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janvier 2012

Génocide au Rwanda : Une analyse des responsabilités

Dominique Temple

Le crime raciste traduit l’impuissance, la peur de l’autre, notamment lorsque l’autre, perçu comme étranger, se révèle soudain identique à soi-même, ou l’inverse lorsque le proche, le frère, se révèle si différent de soi qu’il semble trahir la cause commune. Le passage de la peur d’autrui à son extermination systématique requiert néanmoins un intermédiaire entre l’affectif et le logique : l’idéologie élaborée par des intellectuels, comme par exemple en France, Alexis Carrel.

L’idéologie raciste prétend que les caractères psychologiques des hommes, leurs facultés mentales, leur conscience sont déterminés par des facteurs génétiques, elle soutient également que ces mêmes facteurs génétiques sont liés à des caractères somatiques qui permettraient donc de reconnaître a priori les caractères psychologiques.

Une telle idéologie ne semble pas s’être imposée au Rwanda. L’absence de critères idéologiques obligea même les meurtriers à recourir à la carte d’identité décernée par les Belges pour discerner ou désigner les victimes. Sur quoi donc se fondait la détermination des assassins ? Se fondait-elle sur des motivations affectives irrationnelles ? Certaines réactions de peur, comme l’exode de centaines de milliers de paysans devant l’offensive et les massacres du Front Patriotique Rwandais, en février 1993 [1], pourraient le laisser croire, mais d’autres réactions, comme le recours à la carte d’identité, supposent une froide détermination logique : le rapport de African Rights précise en effet que les femmes hutu tuèrent les nouveau-nés classés Tutsi parce qu’ils étaient de futurs soldats FPR. Ces femmes postulaient, qu’une fois adultes, ils ne pourraient agir que selon une logique identique à la leur : la liquidation de ceux qui ne seraient pas classés Tutsi. Elles réagissaient à une détermination classificatoire rationnelle.

Mais pourquoi cette référence à la vengeance traditionnelle se généralise-t-elle en génocide ? Pourquoi la violence n’a-t-elle plus de limites, n’obéit-elle à aucune règle ? La question de la responsabilité et de la culpabilité se pose à un autre niveau que celui de l’opposition traditionnelle : ceux qui ne sont pas des alliés sont des ennemis.

José Kagabo écrit, en Août 1994 :

« Ce sont les mêmes qui ont tué la famille de Munyambo, celle de Nturo : ces deux-là étaient identifiés comme de “grands Tutsi”, historiquement connus, et c’est pourquoi ils ont été spécialement liquidés, tout de suite. Le slogan, c’était : “Nous, nous connaissons les choses du passé. Autrefois (1959-1961) on ‘travaillait’. Nous donnons le mode d’emploi et vous réglez la question de ces Tutsi. À vous de faire le travail maintenant”, disaient les chefs miliciens aux assassins à leur ordre [2]. »

Le génocide ne commence donc pas en avril 1994 comme le laissent penser les instructions données au Tribunal Pénal International créé pour juger les coupables. Il était escompté comme une arme politique par les hommes au pouvoir dans les années 1960 pour garder le pouvoir à leur avantage [3].

Claude Lanzmann a publié dans Les Temps Modernes le témoignage de José Kagabo, dont il dit :

« Par-dessus tout, j’invite les lecteurs à lire et méditer les “Notes de voyage” de José Kagabo, texte d’une intelligence, d’une honnêteté et d’une profondeur bouleversantes, qui récuse tous les euphémismes et s’affronte à la plus centrale des interrogations : “il faut savoir comment on a tué”. […] “Pour pouvoir s’en sortir, écrit-il, il faudrait que tout le monde puisse parler” [4]. »

Son témoignage parle en effet avec une force terrible non seulement par les événements qu’il décrit mais aussi par son commentaire, par le texte lui-même.

