismaël Kadaré a traduit dans son roman Avril Brisé la désespérance d’un homme vaincu par la fatalité de devoir son être à deux coups de fusil après qu’il ait vu l’amour briller comme un éclair dans l’entrebâillement d’une porte qui se fermait [16].

Échange ou Genèse de la valeur

Les diverses contributions que rassemblent Verdier et ses collaborateurs campent sur les thèses classiques de l’échange symbolique. Si Verdier a tenté comme Mauss de récuser l’échange économique comme paradigme de la vengeance, il retient néanmoins la vengeance dans les rets de l’échange (l’échange symbolique) car il imagine des propriétaires de valeurs dont il ne se pose pas le problème de la genèse.

Comme Mauss et Lévi-Strauss, Verdier capitalise le symbolique dans l’imaginaire des protagonistes de la réciprocité et plutôt que de révéler la structure génératrice de ce capital, il suppose que tout commence avec son échange. Il soumet même cet échange à l’intérêt égoïste du groupe. Il propose de voir dans l’obligation de vengeance vis-à-vis de l’extérieur et l’interdit de vengeance vis-à-vis de ses proches non seulement une manifestation de solidarité entre les membres du groupe, mais une cause de celle-ci. Il rejoint donc Fernándes qui interprétait la vengeance comme une force de solidarisation. Svenbro va même plus loin. L’avantage de cette solidarisation serait tel que l’on aurait intérêt à provoquer la vengeance. Tuer l’autre pour qu’il tue chez soi aurait pour résultat de renforcer l’unité du groupe. L’échange de meurtres serait un échange de solidarisations [17].

Mais la question fondamentale est la genèse de ces valeurs. Les hommes héritent-ils d’un capital inné, comme le proposent Breteau et Zagnoli :

« La vengeance capitalise l’honneur, car sans affront à réparer, on ne peut administrer la preuve de sa vraie valeur, authentifier l’honneur dont tout homme dispose par “nature” (capital fixe). Avoir l’occasion de prouver son honneur permet de passer du latent au manifeste, de l’essence à l’existence… » [18]

ou bien engendrent-ils ce capital par la réciprocité ?

Nonobstant la réduction de la réciprocité à un échange symbolique, Verdier considère le lieu de l’adversité comme le siège d’une reconnaissance sociale :

« … le groupe adverse est celui par rapport auquel on se situe dans un affrontement réciproque : on pourra chercher à éviter le face à face, mais si l’un injurie l’autre, ce dernier ne peut renoncer à lui rendre l’injure sans accepter de se soumettre et donc de perdre la face » [19].

C’était déjà là, pour Mauss, l’enjeu du don et contre-don. Celui qui refuse le don, disait Mauss, perd la face et c’est pour reconquérir la face perdue que l’on donne un potlatch.

Nous avons soutenu que dans le système des dons, l’identité n’est pas antérieure au don : le prestige naît du don, il est proportionnel au don. Le nom est le visage du don. Or, un tel sens du don ne peut naître, être reconnu par le donateur lui-même, sans qu’il y ait donataire qui à son tour puisse être donateur. Donner n’est pas perdre. La relation du donateur au donataire n’est synonyme d’acquérir un visage d’humanité pour le donateur que si pour le donataire, elle est synonyme de perdre ce visage. La relation acquérir un nom – perdre un nom est simultanée du don pour celui qui donne et pour celui qui reçoit, parce que donner reçoit son sens de recevoir et recevoir de donner pour chacun des partenaires.

La parole est requise pour autoriser la vengeance lorsque celle-ci est significative de valeur : le meurtrier doit être nommé ou se nommer. Les noms vont donc constituer entre eux des systèmes de réciprocité. De là, le caractère souvent collectif des affrontements de réciprocité. On appartient à un système classificatoire, à une parenté, etc. Mais le Tiers ne cesse de s’émanciper de l’imaginaire pour atteindre à la transparence. Une telle possibilité n’est offerte que par la structure de réciprocité qui devient ainsi un préalable au don lui-même comme matrice du sens.

