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février 2018

Frédéric Lordon et l’Imperium - VII - Liberté et Pouvoir

Dominique Temple

VII – Liberté et Pouvoir

Peut-on aller plus loin avec Frédéric Lordon ? D’après Spinoza :

« “Absolument parlant, agir par vertu, n’est en nous rien d’autre qu’agir, vivre, conserver son être (trois façons de dire la même chose) sous la conduite de la raison, et sur le fondement de l’utile propre” (Éth., IV, 24) » [1].

Pour Frédéric Lordon :

« Le mode fini humain ne sort pas de l’ordre des affects, mais il peut, par son devenir éthique, en changer la nature, ou disons la composition : enrichir sa vie affective en affects actifs et, dans cette mesure même, s’extraire (mais toujours partiellement) de la servitude passionnelle (les affects passifs). Contrairement à une antinomie qui a la vie dure, la vie sous la conduite de la raison n’est pas affranchissement d’avec les affects, mais prédominance des affects actifs sur les affects passifs – les passions. Ainsi la raison a ses affects propres – et par conséquent ses prises d’intérêt affectif. Connaître adéquatement Dieu et les choses en leur essence singulière, c’est jouir d’une joie particulière et inaltérable que Spinoza nomme “l’amour intellectuel de Dieu”, joie en tant que telle soustraite à toutes les fluctuations passionnelles que nous infligent les choses extérieures dans leur permanente variabilité » [2].

Être actif, pour Spinoza, est l’amour intellectuel de Dieu, et par suite l’avenir de l’humanité, mais par l’ordonnancement des passions à ses fins et non pas leur relâchement dans leur déraison.

« “Les hommes, en tant qu’ils vivent sous la conduite de la raison, et dans cette mesure seulement, accomplissent nécessairement les actions qui sont nécessairement bonnes pour la nature humaine, et donc pour chaque homme, c’est-à-dire ce qui s’accorde avec la nature de tout homme ; et par suite, les hommes également s’accordent toujours nécessairement entre eux” (Éth. IV, 35, Dém.) » [3].

Imaginons que les hommes, qui les premiers sont parvenus à dominer leurs passions de façon à les mettre à la disposition de la raison, aient proposé le partage de la raison à toutes les cités ou communautés qui vivaient encore sous le joug de l’absolu de leurs affects – fussent-ils ceux de valeurs éthiques –, ils auraient réalisé la cité radieuse ou du moins élevé l’humanité jusque dans un débord d’eudaimonia ; qu’elle n’aurait peut-être pas été capable de supporter, mais au moins le bonheur eut été à la disposition de la multitude, et l’objet de l’imperium. Qu’est-ce qui empêcha cette histoire, ou l’enraya dans une voie jonchée de crimes contre l’humanité que l’on appelle l’âge d’or du capitalisme ?

Sous l’appât de la raison se trouvait le piège du pouvoir dont le ressort est la privatisation des avantages de la raison. Les peuples colonisés reçurent la raison dont l’éblouissance permit de les abuser et les abuse encore parce qu’elle leur masque la privation de leurs droits les plus fondamentaux, leur droit à la réciprocité notamment, mais aussi d’une bonne part de leurs moyens d’existence. Du coup, l’Humanité – le Tiers commun – est blessé, sa pensée tarie, parce que la réciprocité qui devait la déployer sur la terre entière est inversée dans l’exploitation de l’homme par l’homme. Et aujourd’hui, l’involution spirituelle ainsi produite par le pouvoir de la société occidentale (son impérialisme) est promulguée comme indépassable : la mondialisation capitaliste.

Si l’économie est définie par la privatisation de la propriété, le libre-échange et l’accumulation du capital, existe-t-il une politique ? Non. Mais si une autre économie est possible dont la mesure soit le partage et non le profit, alors certes, il existe une politique pour définir les interfaces entres les diverses structures de réciprocité : le marché de réciprocité, la redistribution, la communion…

« Ce qui reste pour développer nos âmes, c’est bien la nature particulière des institutions où nous vivons qui le dira. Il n’y a pas d’éthique sans politique, car il n’y a pas de cheminement éthique qui pourrait s’abstraire des conditions environnementales de son effectuation, qui serait hors sol, donc hors politique. L’environnement des trajectoires éthiques, c’est de la politique. C’est pourquoi il n’y a pas d’éthique qui ne se complète d’une politique, puisqu’elle trouvera dans les institutions politiques les conditions qui favorisent, ou au contraire entravent, son développement » [4].

