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janvier 2012

1. La réciprocité au Rwanda

Dominique Temple

Depuis mille ans – nous dit Édouard Gasarabwe [1] – les trois peuples qui ont créé le Rwanda – les Batutsi, les Bahutu et les Batwa – ont tressé ce qu’ils appellent une corde à trois fils [2]. Si l’ethnie avait été à l’origine un principe d’exclusion conduisant au génocide, il ne resterait évidemment qu’une ethnie sur trois depuis des siècles. La guerre totale, le génocide raciste, est apparue en réalité avec la fin de la colonisation et non pas avec les ethnies.

Le terme ethnie entendu comme culture a donné naissance à celui d’ethnocide [3]. Mais Gasarabwe appelle ethnie non pas la communauté qui se construit par des liens de réciprocité dans un imaginaire donné ni la communauté qui s’affirme par l’unité et la totalité qui la distingue des autres, mais une identité qui se prétend exclusive d’autrui : « l’un des fils de la corde à trois fils lorsqu’il ne reconnaît plus les autres ».

De telles identités exclusives naissent en particulier chaque fois que la colonisation détruit la réciprocité inter-ethnique ou la réciprocité tout court. C’est alors que se propage le racisme [4].

Acceptons cependant sa définition. Le Rwanda, précise-t-il, était unifié par un principe de convivialité de tous ses ressortissants. Même si à l’entrée en scène des Occidentaux certains rois Bahutu combattaient encore pour leur autonomie, ces combats ne remettaient pas en cause le principe d’union [5] lui-même. Pour les Bahutu comme pour les Batutsi, l’unité du peuple s’exprimait par un conseil de chefs de clans et par un roi, lui-même intronisé parfois par un chef religieux. Laboureurs et pasteurs tendaient vers la même organisation politique.

De plus, les Batutsi s’établirent avec l’assentiment des Bahutu. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler comment en effet, selon Gasarabwe, cette intégration réciproque s’effectua de façon politique grâce à la complémentarité des services que chacun rendait à l’autre.

Certes l’Imana, la grâce divine, unissait-elle la société dans une seule totalité spirituelle, mais comme il est difficile d’être gracieux avec autrui si l’on ne tient pas compte de ce dont il a besoin, les biens matériels accompagnaient presque toujours la circulation des valeurs spirituelles.

« Les Batutsi, semble-t-il, sont entrés pacifiquement en milieu agraire. […] Ils prirent sans doute le pouvoir patriarcal des clans [des Bahutu], par l’intermédiaire de la vache, outil de conciliation entre le pasteur et le laboureur : la vache plaisait à ce dernier, il devenait le client du premier, selon le schème de l’“ubuhake” » [6].
« Le Buhake, […] ne constituait pas seulement un cadre juridique, mais une institution sociale complexe dont les limites et les influences sur l’existence de l’homme dépassaient les termes d’un contrat au sens moderne. Il visait et réalisait un pacte social et familial qui liait les hommes d’un rugo à d’autres hommes, dans un sens à la fois économique, sentimental, juridique, militaire, etc. » [7].

L’édifice social, politique, économique traditionnel rwandais repose sur la valeur de prestige. C’est bien sûr le don qui engendre la valeur de prestige. Le don s’enrichit du contre-don. Et la valeur s’accroît de ce que le don reçu pour le don donné soit redonné. La « crue » du don entraîne celle de la valeur de prestige. Cette « crue », c’est l’ubuhake.

Mais la valeur de prestige doit être elle-même réinvestie dans de nouveaux dons ou sacrifices pour valoir au donateur un prestige supérieur [8]. Puisque la valeur de prestige se représentait par le troupeau sacré, les Rwandais annonçaient leur rang par l’importance de leur cheptel :

« Les grands “féodaux” pouvaient être des serviteurs d’autres “féodaux”. Les Bahutu, “nouveaux nobles” par la richesse en terre et en bovins, devenaient des “châtelains”. Au plus bas de l’échelle, situation de la majeure partie des agriculteurs et des Batutsi démunis de troupeau, l’on trouvait un peuple avide de posséder et prêt à s’engager sur une simple promesse de don de “bovidé” » [9].

