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février 2011

Réciprocité ou rapport de forces – Réponse à Paul Jorion

Dominique TEMPLE

Publié par Paul Jorion sur son blog : http://www.pauljorion.com/blog/?p=21356, (20 février 2011).
En ligne également sur le site de la Revue du MAUSS permanente : http://www.journaldumauss.net/?Reci..., (25 février 2011).

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Dans les années 90, nous avons lu un article de Paul Jorion sur la relation des courtiers et pêcheurs de l’île de Houat (Bretagne) [1]. La loi de l’offre et de la demande ne fonctionnait pas comme prévu car des ententes cordiales entre les uns et les autres modifiaient le principe ou lui substituaient des relations de réciprocité : les prix étaient alors déterminés selon certaines conventions non écrites dans lesquelles la solidarité, l’amitié, la confiance jouaient un rôle important. Il nous semblait que deux dynamismes différents de marché, l’un de libre-échange et l’autre de réciprocité, étaient superposés.

À la même époque, nous faisions des observations qui paraissaient de même type, à la différence qu’à Palavas-les-flots (Hérault), la relation était le plus souvent directe entre les pêcheurs et les consommateurs. Il n’existait de relation médiatisée par des courtiers que pour quelques pêcheurs, et seulement lorsque la pêche excédait les possibilités de consommation locale. Pour les autres, lors d’un “gros coup”, on portait ses prises à la criée de Sète. À la criée, la loi de l’offre et de la demande s’imposait. Mais entre les pêcheurs et les consommateurs directs, les relations étaient du même type que celles observées entre les pêcheurs et leurs mareyeurs à l’île de Houat. Cependant, de ces observations nous n’avons pas tiré les mêmes conclusions.

Paul Jorion pense que c’est en fonction d’un certain quotient d’amitié ou de toute autre valeur de nature éthique “constituée” en statut que le marché de libre-échange est modifié. Nous soutiendrons, au contraire, que c’est la pratique de la réciprocité qui génère les liens d’amitié en question.

Dans l’article publié par le M.A.U.S.S. en 1994 [2], Paul Jorion revient sur ses observations et se propose d’en donner une interprétation sans équivoque. Il résume :

« J’avais pu constater, au cours d’une expérience de terrain couvrant la plus grande partie du littoral de l’Afrique occidentale ainsi qu’une petite partie de l’Europe côtière, que la formation du prix du poisson dans les transactions entre producteurs et revendeurs n’est pas fonction de la rencontre de pures quantités de marchandises offertes et demandées, mais d’un rapport de forces entre acheteurs et vendeurs en présence et où la qualité de chacun de ceux-ci semble jouer un rôle crucial dans la fixation du prix. J’ajoutais que la notion de philia, introduite par Aristote pour rendre compte du sacrifice occasionnel de l’intérêt personnel au bénéfice de la survie du marché lui-même, rendait compte de comportements effectivement observés » [3].

Dès cette introduction, on comprend que s’il y a bien deux sphères interactives, l’une quantitative, l’autre qualitative, les deux sphères sont ramenées à un rapport de forces

Polanyi, Sahlins, etc., estiment que les rapports quantitatifs sont ennoyés et modifiés par des considérations qualitatives qui leur paraissent non économiques mais éthiques, au moins dans les sociétés traditionnelles où n’existe pas de libre-échange. Cependant, ils ne précisent pas d’où viennent ces sentiments éthiques.

Bourdieu soutient, lui, que les références qualitatives des personnes qui nouent entre elles des relations de réciprocité obéissent en fait à des statuts, et que leurs transactions expriment également des rapports de forces, mais il imagine une stratégie consciente des acteurs économiques comme échangistes qui utilisent ces rapports de forces politiques à la façon dont procèderaient des joueurs d’échec avec la claire intention de se placer dans une position favorable pour réussir des échanges très fructueux.

Jorion avance l’hypothèse que les rapports qualitatifs entre les protagonistes se ramènent à des rapports de forces qui modifient les rapports d’échange.

