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avril 2011

3. La réciprocité est-elle la matrice du sens ?

Dominique TEMPLE

Le principe du contradictoire

Le principe d’union est donc apte à témoigner du sens comme précédemment le principe d’opposition. Nous sommes invités à supposer sous-jacent à l’un et l’autre une structure qui puisse les contenir en puissance tous les deux. Ne serait-ce pas la structure où le sens prendrait naissance avant d’être exprimé par la conjonction ou la disjonction ?

Une structure fondatrice qui ne soit ni de type principium divisionis ni de type tertium comparationis, mais qui les contienne en puissance tous deux à la fois ou qui puisse être leur source commune ne peut être qu’en elle-même contradictoire. Ce serait donc elle la matrice du sens.

Une différence radicale apparaît entre les systèmes de communication biologique et humain. La communication biologique s’actualise par des oppositions – des différenciations – comme l’observait Lévi-Strauss. Mais dans les systèmes biologiques, il n’y a pas de place pour ce qui est en soi contradictoire. Du moins, la biologie classique n’a pas cherché à découvrir la place du contradictoire dans la nature. Pour Lévi-Strauss, le contradictoire est un instant fugitif qui ne se déploie d’aucune façon pour lui-même, ce qui se comprend s’il ne résulte que de rencontres aléatoires.

Or, où s’installe le langage humain, on voit apparaître une relation qui soutient l’avènement de ce qui est en soi contradictoire : la relation de réciprocité autorise en effet la confrontation et l’équilibre de forces contraires telles que attraction et répulsion, hétérogénéisation et homogénéisation, différenciation et identification… On peut même dire qu’il n’y a qu’une relation connue qui mette deux partenaires dans une situation telle que le même objet acquière pour chacun d’eux une nature contradictoire, et qui autorise l’une des deux solutions suivantes : ou bien la représentation de cet objet par une opposition de deux termes opposés et complémentaires (et cette représentation dédoublée est la même pour chacun des partenaires, de sorte qu’ils peuvent « échanger »), ou bien sa représentation sous la forme d’un terme unique, ambivalent, mais également identique pour les deux protagonistes. Cette relation est la réciprocité.

La réciprocité permet une confrontation durable et systématique de consciences élémentaires antagonistes entre elles, dont le milieu contradictoire se révèle comme sens de l’une et de l’autre.

La réciprocité siège du contradictoire

C’est Aristote sans doute qui a le premier situé l’origine du sens au cœur de la réciprocité. Il établit que le juste milieu entre des contraires ne résulte pas de leur mélange mais s’oppose à eux – puisqu’ils sont chacun unidimensionnel –, comme le lieu de leur contradiction, c’est-à-dire qu’il se déploie à leurs dépens. Or, ce troisième pôle prend naissance dans la relation de réciprocité. Aristote le démontre à propos du sentiment de la justice.

Certes, comme toute vertu, la justice est un juste milieu entre un excès et un défaut puisque l’injustice est de désavantager autrui ou de donner plus à l’un qu’il ne mérite et à l’autre moins, mais si chacun se déclarait “juste” selon son propre sentiment, il y aurait autant de justices que d’individus. La justice a ceci de particulier de se définir par rapport à autrui. C’est l’égalité avec autrui qui détermine le juste milieu. Mais que veut dire l’égalité ? Comment rendre égaux des êtres différents ?

L’égalité ne saurait se réduire à l’identité, elle est plutôt une confrontation et un juste équilibre entre l’identité des uns et des autres et leur différence ; un équilibre entre une identité qui accepte d’être relative puisqu’elle reconnaît une différence, et cette différence qui accepte d’être également relative, jusqu’à instaurer la médiété (mesotès), la “juste distance” selon l’habile traduction de Antoine Garapon et Paul Ricœur [1]. La justice renvoie à une structure non plus psychologique mais sociale [2].