L’ubuhake est le principe dont Gasarabwe dit : « qu’il fut et reste le mobile de la révolution rwandaise ». Ce terme signifie littéralement « la crue de la vache ». La crue est assimilée à la fécondité de la vie (porter un veau). Mais elle est dans sa traduction spirituelle la puissance de l’esprit du don. La crue est donc double : pour le donataire biens matériels, et pour le donateur prestige et rang social.

L’unité rwandaise

Il faut insister sur la forme que prend au Rwanda la réciprocité – cette structure sociale que l’on trouve à la base de toutes les sociétés humaines. La réciprocité d’origine peut être définie comme une relation de face-à-face, dans laquelle chacun prend en considération la situation de l’autre. Elle se généralise si chaque vis-à-vis se dédouble, chacun recevant par exemple d’un donateur et donnant à un autre, le dernier redonnant au premier. Il se crée ainsi des réseaux de réciprocité dont chaque membre est un tiers intermédiaire entre deux autres. Ce statut de tiers intermédiaire s’accompagne du sentiment de responsabilité, et lorsque le don va dans les deux sens, du sentiment d’équité.

Au Rwanda, comme presque partout en Afrique, coexistent deux sortes de réciprocité généralisée : celle où chacun assume le rôle d’intermédiaire, la réciprocité horizontale [10], et la réciprocité verticale [11] où tous les membres d’une communauté reconnaissent un seul intermédiaire. On parle aussi de système de redistribution  (lire la définition) .

Les laboureurs préféraient un système de réciprocité où les deux formes verticale et horizontale étaient à peu près d’égale importance. Les pasteurs donnaient la prééminence à la réciprocité verticale. Cette dernière favorise notamment la puissance ainsi qu’elle autorise une hiérarchie. Le rang social se détermine suivant que l’on est plus ou moins apparenté avec le mwami ou sa lignée, ou que l’on est détenteur d’un plus ou moins grand capital de prestige. Mais une telle différenciation ne doit pas cacher le principe d’organisation sous-jacent.

La réciprocité verticale

Il est donc important de préciser cette notion car elle est une des données principales des contradictions que vit le Rwanda. De la base de la société, la Hutte [12] familiale, jusqu’au sommet de l’État, c’est le même principe qui domine toutes les prestations : l’union de tous autour d’un seul centre.

« Seul le centre de la Hutte paternelle possède les vertus qui font les hommes “grands”. […]
Le siège du chef demeure en permanence au centre de la Hutte : il en impose par ses dimensions, son bois patiné, et la vénération qui généralement l’entoure » [13].

Le siège est situé à la verticale du sommet du toit de la hutte dont le faîte est un nœud de paille prolongé par une perche – que Gasarabwe compare joliment à une antenne spirituelle. Le siège paternel est au centre de l’ikirambi : la partie centrale de la Hutte.

« La présentation complète des rites qui se jouent au centre de la hutte exigerait de notre part une description technique des usages “ésotériques” de la vie quotidienne et de la vie culturelle. Ce qui revient à la mise en chantier d’un traité sur la Religion d’un village animiste… Village car la religion n’est pas une affaire privée, mais de groupe » [14].

Voici donc une organisation centralisée par une parole religieuse, parole qui unit et qui lie dans une totalité indivise les membres d’un groupe.

« Lorsque le centre Kirambi est celui de la Hutte-Palais, il se transforme en Sanctuaire secret, un “Saint des Saints” du royaume animiste. Toutes consécrations importantes du Royaume : l’intronisation du roi et des insignes du pouvoir, l’acceptation des richesses, pour lesquelles il faut rendre hommage au Ciel… s’accomplissent en ce lieu » [15].