« La particularité de ces marchés que j’avais eu l’occasion d’étudier, où le vendeur et l’acheteur s’affrontent en “face à face” dans des transactions dites de gré à gré, a pu faire penser que je faisais du rapport immédiat entre vendeur et acheteur un élément déterminant du mécanisme mis en évidence. Telle n’était pas mon intention : si je me suis penché plus spécialement sur le processus de marchandage d’une part, et d’autre part sur celui des ententes collectives entre pêcheurs et conserveurs qui caractérisèrent la pêche à la sardine dans la Bretagne entre 1910 et 1960 (…), c’est que tous deux présentent l’avantage analytique de faire affleurer en surface la vérité de la formation des prix, à savoir que le prix est un effet de frontière reflétant le rapport de forces instantané entre vendeur et acheteur.  » (souligné par l’auteur) [4].

L’hypothèse d’une relation de réciprocité matrice d’un sentiment commun n’est en tout cas pas envisagée. Or, les rapports entre pêcheurs, consommateurs et courtiers nous sont apparus effectivement comme des rapports de forces lorsqu’ils dépendent d’un marché qui se joue sur une autre scène : la criée et la vente à l’échelon national. Il existe néanmoins des relations de gré à gré qui les modifient. Mais ces relations sont-elles des rapports de forces entre rangs et statuts établis ?

Si on s’inquiétait de la façon dont s’acquiert le rang et se crée la valeur de la marque ou de la renommée qui se traduit par le rang social, on s’apercevrait aussitôt que dès le début du cycle économique, le rang est proportionnel à la générosité, que le don vaut du nom ou de la renommée au donateur en proportion de sa donation…

Jorion, quant à lui, illustre son idée de rapports de forces entre statuts par l’exemple d’une vente aux enchères des biens d’une princesse qui tiraient leur prix non de leur valeur d’échange escomptée en fonction de leur utilité sur le marché, mais de la marque qui leur était assignée et qui se rapportait au rang de cette princesse. L’interaction qualitative est ainsi ramenée au statut officiel des protagonistes [5]. Pour appuyer l’idée que ces interactions qualitatives sont bien des rapports de forces, il précise :

« (…) le rapport de forces entre acheteur et vendeur étant représenté sur l’objet par une marque symbolique rappelant l’identité de la famille qui fut à l’origine de sa création » [6].

À notre avis, il réduit ici les interactions qualitatives aux relations interactives qui interviennent dans un cycle de prestations qui concerne la valeur fétichisée dans la marque, ce qu’il précise lui-même :

« Lu dans une logique maussienne, le phénomène s’apparente ici à celui du transfert d’un bien inaliénable, la marque étant non seulement indélébile, mais le fondement même de la valeur de l’objet » [7].

La fétichisme de la valeur de renommée autorise l’investissement des objets qui la représentent (les sacra) dans un deuxième cycle de réciprocité où ils jouent le rôle de monnaie de renommée  (lire la définition) . La représentation de la valeur éthique issue de la réciprocité positive pétrifie en effet cette valeur, la “réifie” en quelque sorte, et induit dès lors le désir de sa possession. Qu’une telle passion l’emporte sur le désir de la valeur elle-même qui confère l’autorité morale et la dignité du sujet humain social, la genèse de cette valeur est interrompue. L’inversion fétichiste conduit au primat de la possession en lieu et place de la genèse de la valeur.

La transmission de la valeur acquise peut devenir l’enjeu des relations sociales. La filiation qui requérait l’élection (surnaturelle, divine) est remplacée par le référent de celle-ci : la succession généalogique matri, patri ou bilinéaire, mais biologique. La filiation génétique scelle la possession du titre qui n’est plus symbole d’autorité morale mais pouvoir politique ou religieux. Dans un tel système de réciprocité aliéné qui ignore le principe de réciprocité  (lire la définition) , les statuts deviennent des rapports de forces qui justifient les interprétations de Jorion, de Lévi-Strauss, de Polanyi ou de Salhins, etc., car ils apparaissent comme l’armature du pouvoir de domination. Mais peut-on pour autant grever toutes les relations de réciprocité, et notamment celles des pêcheurs de l’île de Houat, d’être aliénées ? Avant que de pouvoir être aliénées, les valeurs éthiques ne doivent-elles pas être engendrées ?