« La seule question qui me paraît se poser, c’est la difficulté de faire la part des choses entre les grands coupables et les petits coupables. Les grands coupables – si on reste dans la logique des analyses occidentales, de la rationalité –, sont ceux qui ont pensé le génocide, qui l’ont organisé, etc. Mais quand on examine la manière dont les petits coupables l’ont exécuté, alors là, il n’y a plus de théorie de la grande et de la petite culpabilité qui tienne. Quand je pense à Claver qu’on a traîné des jours dans la rue, en le rouant de coups…, je me dis bien que dans les mots d’ordre donnés par les penseurs du génocide, il n’y avait pas le mode d’emploi. La personne qui a pensé à faire un barrage de son corps nu et mutilé, il a trouvé ça tout seul, on ne lui a pas dit de le faire. […] Si l’un a mis toute son intelligence à la conception, l’autre n’a-t-il pas consacré son génie à trouver la forme de la mort qu’il souhaitait donner ? […]
Je connais un couple d’anciens instituteurs protestants. Selon les stéréotypes rwandais, ce sont des gens de condition plutôt modeste. Ils avaient une fille qui commençait la fac de médecine à Butare. Je connais le garçon qui l’a tuée avant de tuer ses parents. Il leur a dit : “Il paraît que votre fille fait des études de médecine…”. Il a donné ordre à ses petits miliciens : “Il faut lui ouvrir le crâne, il faut voir à quoi ressemble le cerveau d’une fille tutsi qui fait médecine”. Devant les parents. […]
Puis on a tué les parents, en coupant d’abord les pieds de la femme et en les mettant sous le nez de son mari. “Sens ! Sens la mort”, lui disait-on. […]
J’ai connu ses parents [de l’assassin]. Quand j’ai quitté le Rwanda, son père, qui atteignait la soixantaine, et sa mère avaient vécu comme des gens qui n’avaient pas de problèmes d’identité par rapport aux Tutsi. Des gens qui ne vivaient plus sur les collines depuis de nombreuses années, de purs urbains, qui n’ont jamais eu de vaches, jamais eu de champs. La femme faisait du commerce, comme dans beaucoup d’autres foyers… Tout d’un coup, le fils de ces gens-là se découvre d’une cruauté extrême, au nom d’une idéologie à laquelle son existence n’a jamais été associée historiquement. Je veux dire que, ayant élu domicile en ville depuis l’époque coloniale, ses parents n’ont jamais été impliqués véritablement dans les rapports sociaux hutu-tutsi [5]. »

« Pour moi, commente José Kagabo, il faudra bien clarifier tout cela, si l’on veut éviter le risque d’une criminalisation collective ».

Comment clarifier tout cela ? José Kagabo dit qu’en apparence rien ne peut expliquer le comportement de l’assassin « si on reste dans la logique des analyses occidentales, de la rationalité ». Ses parents étaient des gens « qui ne vivaient plus sur les collines depuis de nombreuses années, de purs urbains ». Si l’on traduisait cette observation en termes traditionnels africains, on pourrait dire « des gens qui ont perdu toute tradition d’Umuhana [6].

José Kagabo insiste : « de purs urbains, qui n’ont jamais eu de vaches, jamais eu de champs ». En termes africains « des gens qui n’ont plus de relation d’Ubuhake [7]. L’auteur précise qu’il veut signifier la coupure des relations de réciprocité traditionnelle :

« Je veux dire que, ayant élu domicile en ville depuis l’époque coloniale, ses parents n’ont jamais été impliqués véritablement dans les rapports sociaux hutu-tutsi. »

L’opposition est nette entre la situation urbaine associée à l’époque coloniale, et les rapports sociaux hutus-tutsis. Le texte indique même la substitution des relations de libre-échange à ce rapport de réciprocité hutu-tutsi : « La femme faisait du commerce ».

Dans les références occidentales donc tout était normal, rien ne laissait présager un chaos mental qui « relève de la psychanalyse », comme dit l’auteur en introduction de son témoignage. Le racisme est apparemment absent de l’acculturation bien ordonnée des paysans rwandais qui rompent avec leur tradition. L’idéologie raciste proviendrait-elle des rapports hutu-tutsi traditionnels ?