Les rituels rwandais ont donc lieu au centre de la hutte sous l’autorité d’un seul responsable. Ce redistributeur est le médiateur de la grâce, de l’amitié, de la vie, de la fécondité et de la santé entre les générations. Mais il organise aussi les relations matrimoniales, d’hospitalité, les redistributions festives et les sacrifices réunissant le plus de gens possibles dans la Hutte, conçue dès lors comme totalité humaine, personne morale.

« En effet, la Hutte réunit non seulement la famille primaire, celle de l’ascendance et de la descendance, mais aussi tous les alliés et les frères de ces derniers, et les familles des femmes de ces derniers… Les limites de l’association privilégiée étant la tribu et la race » [16].

Nous sommes partis de la grâce, née du don des ancêtres, captée par l’antenne, nouée dans le temple de chaume, incarnée dans la parole du chef de lignage qui siège au centre de l’ikirambi de la hutte. Autour de la hutte, les diverses activités économiques s’ordonnent en cercles concentriques, chacune délimitée par une palissade. L’ensemble du territoire s’appelle le Rugo. Ce terme Rugo a-t-il deux sens comme la Hutte, celui d’un habitat et celui d’une famille ?

« L’élégance de l’exposé eût requis une traduction passe-partout, comme celle de l’Ethnologie classique : enclos. S’en tenir à une telle adéquation serait comparable à traduire le français “maison” par un terme supposé équivalent, par exemple : abri. Dans ces conditions, bien malheureux serait l’étudiant en langue française qui voudrait comprendre : la Maison des Bourbons… ou tout simplement la Maison Dupont. […]
En effet, aux yeux de l’habitant de la petite république, “Rugo” fait jaillir bien autre chose que la silhouette d’un enclos : l’homme adulte se définit par son “Rugo” » [17].

Tout est dit dans les termes mêmes de Lévi-Strauss. Le système à « maison », disait-il, est un principe d’organisation sociale fondé sur l’unité d’une totalité de compréhension réciproque. C’est un concept éthique comme on dit la Maison des Habsbourg ou la Maison de France [18].

La flèche est centrale, le siège est le centre de l’ikirambi, l’ikirambi est le centre de la Hutte, la Hutte est le centre du Rugo et l’arc de cercle est le « canon mythique du Rugo » [19].

Enfin :

« Le muryango – en sociologie – est une structure superposée aux patrilignages […]. Il rassemble des “mazu” – huttes – clans dont l’étendue va plus loin que la “hutte” dans la même “ethnie” – race – et au-delà de la race, à des patrilignages sans aucune communauté lignagère. Cet amalgame de races aussi différenciées que les Bahutu et les Batutsi par le mode de vie antérieur à la sédentarisation des derniers, est à notre avis au cœur de la formation de la nation rwandaise […] » [20].

Mais comment se réalise cette unité ?

« Sur une colline rwandaise, il y a quelques années, avant les divisions ethniques et la christianisation, chaque habitant pouvait compter sur tous les autres : les travaux d’importance, qui risquaient de durer beaucoup de temps, rassemblaient tous les hommes valides pour bâtir, cultiver même. […] »
« Un rugo s’installe et un “umuhana” s’ajoute à la collectivité. L’“umuhana” s’analyse de la façon suivante : “umu” : indicateur de classe ; “ha-” : donner ; “na-” : « et »… particule exprimant la réciprocité à la fin des verbes, l’association entre les termes indépendants.
Le “muhana”, comme le dit son nom, signifie donc : le partenaire, celui avec qui on échange des dons » [21].

Une réciprocité dont il faut prendre la mesure : non pas celle qui lie chaque partenaire à l’autre à charge de revanche, mais celle qui lie chacun à tous les autres.