Dans le chapitre “Le don du nom” de notre essai (cf. La réciprocité et la naissance des valeurs humaines), nous rappelons que l’on ne peut confondre la genèse de la valeur dans le cycle de réciprocité (la genèse de la valeur dite sacrée des objets symboliques) avec la représentation de cette valeur lorsqu’elle est investie dans un deuxième cycle de réciprocité. Et encore moins avec son investissement dans un cycle d’échange lucratif. Si la “princesse” a vendu ses biens de famille (signés d’armoiries) sur le marché de l’échange, il s’agit d’un transfert d’un système à l’autre, d’un système où la valeur du nom est inaliénable à un système où la valeur est aliénable ; mais parle-t-on dès lors de la même valeur ? L’une est valeur de renommée et l’autre valeur d’échange.

Jorion le confirme lui-même :

« En d’autres circonstances et en l’absence de numéraire susceptible d’être soumise aux opérations classiques de l’arithmétique, le qualitatif est condamné à demeurer du qualitatif et, comme l’avait déjà observé Baric à l’île Rossel : les biens échangés (au cours d’un processus différé où l’échange a lieu sous la forme de dettes imbriquées) occupent un rang qui reflète exactement le rang des partenaires de l’échange (…) » [8].

Les théories fonctionnalistes considèrent comme établi ce qu’il faudrait commencer par établir : le rang, le statut, la valeur. La genèse de la valeur de renommée est escamotée au bénéfice de l’exploitation d’une valeur constituée et représentée par le statut ou les sacra, investis ensuite dans le marché de l’échange. Mais comment s’est constituée la valeur des sacra ? Jorion soutient que :

« Dans cette perspective encore, l’économique s’efface devant le sociologique dans la mesure où le prix représente une proportion entre conditions, c’est-à-dire entre classes sociales, celles-ci n’étant à leur tour que l’expression d’un système politique. »

Thèse lévistrausienne qui fait de la paix le prix de la réciprocité. Non seulement Lévi-Strauss estime que l’échange réciproque des femmes assure la paix où menacerait la guerre si les échanges étaient jugés inégaux, mais encore il explique la polygamie comme un échange de femmes contre la paix assurée par celui auxquelles elles sont cédées. La paix est ici non pas une valeur éthique mais un équilibre de forces.

Si l’on évince de l’analyse économique tout autre principe que celui de l’intérêt, il faut trouver une justification aux transactions qui dérogent à ce principe. Celles-ci sont aussitôt renvoyées au politique par le biais de classes sociales dûment constituées. La démarche de Jorion est parallèle à celle de Polanyi, parallèle à celle de Bourdieu, parallèle à celle de Lévi-Strauss : au commencement règne la force, l’échange la relativise, et la réciprocité l’équilibre.

Mais peut-on séparer l’économique du politique pour les besoins de la cause ? L’homme n’est pas un animal d’une part, un politique d’autre part. C’est immédiatement qu’il prend en considération l’Autre comme autre, l’Autre comme humain dans ses conditions d’existence : il ne lui est pas possible, en effet, d’établir une interaction humaine avec autrui (une relation de réciprocité anthropologique) sans lui offrir à boire s’il a soif, sans lui offrir du pain s’il a faim, la protection s’il est en danger ; ce pourquoi dans bien des langues le mot hospitalité est le même que le mot réciprocité.

Selon nous, la réciprocité subordonne les rapports de forces à une référence commune de nature éthique dont elle est la matrice : amitié lorsqu’elle est restreinte au face à face singulier, responsabilité lorsque la réciprocité est ternaire, justice lorsque celle-ci est généralisée. Cette conscience éthique devient la Loi (nomos) et définit entre les choses le prix juste (l’équivalent de réciprocité), elle donne son nom à la monnaie de réciprocité (numisma). La réciprocité généralisée conduit à un marché de réciprocité qui défie les rapports de forces entre intérêts privés, fussent-ils généralisés et relativisés moyennant une réciprocité minimum (l’échange réciproque lévistraussien).

L’économie politique est donc confrontée à la contradiction d’un système fondé par la force, qui évacue sur le “politique” des rapports entre statuts eux-mêmes interprétés comme rapports de forces, et un système où la réciprocité ne cesse d’être la matrice des valeurs humaines

Paul Jorion n’évite pas la difficulté :

« (…) dans une société moderne de type démocratique (par opposition à une société du don ou à un système de castes), ce qui détermine le statut réciproque des catégories sociales entre elles, c’est la rareté relative de leurs représentants au sein de l’édifice social » [9].