Mais qu’en est-il du texte de Kagabo dans une logique non plus occidentale mais africaine ? La cruauté extrême de l’assassin est liée à un tout d’un coup (« Tout d’un coup, le fils de ces gens-là se découvre d’une cruauté extrême »). Or, juste avant, José Kagabo se posait la question :

« Comment (tout d’un coup ou progressivement ?) s’est-il révélé d’une cruauté impensable jusque-là ?
J’ai connu ses parents […]. »

Le tout d’un coup est passage à l’acte, mais ne sanctionne-t-il pas une potentialisation progressive ? Ce progressivement est immédiatement associé à l’histoire des parents. Que signifie ce rapprochement, qui dans le texte est une apposition, entre ce progressivement et ce que dit José Kagabo de l’histoire des parents ? Il a pour conclusion :

« Tout d’un coup, le fils de ces gens-là se découvre d’une cruauté extrême au nom d’une idéologie à laquelle son existence n’a jamais été associée historiquement. »

L’idéologie en question serait celle d’une contradiction irrémédiable tutsi-hutu. Voilà ce que laisse supposer la logique occidentale, mais comment cette opposition a pu devenir la base discriminatoire pour un génocide ; c’est encore ce qu’il faut préciser. Essayons de déchiffrer le texte de José Kagabo sur l’assassinat lui-même, en dépit de l’épreuve. D’abord, les paroles de l’assassin lui-même. Ces paroles ont deux sens : ce que se représente l’assassin. Et ce que dit l’inconscient à travers sa démence. Ce qu’il dit chercher, c’est dans le crâne. Ce qui est devenu fou dans sa tête à lui, le chaos mental, a sa correspondance, son image, dans le cerveau de sa victime

« “Il faut lui ouvrir le crâne, il faut voir à quoi ressemble le cerveau d’une fille tutsi qui fait médecine”. Devant les parents. Ils ont ouvert le crâne de la fille, on a sorti son cerveau, on l’a montré […]. »

Mais l’assassin précise : « … d’une fille tutsi qui fait médecine ». Il ordonne la question à la dualité hutu-tutsi. Or, il ne s’agit pas d’une opposition qui aurait une racine traditionnelle (qui mettrait en jeu une caractéristique tutsi), mais une opposition exprimée par une image typiquement sinon exclusivement occidentale : la « médecine ». Si le fait de faire la médecine est invoqué comme une différence pour qualifier l’opposition hutu-tutsi, n’est-ce pas pour récuser que l’on puisse établir le génocide sur les oppositions complémentaires hutu-tutsi ? L’inconscient ne refuserait-il pas de prêter l’idéologie raciste à la Tradition ?

Le terme médecine est lui-même symbolique car le médecin « soigne le malade » comme l’Occidental « apporte la civilisation »… Que le discours de l’inconscient précise que l’étudiante est un futur médecin et pas seulement un étudiant ou un universitaire communique une autre force incroyable à ce témoignage : la médecine a valeur de signifiant tout autant que le cerveau : le crime est une dissection anatomique de la folie.

Où se situe l’enjeu du crime, quelle est la signification de cette dissection, de cette analyse ? La réponse est dans une phrase laconique, sans verbe, entre deux points comme un décor de théâtre : « Devant les parents ». C’est là qu’a lieu le drame. « Puis, on a tué les parents, en coupant d’abord les pieds de la femme et en les mettant sous le nez de son mari. “Sens ! Sens la mort”, lui disait-on ».

L’assassin est pris sans partage de la tête aux pieds dans la folie, qui dit au père que, de la fille à la mère, la genèse de l’humanité est pourrie, et que tout « sent la mort ». Une mort qui n’a pas trouvé d’expression symbolique dans le langage du père. Ce qui est refoulé dans l’ordre du symbolique, resurgit dans le réel, dit Jacques Lacan. La cruauté, c’est le retour du langage dans le réel, lorsque se crée un vide dans la conscience ou lorsqu’il n’y a plus de symbole pour dire la vérité, ou que l’ordre symbolique est dans l’impasse.