Laissons parler l’auteur pour dire cette nuance :

« La construction – chez les Rwandais – est en vérité un pacte. Comme les compagnons de guerre se jurent assistance et fidélité en toutes circonstances, chez eux comme à l’étranger, en échangeant symboliquement leur sang, les habitants d’une colline concluent un pacte tacite par la coopération dont nous venons de signaler les traits essentiels » [22].
 
« Les ouvriers eux-mêmes conçoivent cet acte [la construction de la hutte] non comme un acte de générosité et d’humanité, mais comme la preuve de leur propre existence par et pour le groupe. L’on va “construire” comme on va à la guerre, sans solde… » [23].

Il est juste de définir une catégorie qui rende compte de cette fusion dans un tout unique de l’esprit du don des uns et des autres. Cette forme de réciprocité, c’est le partage.

Il ne nous manque plus qu’un dernier centre à la dimension du Rwanda : le centre des milles collines… Il ne nous manque plus qu’une parole unique pour tout le Rwanda qui soit l’expression de cette confiance de chacun en tous, parole politique mais aussi religieuse puisqu’elle rend compte de la vie spirituelle. Cette parole est celle du mwami [24].

« Dans la vie profane, rien n’assimile le Rugo à l’État ; cependant, des considérations du déroulement de nombreux rites, on reconnaît assez aisément le symbole. En particulier lorsque le roi se fait pontife et conduit la liturgie, le Rugo-Palais devient l’autel du Rwanda qu’il gouverne.
Le rugo du roi est un palais végétal, semblable à celui des sujets, quant au schéma et aux matériaux qui le composent. Mais dans le cadre rituel, il est le théâtre de cérémoniaux qui ne peuvent se dérouler dans aucun autre point du pays, et à ce titre, possède un poids particulier.
Le caractère semi-nomade du roi rwandais […] s’explique par la volonté rituelle de faire du pays tout entier le “rugo du souverain”. Les cérémoniaux d’intronisation se déroulent cependant au cœur du pays, dans l’enceinte principale, dite bwami… chez la royauté.
Au cours des randonnées du souverain dans les différents gîtes au contraire, il éparpille son caractère sacré dans tous les horizons de l’État. Les gîtes éparpillés étendent la personnalité du monarque à l’échelle du pays » [25].

Le mwami est le médiateur avec ce qui dépassant l’homme n’en est pas moins appelé à la réciprocité. De cette relation de réciprocité universelle naît un principe divin, esprit créateur du Bien qui unit tous les êtres dans la même filiation ou genèse. L’homme-roi-prêtre est le témoin de cette continuité, de ce lien, de cette puissance d’être qui parle de générations en générations : l’Imana.

Le mwami est le redistributeur de la grâce entre les Rwandais. Cette grâce qui fonde la Hutte et fait croître le Rugo est représentée dans les troupeaux qui deviennent une monnaie spirituelle engagée dans les sacrifices et les deuils pour honorer la mémoire des ancêtres, et dans les alliances matrimoniales ou guerrières.

La contradiction de système

Cette valeur spirituelle est-elle d’une quelconque utilité pour les Occidentaux ? En termes de libre-échange, une telle valeur de prestige est sans efficacité économique à moins qu’elle ne soit transformée en son contraire, en valeur d’échange et en capital [26]. Pour cela, il faut remplacer les représentations collectives des Rwandais par d’autres qui puissent se concilier avec le système économique occidental. La destitution du mwami et l’intronisation d’un prince chrétien par les colons Belges s’inscrivent dans cette substitution d’imaginaire.

C’est le travail de longue haleine de l’Église catholique que de détruire les représentations religieuses des Rwandais pour instaurer en leur place les représentations occidentales. Cette substitution aurait-elle pu se produire de façon pacifique ? Les valeurs religieuses chrétiennes et leurs représentations ne sont-elles pas également nées de structures de réciprocité  (lire la définition) . Elles ont cependant évolué de concert avec le mode de production occidental pour être aujourd’hui non seulement compatibles avec le libre-échange, mais de sens inverse à celui qu’elles avaient du temps des Évangiles, au point que l’Église catholique récente propose même aux Africains d’adopter le système capitaliste [27].