La rareté vient expliquer non plus le prix des choses, mais le prix des intervenants sur le marché : « ce qui fait le prix élevé d’un roi (…), c’est qu’il n’y en a qu’un ». Il met de côté les sociétés qu’il nomme du don, les sociétés de réciprocité positive, de sorte que le raisonnement risque de pécher par tautologie. C’est néanmoins une sage précaution car, dans la société de réciprocité, tout le monde est roi, sauf celui qui ne participe pas de la réciprocité qui est esclave, et le problème de la rareté du roi est éliminé. Certes, dans les systèmes de réciprocité centralisée, un seul est roi pour tous, mais nous n’entrerons pas ici dans la discussion des mérites respectifs des différents systèmes de réciprocité  (lire la définition) (réciprocité de marché ou redistribution).

Pour soutenir sa thèse, Jorion interprète la théorie d’Aristote comme une analyse de l’échange rapportée à des conditions statutaires données par l’institution politique, et la philia comme un correctif pour protéger le marché…

« Ainsi, le lien était évident entre le modèle que je présentais et celui qu’avait proposé autrefois Aristote : le prix exprime sous forme quantitative le rapport qualitatif entre le statut du vendeur et celui de l’acheteur (étant entendu dans mon interprétation qu’un rapport de statuts n’est rien d’autre qu’un rapport de forces au sein d’un système social) » [10].

Il nous semble, au contraire, que Aristote interprète l’économie d’échange à partir de l’économie politique de la réciprocité, et que pour lui, c’est la réciprocité des dons qui institue le rang de chacun. Ainsi, dans l’Éthique à Nicomaque, Aristote écarte d’emblée l’idée de présenter un catalogue des vertus morales auxquelles les hommes seraient censés faire appel. Il précise que son objectif est de reconnaître quelles sont les actions qui permettent aux hommes d’acquérir les valeurs qui les définissent comme humains. Et la réciprocité est proposée comme la matrice de ces valeurs. Nous laisserons cependant cette discussion de côté [11].

Aristote traite de l’échange mais il rapporte la détermination des prix des choses échangées non pas à une théorie de la valeur d’échange mais à une théorie de la valeur de réciprocité incarnée dans le statut ou le rang social. Schumpeter a sans doute raison de dire qu’il n’y a pas de théorie de la valeur (d’échange) dans l’Éthique à Nicomaque. En réalité, Schumpeter réduit la notion de valeur à celle de valeur d’échange et ignore délibérément la théorie de la valeur de Aristote. On ne comprendra la détermination du prix des choses dans l’économie politique de Aristote que si l’on établit au préalable la proportionnalité entre les choses échangées et les rangs ou statuts sociaux des intéressés. Or ceux-ci se définissent à partir de la genèse de la valeur de réciprocité. La mesure de la valeur d’échange paraît dès lors impossible. Néanmoins, Aristote ramène toutes les valeurs éthiques à la justice qui elle peut (et elle seule) se traduire de façon matérielle, et par conséquent donner prise à la mesure : la justice, en effet, est fondée par l’égalité qui permet de définir le prix juste. La quantité de travail socialement reconnue dans la réciprocité généralisée institue le principe de la valeur. Celle-ci s’ajuste alors aux services rendus à la communauté (au Bien commun).

Revenant à sa théorie générale, Jorion conclut :

« La généralisation du concept de statut réciproque passe par le concept de rapport de forces qui le sous-tend. La “théorie restreinte” du prix est fondée sur le concept de statut réciproque (stable), la “théorie généralisée” sur celui du rapport de forces (mouvant) en tant que vérité du rapport qui règle le commerce des catégories sociales entre elles. Mais au sein d’un système social où les classes sont dans un état de mouvance permanente les unes par rapport aux autres, le statut réciproque se détermine par une évaluation du rapport de forces instantané qui passe par la représentation que s’en font vendeur et acheteur.
 
C’est le rôle pivot que joue dans l’établissement du rapport de forces sa représentation qui permet aux agents économiques de le définir désormais sur la base subjective de la croyance plutôt que sur des bases plus objectives (…), et autorise des effets rhétoriques portant sur la conviction et visant à suggérer une modification du rapport de forces » [12].