La même thèse peut être défendue pour la réciprocité négative. « Autant que l’accomplissement d’un devoir, la vengeance est le pouvoir de préserver et de restaurer son identité et son intégrité face à un groupe adverse », dit Verdier, mais, de même que ne pas pouvoir donner ou redonner, c’est perdre la face ou reconnaître la supériorité d’autrui :

« Ne pas pouvoir exercer la vengeance, c’est reconnaître la supériorité de l’adversaire, perdre son prestige, voire son statut, et il en va pareillement pour celui qui n’accepte pas de la subir » [20].

Ce parallèle entre obligations de donner, recevoir et rendre d’une part et d’autre part accepter la mort, la rendre et l’accepter à nouveau, montre que la reconnaissance sociale n’est pas reconnaissance de ce que chacun est pour lui-même, mais d’être homme en face d’autrui, quelle que soit sa qualité de donateur ou de meurtrier. Le visage auquel chacun désire correspondre n’est pas celui qu’il porte et qu’il ne connaît pas mais celui qu’il reconnaît comme devant être le sien et qu’il n’a pas encore : un visage humain. La reconnaissance mutuelle est celle d’un être inter-groupe qui exerce une plus grande fascination sur les hommes que l’être propre au groupe au point de façonner dans l’homme l’amour de la guerre, si la guerre est le moyen utilisé pour actualiser la réciprocité entre les groupes.

Les systèmes du don et de la vengeance sont semblables parce qu’ils sont des systèmes de réciprocité. Le prestige du don et l’honneur du guerrier ont une essence commune parce qu’ils sont produits par des structures de réciprocité. La réciprocité est la matrice du Tiers que Mauss appelle lien, que celle-ci soit réciprocité de vengeance ou réciprocité d’alliance ou réciprocité de dons.

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Notes

[1] VERDIER, Raymond (éd.), 4 vol. La vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie. Paris : éditions Cujas, 1981-1984 :
- Vol. 1 “Vengeance et pouvoir dans quelques sociétés extra-occidentales”. Textes réunis et présentés par Raymond Verdier, 1981.
- Vol. 2 “Vengeance et pouvoir dans quelques sociétés extra-occidentales”. †extes réunis et présentés par Raymond Verdier, 1986.
- Vol. 3 “Vengeance, pouvoirs et idéologies dans quelques civilisations de l’Antiquité”. Textes réunis et présentés par Raymond Verdier - Jean-Pierre Poly, 1984.
- Vol. 4 “La vengeance dans la pensée occidentale”. Textes réunis et présentés par Gérard Courtois, 1984.

[2] CHELHOD, Joseph. “Equilibre et parité dans la vengeance du sang chez les Bédouins de Jordanie”, dans La vengeance, op. cit., vol. 1, p. 135.

[3] VERDIER, R. “Le système vindicatoire”, dans La vengeance, op. cit., vol. 1, p. 29.

[4] Ibid., pp. 29-30.

[5] LABURTHE-TOLRA, Philippe. “Note sur La vengeance chez les Beti”, dans La vengeance, op. cit., vol. 1, p. 163.

[6] PANOFF, Michel. “Homicide et vengeance chez les Maenge de Nouvelle-Bretagne”, dans La vengeance, op. cit., vol. 2, pp. 141-161.

[7] Ibid., p. 157.

[8] Ibid.

[9] Ibid., pp. 157-158.

[10] CHARACHIDZE, Georges. “Types de vendetta au Caucase”, dans La vengeance, op. cit., vol. 2, p. 85.

[11] Ibid., pp. 89-90.

[12] Ibid., pp. 90-92.

[13] Ibid., p. 94.

[14] Ibid., pp. 97-98.

[15] Ibid., p. 93.

[16] KADARE, Ismaïl. Avril Brisé. (1978), Paris : Éditions Fayard, 1982.

[17] SVENBRO, Jesper. “Vengeance et société en Grèce archaïque. À propos de la fin de l’Odyssée”, dans La vengeance, op. cit., vol. 3, pp. 47-63.

[18] BRETEAU, Claude H. y Nello ZAGNOLI, “Le système de gestion de la violence dans deux communautés rurales méditerranéennes : la Calabre et le N.-E. constantinois”, dans La vengeance, op. cit., vol. 1, p. 49.

[19] VERDIER, Raymond. “Le système vindicatoire”, dans La vengeance, op. cit., vol. 1, p. 25.

[20] Ibid., p. 30.


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