L’administration coloniale, de son côté, entendait réaliser la métamorphose du don et du prestige en propriété privée et profit, c’est-à-dire renverser l’ordre économique rwandais du tout au tout, comme en témoigne Luc de Heusch [28]. Ce que l’on a appelé démocratie fut la généralisation de l’idée d’intérêt privé en lieu et place de l’ubuhake.

Sans doute une révolution pouvait-elle s’envisager qui aurait permis de remplacer la réciprocité hiérarchisée et inégale par une réciprocité égalitaire, c’est-à-dire une démocratie de citoyens responsables (davantage d’umuhana que d’ubuhake). Mais la démocratie imposée fut une inversion de l’idée démocratique africaine : la liberté des intérêts privés.

Les Européens ont imposé au peuple rwandais en lieu et place de leur système économique, le libre-échange. En cas de crise, les rwandais ne peuvent donc plus recourir aujourd’hui à leurs représentations ni à leurs structures génératrices de valeurs humaines. Privés de leurs références éthiques, de leur Imana, et privés des relations fondamentales qui en sont le siège, l’Umuhana ou l’Ubuhake, ils sont dans une « double » impasse, une impasse « aveugle ».

À l’intérieur de leur Rugo, ils respectent des rituels précis, et tous ces rituels sont des rituels de dons et de réciprocité qui font de l’autre le souci de chacun. Mais dès qu’ils ont affaire avec l’Administration ou le monde extérieur, ils doivent au contraire agir selon leurs intérêts, et considérer l’autre comme un concurrent. Or, une telle contradiction n’est pas reconnue. Cette méconnaissance peut expliquer la fragilité de la conscience collective.

Le peuple rwandais est sans doute plus que fragilisé, son être social est fragmenté et ne donne l’apparence d’unité nationale que parce qu’il est maintenu en l’état par des forces extérieures.

À l’heure de la décolonisation, il semble que deux contradictions se croisent :

1) celle de la Tradition africaine fondée sur le don et de l’Occidentalisation fondée sur l’intérêt.

2) celle de la réciprocité verticale et de la réciprocité horizontale, contradiction transformée par l’Administration en domination de l’ethnie Tutsi sur l’ethnie Hutu, au temps de la tutelle coloniale ; puis de l’ethnie Hutu sur l’ethnie Tutsi, avec la démocratie [29].

Quinze ans avant le génocide de 1994, Édouard Gasarabwe avait dénoncé le caractère systémique du génocide en Afrique dans cette double impasse de l’occidentalisation forcée des sociétés africaines :

« Étendue à l’Afrique Noire, une démocratie de type rwanda aboutit à un charnier, car chaque ethnie pour jouir de la sécurité et de l’épanouissement légitime voudrait former un État indépendant » [30].

Un événement symbolique violent (tel le meurtre du chef du Rwanda) suffit à faire apparaître cette impasse comme insupportable, entraînant son refus par le sacrifice d’un bouc émissaire.

« Le sens de la tyrannie des rois s’est inversé pour dégénérer dans une société tendue tout entière vers la destruction de son passé, grâce à la disparition physique de tous ceux qui rappellent que ce passé fut » [31].

De tous les pays africains, le Rwanda est l’un de ceux qui ont le plus développé la réciprocité verticale. Il est de ce fait l’un des plus vulnérables à l’agression occidentale. Il suffit en effet de détruire la tête du système de redistribution – qui est aussi le symbole de toutes les valeurs – pour que la société soit d’un coup plongée dans le chaos. C’est la même tragédie que connurent les empires aztèque, maya et inca, il y a exactement cinq siècles, en Amérique centrale et Amérique du Sud [32].