Si l’on part du primat du rapport de forces entre intérêts rivaux, la solution la moins coûteuse est d’instituer une règle d’échange, mais s’il est possible de modifier la règle à son bénéfice en fonction d’un statut préétabli, qui s’en priverait ? Il est alors certain que la représentation peut jouer un rôle important, le calcul de son intérêt est, comme le dit Jorion, subjectif, (« non pas au sens d’“arbitraire” mais au sens propre d’être fondé dans la représentation d’un sujet »). Et l’on pourrait même préciser, d’un sujet privé.

On peut rapporter cette argumentation à celle de Lévi-Strauss qui interprète les relations de réciprocité entre Nambikwara comme des échanges. Lévi-Strauss relate la rencontre de deux groupes de Nambikwara comme un processus ininterrompu d’offrandes faites dans un climat à la fois de bienveillance et de défi qui relève de la pure réciprocité. Mais il estime que revenus chez eux les Nambikwara s’inquiéteraient de ce qu’ils auraient offert et de ce qu’ils auraient reçu, compareraient gains et pertes et dans la mesure où il y aurait bénéfice engageraient de nouvelles rencontres qui finiraient par établir des relations d’échange. Le problème est que la première partie de l’exposé de Lévi-Strauss relate une observation ethnographique, la seconde une spéculation ethnologique à partir de catégories économiques préétablies (dans un autre contexte). Cette spéculation efface le rôle majeur de la réciprocité des offrandes en fonction du besoin ou du désir d’autrui (ce désir fût-il présumé), et que ce souci de l’autre est la condition sine qua non de la relation de réciprocité pour autant que celle-ci instaure entre les hommes une valeur humaine (ici, la philia, mais qui dans d’autres structures de réciprocité sera ou la justice ou la responsabilité…).

D’un côté Lévi-Strauss a démontré le primat de l’altérité sur l’identité pour fonder une structure sociale de réciprocité (l’Alliance), mais d’un autre côté il a soumis la réciprocité, qui est la raison du primat de l’altérité sur l’identité, à l’échange, de sorte que l’on en revient par le biais de l’intérêt à l’identité. Dès lors la seule justification possible de la réciprocité dans les échanges, pour Lévi-Strauss comme pour Jorion, est qu’elle assure la paix entre ces identités rivales en instituant un rapport de force équilibré. Or, lorsque le calcul (la manipulation) joue sur la rareté des services que l’on peut rendre à autrui pour valoriser sa propre prestation et en augmenter le prix, il ne soumet pas seulement la réciprocité à l’échange, il la dénature car la représentation d’un sujet individuel modifie les sentiments éthiques partagés.

« La manipulation peut être délibérée dans le bluff, elle peut être involontaire lorsque les apparences jouent en faveur de l’une des parties au détriment de l’autre » [13].

Il suffit de se représenter les relations de réciprocité comme des relations de forces en fonction de son intérêt pour pouvoir ramener la qualité à la quantité. Et, dès lors, la rareté est le ressort de l’envie (c’est toujours la thèse de Lévi-Strauss).

« De là un principe de la “théorie généralisée” de l’économique : le statut réciproque des catégories sociales, qui définit leur rapport de forces, est déterminé par une représentation de la rareté relative de leurs représentants. Beaucoup de médecins, et le prix de la consultation baisse, et comme le prix de la consultation diminue, le statut relatif des médecins par rapport aux autres catégories sociales se détériore, la causalité s’exerçant dans ce sens-là et non pas dans le sens inverse » [14].

commente Jorion... du point de vue d’une interprétation libérale sans doute... puisque le statut du médecin peut être réifié en marchandise tout comme le travail de l’ouvrier…

Dans notre théorie qui remet en cause le primat du rapport de forces, le statut du médecin n’est pas soumis à la loi de l’offre et de la demande, justement parce que c’est un statut. En tant que statut, il est déterminé par des relations de réciprocité et défini comme l’incarnation d’une éthique née d’une pratique qui satisfait la “chreia” (besoin) d’autrui.

Les échanges entre statuts de niveaux différents, quand échange il y a, sont alors proportionnels aux rapports des statuts entre eux, mais ces statuts sont déterminés par les relations de réciprocité. Si un statut doit être valorisé ou infériorisé par rapport à un autre, le prix de ses prestations se modifie sans doute, mais c’est le changement de statut qui détermine la modification du prix de la prestation, et non pas l’inverse (la réciprocité proportionnelle de Aristote).