Kagabo conclut :

« Pour moi, il n’y a pas plus de génocide populaire que de génocide hutu. Il y a eu un génocide, commis par une fraction de Hutu, et il y a de pauvres imbéciles qui ont trempé là-dedans [8]. »

Mais il nous donne immédiatement une idée de la façon dont se constitue l’imbécillité (imbécillité qui est peut-être à la limite d’une psychose). Il raconte aussitôt l’histoire d’un Rwandais dont la fille eut un enfant sans être mariée, ce qui selon la tradition aurait dû lui valoir d’être exposée aux bêtes féroces dans la forêt :

« Mais comme il n’y avait plus de forêt, et que de toute façon la loi des Blancs (la police, l’Église) avait supplanté la coutume, il fallait inventer un autre supplice. Ils crevèrent les yeux du bébé [9]. »

« Cette histoire, commente Kagabo, dit à quel point la société rwandaise refoule le réel ». Il nous offre ainsi une clef : le refoulement, de ce qu’il appelle le réel pour les Africains. Pour lui, il s’agit du génocide depuis l’indépendance :

« Lorsqu’on lit des textes de Rwandais de tous bords sur les massacres, les différents cycles deviennent : “les événements de 59” ; “les événements de 73”… La violence est là, on la vit, mais on ne la dit pas [10]. »


 Mais le réel, depuis l’indépendance, c’est aussi le remplacement des références traditionnelles par des références venues de l’extérieur, et celui des coutumes par des contraintes sur lesquelles les Rwandais n’ont aucune prise (Comme il n’y avait plus de forêt et que de toute façons les Blancs avaient supplanté la coutume…). Ce refoulement est imposé par les Occidentaux (la police, l’Église). Alors, ce qui est longtemps refoulé revient : on crève les yeux de l’enfant. Comment le réel pourrait-il avec plus de violence révéler que le refoulement est un aveuglement ?

« Ils crevèrent les yeux du bébé pour ne pas qu’il voie les champs, pour ne pas qu’il voie les vaches ».

Et plus loin :

« Ce type-là, c’était un Hutu de la ville ; il n’avait pas de vaches, il n’avait pas de pâturages, mais son petit-fils illégitime constituait une menace pour le troupeau ! »

Il aveugle le fils de sa fille comme pour anticiper un raid ennemi en imaginant que dans une société patrilinéaire l’enfant se découvrira plus tard une paternité ennemie, et reconnaîtra pour les détruire vaches et champs de son grand-père. Sans doute est-ce là une explication, une raison que le criminel invoque pour justifier son acte.

À nouveau, l’essentiel de la tradition hutu-tutsi – la relation de l’ubuhake – refait surface puisque ce Hutu de la ville n’avait pas de champs, n’avait pas de vaches ; et la négation de cette relation voire son inversion en concurrence fait problème. Mais pourquoi le grand-père du bébé refoulait-il à ce point la contradiction entre tradition et modernité qui était alors de toute évidence, car nous sommes dans les années 1950, précise José Kagabo [11]. Comme pour répondre à la question, l’auteur avait présenté cet homme ainsi :

« Un homme bardé de galons reçus des autorités coloniales et de médailles d’anciens combattants, chrétien comme Dieu le Père et le Fils réunis n’ont pu l’être, toujours à la messe. »

C’est-à-dire comme le porte-drapeau de l’acculturation civile et religieuse. Comme il l’avait fait pour l’histoire des parents et la narration du meurtre de la jeune fille, José Kagabo rapproche la description de l’acculturation du père (les médailles des anciens combattants, la messe) et la tradition hutu-tutsi la plus standard (les pâturages, les vaches). Ce sont exactement les mêmes termes qui reviennent dans les deux textes : dans le premier, « de purs urbains, qui n’ont jamais eu de vaches, jamais eu de champs » ; dans le second, « Ce type-là, c’était un Hutu de la ville ; il n’avait pas de vaches, il n’avait pas de pâturages ». Qui dira que ces termes ne sont pas symptomatiques ?

Sous couvert d’une violence traditionnelle, logique selon la tradition (l’exposition des filles-mères), l’aveuglement ne signifie-t-il pas la contradiction que doit vivre l’enfant ? Il n’appartient plus au système de réciprocité entre pasteurs et agriculteurs mais à la concurrence entre propriétaires rivaux. Mais cette contradiction n’est pas reconnue dans l’ordre symbolique : elle est refoulée, elle est niée par les Occidentaux qui affirment unilatéralement et absolument le bien-fondé de leurs normes religieuses, économiques et politiques. Cette contradiction refoulée revient soudain à la surface où elle est tranchée dans le réel tout court, dans le réel tel que le nomment les psychanalystes : ça crève les yeux pour de bon.