Lire la suite : La justice et le meurtre

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Notes

[1] Édouard Gasarabwe, Le geste Rwanda, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. 10/18, 1978.

[2] « Au Rwanda, comme dans les pays des Grands Lacs, trois peuples vivent en étroite contiguïté, depuis au moins trente générations. Évaluée actuellement à plus de trois millions et demi d’habitants, la population rwandaise se distribue en trois groupes morphologiquement diversifiés parlant néanmoins le même langage, et dotés par une longue histoire commune d’une culture nationale spécifique et bien marquée. Les statistiques officielles récentes font état de 90% de Bahutu, 7% de Batutsi, et 1% de Batwa. Les Bahutu sont les descendants des laboureurs qui, dans un temps ignoré de l’Histoire écrite, organisés en familles patriarcales, colonisèrent le Massif et abattirent la forêt. Les Batutsi sont les descendants d’immigrants postérieurs aux grandes colonisations des laboureurs. L’on pense qu’ils atteignirent le Rwanda au début de notre millénaire, poussant devant eux un imposant troupeau de bovins. Leur intégration en milieu laboureur se fit progressivement au détriment de leurs hôtes et à mesure que le pouvoir politique se développait dans le sens d’une monarchie patriarcale, réplique du pouvoir familial des laboureurs, enrichi par la tradition militaire et centralisatrice des pasteurs. Les Batwa sont les descendants des sylvicoles, connus dans toute l’Afrique Équatoriale comme les “premiers habitants”. Au Rwanda, les Batwa n’ont pas accepté la colonisation agraire des Bahutu vainqueurs. Ils se sont partout retranchés derrière la lisière des bois voués progressivement à la cognée et à la flamme. Un nombre réduit a cependant commercé avec les différents maîtres de la terre, vendant des produits de poterie et les dépouilles de chasse. Le métissage est de nos jours encore moins poussé que celui qui eut lieu entre les agriculteurs et les pasteurs ». Ibid., p. 24.

[3] L’ethnocide dénonce la destruction des communautés humaines quand bien même ses membres ne sont pas physiquement exécutés.

[4] « […] les mariages traditionnels s’opéraient généralement à l’intérieur de l’ethnie. Mais les exceptions à cet usage furent relativement nombreuses, eu égard à l’échelle étalée des physionomies intermédiaires entre les prototypes “hamite et bantu” définis par l’anthropologie physique. Mais ce mélange, important à notre avis, n’eut aucun effet psychologique dans la croissance de la conscience ethnique, qui, à la veille de la décolonisation, atteignit l’extrême limite du racisme, même chez les individus les plus “européanisés”, à savoir le clergé ». Ibid., p. 29.

[5] Le principe d’union, qui trouve son origine dans ce que Claude Lévi-Strauss a appelé le système à « maison » signifie l’actualisation selon la polarité de l’homogénéisation d’une puissance affective née d’une relation de réciprocité ou « situation contradictoire », pour reprendre les termes de Lévi-Strauss. Cette actualisation engendre l’unité de la contradiction comme deuxième modalité de la fonction symbolique. Cf. D. Temple, Lévistraussique. La réciprocité et l’origine du sens, publié dans la Collection « Réciprocité », n° 6, 2017.

[6] Gasarabwe, op. cit., p. 40.

[7] Ibid., pp. 42-43.

[8] Le sacrifice est ici envisagé comme un don de tous pour tous, un don qui vaut son nom au groupe entier et qui assure un lien social unique entre tous. Le sacrifice permet à chacun de participer à l’humanité du groupe. Que les vaches puissent mesurer le sacrifice fait d’elles une monnaie sacrificielle (mais pas pour autant une monnaie d’échange. On n’échange rien contre des vaches). Le don d’une vache établit un lien social. Par exemple, le don des vaches est utilisé dans le mariage comme manifestation de la puissance du mari. Des vaches dépend que les jeunes hommes puissent contracter des mariages dont naîtront les rejetons de la lignée, « ceux qui permettront pour l’ascendant d’accéder au rang d’ancêtre au lieu de devenir un esprit condamné à errer à l’extérieur de la chefferie ».