Comment se réalise cette confrontation et cette bonne distance ? Par la réciprocité. La réciprocité, en inversant les rôles des partenaires, a pour effet de reproduire en chacun la conscience de l’autre. « Celui qui agit doit subir », dit un proverbe « très ancien », selon Eschyle [3]. À partir de la relativisation mutuelle de l’action et de la passion, et de leurs consciences respectives, de leurs consciences élémentaires, naît le juste milieu – une conscience d’elle-même – qui leur donne à toutes deux leur sens. Si le “milieu” est une troisième force, celle du sens lui-même qui naît de l’équilibre entre des contraires, nous savons maintenant comment l’instaurer. Le sens de la justice naît de la réciprocité. Et c’est lui qui éclaire l’injustice par excès ou l’injustice par défaut.

Aristote montre que toutes les valeurs procèdent du même principe, et il déclare la justice la mère de toutes les valeurs. Il faudra toutefois que les consciences antagonistes élémentaires, dont procède à chaque fois le juste milieu, soient interprétées à la lumière de la physique contemporaine pour que l’on puisse concevoir le contradictoire comme source de la conscience humaine [4].

Mais déjà Aristote avait remarqué qu’entre proches la réciprocité engendre un sentiment, qu’il appelle la philia, ce mot difficile à traduire auquel on donne le sens d’amitié, que M. I. Finley préfère traduire par mutualité, et qui serait pour J.-L. Vullierme, le « désir en tant qu’il est désir de forger des communautés » [5].

La communauté aristotélicienne est en effet fondée par la réciprocité. Aristote dit crûment que vivre ensemble ce n’est pas paître le même pré. Et d’employer une expression étonnante : non pas philein (aimer) mais antiphilein. Ce n’est pas outrepasser la pensée aristotélicienne que de traduire antiphilein comme le face-à-face de la réciprocité binaire où naît le désir de ce que l’on appelle parfois l’Autre. Anti, c’est le face-à-face de la réciprocité. Or, la philia n’est pas une conscience objective, ce n’est pas une conscience de conscience au sens où l’on dit de la pensée que même lorsqu’elle ne pense qu’elle-même elle ne pense jamais qu’un objet [6]. La philia est un sentiment pur que le philosophe compare même à l’amour.

Comment concilier l’idée que la conscience de conscience naisse de la réciprocité comme illumination du monde ou des choses, et que l’affectivité, le sentiment, apparaisse comme l’expression la plus complète de cette épreuve de la conscience de conscience dans le face-à-face de l’antiphilein ? Il faut imaginer que le sentiment, l’affectivité, est la façon dont se révèle la conscience lorsqu’elle est pure conscience d’elle-même, mais que lorsque le contradictoire qui lui donne naissance est un tant soit peu déséquilibré par la dominance de l’un de ses deux pôles sur l’autre, apparaisse autour de cette affectivité un horizon objectif. La conscience de conscience cesse d’être un sentiment pur pour devenir le sens de ce qui apparaît à l’horizon comme monde.

La théorie de la réciprocité suggère qu’il n’existe pas deux phénoménologies – l’une de l’affectivité et du sentiment, l’autre qui intéresserait le monde – mais une seule qui rend compte de toutes les manifestations intermédiaires entre ce qui peut être genèse du sentiment pur et dévoilement de la connaissance pure.

La réciprocité ternaire

Le face-à-face de la réciprocité binaire, nous l’avons analysé en commentant Aristote et en nous référant aux théories de Stéphane Lupasco comme la possibilité pour chaque partenaire de redoubler son point de vue de celui de l’autre, de sorte que de la relativisation de ces deux termes contraires surgisse un troisième terme qui se donne sens à lui-même et donne sens aux deux autres.

Le sens ne s’échange donc pas comme s’il était déjà là. Il faut le produire. C’est au niveau de cette production qu’intervient selon nous la relation de réciprocité qui doit être distinguée de celle de l’échange. C’est la réciprocité qui permet de produire le sens. La parole suppose la réciprocité. Elle est l’expression de ce qui est produit comme sens dans la relation de réciprocité. Dès lors, elle signifie simultanément pour ceux qui construisent la réciprocité ou la reconstruisent.

Mais comment les sociétés qui ne sont pas organisées selon le principe du face-à-face parviennent-elles au même résultat ?