On n’en finit pas de lire le texte de José Kagabo. La rédaction de la revue Les Temps Modernes a respecté son écriture avec finesse. Il parle avec une telle force qu’il ploie la langue française à la vérité qu’il est chargé de dire. Il dit : « Ils lui crevèrent les yeux pour ne pas qu’il voie les vaches, pour ne pas qu’il voie les champs ». L’aveuglement porte sur la négation. C’est ne pas qui est révélé par l’aveuglement. Voir les vaches reste aussi lumineux, aussi présent que toujours. C’est là, c’est encore là, car c’est une donnée symbolique en soi, mais cette lumière est masquée, cachée, refoulée. C’est parce que voir les vaches n’est plus compréhensible qu’on lui crève les yeux. C’est l’interdiction de comprendre ce que signifie « voir » les vaches qui est matérialisée, somatisée, par l’aveuglement. Les grands-parents ont exprimé dans le réel ce qui est refoulé dans l’ordre du symbolique : la contradiction des références traditionnelles et occidentales. Comprendre la relation hutu-tutsi, saisir la contradiction de ce rapport social et du rapport social imposé par les Blancs, voilà ce qui a été occulté.

Pourquoi José Kagabo fait-il suivre le récit du meurtre de la jeune fille étudiante en médecine de cette histoire en disant : « Chaque fois que je pense à la violence du Rwanda, je me souviens de l’histoire d’un certain Elias » (l’homme qui aveugla l’enfant), si ce n’est pour nous éclairer sur le génocide lui-même ? « Cette histoire date des années 50 ». Et il précise le contenu de ce message : le refoulement :

« Si je la rapporte, c’est pour dire à quel point (à quel prix aussi) la société rwandaise refoule le réel ».

Au moment où il dit que : « Il faudra bien clarifier tout cela », Kagabo se réfère à un crime qui « crève les yeux » ! Or ce crime a lieu dans un contexte ethnocidaire et économicidaire [12], qu’il stigmatise avec des expressions caractéristiques.

C’est depuis des décennies que l’impasse génocidaire, l’impasse d’une norme étrangère et d’une norme autochtone contradictoires l’une de l’autre, l’impasse du pouvoir-sans-partage de la tradition et du pouvoir de groupes d’intérêts rivaux, est connue. Dénoncée par Édouard Gasarabwe en 1978, elle n’a cessé depuis cinquante ans d’être comptée comme une arme stratégique, brandie comme une menace de riposte à toute agression armée et parfois invoquée comme justification de la rébellion armée. La poursuite des combats, l’assassinat du président rwandais alors que la procédure de paix était en cours à partir des Accords d’Arusha (en août 1992), montrent que les responsables politiques des deux bords ont fini par accepter l’idée de passer de la menace à l’acte. Quelle part les Occidentaux, Français et Belges en particulier, ont dans cette logique ? Les auteurs interrogés par la revue Les Temps Modernes, en se basant sur l’observation sur le terrain, accablent la France dont ils disent qu’elle est directement « pour la deuxième fois de son histoire complice d’un génocide [13]. »

De notre point de vue, celui d’une analyse théorique, la responsabilité de l’impasse génocidaire [14] incombe d’une manière plus large à toutes les autorités occidentales. Les Occidentaux savent depuis toujours que les sociétés africaines sont organisées en systèmes communautaires. La contradiction des principes économiques de la société africaine et des principes de l’économie occidentale est bien connue des hommes politiques comme des religieux, mais elle est sciemment occultée, systématiquement déniée pour ne pas compromettre l’expansion économique occidentale. Nous ne partageons donc pas l’opinion de Claudine Vidal :

« Nous ne pensons pas que l’analyse sociologique ou anthropologique puisse pour l’instant rendre intelligible une telle perversion du lien social. On ne peut que la constater […] [15]. »

Les analyses anthropologiques et sociologiques, et notamment les analyses africaines, ont révélé clairement et depuis longtemps que les Occidentaux conduisent les populations africaines au chaos, et qu’ils poursuivent leurs objectifs économiques sans hésiter devant aucun sacrifice.