[9] Ibid., p. 43.

[10] On utilise le terme de réciprocité horizontale pour les relations de réciprocité entre communautés à l’état dispersé. La réciprocité n’exclut pas que chacun donne le plus possible pour obtenir la reconnaissance d’autrui et accroître son prestige mais l’état dispersé des communautés empêche que le prestige puisse induire l’allégeance ou la soumission des donataires, à moins que ce ne soit le souci d’acquérir du prestige qui n’oblige les différents membres de la communauté à se séparer et engendrer l’état dispersé pour pouvoir s’affirmer les uns vis-à-vis des autres comme autonomes et souverains.

[11] Dans les sociétés de réciprocité positive, les symboles du prestige acquis par le don se traduisent pour le donateur dans la nécessité de recevoir à son tour. Cette nécessité confère au symbole (monnaie de renommée) la force déterminante qui oblige le donataire au contre-don. La supériorité d’un donateur sur l’autre fait apparaître le contre-don comme un tribut. La relation asymétrique définit une hiérarchie d’où le nom de réciprocité verticale.

[12] La Hutte, avec une majuscule, signifie l’unité et la totalité des habitants de la hutte, comme on dit la Maison des Bourbons ou la Maison Durand.

[13] Ibid., pp. 376-377.

[14] Ibid., pp. 374-375.

[15] Ibid., p. 379.

[16] Ibid., p. 302.

[17] Ibid., p. 195.

[18] Claude Lévi-Strauss, Paroles données, Paris, Plon, 1984, p. 190.

[19] Gasarabwe, op. cit., p. 240.

[20] Ibid., p. 316.

[21] Ibid., pp. 243-244.

[22] Ibid., p. 244.

[23] Ibid., p. 243.

[24] « Mwami est l’équivalent de “roi”, mutatis mutandis. Le substantif remonte à l’organisation des Bahutu, qui donnaient ce titre prestigieux au plus ancien, “celui qui est le plus connu”, le chef de famille ». (Ibid., p. 25).

[25] Ibid., pp. 218-219.

[26] « L’on dit souvent que la vache rwandaise n’a aucune valeur économique. Une telle appréciation […] ne peut en aucun cas être celle du paysan, encore moins celle de l’éleveur de l’antique société africaine. La vache confère non seulement le prestige social aux “féodaux” mais aussi la bouse et le beurre à l’agriculteur. Qui dit bouse dit bananeraie verdoyante, toute l’année… cela n’est pas négligeable. Qui dit beurre dit fin des gerçures, ces fentes qui accablent les talons déshydratés par la poussière des sentiers rougeâtres d’Afrique. Ne parlons pas de la valeur nutritive du lait même en petite quantité, surtout pour les enfants ». (Ibid., p. 41).

[27] Cf. Lettre encyclique de Jean-Paul II : « Est-ce ce modèle qu’il faut proposer aux peuples du Tiers-Monde ? […] Si, sous le nom de “capitalisme” on désigne un système économique qui reconnaît le rôle fondamental et positif de l’entreprise, du marché, de la propriété privée et de la responsabilité qu’elle implique dans les moyens de production, de la libre créativité humaine dans le secteur économique, la réponse est sûrement positive, même s’il serait peut-être plus approprié de parler d’“économie d’entreprise”, ou d’“économie de marché”, ou simplement d’“économie libre”. » Lettre encyclique Centesimus annus de Jean-Paul II, 1er mai 1991, Chap. IV, § 42.