Le principe de réciprocité ne se traduit pas seulement par la réciprocité binaire mais se réalise aussi par des relations non symétriques. Lorsque la réciprocité n’est plus binaire, chacun est obligé de donner à certains partenaires et de recevoir de partenaires distincts de ceux à qui il donne. Dans cette réciprocité généralisée, dont la forme la plus simple est une relation ternaire, chaque partenaire au lieu de donner et recevoir de son vis-à-vis donne d’un côté et reçoit de l’autre. Les deux dynamiques antagonistes de donner et recevoir se superposent toujours dans la conscience de chacun. Le sens naît de la même façon : la superposition de deux dynamiques antagonistes permet l’émergence d’un terme médian.

La structure ternaire engendre, comme la structure binaire, un lien social, mais celui-ci n’est plus une amitié réservée à un partenaire donné, parce qu’il ne se reflète plus dans le visage d’autrui. Il est un sentiment qui se reproduit de proche en proche indéfiniment, et qui acquiert en même temps que cette portée générale une singularité propre à chacun parce qu’il prend sa source dans l’individu. Ici, le lien social, entendu comme le sens des actes humains, est individualisé au lieu d’être partagé entre deux partenaires. Une telle situation confère, à ce qui était l’amitié dans la réciprocité binaire, une autre expression : la responsabilité. Mauss, lorsqu’il analysait des structures ternaires, était donc autorisé d’une certaine manière à voir dans le mana l’être du donateur et pas seulement un lien social entre donateurs.

Mais il y a davantage : chacun, étant intermédiaire entre deux autres, est l’incarnation du lien social qui les unit lorsque la circulation des dons est à double sens. Il transforme donc cette responsabilité dans un nouveau souci : celui de l’équilibre de ce qui va de l’un de ses partenaires à l’autre, et de ce qui va de l’autre à l’un. La responsabilité se transforme ainsi en sentiment de justice.

Les valeurs produites par la réciprocité restreinte et généralisée – que l’on appellera respectivement amitié, responsabilité et justice – sont des manifestations bien différentes de la complémentarité des intérêts particuliers et collectifs, tout autre chose que ce qui peut intéresser le groupe qu’il soit interprété comme confrontation d’individus autonomes et différents ou comme totalité homogène.

Quel est ce lien social qui ne se réduit à aucun déterminisme de la nature ? On ne le comprendra pas si l’on veut à tout prix considérer les prestations humaines comme des échanges limités par l’intérêt des uns et des autres.

La structure sociale de base

Lévi-Strauss s’est interrogé, à la suite d’une observation de Radcliffe-Brown, sur le fait que les relations affectives qualifiées d’une structure de parenté donnée, une fois connotées d’une valeur positive ou négative, se révèlent organisées comme ce qu’un phonologue appellerait “des couples d’opposition”. Mais, surtout, la somme algébrique de ces connotations est toujours nulle dès le moment où l’on prend comme maille du réseau de parenté la mère, le père, le fils et le frère de la mère. Entre les expressions positives et négatives, l’équilibre prévaut.

De cette constance Lévi-Strauss tira la conclusion que l’oncle maternel fait partie de la structure fondamentale de la société. Pourquoi, se demandait-il ? Parce que c’est lui qui donne la sœur en mariage. L’oncle est donc nécessaire pour fonder l’exogamie. Il est le pivot de l’alliance.

Lévi-Strauss opposait à l’anthropologie anglo-saxonne, notamment aux thèses de Radcliffe-Brown qui pensait établir la structure sociale sur le père, la mère et les enfants, en un mot la famille, l’idée que l’alliance est première par rapport à l’identité familiale. Il faut deux familles, dit-il, pour en faire une...

Mais il est un préalable dans sa démonstration, c’est que la société humaine repose sur l’équilibre “neutre” de ses relations affectives. Un lien est déjà établi entre le frère et la sœur, que l’on peut qualifier d’identification, sans présumer de sa valeur négative ou positive. Lorsque s’instaure une relation matrimoniale, la relation d’identité au frère se redouble d’une relation de différenciation, puisque la femme accepte de prendre parti pour l’étranger. Cette relation aura une valeur inverse de celle qui prévalait entre le frère et la sœur. L’équilibre affectif requiert que la sœur ne cesse pas, en devenant l’épouse de l’autre, de dépendre du frère. La cellule initiale de la parenté humaine est contradictorielle.