La conclusion de Jorion est sans équivoque :

« Fondamental à l’économique est pour moi le fait que des choses matérielles ou immatérielles circulent par la voie de l’échange et que ces choses circulent dans une proportion particulière : tant de X contre tant de Y dans le troc, tant de biens Z contre tant de monnaie dans le système marchand. Cette proportion, c’est le prix : le prix de X par rapport à Y dans le troc, et le prix ramené à l’étalon-or ou évalué en une monnaie fiduciaire dans le système marchand. (…) Lorsque Chris Gregory synthétise d’un coup Marx et Lévi-Strauss en affirmant qu’en Nouvelle-Guinée, un terme de parenté est un prix, il pose le premier pas révolutionnaire d’une physique de l’interaction humaine, au-delà de Marcel Mauss (Gregory, 1982, p. 67) » [15]

Ici, les sociétés mélanésiennes sont incluses dans le champ d’une analyse où la réciprocité est subordonnée au troc. Et l’on peut se demander si Jorion ne fait pas la même extrapolation que Gregory qui consiste à appeler échange  (lire la définition) ce qui est réciprocité ?

D’après nous, au contraire, il existe deux systèmes : un système d’échange et un système de réciprocité, orientés en sens inverse l’un de l’autre ; l’un par l’intérêt privé, l’autre par le bien commun ; le premier définissant les rapports humains comme rapports de forces, le second comme des rapports relativisant la force ; l’un engendrant la valeur d’échange dont l’accumulation conduit au pouvoir de domination des uns sur les autres, le pouvoir d’asservir, l’autre engendrant les différentes valeurs de justice, de confiance, de responsabilité et d’amitié, selon la structure de base actualisée, et conduisant au pouvoir de servir ou de se rendre utile les uns aux autres. Nous avancerons également que, dans la réciprocité, la valeur symbolique fait sens simultanément pour toutes les parties en jeu et s’impose comme référence qualitative à tous les partenaires.

L’analyse de Paul Jorion ne sort pas du cadre de l’échange où tout est réifié, jusqu’au sentiment lui-même, et échangé grâce à une logique de la représentation. Or, aujourd’hui, l’agonie du système capitaliste impose de changer de système, de changer la machine, de modifier le cadre. Et l’on n’y parviendra pas si l’on ne reconnaît pas d’autres définitions, d’autres formes ou d’autres dimensions de la valeur que la valeur d’échange, si l’on ne reconnaît pas les structures de production de la valeur de réciprocité et les conditions de sa genèse.

D’une manière plus générale, l’idée de ramener les interactions humaines à des interactions physiques (des “rapports de forces”) est liée non pas à la Raison, comme le suggèrent de nombreux auteurs, mais au fait que la Raison fasse appel à l’organon de la logique d’identité  (lire la définition) , logique apte à rendre compte de toute représentation et de surcroît d’une partie de la Physique, la Physique classique…, mais dont le champ d’action est limité. La logique d’identité est certes la logique de la connaissance qui étaye la science. Mais cette logique n’est pas celle du réel, et en particulier elle n’est pas celle de l’énergie psychique, de la conscience ou de la pensée. Les “interactions humaines” dites de réciprocité ne sont pas des interactions physiques ! Elles font intervenir des partenaires qui sont en eux-mêmes à la fois donateur et donataire, si on prend l’exemple du don (et dans l’exemple du marché si l’on est à la fois vendeur et acheteur). Leurs consciences relatives l’une à l’autre ont pour “médiété” un sentiment sur-naturel (si l’on réserve le mot de naturel à la physique) qui se révèle de lui-même comme conscience éthique : la responsabilité, la justice, l’amitié, la confiance, selon la structure de réciprocité mise en jeu, qui sont autant de défis à la force.