[28] « Lorsqu’en 1954, à la demande de Maquet, je tournai au Rwanda un film illustrant son livre, le contrat de clientèle pastoral –l’ubuhake – existait toujours. Mais le roi (mwami), sous la pression de l’Administration coloniale, signa le 1er Avril de cette année un arrêté qui, sans l’abolir, tendait à assurer sa disparition progressive : le bétail détenu par le client pouvait être partagé définitivement, à la demande de l’une des parties, selon le rapport suivant : un tiers pour le patron, deux tiers pour le client. » Luc de Heusch, « Anthropologie d’un génocide : le Rwanda », Les Temps Modernes, n° 579, 1994, (pp. 1-19), p. 4.

[29] « Édouard Gasarabwe rappelle : « Des principautés antérieures aux Batutsi, il ne reste que des légendes éparses. […] Des familles de pasteurs noyautèrent le monde agricole, jusqu’au jour où l’une d’elles, celle des “Banyiginya” captura tous les tambours, les emblèmes du pouvoir, pour imposer le sien. La monarchie des Batutsi, comme disent les Historiens, était née. » (p. 25).

« Certains Bahutu, laboureurs, résistèrent à la fascination de la vache et combattaient encore le monarque munyiginya, l’unificateur des collines rwandaises, à l’entrée en scène des Européens. » (p. 36). « La Belgique, héritière de Léopold II, pratiqua, comme les Allemands, le principe du gouvernement indirect : elle maintint l’autorité politique indigène la plus respectée ; ce qui eut pour effet de renforcer le pouvoir policier des Banyiginya […]. En 1931, le pouvoir colonial écarta définitivement les Bahutu du droit de regard sur l’octroi des terres et des “pâturages-francs” – ibikingi –, exila le dernier monarque “indépendant” mu-nyiginya, intronisa un prince chrétien, pour convertir le Rwanda à l’humanisme européen et chrétien. […] Dès 1954 un mouvement d’émancipation Hutu s’est développé, réclamant pour l’ethnie : la suppression du travail forcé […], l’abolition de la sujétion fondée sur la propriété du gros bétail […], l’édition de lois écrites, l’abolition de la discrimination ethnique […], la séparation des pouvoirs, l’abolition de la discrimination scolaire […]. Le mouvement revendicatif hutu devint après 1958 un parti ethnique. Désemparés, le mwami et ses collaborateurs […] constituèrent un parti d’union nationale mais qui n’eut que 1,6 % d’adhérents royalistes. En dépit de ce petit nombre, la marée hutu balaya la royauté et, hélas les Batutsi, qui selon Bertrand Russel, subirent le plus grand génocide après les Juifs. » (p. 25-26).

« La présence de membres de la race des anciens rois est considérée comme une menace pour la république, qui de ce fait imprime un cachet “patriarcal” à la communauté ethnique, à laquelle devrait “bénéficier” le “Tambour Nouveau”. » (p. 309).

« Le règne du Président Kayibanda aura été marqué par un fanatisme sans équivalent dans l’histoire des rois, qui n’ont jamais porté si loin l’opposition entre les classes sociales et les races, confondues dans un seul ensemble logistique. Les transformations sociales contemporaines ne sont pas à l’abri de l’impulsion de liquidation des Batutsi, donnée par le Président Kayibanda au Parti Hutu ; en effet en 1973, une centaine d’intellectuels batutsi ont été assassinés à l’arme blanche, selon les mêmes rites qu’en 1959, mais pour des raisons de pure “compétition” des races à l’intérieur de la République. […] Une nouvelle génération, celle du Général Habyarimana, semble s’opposer aux raffinements du tribalisme, pour considérer les Rwandais en tant que citoyens responsables de leurs propres actes et non de ceux de la tribu, dans le présent, comme dans le passé ou dans l’avenir. » (p. 315).

[30] Ibid., p. 309.

[31] Ibid., p. 315.

[32] D. Temple, Le Quiproquo Historique (1992), révisé et réédité dans la collection « Réciprocité », n°12, 2017.


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