Une organisation de parenté dualiste prend naissance dès que la sœur de l’un, en devenant l’épouse d’autrui, crée une situation contradictoire. L’épouse d’autrui demeure en effet à proximité de son frère, c’est-à-dire qu’elle reste toujours dans une situation contradictoire. Dans les structures élémentaires de la parenté, la femme “échangée” scelle la parenté spirituelle du groupe car elle ne cesse d’appartenir aux deux moitiés qu’elle réunit de façon contradictoire. Mais il en est de même pour l’homme, frère et époux. Chacun des termes de la relation de parenté sera toujours impliqué dans une situation contradictoire. Celle-ci est donc caractérisée par une affectivité dite neutre, ce qui ne veut pas dire nulle. Cette affectivité n’est-elle pas le ciment que récusait Lévi-Strauss, le mana dont Mauss faisait dépendre les institutions primitives ?

Cette nécessité du contradictoire apparaît encore mieux d’un autre point de vue de Lévi-Strauss lui-même : l’exogamie, montre-t-il, n’est pas absolue, elle est relativisée par une certaine identité linguistique ou encore de parenté, elle renvoie à des conditions précises. Certes l’autre doit être autre mais pas à l’infini, il lui faut être reconnaissable d’une certaine manière, comme apparenté. Il doit être différent mais non pas indifférent.

« Dans la pensée des Indiens de l’Amérique septentrionale et sans doute aussi ailleurs, l’équilibre familial est conçu comme toujours doublement menacé : soit par l’inceste qui est une conjonction abusive, soit par une exogamie lointaine qui représente une disjonction pleine de risques. Or, les liens familiaux ne doivent être ni resserrés, ni distendus à l’excès. Deux dangers guettent l’ordre familial et social : celui de l’union haïssable avec le frère, et celui de l’union inévitable avec un “non-frère” qui peut être, de ce fait, un étranger ou même un ennemi. Dans cette perspective, il est possible de reconstituer le groupe formé, depuis l’Amérique jusqu’à l’Asie du Sud-est, par les mythes du mariage entre un être humain et un animal. Tantôt l’animal est le chien, être “domestique” comme le frère, tantôt une bête féroce (généralement un ours), animal “cannibale” comme on l’affirme souvent des étrangers [7]. »

Le débat qui opposa Claude Lévi-Strauss aux fonctionnalistes, lesquels voyaient dans la parenté l’identité d’origine, et dans les règles de mariage le moyen de reproduire cette identité, a trouvé son épilogue. L’identité de la parenté et l’hétérogénéité de l’exogamie (conjonction et disjonction) doivent s’équilibrer contradictoirement pour que le terme d’humanité prenne sens.

La fonction contradictorielle

La parole témoigne-t-elle seulement du sens ou bien recrée-t-elle les conditions de son origine, reproduit-elle de nouvelles situations contradictoires ?

Elle ne se contente pas de signifier, elle est créatrice car elle implique la parole de l’autre, la réponse de l’autre pour engendrer davantage de sens. C’est elle qui prend en charge le rôle qui à l’origine fut celui de la réciprocité : réaliser les conditions du contradictoire. Elle a une fonction contradictorielle. Le rôle créateur de la parole, nous chercherons à le mettre en évidence à partir de chacune des deux modalités de la fonction symbolique que nous avons appelées principe d’opposition et principe d’union.

Dans la plupart des sociétés qui ont gardé des organisations dualistes [8], on peut observer l’importance de l’opposition corrélative [9]. Mais ces oppositions s’inversent, se redoublent symétriquement comme si elles obéissaient à un principe de réciprocité interne.