Dans une intervention récente sur son blog, Paul Jorion faisait un raccourci saisissant entre la banque Goldman Sachs (la pointe de l’iceberg capitaliste de la production industrielle moderne, disait-il) accusée devant le Sénat américain d’immoralité, et les pêcheurs de l’île de Houat qui dans leurs transactions économiques engagent leur prestige ou leur honneur. Que les prestations des pêcheurs de l’île de Houat soient déterminées par des rapports de forces signifierait que leurs qualités humaines expriment aussi des rapports de forces : il reviendrait à chacun d’être à la hauteur de son statut politique. Comment se fait-il que les pêcheurs de l’île de Houat disposent d’une puissance éthique (“l’intégrité, la moralité, l’honnêteté”…) caractéristique de leurs prestations, et que les dirigeants de la Goldman Sachs en soient dépourvus ? Pourquoi les valeurs éthiques en question ne caractériseraient-elles pas les rapports de forces entre la Goldman Sachs et ses clients ou l’État américain selon le rang social de chacun dans le système capitaliste ? Jorion n’inverse-t-il pas l’ordre logique des faits lorsqu’il interprète la réputation, le prestige, l’honneur comme des caractères préalables aux relations de réciprocité des pêcheurs de l’île de Houat ou d’Afrique ?

Il ne s’agit pas ici de nier l’efficience des valeurs éthiques : l’amitié engage vis-à-vis d’autrui…, la responsabilité également, etc. Les obstacles qu’elles rencontrent conduisent la société à lui assurer des garanties (de la Loi ou de la Tradition).

Selon nous, la réciprocité est la matrice de ce que Jorion appelle “la considération, l’être social, les valeurs éthiques”… Et nous pensons que cette interprétation est conforme à la théorie aristotélicienne selon laquelle la qualité s’accroît à mesure que la réciprocité se déploie (engendrant successivement dans la réciprocité positive, la générosité, la magnificence, la magnanimité et la grâce).

Aristote disait lui-même qu’il existe plusieurs sortes d’amitié, et que si les membres d’une société de réciprocité n’ignorent pas que la réciprocité engendre le Bien commun, ils savent aussi combien elle est utile, de sorte que, disait-il, si certains pratiquent la réciprocité pour la valeur qu’elle produit, d’autres l’estiment davantage pour son utilité ! Mais, encore une fois, pour escompter l’utile de l’amitié, encore faut-il engendrer l’amitié.

Dès lors, on comprend que si la réciprocité est totalement subvertie par son contraire – l’échange entre intérêts privés – il soit logique que la valeur qu’elle produit disparaisse au profit de la valeur d’échange, et que les animateurs de la Goldman Sachs n’estiment n’avoir aucun compte à rendre au nom de l’éthique à leurs clients.

Par contre, selon notre analyse, il serait possible d’entrevoir une issue à la “crise” du capitalisme : en effet, la maîtrise rationnelle des structures fondamentales de la réciprocité comme matrices de la valeur , pourrait permettre de construire une économie plus humaine !

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Notes

[1] JORION, Paul. “Les déterminants sociaux des prix de marché”. La revue du M.A.U.S.S., n° 9, Paris : La découverte, 1990, pp. 71-105, et n° 10 (suite), pp. 49-64.

[2] JORION, Paul. “L’économique comme science de l’interaction humaine vue sous l’angle du prix”. La revue du M.A.U.S.S. semestrielle, n° 3 “Pour une autre économie”. Paris : La découverte, 1994, pp. 161-181.

[3] JORION, Paul. “L’économique comme science de l’interaction humaine vue sous l’angle du prix”, op. cit., pp. 161-162.

[4] Ibid., p. 162.

[5] La princesse n’hérite pas de l’autorité déposée dans les armoiries de sa famille en reproduisant la générosité qui a a valu cette autorité à ses aïeux, elle hérite du signifiant biologique de la filiation, c’est-à-dire du référent du symbole et non de son signifié. Elle entre alors dans le système de l’échange où elle entend tirer parti de tout y compris du respect d’autrui pour la réputation de sa famille.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p. 163.

[9] Ibid., p. 164.

[10] Ibid., p. 163.

[11] Cf. TEMPLE D. & M. CHABAL, “L’échange chez Aristote”. La réciprocité et la naissance des valeurs humaines. Paris : L’Harmattan, 1995.

[12] JORION, P. “L’économique comme science de l’interaction humaine vue sous l’angle du prix”, op. cit., p. 171.

[13] Ibid.

[14] Ibid., pp. 172-173.

[15] Ibid., p. 180.


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