Mais la raison ne doit-elle pas s’inquiéter de sa matrice pour libérer le politique de son assujettissement au pouvoir ?

Selon Frédéric Lordon, le pouvoir (potestas) diffère de la puissance de la multitude (imperium), car il procède de la capture de celle-ci. Il faut se souvenir, ici, que Frédéric Lordon entend que les passions particulières sont des dynamiques de préhension passionnelles unilatérales vis-à-vis du conatus de la communauté tout entière, de sorte que le terme potestas définit le pouvoir de domination sur autrui, et se distingue de celui de potentia (puissance) de façon radicale, car l’imperium naît de la relativisation ou de la neutralisation des potestates des particuliers lorsqu’elles sont contradictoires entre-elles et qu’elles prétendent s’imposer les unes aux autres. La potestas se manifeste certes chaque fois que la passion des uns affronte celle des autres, comme si les autres ne disposaient que d’une potestas inférieure, mais aussi et surtout au dépens de la potentia de tous (l’imperium), ce que signifie le terme de capture puisque l’imperium naît, comme nous l’avons précisé, de la relativisation de la potestas des uns et des autres.

Il suffit que les circonstances soient favorables à un conatus particulier pour que celui-ci s’impose aux autres et à la raison elle-même. Et puisque des passions peuvent être contraires, le pouvoir du plus fort peut capturer le pouvoir du plus faible. Dans le système capitaliste, une passion – la passion du pouvoir – s’impose à la multitude, assujettit son conatus à sa jouissance.

Cependant, puisque l’imaginaire auquel est associé le plaisir s’oppose à tout autre imaginaire, et que le plaisir du plus fort est le plaisir du pouvoir, la raison qui procède de la relativisation de tout imaginaire, et qui par conséquent s’exempte du pouvoir et de sa violence, est l’anti-pouvoir ou encore la liberté. Néanmoins, la délégation du pouvoir de chacun à l’imperium confère à celui-ci la puissance du pouvoir – le pouvoir de l’État.

Nous avons vu qu’avec l’allégorie amour-haine Frédéric Lordon introduisait un binarisme affectif qui semblait lié à une logique bipolaire (ambivalente) et qui semblait éliminer le Tiers, puis il se servait du binarisme dans une autre perspective où les affects de la raison (les affects actifs, comme le sentiment de la liberté et la joie qui l’accompagne) étaient opposés à ceux des passions (les affects passifs), du moins des passions prédatrices. Du schéma initial selon lequel l’imitation engendrait plus d’affect parce que l’affect était conforté d’être apprécié par autrui, et incité à se manifester davantage, l’analyse s’est ainsi reportée sur la compétition entre l’affect passif des particuliers (et surtout celui qui n’est autre que la jouissance du pouvoir) et l’affect actif de l’imperium. Mais dans la mesure où l’imperium dispose de tous les pouvoirs, il faudrait en passer par le pouvoir.

Cette conclusion semble logique : elle résulte de l’obligation faite à la fonction symbolique de se représenter les propriétés du Tiers dans les signifiants empruntés aux référents de la nature. Ainsi, par exemple, la pensée chinoise qui fait grand cas du Tiers (la sagesse) replie toutes ses propriétés sur l’un des deux contraires, dont elle n’ignore pourtant pas les qualités intrinsèques mais qu’elle charge de les figurer (le Ciel). Pour nous, l’essentiel de la fonction symbolique est plutôt de faire apparaître la différence qui révèle la propriété intrinsèque du spirituel, du concept ou de la valeur, en évitant autant que faire se peut toute confusion avec la qualité du signifiant auquel elle s’accorde seulement par l’analogie. Dès lors, seul le Tiers parle en vérité ; et l’affectivité qui lui appartient en propre (le sens des mots et des concepts, ou le sentiment des valeurs éthiques) est son principal objet.

Traiter de celui-ci sous le mode des passions ou d’après l’imaginaire des uns et des autres s’expose au fétichisme (ainsi du fétichisme de la joie et de la tristesse dans les affects du plaisir et de la peine dont use et abuse l’exploitation capitaliste). C’est dire que la question de l’affectivité n’est pas un sujet facile puisqu’elle est d’une certaine façon alogique (du moins tant que l’on se contente d’une logique du Tiers exclu) ou qu’elle se réfugie dans une représentation à laquelle on accorde le prix de sa réalité objective.