Lévi-Strauss a souligné que les organisations dualistes rétablissent toujours à partir de l’opposition un équilibre contradictoire. Il observe en effet que les mêmes moitiés d’une organisation dualiste sont à la fois les moitiés d’une réciprocité d’alliance et les moitiés d’une réciprocité d’hostilité. Ainsi, l’équilibre de l’hostilité et de l’intimité recrée les conditions du contradictoire [10]. »

Marshall Sahlins, de son côté, observe que l’organisation sociale des Moalan (Est des îles Fidji) repose sur un système de réciprocité typiquement dualiste : « À l’île de Lau, toutes choses vont par deux ». Il énumère une série d’oppositions contrastées et les commente ainsi :

« Mais il ne serait pas juste de considérer ces contrastes simplement comme une série d’oppositions conformes. (…) Dans ses termes les plus généraux, la logique réciproque est que chaque “sorte” médiatise la nature de l’autre, qu’elle est nécessaire à la réalisation et à la régulation de l’autre, de sorte que chaque groupe contient nécessairement l’autre. La configuration qui en résulte n’est pas tant une simple opposition qu’un système à quatre parties opéré par la réplique d’une dichotomie maîtresse [11]. »

Lévi-Strauss pense que cette capacité de ré-duplication de l’opposition initiale est inscrite dans les potentialités du mécanisme biologique de la sensation et de la perception [12]. L’activité bondissante et généreuse de l’esprit ne cesserait d’explorer toutes les possibilités de multiplication et de renversement des rapports d’opposition.

« (…) excitée par un rapport conceptuel, la pensée mythique engendre d’autres rapports qui lui sont parallèles ou antagonistes. Que le haut soit positif et le bas négatif induit aussitôt la relation inverse, comme si la permutation sur plusieurs axes de termes appartenant au même ensemble constituait une activité autonome de l’esprit » [13].

Auquel cas, l’un de ces renversements a des chances d’être immédiatement sélectionné par la réciprocité : celui qui recrée une situation contradictoire. Il est à la source du sens pour tous les partenaires de la communauté. On pourrait appeler ce principe d’opposition de deux oppositions : « principe de croisée ». Le contradictoire ne s’efface donc pas, il renaît sans cesse.

Mais nous avons aperçu une autre modalité de la fonction symbolique, antagoniste du principe d’opposition, que nous avons appelée le principe d’union. Celui-ci est donné de manière simultanée avec le principe d’opposition. Peut-on dire que la parole qui en procède donne à son tour naissance à du contradictoire ?

La Parole d’union exprime le contradictoire par un terme unique, ambigu ou ambivalent. Ensuite elle doit, selon notre hypothèse, reconstruire du contradictoire. Ce contradictoire apparaît en effet entre le mouvement de convergence, de condensation de l’unité, et le mouvement inverse d’extension, de diffusion de l’unité. Entre ces deux mouvements se re-crée un équilibre contradictoire. La Parole d’union n’est pas seulement convergence dans le seul souci de rassembler une totalité, elle communique l’unité de façon centrifuge, la diffuse, la disperse... Elle est motrice en direction de ce qui est le contraire du tout, le rien. Entre le tout et le rien, elle instaure le seuil. Nous pourrions appeler ce principe qui met en contradiction le tout avec le rien : « principe de liminarité ».

Le principe d’union doit ainsi conduire à un principe d’organisation sociale que nous dirons « moniste » pour souligner son analogie avec le principe « dualiste ». Les prestations de tous convergent vers un centre où s’accumulent les richesses et d’où elles sont redistribuées. Le centre dispose des volontés de chacun, les organise et leur donne une cohérence qui assure leur plus grande efficacité. C’est au centre que la parole religieuse dresse ses autels et sacrifie. C’est du centre qu’elle diffuse grâces et bénédictions. Les pyramides des grandes civilisations aztèque, maya, inca, égyptienne… évoquent cette organisation moniste. Les marches des pyramides disent qu’à la périphérie on va vers la terre fruste tandis que vers le centre on s’élève vers le ciel. Et les hommes habitent entre le ciel et la terre, ils sont le juste milieu entre ces deux mouvements divergent et convergent.

  

Lire la suite : Conclusion

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Notes

[1] Paul Ricœur, « Le juste entre le légal et le bon », Lectures. 1 Autour du Politique, Paris, Seuil, 1991, p. 193.