Édouard Gasarabwe, dénonçant les causes du génocide de 1963-1964, stigmatisait l’impasse génocidaire dès 1978 avec ce qu’il appelait la « démocratie charnier ». Il rappelait que la réciprocité au Rwanda (l’ubuhake) était le facteur d’intégration des trois communautés originaires du Rwanda, et que l’on ne pouvait la détruire sans risque de chaos si on ne la remplaçait pas. Or, ses analyses furent publiées en France, à Paris, qui plus est dans une collection de poche, et sous l’autorité de Robert Jaulin dont la renommée indiscutable est associée à la dénonciation de l’ethnocide.

Responsabilité collective diffuse des Occidentaux ? Sans doute, comme l’était celle des Français dans leur assentiment de la politique de Pétain sous l’Occupation, mais une responsabilité qui s’accroît et se précise avec l’accumulation des compétences et de l’information au sommet de la hiérarchie politique. À ce niveau, la critique théorique est confirmée par le témoignage de ceux qui rendent compte des preuves de collaboration sur le terrain.

Il est cependant logique que ces analyses provoquent une résistance en béton, pour reprendre l’expression de Claudine Vidal, de la part de ceux qui défendent leurs intérêts et privilèges, parce qu’elles mettent en question le modèle de société auquel ils soumettent les Africains jusqu’à aujourd’hui.

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Notes

[1] « En février 1993, une nouvelle offensive militaire du FPR provoque le déplacement de huit cent mille personnes. […] Ces paysans hutus, fuyant l’avance du FPR, sont affamés par les détournements de l’aide alimentaire. […] L’entourage immédiat du président Habyarimana sera mis en cause dans ces affaires de détournement ». Cf. Jean-Hervé Bradol, « Rwanda, avril-mai 1994. Limites et ambiguïtés de l’action humanitaire. Crises politiques, massacres et exodes massifs », Les Temps Modernes, n° 583, Juillet-Août 1995, p. 126-148.

[2] José Kagabo, « Après le génocide. Notes de voyage », Les temps Modernes, n° 583, 1995, op. cit., p. 108-109.

[3] De 1961 à 1994 la collusion des autorités politiques occidentales avec ces assassins n’a jamais cessé.

[4] Claude Lanzmann, « Présentation », Les Temps Modernes, n° 583, 1995, op. cit., p. 1.

[5] Kagabo, op. cit., p. 110-112.

[6] Umuhana : forme de réciprocité que l’on peut appeler partage. Pacte d’union où chacun donne pour tous et tous pour chacun.

[7] L’Ubuhake, littéralement « la crue de la vache », signifie une forme de réciprocité inégale et centralisée que les Occidentaux traduisent de façon erronée par « servage ». L’hymne républicain national rwandais dit : Repubulika yakuye ubuhake, ce que Gasarabwe traduit par : « La république a aboli la servilité ». Il s’agit d’un don des pasteurs de bovins aux agriculteurs qui désirent des bovidés pour l’engrais ou le beurre. Le don crée le prestige du donateur et diverses obligations pour le donataire. Mais celui-ci est libre d’accepter ou non le don.

[8] Kagabo, op. cit., p. 112

[9] Ibid., p. 113.

[10] Ibid.

[11] C’est en Avril 1954 que l’administration coloniale obtint du mwami la signature d’un décret permettant d’abolir l’ubuhake.

[12] Avec Robert Jaulin, nous définissons l’ethnocide comme la substitution imposée de l’extérieur de références culturelles étrangères aux références culturelles autochtones, et l’économicide comme la substitution des structures de production pour l’échange aux structures de production pour le don lorsqu’elles sont également imposées de l’extérieur.

[13] J.-H. Bradol, « Rwanda, avril-mai 1994. Limites et ambiguïtés de l’action humanitaire », op. cit., p. 142.

[14] D. Temple, L’impasse génocidaire, publié dans la Collection « Réciprocité », n°21, janvier 2020.

[15] Claudine Vidal, « Les politiques de la haine », Les Temps Modernes, n° 583, 1995, op. cit., p. 6-33.


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