Il nous reste cependant à dissiper une ombre : l’ange qui prétend juger seul par la connaissance du bien et du mal n’est pas le conseiller technique de Spinoza ! Ce n’est que lorsque l’on participe soi-même d’une relation de réciprocité avec tous les hommes, voire avec la nature, que l’on peut être le siège de ce sentiment d’humanité dont l’effectivité est un commandement éthique qui s’aveugle, si l’on peut dire, sur tout raisonnement ou toute passion qui le soumettrait à quelque condition que ce soit. N’en ayant que faire pour lui-même, il préfère rester fidèle à la lumière dont il procède, c’est-à-dire sa propre révélation.

De ce point de vue, l’intention de Spinoza est sans doute celle d’un Juste. Cependant, cette lumière ne peut demeurer celle de l’affectivité avec laquelle elle se confond que dans la mesure où la structure de réciprocité qui l’engendre reste en vigueur. Sans la relation de réciprocité, elle se meurt dans ce qui n’est plus que le pouvoir du symbolique, et comme celui-ci se réfère néanmoins à l’absolu de l’affectivité, il se traduit par la violence de son jugement en fonction de la conception du bien et du mal de son auteur. Mais c’est bien ce qu’évite Spinoza en suspendant tous les affects à l’affect de la raison, puisque celle-ci suppose le rapport à autrui tout autant qu’elle l’exige… [5].

Mais qui dit affect dit affecter et être affecté, et l’absolu de l’affectivité paraît sous deux aspect antagonistes, l’actif et le passif, l’agir et le subir, de sorte que l’on ne peut imaginer la synthèse contradictoire de l’agir et du subir, et la pleine signification de l’affectivité, qu’à partir de cette ambivalence. Or, être affecté suppose autrui, et la réciprocité en est la condition… [6].

Lire la suite : Chapitre VIII – Idée et Affectivité


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Notes

[1] Frédéric Lordon, Imperium, op. cit., p. 288.

[2] Ibid., p. 291.

[3] Ibid., p. 298.

[4] Ibid., p. 305.

[5] « Cela n’empêchera pas les hommes de constater par expérience qu’une aide mutuelle leur permet de se procurer beaucoup plus facilement ce dont ils ont besoin, et que ce n’est qu’en joignant leurs forces qu’ils peuvent éviter les dangers qui partout les menacent ; pour ne rien dire ici du fait qu’il vaut bien mieux, qu’il est plus digne de notre connaissance, de contempler les actes des hommes plutôt que ceux des bêtes. Mais j’en parlerai plus longuement ailleurs. » (Éth. IV, Prop. 35, Scol.). Cf. Spinoza, Éthique, op. cit., p. 411. Dans cette Partie, il n’en sera pas dit beaucoup plus : « Rien ne peut mieux convenir avec la nature d’une chose que les autres individus de la même espèce ; et par suite (par le chapitre 7) rien n’est plus utile à l’homme, pour conserver son être et jouir de la vie rationnelle, que l’homme que mène la raison. » (Éth. IV, Appendice, Chap IX). Ibid., p. 481.

[6] Peut-être est-ce ce que veut suggérer Spinoza : « Si en effet deux individus, par ex., ayant exactement la même nature, se joignent l’un à l’autre, ils composent un individu deux fois plus puissant que chacun pris séparément. À l’homme donc, rien de plus utile que l’homme ; il n’est rien, dis-je, que les hommes puissent souhaiter de mieux pour conserver leur être que de se convenir tous en tout de sorte que les Esprits et les Corps de tous composent pour ainsi dire un seul Esprit et un seul Corps, de s’efforcer tous ensemble de conserver leur être, autant qu’ils peuvent, et de chercher tous ensemble et chacun pour soi l’utile qui est commun à tous ; d’où suit que les hommes que gouverne la raison, c’est-à-dire les hommes qui cherchent leur utile sous la conduite de la raison, n’aspirent pour eux-mêmes à rien qu’ils ne désirent pour tous les autres hommes, et par suite ils sont justes, de bonne foi et honnêtes. » (Éth. IV, Prop. XVIII, Scol.). Ibid., p. 387. Ce scolie précise toutefois clairement que la raison est innée, qu’elle est distribuée de façon arbitraire par la nature en chacun des hommes, et que la condition sine qua non de la vertu spinozienne est l’addition de puissances identiques, fonction de l’intérêt propre de chacune d’entre-elles (ici des hommes de raison) qui recherchent à multiplier leur efficacité. On évitera donc de réduire la pensée de Frédéric Lordon à celle de Baruch Spinoza.


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