[2] Raymond Verdier a mis en évidence l’importance de cette distance, dans l’étude d’une autre forme de réciprocité, la réciprocité de vengeance ou réciprocité négative : « Le système vindicatoire ». Cf. Raymond Verdier (éd.), La vengeance, Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie, (4 vol.), Cujas, Paris, 1981-1986. Lire à ce sujet de D. Temple, La réciprocité de vengeance. Commentaire critique de quelques théories de la vengeance (2003), collection « Réciprocité », n°7, France, 2017. Lire en ligne.

[3] Cf. La traduction des Euménides par Ariane Mnouchkine.

[4] Cf. Stéphane Lupasco, L’énergie et la matière psychique, Julliard, Paris, 1975.

[5] « La philia ne doit pas être confondue avec la passion qui lui correspond ou philesis, amour-passion, ni avec l’amitié qui se dit philia par catachrèse ou synecdoque. Elle n’est rien d’autre que le désir lui-même en tant qu’il est désir de forger les communautés afin de s’accomplir totalement. » Jean-Louis Vullierme, « La juste vengeance d’Aristote et l’économie libérale », in Verdier R. & Coll. La vengeance. Études d’ethnologie, d’histoire et de philosophie (textes réunis et présentés par Gérard Courtois), Vol. 4 La vengeance dans la pensée occidentale, Paris, Cujas, 1984. p. 186. Voir aussi : Temple, D. et M. Chabal, Chap. « La réciprocité symétrique dans la Grèce antique », dans La réciprocité et la naissance des valeurs humaines, Paris, L’Harmattan, 1995.

[6] Cf. Lévi-Strauss, “Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss”, dans « Essai sur le don », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF (1950), 1991, p. XLVII.

[7] Lévi-Strauss, Paroles données, Paris, Plon, 1984, p. 108.

[8] « On désigne du nom d’organisation dualiste un type de structure sociale fréquemment rencontré en Amérique, en Asie et en Océanie, caractérisé par la division du groupe social – tribu, clan ou village – en deux moitiés dont les membres entretiennent les uns avec les autres, des relations pouvant aller de la collaboration la plus intime à une hostilité latente… » (c’est nous qui soulignons). Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, op. cit., p. 14.

[9] « (…) il reste à analyser chaque société dualiste pour retrouver, derrière le chaos des règles et des coutumes, un schème unique, présent et agissant dans des contextes locaux et temporels différents. Ce schème (…) se ramène à certaines relations de corrélation et d’opposition, inconscientes sans doute, même des peuples à organisation dualiste, mais qui, parce qu’inconscientes, doivent être également présentes chez ceux qui n’ont jamais connu cette institution. » Ibid., p. 29.

[10] « Ce terme définit un système dans lequel les membres de la communauté – tribu ou village – sont répartis en deux divisions, qui entretiennent des relations complexes allant de l’hostilité déclarée à une intimité très étroite, et où diverses formes de rivalité et de coopération se trouvent habituellement associées. (c’est nous qui soulignons). Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, op. cit., pp. 80-81).

« Enfin, les moitiés sont liées l’une à l’autre, non seulement par les échanges de femmes, mais par la fourniture de prestations et de contre-prestations réciproques de caractère économique, social et cérémoniel. Ces liens s’expriment fréquemment sous la forme de jeux rituels, qui traduisent bien la double attitude de rivalité et de solidarité qui constitue le trait le plus frappant des relations entre moitiés… » (c’est nous qui soulignons). (Ibid.)

« Comme nous essayerons de le montrer, le système dualiste ne donne pas naissance à la réciprocité : il en constitue seulement la mise en forme. (Ibid., p. 81).

[11] Marshall Sahlins, Culture and practical reason [1976], trad. fr. Au cœur des sociétés, Paris, Gallimard, 1980, p. 40.

[12] « (…) les schèmes subissent des transformations en série au cours desquelles certains éléments négatifs prennent une valeur positive et inversement (…) en somme, on croirait volontiers que l’activité intellectuelle jouit de propriétés que nous savons plus aisément reconnaître dans l’ordre de la sensation et de la perception. » Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, p. 234.

[13] Ibid.


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